Les Miettes de l'histoire - Auguste Vacquerie - E-Book

Les Miettes de l'histoire E-Book

Auguste Vacquerie

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Beschreibung

Extrait : "Le roi de Castille don Pèdre était un fier prince. Un jour il crut avoir à se plaindre de ses alliés de Grenade ; il invita Abou-Saïd et les émirs à une fête. Lorsqu'ils arrivèrent, on les saisit, on les attacha à des poteaux et on les tua à coups de javeline."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 498

Veröffentlichungsjahr: 2016

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À MA MÈRE

Prologue
SCÈNE PREMIÈREMadame Hélène
I

Dans ce temps-là, le seigneur de Hambye, en Normandie, avait vingt-huit ans, et était le plus brave de tous les hommes. La dame de Hambye avait dix-neuf ans, et était la plus belle de toutes les femmes.

Bravoure et beauté font les prompts mariages – et les courts ménages.

Car, si beauté attire bravoure et si bravoure emporte beauté, bravoure ne tarde pas à conseiller au mari les entreprises lointaines et les proches périls, pendant lesquels beauté, seule au foyer, se désole et maudit les épées sanglantes ; et les armes rouges du seigneur font les yeux rouges de la dame.

Mais le seigneur de Hambye pouvait-il laisser un terrible serpent-dragon épouvanter les habitants de l’île de Jersey, sa voisine ? Ce dragon avait beaucoup d’esprit ; il s’était établi sur une hauteur d’où il découvrait l’île entière ; de sorte qu’aussitôt qu’homme ou femme faisaient un pas hors de leur logis, il courait à leur rencontre, se cachait derrière une haie, les attendait au passage, et les dévorait. Il guettait surtout les jeunes filles, non point par amour, mais parce qu’elles sont plus tendres de chair.

Qu’aurait-on dit du seigneur de Hambye s’il avait enduré tranquillement une si pernicieuse anthropophagie ? On aurait dit qu’il commençait par où avait fini Herculès, lequel au moins avait purgé la terre de ses monstres avant de filer la quenouille de madame Omphale. Et on lui aurait demandé si la loi naturelle était changée, et si ce n’était plus aux hommes à tuer les bêtes, mais aux bêtes à tuer les hommes. Or, il est certain que les bêtes sont vivantes pour que les hommes les tuent.

Nous les tuons partout, dans la forêt, dans l’eau et dans le ciel ; nous avons l’hameçon contre le saumon, la flèche contre le corbeau, le chien contre le cerf. Et les bœufs du seigneur de Hambye n’auraient-ils pas été en droit de lui reprocher ses boucheries, s’il avait laissé vivre un dragon qui ne faisait aux hommes que du mal, quand il les égorgeait, eux qui ne font aux hommes que du bien ?

Ce ne fut pas ce motif que le seigneur de Hambye donna à madame Hélène pour aller combattre le dragon jersiais. Ces raisonnements-là sont bons pour les bœufs, non pour une femme qui aime et à qui il importe peu qu’on soit injuste pour tous les bœufs de tous les pâturages, pourvu qu’on reste avec elle.

Il lui dit que les dragons savaient très bien nager, que la rive hambyenne n’était séparée de la côte jersiaise que par un trop étroit bras de mer, et qu’il pourrait se faire que le dragon, délicatement gourmet de chairs fines, l’ayant vue ou la flairant de là-bas, s’avisât un jour de passer l’eau pour se repaître d’elle, sa meilleure joie ; ce monstre pourrait arriver à l’improviste, lui absent, la trouver seule ; c’était donc par amour qu’il partait autant que par honneur, comme mari autant que comme chevalier, et il aurait été moins brave si elle avait été moins belle.

Ce raisonnement adroit et flatteur, il le lui exposa dans un discours très considérable, très solide et très éloquent, qui ne la persuada pas du tout.

Les femmes sont plus puissantes la nuit. Tous les matins, avant que le seigneur sortît de son lit, madame Hélène obtenait de lui, en pleurant et autrement, qu’il remît au moins son départ au lendemain. Elle avait ainsi toujours devant elle un jour de sécurité ; un jour, c’est peu, et c’est la vie ; cinq sous ne sont pas une grosse somme, mais, de cinq sous en cinq sous, le Juif errant fait le tour du monde.

Quand madame Hélène avait cette promesse, elle vaquait à sa quenouille, à son bétail et à ses pauvres, et laissait son seigneur s’en aller à la chasse pour se distraire ; ne pouvant tuer le dragon, il était bien juste qu’il tuât les chevreuils et les daims ; il en fit un vrai massacre, et des faisans, et des perdrix, et de toutes les bêtes des plaines et des bois, et sa douce châtelaine l’y encourageait.

II

Il rentrait tantôt de bonne heure, tantôt plus tard. Une fois même, l’astre était couché depuis longtemps lorsque le fer de son cheval résonna sur le pavé de la cour ; mais la nuit était si noire qu’il s’était égaré dans la forêt. Une autre fois, il était près de minuit ; mais la nuit était si claire que c’était presque le jour, et que la chasse n’avait cessé que par pitié pour les jambes des chevaux.

Ce jour-là, madame Hélène avait été vraiment inquiète ; elle ne le fut pas le lendemain quand le soir ne ramena pas le chasseur : c’était la nuit de la tout à fait pleine lune ; on aurait lu dans le missel ! Elle ne l’attendit pas avant l’achèvement de toute la soirée.

Et elle fit bien. Le soir vint, personne ; la nuit vint, pas un bruit de cor ni un hennissement de cheval ; à minuit, personne encore.

Elle commença un peu à se troubler ; toute chasse est dangereuse : les bêtes sont si méchantes qu’un loup attaqué se jette sur le chasseur ; et puis, la lune a beau vouloir, elle n’est jamais le soleil, un cheval butte et précipite le cavalier ; enfin, toutes les chimères de l’attente.

Elle passa ainsi plusieurs heures, ne se couchant pas, écoutant à sa fenêtre ouverte, envoyant des gens sur la route, y allant elle-même, n’entendant rien, décidément tourmentée.

La lune disparut à l’horizon, et alors la chasse n’eut plus aucun bon motif de ne pas être terminée. Il est vrai que l’aube allait se lever, et que ce n’était pas bien la peine de rentrer pour ressortir aussitôt.

Tout à coup, une idée plus cruelle mordit la pauvre dame.

Cette fois comme les autres, son seigneur ne l’avait pas quittée sans jurer de ne pas aller au dragon cette journée encore ; mais la journée était finie depuis plusieurs heures : c’était maintenant le lendemain, et il n’avait pas juré pour le lendemain !

Elle interrogea tous ceux qui étaient debout et fit lever tous ceux qui étaient couchés ; mais personne ne savait rien de son seigneur, ni la route qu’il avait prise, ni l’habit qu’il avait. Elle courut à la salle où étaient les armures. Là, elle apprit la vérité.

La plus serrée cotte de mailles, la plus longue lance, l’épée la mieux trempée et le casque le plus horrible, étaient absents. En revanche, il y avait, pendus à un clou, et dépaysés parmi le fer et l’acier, le justaucorps de peau, le ceinturon de cuir et la toque à plumes de coq, dont son seigneur s’était habillé devant elle.

III

Elle fit aussitôt seller deux chevaux, et, accompagnée d’un écuyer, galopa vers la rive maritime.

La foudre ne serait pas tombée plus vite sur le village de pêcheurs qui regarde Jersey.

Le jour se levait, et aussi une vieille femme, qui ouvrit sa croisée au tonnerre des chevaux, et qui, lorsque cet ouragan lui demanda ce qu’elle avait fait du seigneur de Hambye, eut bien peur et, au lieu de répondre, referma sa fenêtre.

Madame Hélène poussa jusqu’à la grève, et d’un si furieux galop qu’elle ne s’arrêta que dans la vague même.

Il y avait là des femmes et des enfants qui venaient d’embarquer leurs maris et leurs pères partis pour la pêche. Elle demanda si l’on n’avait pas vu un homme d’armes ; ni les femmes ni les enfants ne répondirent. Croyant qu’elle n’avait pas été entendue, madame Hélène répéta sa question ; alors, deux ou trois femmes balbutièrent un non, mais si embarrassé, que l’écuyer se fâcha, et leur dit qui était madame Hélène, et qu’elles prissent garde à elles.

Alors, celles qui avaient dit non, effrayées, dirent : – Ce n’est pas nous, c’est la Fargette ! et elles touchaient du coude une jeune femme : – Parle donc !

Madame Hélène regarda fixement la Fargette, qui baissa les yeux.

– C’est que mon mari me grondera, dit-elle.

Mais les menaces de l’écuyer et les promesses de la dame la décidèrent. Elle raconta donc que son mari était homme de mer et avait la plus belle barque de toute la falaise ; qu’on était venu cogner à leur porte une demi-heure après minuit ; qu’elle s’était levée pour voir ; qu’elle avait vu deux hommes à cheval et armés, dont l’un appelait l’autre son page ; qu’ils avaient fait lever son mari et qu’ils l’avaient pris à part ; qu’ils lui avaient parlé tout bas ; qu’elle avait entendu ; qu’ils voulaient aller en l’île de Jersey tout de suite, sans attendre une minute ; que son mari avait dit : Bon ! et lui avait dit, à elle, de se recoucher, que ce n’était rien, qu’il allait revenir ; qu’elle avait fait semblant de se recoucher, mais qu’elle les avait suivis ; qu’elle les avait vus s’embarquer, hommes et chevaux ; qu’ils étaient en route depuis trois heures, et que, comme ils avaient bon vent, ils ne devaient pas être bien loin d’arriver.

– Vite ! dit madame Hélène, un bateau !

– Un bateau ? firent les femmes.

– Oui ; moi aussi, il faut que j’aille à Jersey, et tout de suite !

– Mais c’est qu’il n’y a plus une seule barque à terre ; elles sont toutes à la pêche.

– Comment ! toutes ! Mais elles vont revenir ?

– Pas avant ce soir.

– Mais ce soir il sera mort !

Et, brusquement, elle enfonça l’éperon au flanc de son cheval, qui fila tellement comme une flèche que son écuyer eut peine à la rattraper.

Elle courut le long de la grève, cherchant une barque. Elle visita les villages et les baies, les sables et les rochers ; inutile ; elle fit tant de chemin qu’elle ne voyait plus Jersey ; inutile. Ces pauvres gens des rivages n’ont que la mer pour les nourrir, et, s’ils étaient un jour sans pêcher, ils seraient un jour sans manger. Tous étaient donc au large ; pas une chaloupe ni un bachot. Madame Hélène avait deux grosses larmes dans les yeux, et elle était si désespérée qu’il lui prenait par instants la tentation de pousser son cheval dans l’eau jusqu’à ce qu’il se noyât avec elle.

Quand elle n’eut rien trouvé nulle part, elle revint au premier village, comptant qu’il serait arrivé un accident à quelque bateau de pêche, qui serait rentré avant les autres ; mais elle n’eut pas ce bonheur. Il lui fallut donc attendre, et ce lui furent de mauvaises heures, pendant lesquelles elle resta gisante plutôt qu’assise sur les galets, sans manger, sans parler, sans bouger, les yeux fixes, pâle comme une morte, sombre comme une veuve.

Enfin, un pêcheur arriva !

Il n’aurait pas fallu qu’il fût fatigué et qu’il refusât de se remettre en mer aussitôt ; elle ne lui aurait pas permis de dire le courant contraire ou le vent mauvais ; elle n’aurait pas souffert une tempête !

Le bateau n’eut pas plus tôt touché terre qu’il retourna, emportant la dame et l’écuyer, sans même débarquer son poisson, que madame Hélène acheta, et fit rejeter à l’eau, s’imaginant, je ne sais comment, qu’elle secourait ainsi son seigneur, et qu’en épargnant la vie bestiale elle mériterait peut-être qu’une bête épargnât la vie humaine.

IV

Le courant et le vent poussaient le bateau, qu’une sagette eût trouvé rapide, mais que madame Hélène trouvait immobile. Il y avait cinq lieues à faire, et la côte jersiaise ne semblait pas se rapprocher, parce que le jour baissait à mesure que la barque avançait.

On arriva : le jour venait de tomber. Le bateau accosta la Roque-Plate, proche du château de Gorey. Une barque était là, que le pêcheur de madame Hélène reconnut pour être celle du mari de la Fargette.

Mais, parce que la barque était vide, madame Hélène laissa son pêcheur s’amarrer comme il voudrait, et se dirigea en hâte, son écuyer la suivant, vers une masure qu’elle apercevait sur le rivage.

Ils ne trouvèrent dans cette masure qu’un homme tout tremblant et blotti derrière la porte, qu’on ne lui fit pas ouvrir aisément. C’était un des mariniers qui avaient amené le seigneur de Hambye. Entendant, durant le trajet, le seigneur et son page causer entre eux de l’effroyable serpent, il avait été pris d’une naturelle épouvante, et il aurait bien voulu ne pas mettre le pied dans l’île de ce monstre ; si son patron avait consenti, ils auraient au moins repris le large dès le seigneur débarqué ; mais son patron était un fanfaron qui avait voulu voir le combat, de loin, et qui était dans ce moment avec le seigneur et son page. Ils avaient encore avec eux l’habitant de la masure, très savant en médecine, à ce qu’il leur avait dit lui-même.

Madame Hélène n’écouta pas davantage ce couard, et, s’étant seulement renseignée de quel côté s’était dirigé son seigneur, elle s’y jeta véhémentement avec son écuyer.

La lune n’était pas encore visible, les sentiers étaient mal frayés ; la dame n’en tint compte, et s’aventura fortement dans les fondrières et dans les ténèbres. Elle marcha longtemps, cherchant sans trouver ; mais enfin, comme elle se croyait perdue dans le dédale d’un bois, elle aperçut au loin une vaste lueur rougeâtre qui lui rendit espoir.

Elle se dépêcha vers, cette lueur, et bientôt elle reconnut que c’était une lueur de torches, et elle distingua vaguement un certain nombre d’hommes qui venaient.

Si les pieds ont jamais été des ailes, c’est ce soir-là ; madame Hélène eut rejoint les hommes en moins d’une minute ; il aurait mieux valu qu’elle ne les rejoignît pas en plus de cent ans.

L’écuyer qui la suivait vit un spectacle affreux et beau. Ce qui le frappa surtout, ce fut le dragon mort, que plus de vingt insulaires traînaient avec des cordes, terrible de grandeur et surprenant d’écailles. Derrière le dragon, venaient deux brancards sur lesquels on portait deux cadavres, le seigneur de Hambye et son page. Près de ce dernier marchait un homme qui devait être le médecin, car il mettait de temps en temps la main sur le cœur, et il disait que celui-là n’était pas tout à fait mort.

Madame Hélène, elle, ne vit ni le dragon, ni le page, ni le médecin, ni les insulaires ; elle ne vit que son seigneur, et, le voyant sans vie, elle poussa un grand cri et tomba roide par terre. Tellement qu’il fallut la mettre sur le brancard de son mari, et c’était bien triste à regarder, dans la nuit et dans la clarté agitée des torches, cette figure décolorée auprès de cette figure sanglante.

On arriva le plus tôt qu’on put à la maison du médecin. Le pêcheur couard fit plusieurs cérémonies avant d’ouvrir la porte, surtout en voyant le dragon, même mort ; mais on le força. Le médecin eut la cruauté de faire revenir madame Hélène, car n’y a-t-il pas des moments où ceux qui savent guérir devraient vous guérir de la vie ? Aussitôt revenue, elle se jeta sur son mari, l’embrassa, demanda de l’eau pour laver le sang, jura qu’il n’était pas mort, insulta le médecin, et dit qu’on allât incontinent quérir tous les médecins de Jersey. Les insulaires y coururent ; ils ne craignaient plus de sortir dans l’île, depuis qu’elle était délivrée du serpent.

Tous les plus fameux médecins de l’île arrivèrent. Mais tous furent obligés d’avouer que le seigneur de Hambye était mort. Une blessure, surtout, lui avait été mortelle : il avait dans le cou, par-derrière, un trou fort profond et très singulier, qu’on aurait pu prendre pour la blessure d’une épée, si l’on n’avait pas distingué partout à l’entour les morsures du dragon.

Du reste, les médecins, pour ne rien négliger, allèrent examiner la mâchoire de l’hydre, et trouvèrent entre ses dents un bout de mailles de la cotte et même un morceau de l’acier du casque.

Le premier médecin avait eu raison de dire que le page n’était pas mort tout à fait, puisque, quand les médecins s’approchèrent de lui pour le visiter, il rouvrit les yeux, et, d’une voix expirante, dit qu’on le laissât mourir tranquille, qu’il n’en guérirait pas, que d’ailleurs il n’avait confiance que dans le médecin chez qui il était, et qu’il n’en voulait pas d’autre.

Les fameux médecins, offensés, le quittèrent, souhaitant qu’il crevât comme un chien puisqu’il ne les admirait pas.

Madame Hélène ne les laissa pas partir, et voulait qu’ils restassent toujours auprès de son mari, espérant qu’en cherchant bien ils finiraient par trouver un moyen de ressusciter les morts.

Mais les médecins détestent la mort autant qu’ils aiment la maladie, parce que la mort est la grande moquerie de la science médicamentaire. Aussi, tous les fameux médecins s’en allèrent-ils un à un, abandonnant la dame de Hambye, qui resta seule avec son seigneur mort, son écuyer et le mari de la Fargette.

Le médecin de la maison avait mis le page mourant dans une autre chambre, et y était avec lui pour le soigner.

Il y avait encore, mais hors de la maison, le peuple, toujours avide du cadavre des grands, et ne pouvant se séparer de l’épouvantablement beau dragon.

V

Quand la dame de Hambye eut fort sangloté et fort crié sans que ses sanglots et ses cris réveillassent son seigneur trop endormi, elle voulut se faire raconter le calamiteux évènement, comment le dragon avait péri et avait tué, ce que son seigneur avait fait et dit, s’il avait pensé à elle.

Le mari de la Fargette n’avait pas de quoi répondre, parce que, dès le commencement du combat, le page et le médecin lui avaient dit d’aller au loin sur la route pour avertir les passants de ne pas approcher. Le combat fini, il était bien revenu, et avait aidé le médecin à transporter les corps près d’une source d’eau : mais aussitôt le médecin l’avait encore envoyé chercher des insulaires et des brancards.

Madame Hélène entra dans la chambre où le médecin veillait au chevet du page.

Elle parla bas au médecin.

– Puis-je le questionner ?

– Madame, il se meurt.

– Ah ! pauvre enfant ! dit-elle, qui suis fidèlement ton maître dans le tombeau !… Mais vous, reprit-elle, vous avez vu le malheur ?

– Oui, madame, dit le médecin en essuyant une larme.

– Parlez-moi.

Alors, le médecin raconta un combat prodigieux.

Quand ils avaient aperçu le dragon, le seigneur de Hambye avait ordonné que son page ne l’aidât pas, disant que c’était assez d’un seul homme contre un seul dragon et que, voulant tout l’honneur, il voulait tout le péril. Ils étaient donc restés, le page et lui, un peu à l’écart, et s’étaient postés dans un lieu d’où ils pouvaient tout voir.

Il y a peu de chevaux braves contre les dragons ; le cheval du seigneur avait d’abord hésité, tremblant de tous ses membres ; mais son bon sang et un fier coup d’éperon l’avaient fait partir, et la furie avait commencé.

Nul n’aurait pu dire qui avait frappé le premier, le seigneur ou le serpent : ils s’étaient jetés l’un sur l’autre tous deux à la fois. La bataille, étant avec un monstre, avait été monstrueuse. Elle avait duré tout le jour. L’homme avait sa lance et son épée et l’animal avait ses dents et ses griffes pour porter les coups, et, pour les parer, l’animal avait ses écailles, mais l’homme avait son armure.

Le dragon sifflait, écumait, se tordait, se dressait, rampait, froissait ses anneaux plus sonores que les vagues d’hiver sur les galets ; le seigneur allait et venait, piquait sa lance, virait de bord, assaillait et esquivait, et, par moments, saisi déjà dans les replis de la bête tourbillonnante, sautait dehors d’un bond de son cheval.

Plusieurs fois, le voyant entortillé par le serpent, le page avait voulu se précipiter au secours de son maître ; mais celui-ci lui avait crié souverainement de n’en rien faire, sous peine de lui déplaire pour la vie.

Le premier atteint avait été le cheval. Il est certain qu’à y bien regarder c’était à lui principalement que le dragon s’adressait, soit qu’il comprît que le chevalier serait moins redoutable à pied, soit qu’il fût indigné qu’un animal servît un homme contre un animal. Quelle qu’eût été la pensée du serpent, il s’était rué si subitement au poitrail du cheval, et il l’avait mordu d’une telle morsure, que le cheval avait senti ses jarrets plier, et était tombé à terre. Le seigneur de Hambye avait, il est vrai, enfoncé sa lance jusqu’au bois dans le corps du monstre ; mais, son cheval ne se relevant pas, il n’avait eu que le temps de dégager ses pieds de l’étrier et d’enjamber le serpent, lui laissant sa lance dans l’épaule et son cheval dans les dents.

Cette fois le page s’était élancé vers le dragon ; mais le seigneur était venu à lui et lui avait pris son cheval et sa lance, lui enjoignant toujours de le laisser faire seul, puis il était retourné à l’hydre, et le combat avait recommencé, plus véhément que d’abord, mais moins long !

L’excessif courage du chevalier de Hambye lui avait été funeste ; il avait poussé si bravement le cheval, que celui-ci, du premier jet, avait glissé dans le sang et s’était abattu, et avec si peu de chance qu’il avait retenu sous lui une jambe du seigneur, et que le dragon n’avait eu que la peine de se resserrer un peu pour étreindre du même nœud le cheval et le chevalier.

Alors, rien n’avait pu arrêter le valeureux page ! Voyant son maître en ce grand péril, il s’était héroïquement rué, seul, à pied, sans lance, sur la bête anthropophage. Il était bien beau à voir, si jeune en face d’un monstre si hideux, et n’ayant qu’une mince épée contre les larges écailles. Il était irrité et tranquille. Il détournait sur lui la gueule dévorante et le dard de la queue ; mais le serpent ne lâchait pas le seigneur et le cheval, misérablement étreints, et dont on entendait craquer les os.

Ce craquement avait inspiré au généreux page une si farouche colère que sans plus penser à se garantir, il s’était jeté à même l’hydre, et s’était mis à frapper à droite et à gauche, dans le corps, dans la mâchoire, dans les yeux, partout, indifférent aux dents et aux griffes, heureux de tuer et de mourir. Si bien qu’enfin, lui qui racontait, il avait vu rouler ensemble le page et le serpent.

Aussitôt, il s’était approché.

Le dragon ne bougeait plus.

Il avait appelé le mari de la Fargette qui était près de là, et, à eux deux, ils avaient porté le page à quelques pas, près d’une source, sans qu’il donnât signe de vie. Puis, ils avaient dégagé le seigneur, qui palpitait encore, et ils l’avaient porté près du page.

Le mari de la Fargette était parti alors pour ramener tous les insulaires qu’il pourrait trouver, avec des brancards, et, en attendant, il avait, lui, lavé les plaies des blessés.

L’eau pure du ruisseau avait ragaillardi un moment le seigneur de Hambye, qui avait même repris la force de parler ; mais, sentant qu’il n’avait plus que peu d’instants à vivre, il avait demandé si le page avait tué le dragon ; entendant que oui, il avait poussé un soupir de satisfaction, avait appelé le page, lequel n’avait pas répondu étant sans connaissance, et alors lui avait parlé à lui médecin, l’avait chargé d’un message pour sa dame, et avait expiré.

– Quel message ? interrogea madame Hélène.

Le médecin lui tendit une bague. C’était leur bague de mariage.

– Et qu’a-t-il dit ? reprit-elle.

– Une parole qu’il ne faut pas que celui-ci entende, répondit le médecin en montrant le page. Venez.

Ils allèrent dans l’autre chambre, d’où ils firent sortir l’homme de la Fargette et l’écuyer. Ils restèrent trois : elle, le médecin et le mort.

– Eh bien ? demanda-t-elle.

– Madame, dit le médecin, voici les paroles dernières de votre seigneur : « Je vais mourir, mais, auparavant, je veux récompenser ce page qui m’a vengé et qui a voulu mourir pour moi, en lui léguant, s’il survit, ce que j’ai de plus précieux au monde. Mon vœu suprême est donc que ma dame le prenne pour mari. »

VI

Ce fut une consternation pour madame Hélène d’avoir entendu un pareil discours. La supposition qu’elle pût avoir jamais un autre mari que celui qu’elle voyait sans souffle lui parut un cruel affront. Elle s’irrita contre le médecin, auquel elle défendit de jamais lui répéter cela, ni à personne, et dit que le page était bien heureux de n’avoir pas eu sa connaissance lorsque de telles choses avaient été dites. Le pauvre médecin, messager malencontreux, jura formidablement le secret pour toute sa vie.

Lorsqu’ils en étaient là, une forte rumeur résonna, au loin d’abord, puis, se rapprochant, fut bientôt devant la maison. C’étaient encore des insulaires qui avaient appris la défaite du dragon, et qui accouraient de tous les bouts de l’île, hommes, femmes, enfants, criant : Honneur au brave page ! Louange au bon Harold ! (C’était son nom.) Quand ils virent le monstre étendu sur la route et incapable de leur nuire, ils l’outragèrent, et firent un vrai vacarme d’admiration et pour la valeur du page et pour la longueur du serpent, les hommes admirant surtout le serpent et les femmes surtout le page.

Un insulaire, entrant dans la maison, demanda au médecin si tant de bruit ne pouvait pas faire mal au malade ; le médecin dit qu’au contraire la joie de s’entendre bénir par cette population lui était un utile médicament.

Il ajouta qu’en criant pour le page ils devaient aussi crier pour le seigneur, lequel avait tenté ce que l’autre avait exécuté, et n’avait été inférieur à Harold qu’en succès, non en volonté ; et, dès lors, le populaire cria : Louange à Harold ! et au seigneur de Hambye, mais la fin du cri plus mollement. De quoi madame Hélène fut si offensée, et de ce que le médecin avait eu besoin de rappeler le mérite de son mari à ces insulaires, qu’elle appela son écuyer et le mari de la Fargette, et leur dit qu’elle voulait repartir sur-le-champ pour Hambye et qu’ils portassent jusqu’au bateau le corps de son seigneur.

Pendant qu’ils remettaient sur le brancard le bon seigneur défunt, le même insulaire qui était déjà entré entra encore, disant que la multitude implorait la faveur de toucher les draps d’Harold ; de telle façon que, lorsqu’ils sortirent tous quatre, la dame, l’écuyer, l’homme de la Fargette et le corps, personne ne les suivit, parce que c’était à qui irait vers le page, et madame Hélène eut ce double crève-cœur que son seigneur eût donné sa vie et qu’un autre lui prît sa gloire.

Elle revint à l’endroit où étaient les deux bateaux. Dans lequel elle repassa la mer, elle ne l’eût su dire, tant elle ne voyait que son malheur. Elle ne connut jamais que la traversée avait été longue et que le jour tombait quand elle débarqua, et que la nuit était noire quand elle arriva au château de Hambye. Tous les serviteurs étaient debout, sachant déjà le désastreux accident, car les mauvaises nouvelles sont ailées ; le chapelain priait et la cloche de la chapelle sonnait plaintivement.

On porta le corps dans le chœur et la dame dans son lit ; elle se laissa faire, épuisée de fatigue et de détresse.

Elle ne sortit de son lit que pour les funérailles, qui furent faites en grande pompe et magnificence, bien qu’elles ne fussent que le prélude des vraies, car madame Hélène voulait bâtir un illustre tombeau à son mari sur le lieu même où il avait combattu le dragon, pour montrer éternellement aux insulaires jersiais sa bravoure et leur ingratitude. Après que le pauvre corps eut été déposé dans le caveau des seigneurs de Hambye, la dame remonta dans sa chambre et y vécut en sombre tristesse et en noirs habits, usant ses genoux à son prie-Dieu, et ne descendant de son oratoire que pour aller à sa chapelle.

Les jours passaient sans apaiser son chagrin. Elle avait plusieurs afflictions : la première était que son mari fût mort, la deuxième était qu’il eût voulu la donner à un autre. Il lui paraissait qu’un seigneur avait d’autres moyens de récompenser un page qu’en lui offrant sa femme. Elle souhaitait que ce page mourût de ses blessures ! Et cependant qu’avait-il fait que d’exposer entièrement sa vie pour son maître ? Ce n’était pas la faute d’Harold s’il avait été si loyal et si dévoué que son maître eût cru lui devoir un tel prix. Il ne demandait rien, il ne savait rien, et son étonnement eût été bien triste s’il avait appris que la dame de Hambye, sachant qu’il mourait pour son mari, le haïssait.

Elle n’avait même pas besoin de penser que ce n’était qu’un page, un serviteur de peu de naissance et de peu de biens ; le plus riche homme et le plus noble lui eût déplu tout autant. Si près de la mort de son mari, l’idée de se remarier lui était affreuse. Tout lui rappelait son seigneur, le perron d’où il mettait le pied dans l’étrier, le chien qu’il aimait, sa chaise à table, et leur lit. La nuit, elle sanglotait amèrement sur son oreiller, et, parlant au trépassé comme s’il eût été vivant devant ses yeux, lui jurait l’éternelle fidélité qu’hélas ! il n’avait pas demandé.

Madame Hélène ne s’informait jamais d’Harold ; mais les serviteurs du château, ignorant ce qu’elle avait contre lui, la poursuivaient de ses nouvelles. Il n’était pas mort ; il se guérissait lentement ; ses plaies se fermaient ; il était glorieux dans l’île. Elle aurait voulu les faire taire, mais quelle raison donner ?

Une fois, elle se fit conduire à Jersey, pour visiter la place où serait le tombeau de son mari ; le marinier, selon son habitude, allait aborder à la Roque-Plate, mais elle lui enjoignit de choisir un autre point, très éloigné de la maison du médecin, et revint, le soir, sans même avoir prononcé le nom du page.

Un jour, elle fut frappée d’un bruyant remuement dans la cour du château.

Si peu curieuse qu’elle fût désormais des choses qui pouvaient arriver, les pas et les cris la firent mettre à sa fenêtre.

C’était Harold qui entrait dans la cour et les serviteurs qui le fêtaient.

Elle se sentit chanceler. Elle avait espéré qu’elle ne le reverrait jamais.

Il était à cheval, vêtu de noir, et très pâle ; quand il voulut descendre, il fallut le soutenir. – Derrière lui, marchaient deux paysans, portant son armure froissée, trouée, tachée de sang, et sa triomphante épée.

Madame Hélène se retira de sa fenêtre. Bientôt on vint lui dire que le page demandait à se présenter devant elle. Elle répondit qu’elle était en prière et qu’elle ne le pouvait voir.

Le lendemain, même demande, et même réponse.

Mais, comme elle s’aperçut que ses femmes commençaient à s’étonner, elle aima mieux en finir, et, le troisième jour, elle dit qu’on fît monter le page.

VII

Harold, dès qu’il entra, mit un genou en terre.

– Madame, dit-il, excusez-moi si j’ai tardé à me venir joindre à votre deuil et si je n’étais pas présent aux funérailles de mon seigneur.

– Je sais, dit-elle, que vous étiez retenu pour vous être dévoué.

– Mais maintenant, je suis guéri, et je reviens à votre service pour ne plus le quitter.

– Impossible ! fit-elle.

Le page la regarda, comme ne comprenant pas.

Madame Hélène avait laissé échapper ce mot malgré elle, mais, puisqu’il était lâché, tant mieux ! Elle continua :

– Vous ne pouvez désormais être notre serviteur. Ce que vous avez fait pour votre seigneur défunt vaut salaire. Nous avons près d’ici le fief de Paisnel ; je vous le donne, et allez-y ce jour même.

– Madame, vous me renvoyez ! s’écria le page.

– Allez, sire de Paisnel, prendre possession de votre manoir.

– Je n’accepte pas, dit Harold, qui se releva, étant resté à genoux jusqu’à ce moment. Si madame ma maîtresse juge, comme je le crois à la froideur de son accueil, que j’ai démérité au point de ne plus pouvoir vivre près d’elle, je partirai, je retournerai chez mon père, ou je m’en irai guerroyer n’importe où ; mais je m’en irai pauvre comme je suis venu et je ne mangerai pas le pain de celle qui m’aura chassé.

– Et l’on dira, reprit madame Hélène en pleurant, que la dame de Hambye n’a pas récompensé le défenseur de son mari.

– Ah ! madame, ma récompense était de vous servir !

– Écoutez, dit-elle, ne me croyez pas ingrate et ne vous fâchez point de mon visage ; savez-vous ce qui se passe en moi ? Puisque vous avez été généreux pour votre seigneur, soyez-le de même pour votre dame. Acceptez Paisnel, et je ne veux pas vous renvoyer, je vous reverrai, plus tard, de loin en loin. Il vous faut une plus célèbre récompense que de rester ce que vous étiez, ou autrement les gens me mépriseraient.

Et comme elle vit qu’Harold ne changeait pas de regard, elle chercha une raison qui pût le résoudre, et, pleine du vœu du mourant, elle ajouta :

– Et vous déplairiez à votre seigneur, car c’est lui qui vous donne Paisnel. Il a exprimé ce vœu avant de mourir.

– Je sais, répliqua gravement Harold, que les vœux des mourants sont chose sacrée et qu’en y désobéissant on perd son âme pour l’éternité ; aussi aimerais-je mieux être écartelé vif que de résister au dernier désir de mon seigneur. Mais comment pouvez-vous le connaître, puisque mon seigneur était mort lorsque vous l’avez vu ?

Madame Hélène ne répondit pas d’abord, tant elle était troublée de ce qu’Harold avait dit touchant les vœux des mourants. Elle fit un effort pour parler.

– Le médecin était présent, dit-elle. Mais je me sens un peu fatiguée. Allez, restez encore au château ; je vous ferai appeler.

Harold s’inclina et sortit.

Madame Hélène était fort tourmentée. Elle n’avait pensé jusque-là qu’à la honte de se remarier, à son cœur navré qui n’était plus fait pour les fiançailles, au jugement de ses serviteurs si elle épousait son page ; maintenant elle pensait au jugement des anges si elle ne l’épousait pas. Désobéirait-elle au vœu d’un mourant ? Se livrerait-elle aux peines éternelles et, pour ne pas se marier avec Harold, se marierait-elle avec Satan ?

Elle ne fit pas appeler le page, ni ce jour, ni le lendemain, ni après.

Une semaine s’écoula ainsi, au bout de laquelle madame Hélène dit tout à coup qu’on fît préparer le bateau, et qu’elle irait ce jour-là en l’île de Jersey. Elle donna pour raison le tombeau de son mari ; mais, à peine débarquée à la Roque-Plate, elle dit à ses serviteurs d’aller devant, qu’elle les rejoindrait, et, quand ils se furent éloignés, elle se dirigea toute seule vers la maison du médecin.

Elle voulait lui faire répéter les paroles de son seigneur, espérant qu’il les lui avait mal rapportées la première fois, qu’elle avait mal entendu, qu’il n’avait même pas parlé, qu’elle s’était imaginé ce discours dans le désordre de son premier désespoir.

Comme elle n’était pas très loin de la maison, elle fut étonnée d’un fort tumulte qui était dedans.

En avançant, elle distingua bientôt la voix du médecin et celle d’Harold, qui criaient.

– Parleras-tu ? disait Harold.

– Grâce ! suppliait le médecin.

– Parle, ou meurs !

Madame Hélène hâta le pas. Elle était sur le seuil de la maison quand elle entendit ces mots du médecin :

– Il a dit que sa dame vous prît pour mari.

Elle n’entra pas, ne voulant pas au moins que ces mots eussent été dits devant elle. La porte était entrebâillée, et elle vit le médecin à terre sous le genou d’Harold, qui lui menaçait la gorge de son épée.

Harold lâcha le médecin, qui se redressa tout échevelé et tout déchiré.

– Pourquoi m’avais-tu caché cela ? demanda le page.

– J’avais juré le secret à la dame de Hambye, et vous ne m’auriez pas fait parler autrement que par violence.

– Adieu, dit Harold.

Madame Hélène se jeta énergiquement derrière l’angle de la muraille, et laissa partir le page, qui retourna vers la mer. Puis, sans entrer dans la maison, elle s’en alla vers la place où ses serviteurs l’avaient précédée. On commençait à creuser le terrain pour le sépulcre du seigneur de Hambye, mais elle était préoccupée autrement ; elle regarda à peine le travail des pioches, et se fit ramener chez elle.

Remontant à sa chambre et arrivée à la dernière marche de l’escalier, elle y trouva le page qui, fort respectueusement, lui demanda de l’écouter, promettant que ce serait la dernière fois. Très émue et tremblante, elle lui fit signe de parler.

– Madame, dit Harold, j’ai réfléchi. Vous m’avez fait la grande faveur de me proposer le manoir de Paisnel ; je l’accepte, et, si vous le trouvez bon, je partirai dans ce moment même.

– Eh bien ! allez, fit-elle ; tout est préparé depuis longtemps, et vous n’aurez qu’à vous présenter aux portes.

Il la salua, sans même lui baiser la main, et redescendit l’escalier. Presque aussitôt, madame Hélène entendit son cheval qui piaffait dans la cour, et le pont qu’on baissait, et le bruit du galop qui diminuait peu à peu.

VIII

Elle se sentit soulagée, car c’eût été trop dur pour elle de vivre face à face avec lui, maintenant qu’il savait le vœu de son seigneur. Les premiers jours, elle se crut tranquille.

Mais, lorsqu’elle ne souffrit plus de ce côté-là, elle souffrit de l’autre. Donc, elle avait décidément répudié celui que son seigneur avait commandé qu’elle prît pour mari ; elle avait offensé la suprême parole d’un mourant ; à présent, c’était fini, elle était damnée. Elle avait des agitations extraordinaires ; la nuit, elle se réveillait en sursaut et allait dans le caveau où l’on avait déposé son mari, pour lui demander pardon, mais le mort ne répondait pas.

Elle passa de cette façon des jours et des semaines, très malheureuse. Elle en voulait à son mari ; elle trouvait qu’il n’aurait pas dû la mettre dans cet embarras ; elle se disait qu’il n’était donc pas si amoureux d’elle, puisqu’il avait désiré qu’elle appartînt à un autre, et alors elle se demandait si elle n’était pas insensée de lui conserver, au péril de son âme, un corps dont il était si peu soucieux.

Ou bien, elle pardonnait à son mari ; mais alors elle songeait qu’elle lui témoignait mal son amour en lui désobéissant, et que par fidélité elle était infidèle.

Une chose qui faisait que, tout en lui étant odieuse, la pensée de se remarier ne lui était pourtant pas aussi absolument insupportable qu’elle aurait pu être, c’est qu’elle n’aimait pas Harold. Du moins, si jamais elle obéissait au vœu de son seigneur, ce serait par piété envers le mort et non par tendresse envers le vivant. Elle se repentait même de lui avoir donné une seigneurie, parce qu’il eût été tout à fait impossible qu’une dame s’éprît d’un serviteur. Elle aurait souhaité qu’au moins il ne fût pas jeune et beau ; vieux et difforme, c’eût été clair pour tous qu’elle ne l’aurait pas pris par amour, mais par fidélité. Malheureusement, Harold avait le même âge qu’elle, dix-neuf ans ; il avait la grâce sur le front avec le commandement dans les yeux ; il était vraiment joli, bien fait, beau diseur, ferme en selle, habile à la nage, adolescent sous la soie, homme sous le fer ; quant à sa bravoure, on la connaissait. S’il avait été lâche, maladroit, borgne, manchot et cul-de-jatte, elle l’aurait épousé probablement.

IX

Hélas ! c’est une bien fragile barrière au consentement de la femme, la beauté de l’homme !

Un matin, madame Hélène ordonna qu’on sellât sa haquenée. Quand on l’eut amenée au perron, elle monta dessus, et, défendant expressément à son écuyer de la suivre, elle sortit du château.

Elle traversa la forêt, fit deux lieues dans la plaine, longea l’étang jusqu’au pont, franchit l’étang, fit encore plus de deux lieues, parvint à un château, et cria pour qu’on la vît. Aussitôt que les gens l’eurent vue, le pont se baissa, et la porte s’ouvrit toute grande.

C’était le château de Paisnel.

On alla prévenir Harold, qui accourut. Il plia le genou, et dit simplement : – Madame, vous êtes chez vous.

Madame Hélène, sans répondre, lui fit signe d’écarter ses serviteurs et de venir avec elle dans la salle. Quand ils y furent, elle baissa les yeux, et dit :

– Harold, vous savez tout.

– Tout ? répéta-t-il, comme ne soupçonnant pas ce qu’elle voulait dire.

– Oh ! poursuivit-elle, j’étais contre la porte de la maison du médecin le jour où, l’épée à la main, vous lui avez arraché le secret.

Le page se jeta à ses pieds.

– Faites-moi merci, madame, si je me suis emporté à cette violence, mais je ne pouvais quitter votre service sans être au moins sûr que c’était par le vœu d’un mourant, auquel nul chrétien n’oserait désobéir.

– Je vous pardonne, Harold, et je vous sais gré du bon sentiment qui vous a fait partir aussitôt sans me parler de ce que vous aviez appris. Vous avez agi en généreux homme, et je vous estime ; mais moi, est-ce que vous me méprisez ?

– Moi, vous mépriser ! et pourquoi ?

– Parce que je n’obéis pas au vœu de mon mari.

Le page hésita un moment.

– Ah ! vous me méprisez ! s’écria la malheureuse femme.

– Madame, dit le page, il y a de tels vœux qu’il est impossible d’y satisfaire.

– Vous êtes bon, Harold, et vous dites cela pour me consoler ; mais ce n’est pas votre pensée sur les vœux. Le premier jour où je vous ai revu, vous ne saviez pas ce qu’avait exigé le seigneur de Hambye, vous avez dit que les suprêmes paroles des mourants étaient sacrées et qu’on se perdait éternellement si l’on y désobéissait. Tout à l’heure encore, il vous est échappé que nul chrétien n’oserait y contrevenir. Ce sont là des mots de la conscience ! Je ne m’abuse pas ; mon âme est perdue, à moins que vous ne veniez à mon secours.

– Que puis-je ? demanda le page.

– Voici. Mais d’abord, j’espère que vous ne serez pas fâché de ce que je ne désire pas me remarier. Ce n’est pas à cause de vous ; mais je suis résolue à vivre dans le deuil et dans le souvenir, et je vous jure vraiment que ma main, n’étant pas à vous, ne sera jamais à personne. Et maintenant, écoutez-moi. Je vous conjure de m’aider ; c’est assez facile. Le seigneur de Hambye m’a enjoint de vous prendre pour mari, mais il ne vous a pas enjoint de me prendre pour femme. Il suffit que je me propose, mais vous n’êtes pas forcé de m’accepter. S’il vous plaît de faire avec moi cet arrangement, je pourrai donc être fidèle à mon mari sans me remarier. Je m’offrirai, et vous me refuserez ; voulez-vous ? Je vous en prie.

– Madame, répondit sérieusement Harold, si vous ne vous offrez qu’à condition d’être refusée, c’est pis que désobéissance, c’est dérision.

Madame Hélène revint à Hambye, fort découragée.

Au lieu de monter à sa chambre, elle alla dans la chapelle, où elle trouva le chapelain priant dévotement.

– Mon père, dit-elle, que croyez-vous des vœux des mourants ?

Le prêtre se leva.

– Est-ce que le seigneur de Hambye aurait fait un vœu ? fit-il.

– Oui, répondit-elle, mais ne me demandez pas lequel. Dites-moi seulement si, quel qu’il soit, je suis chrétiennement obligée d’obéir.

Le chapelain était un homme très savant et très sage qui avait observé ce que sont, d’ordinaire, les vœux des mourants. Comme il est peu d’hommes qui n’aient fait dans leur vie plusieurs actions dont ils sont inquiets devant la mort, c’est la pensée de presque tous les mourants de racheter leurs péchés ; et quel plus efficace rachat que de doter les couvents et les églises, de bâtir des chapelles, de léguer une forte somme d’argent monnayé à son chapelain pour des messes abondantes ? Ceux qui vont paraître devant Dieu sont d’autant plus prodigues à ce moment que ce n’est plus leur bien qu’ils donnent.

Le chapelain savait cela ; aussi ne balança-t-il pas à répondre à la dame de Hambye que, si considérable qu’il fût, le vœu des mourants était terriblement impérieux et qu’il y fallait obtempérer sous peine de damnation.

Madame Hélène le quitta tellement effrayée qu’elle aurait voulu être enterrée au lieu de son mari. À force de souffrir, elle était lasse. Qu’allait-elle devenir ? Elle n’oserait même plus aller dans la chapelle, où le caveau la menacerait du mort, et l’autel, de Dieu. Elle ne dormit plus, elle n’eut plus faim, elle tomba malade, et elle eut peur de mourir dans cet état et d’aller tout droit en enfer.

X

Alors, elle se résolut à faire ce que voulait son mari.

Elle envoya quérir Harold, qui, apprenant sa détermination, montra peu d’empressement. Il répondit qu’il était prêt à ce que commanderait sa dame et maîtresse, mais que c’était chose délicate à elle de se remarier si vite, et avec un simple page, et qu’il l’engageait à réfléchir.

À quoi madame Hélène repartit que la réflexion lui était bien loisible à lui qui n’était pas malade et qui n’était pas en danger de damnation ; mais qu’elle ne souhaitait pas de perdre son âme pour lui, et qu’elle le sommait d’être son mari, et fort promptement.

Et cela dans des termes si irrités, que le page fut contraint de consentir.

Le mariage se fit sans foule et sans joie, comme quand c’est un devoir qu’on accomplit et non une félicité qu’on obtient ; il n’y eut ni carrousel, ni cavalcade, ni danse, ni feu sur l’étang ; on distribua seulement beaucoup de pain et de monnaie aux pauvres gens. Madame Hélène n’avait jamais eu un visage plus pensif, ni Harold. Elle était en noir, lui aussi. On aurait dit des obsèques plutôt qu’une noce. Au repas, ni lui ni elle ne mangèrent ni ne burent. Ceux qui les virent sortir de la salle crurent voir une statue menée par un spectre.

Ils montèrent ainsi dans la chambre nuptiale.

Ils entrèrent. Elle le regarda, espérant peut-être qu’il ne resterait pas. Il alla vers la porte ; mais, au lieu de sortir, il poussa le verrou. Quand il se retourna, c’était un autre homme !

Il rayonnait de bonheur et d’amour ; sa figure était comme une pensée contenue qui éclate ; ses regards étaient des cris de joie !

Il revint à elle comme un lion qui tient enfin sa gazelle. Il se précipita à ses pieds et s’y roula, les baisant, riant, pleurant, effréné d’adoration. Et jusqu’au matin ce fut une tempête de passion à réveiller une morte.

XI

Madame Hélène, pour affligée qu’elle fût, ne se courrouça pas de ce changement et de ces transports, car il n’y a rien que les femmes pardonnent aussi aisément que d’être trop aimées, même de ceux qu’elles n’aiment pas. Elle fut plutôt touchée de cette grande tendresse, et du mystère qu’Harold lui en avait fait, sans doute pour ne pas influencer sa décision parce qu’elle était trop noble et trop riche, et elle l’admira de l’avoir presque refusée, l’aimant à ce point.

Cet emportement d’amour durait depuis trois semaines, lorsqu’un mardi, vers la tombée du jour, on vit arriver au château le médecin de Jersey.

Le nouveau seigneur de Hambye alla à sa rencontre, l’accueillit comme quelqu’un qui lui avait sauvé la vie, et recommanda que tous les serviteurs le traitassent aussi noblement que lui-même. On l’installa dans la plus riche chambre du château, et le tailleur eut ordre de l’habiller magnifiquement. Madame Hélène elle-même lui fit gracieuse mine, heureuse d’avoir chez elle celui qui pouvait témoigner de la volonté de son premier seigneur.

Mais il advint une chose surprenante : c’est que ce médecin, qui avait si savamment guéri Harold de blessures si redoutables, n’eut pas la même fortune avec de bien moindres malaises. Quand un serviteur ou un animal ne se trouvait pas bien, on l’appelait, et il accourait, et il médicamentait. Ce n’était pas qu’il fût embarrassé de donner un nom à la maladie et un remède au malade : il saignait largement et il avait des purgations à vider un bœuf ; mais toujours, sans qu’on sût pourquoi, les hommes étaient certains de mourir et les bêtes de crever. Et alors l’ancien médecin, qu’on avait renvoyé, dut revenir.

En revanche, le médecin jersiais était tout plein de vices incommodes : il était fort gourmand, non moins ivrogne, et encore plus paillard. Ce n’était plus dans le château que sanglots de filles qu’il avait séduites et cris de filles qu’il voulait forcer. Et lorsqu’elles le menaçaient de se plaindre à la dame de Hambye, il répondait hardiment qu’il ne la craignait pas.

Madame Hélène fut avertie de cette témérité, et parla à son seigneur, qui excusa le médecin, disant qu’il était ivre quand il avait tenu ce propos. Il l’excusa aussi de ses paillardises, et répondit qu’il ne punirait jamais un crime d’amour.

Il prit à part les filles qui se plaignaient, déclara sa reconnaissance pour le médecin, et promit sa colère à quiconque tenterait de lui nuire.

Le médecin était plus maître que le seigneur. Si Harold voulait chevaucher dans la forêt et demandait sa jument préférée, le palefrenier répondait que le médecin l’avait prise. Si Harold voulait chasser et demandait son meilleur faucon, le fauconnier venait dire que le médecin s’en servait.

Le seigneur avait alors parfois un mouvement d’irritation ; mais lorsque le médecin rentrait au château, Harold, au lieu de le quereller, lui souriait ; et, le lendemain, il le choyait plus amicalement, et le paissait de dons et bribes, tantôt un riche pourpoint, tantôt une chaîne d’or.

Une fois pourtant que le médecin avait tout à fait mal parlé de la dame de Hambye, Harold lâcha sa colère ! Il suivit le médecin dans sa chambre et, fermant la porte, tonna d’une belle fureur ; on l’entendit lui reprocher d’un seul coup toutes ses infamies, et son pourchas des filles, et son intempérance de langue, et d’avoir osé dire qu’il ne craignait pas la dame de Hambye. On n’entendit pas ce que répondit le médecin, mais, lorsqu’ils sortirent, c’était le médecin qui avait la fière attitude et le seigneur qui paraissait repentant.

XII

Une autre chose également singulière, c’est que, tout en étant toujours aussi éperdu de madame Hélène que la première nuit de son mariage, Harold, par moments, devenait tout à coup triste et morne. Dans ces moments-là, il était farouche, brusque avec les gens, on n’aurait pas été prudent de le contrarier ; il était seul des journées entières ; il ne venait même pas au souper ; il allait prier à la chapelle, mais il ne se confessait pas.

Il restait immobile dans son fauteuil ; et puis subitement, il se levait, criant : En chasse ! et il fallait que piqueurs, chevaux et chiens fussent prêts en un clin d’œil. Et il se lançait au galop jusqu’à dépasser la meute, et il se démenait orageusement dans la forêt, ne s’apercevant pas des ronces qui le déchiraient aux jambes et des branches qui le souffletaient au visage.

La nuit, il avait un sommeil agité et violent. Souvent, madame Hélène, réveillée par ses gestes, l’entendait proférer des paroles sans suite. Dans ces paroles, il se croyait toujours au combat contre le dragon. Il déplorait la mort de son seigneur, et s’écriait : – Ah ! monstre ! ah ! misérable assassin ! ah ! traître et parjure !

Ces mauvais sommeils furent si fréquents que madame Hélène l’en avertit pour qu’il fît quelque remède. Il parut fort troublé et demanda ce qu’il avait dit ; madame Hélène répondit qu’il avait pleuré son seigneur et accusé le dragon ; il demanda encore si c’était bien tout ; elle répondit que c’était tout ce qu’elle avait compris.

Il fut alors plus calme et dit à madame Hélène de ne pas s’inquiéter, qu’il était en effet sujet à rêver tout haut, dès son enfance, qu’il tenait alors toutes sortes de propos incohérents et insensés, ne sachant pas ce qu’il disait, invectivant à tort et à travers, accusant les innocents, et qu’elle aurait tort d’écouter. Le soir, il lui dit qu’il l’aimait trop pour la déranger ainsi de son sommeil, et que dorénavant ils auraient chacun leur chambre. Et, cette nuit-là même, il coucha dans une chambre la plus éloignée de celle de madame Hélène et la plus voisine de celle du médecin jersiais.

XIII

Mais amour est le naufrage de prudence. Après quelques jours, Harold n’eut pas le courage de renoncer à une dame qui lui était si chère ; il ne put se résigner à se faire lui-même volontairement le Tantale d’une telle grappe de beauté. Il revint donc auprès de madame Hélène, puis il n’y revint pas, puis il y revint encore, et il vécut ainsi plusieurs mois, étant quelquefois une semaine sans elle, et soudain entrant avec précipitation.

Dans les heures qu’il passait avec madame Hélène, il lui arrivait encore souvent de rêver à haute voix, mais elle ne l’en avertissait plus, et quand il lui demandait, le matin, s’il avait parlé, elle répondait qu’elle n’avait rien entendu.

Une nuit, il parla plus que de coutume ; il était dans un désespoir extrême ; il invoquait son seigneur, il demandait merci, et non pas avec des larmes, mais avec des sanglots. Et il disait :

– Un si bon maître ! ah ! félon ! Et il ajoutait :

– Ah ! serpent ! tu iras en enfer !

Il semblait si malheureux, que madame Hélène l’aurait bien réveillé, mais ç’aurait été lui apprendre qu’il avait toujours le même sommeil. Elle se souvint d’avoir ouï que les gens qui parlaient en dormant entendaient parfois ce qu’on leur disait, et elle essaya de le consoler.

– Apaisez-vous, pauvre ami, dit-elle doucement.

Mais il criait toujours :

– En enfer ! oui, en enfer !

Elle essaya encore :

– Monseigneur, l’enfer n’est pas pour les serpents.

Cette fois, il entendit, et, sans se réveiller :

– Oh ! si, répondit-il, quand les serpents sont hommes.

Elle ne sut pas ce qu’il voulait dire ; mais elle fut si émue qu’elle cessa de parler. Et lui se remit à soupirer lamentablement et à dire :

– Ah ! malheureux, tu as tué, mais tu mourras !

Elle lui dit :

– Mais il est déjà mort.

Harold, toujours endormi, répondit :

– Non.

Elle reprit :

– Oui, le dragon est mort.

– Le dragon n’est pas le serpent, murmura-t-il.

– Et qui donc est le serpent ? demanda-t-elle.

Mais, au lieu de répondre, il cria :

– Grâce ! grâce !

– Grâce pour qui ?

– Pour le serpent.

– Quel serpent ? répéta-t-elle.

Il ne répondit pas. Il fut même quelque temps sans rien dire. Mais madame Hélène avait maintenant dans l’esprit un soupçon épouvantable. Elle insista :

– N’est-ce pas le dragon qui a tué le seigneur de Hambye ?

– Non, dit Harold.

– Qui est-ce donc ?

Il se tut.

Elle recommença :

– Qui est-ce donc ?

Il répondit :

– Je ne le dirai jamais !

– Je veux que tu le dises !

– Jamais !

Mais elle n’y consentit pas, et, d’un accent irrité :

– Qui est-ce donc ? qui est-ce donc ?

Harold, craignant d’obéir malgré lui, fermait la bouche, et madame Hélène entendait craquer ses dents serrées.

Elle continua :

– Parle, je le veux ! Quel est le meurtrier ?

Il dit :

– Pitié !

– Non, parle !

– Et elle était sur son séant, et ses yeux luisaient dans la nuit, et elle le questionnait d’une voix basse si hautaine qu’Harold se tordait, sentant sa volonté lui échapper.

– Parle ! Qui a tué le seigneur de Hambye ? Réponds, je le veux, il le faut, tu parleras. L’assassin ! l’assassin ! l’assassin !

Harold, vaincu, balbutia faiblement :

– C’est moi.

XIV

Ils se turent tous deux, lui épuisé, elle frissonnant.

Mais ce pouvait être la démence du rêve qui avait parlé, et non la franchise de l’aveu. Madame Hélène s’efforça, et, interrogeant encore Harold, et le contraignant toujours, lui arracha enfin tout le récit de son crime.

Le seigneur de Hambye lui avait confié son projet d’aller combattre le dragon, et l’avait même envoyé une fois en l’île jersiaise pour se renseigner plus exactement. C’est dans ce voyage que la pensée du forfait lui était venue, par amour pour la dame. Il avait rencontré le médecin et l’avait mis dans son intérêt en lui promettant autant d’or qu’il en pourrait souhaiter. C’est pourquoi, le jour du combat, le médecin était venu avec lui ; le mari de la Fargette les avait un peu gênés, mais ils l’avaient éloigné, ainsi qu’avait dit le médecin, comme pour avertir les insulaires de ne pas approcher.

Le récit que le médecin avait fait du combat était un récit concerté entre eux d’avance ; il n’était pas vrai que le dragon eût meurtri le seigneur ; c’était, au contraire, le seigneur qui avait meurtri le dragon. Mais alors, lui, profitant de l’absence du mari de la Fargette, s’était rué par-derrière sur son seigneur, et l’avait durement frappé de son épée entre le casque et la cotte de mailles. Le médecin s’était approché ; ils avaient ensemble achevé le seigneur de Hambye, lui avaient froissé le cou dans la mâchoire de l’hydre pour cacher la blessure de l’épée, avaient même eu la précaution de mettre dans les dents du dragon un morceau du casque et un peu de la cotte ; puis, il avait, lui, tué son cheval, s’était couvert de sang, et s’était prosterné à terre comme expirant, et s’était si fort roidi que l’homme de la Fargette, en aidant à le porter, l’avait déclaré mort.

Quant à son épée tirée contre le médecin pour lui faire dire les dernières paroles du seigneur de Hambye, c’était une querelle feinte : la dame ayant dit qu’on allât disposer le bateau pour Jersey, il avait soupçonné qu’elle irait au médecin ; il avait aussitôt sauté sur un cheval, s’était embarqué avant elle, et avait instruit le médecin ; bientôt, ils l’avaient vue arriver, et, dès qu’elle avait été à portée de leur voix, ils avaient simulé la lutte qui l’avait trompée.

Madame Hélène lui demanda des preuves de sa forfaiture, et le misérable, impuissant à résister dans le sommeil, lui en donna.

Il lui rappela que les fameux médecins avaient tout d’abord trouvé une vraie ressemblance entre la blessure mortelle du seigneur et la blessure d’une épée.

Il lui rappela qu’il n’avait pas voulu que les fameux médecins le vissent seulement, car ils se seraient aperçus qu’il n’était pas blessé ; ce qui, au reste, était heureux pour lui, puisque le médecin n’était pas médecin et n’avait même jamais étudié, comme elle avait pu en juger au prompt trépas des gens et animaux qu’il avait soignés.

Il lui rappela les audaces du faux médecin, qu’il n’avait pas pu empêcher, à cause de leur complicité.

Madame Hélène se leva sans bruit, alla dans un réduit allumer une lanterne, et revint, ayant soin que la lumière ne tombât point sur les yeux d’Harold. Puis, écartant les couvertures et levant le linge, elle examina le corps. Elle eut beau le visiter partout, elle ne vit aucune cicatrice ni trace de plaie. Elle regarda la figure du page, qui alors lui parut horrible.

Elle éteignit la lanterne et se recoucha. Il le fallait pour que le meurtrier ne se doutât de rien, le matin, en s’éveillant ; mais ce fut bien dur pour la pauvre dame de passer le reste de la nuit dans le même lit que l’assassin de son seigneur.

XV

Harold se réveilla inquiet et sombre ; il s’informa aussitôt s’il avait rêvé cette nuit-là. La dame de Hambye répondit que non. Harold appela un piqueur, et dit qu’on fût prêt pour la chasse ; il s’habilla vite et partit en maugréant.

Dès qu’il fut hors du pont-levis, madame Hélène manda son chapelain et son sénéchal, et leur dit la vérité. Les serviteurs du château étaient tous dévoués à madame Hélène, principalement contre Harold, qu’ils haïssaient comme ayant été leur égal. Le chapelain, personnellement, le détestait pour avoir été l’objet du vœu du seigneur mort, et voyait en lui le voleur du bien qu’il avait espéré pour les chapelles ; sa haine n’avait pas cessé parce qu’elle n’avait plus eu de motif puisque le seigneur mort n’avait pas fait de vœu ; il fut donc ravi d’apprendre que c’était un voleur, en effet, et un meurtrier. Le chapelain et le sénéchal encouragèrent madame Hélène à venger son mari.

Comme c’était par amour pour elle qu’Harold avait commis la noire action, elle ne la trouvait pas assez prouvée. Le sénéchal dit qu’on aurait toutes les preuves en questionnant le médecin ; et, sur-le-champ, il alla dire au prévôt et à ses aides d’amener le médecin dans la salle de justice, où il se rendit avec le chapelain. Chemin faisant, le chapelain eut une idée heureuse : si l’on questionnait le médecin, même par le fer et le feu, il pouvait ne pas avouer, préférant la torture à la mort ; il valait mieux le torturer par la potence même, lui mettre la corde au cou, et lui dire que le seigneur avait commandé qu’il fût pendu : alors il parlerait pour se venger.