Les Oiseaux s'envolent - Élémir Bourges - E-Book

Les Oiseaux s'envolent E-Book

Elémir Bourges

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Extrait : "Puisque l'enlèvement du fils aîné de Mme Maria-Pia, grande-duchesse de Russie, a paru à Votre Excellence mériter assez de curiosité pour qu'elle souhaitât d'en lire le récit, plutôt que de l'entendre dans le cours d'un entretien, souvent diffus et mal en ordre, j'obéirai d'autant plus volontiers aux désirs de Votre Excellence que, s'agissant d'une princesse à laquelle je suis dévoué depus vingts ans, par le respect et le plus profond attachement, ..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes. 

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335049633

©Ligaran 2015

À MON CHER MAITRE

THÉODORE DE BANVILLE

 

Bien moins habile que le célèbre Isménias, mais comme lui, indépendant de la faveur des hommes, je me promets qu’à son exemple, je chanterai toujours, selon le dicton : Έμοι καίταῖς Mούσαις – pour moi et pour les Muses.

JULIEN, le Misopogon.

Avertissement

Je me suis fait, en ce roman, l’écolier des grands poètes anglais du temps d’Élisabeth et de Jacques, et du plus grand d’entre eux, Shakespeare ; – quelque présomption qu’il y ait à se dire l’écolier d’un tel maître.

Nos récents chefs-d’œuvre, en effet, avec leur scrupule de naturel, leur minutieuse copie des réalités journalières, nous ont si bien rapetissé et déformé l’homme, que j’ai été contraint de recourir à ce miroir magique des poètes, pour le revoir dans son héroïsme, sa grandeur, sa vérité.

Que le lecteur attribue donc ce qu’il y a de bon dans ce livre, à la souveraine influence de ces maîtres des pleurs et du rire : Webster, Ben Jonson, Ford, Beaumont et Fletcher, Shakespeare.

Les fautes seules sont de moi.

Prologue
Le mémoire d’Ivan Manès

Paris, avril 1871.

Puisque l’enlèvement du fils aîné de Mme Maria-Pia, grande-duchesse de Russie, a paru à Votre Excellence mériter assez de curiosité pour qu’elle souhaitât d’en lire le récit, plutôt que de l’entendre dans le cours d’un entretien, souvent diffus et mal en ordre, j’obéirai d’autant plus volontiers aux désirs de Votre Excellence que, s’agissant d’une princesse à laquelle je suis dévoué depuis vingt ans, par le respect et le plus profond attachement, tout ce que j’ai à raconter ne fera que mettre en lumière ses hautes vertus : comme aussi, j’ose me flatter que la narration que j’entreprends, en dissipant tous vos doutes, vous intéressera par là plus fortement à celui dont elle retrace la naissance et la déplorable aventure.

Votre Excellence est trop au fait des personnages et des cours de l’Europe, pour que j’aie besoin de lui rappeler le mariage du grand-duc Fédor, frère du tsar Nicolas, avec la princesse Maria-Pia, fille de dom Pedro Ier, empereur du Brésil, et sœur de dona Maria II da Gloria, reine de Portugal. En 1843, à l’époque de ce mariage, imposé à son frère puîné par l’inflexible Nicolas, Mme Maria-Pia avait dix-sept ans, et le Grand-Duc plus de quarante-cinq. C’était une étrange disproportion d’âge, et la disparate de cœur et de sentiments des nouveaux époux semblait plus effrayante encore. En effet, depuis des années, le Grand-Duc se trouvait engagé de passion à une maîtresse, la princesse Sacha Gourguin. Cette Gourguin était, comme l’on dit chez nous, un vrai chat noir, qui n’avait que la peau et les os ; toutefois, un grand feu d’esprit, et les plus beaux yeux, avec des manières hautaines : dangereuse, artificieuse, accusée de beaucoup de noirceurs ; dont le mari était mort brusquement, et l’on en avait mal parlé, mais qui tenait le Grand-Duc sous son joug, et l’avait comme ensorcelé. Ce mariage, tout de politique, ne rompit donc que peu de temps l’attachement des deux amants, et bientôt même le Grand-Duc, qui avait introduit la princesse auprès de Mme Maria-Pia, eut l’adresse de les lier et de les rendre inséparables, sans éveiller chez sa femme aucun soupçon. La Grande-Duchesse était jeune, toute neuve à Pétersbourg ; elle ignorait la cour, le monde, et avait foi en son mari.

Deux ou trois mois après les noces, Mme Maria-Pia crut ressentir tous les symptômes d’une grossesse. La nouvelle s’en répandit avec éclat, et quantité de dames de noblesse visitèrent la Grande-Duchesse, et lui firent leur cour en lui pronostiquant qu’elle accoucherait d’un garçon. Mais on ne tarda pas à s’apercevoir que le Grand-Duc, loin de marquer de la joie aux féliciteurs, se montrait, sur cette matière, fort austère et même renfrogné, répondant par monosyllabes, et parfois rompant ouvertement les compliments qu’on lui adressait. À l’entrée même de l’hiver, c’est-à-dire vers la fin d’octobre, Son Altesse partit subitement pour sa terre de Biélo, emmenant la Grande-Duchesse, et la princesse Sacha Gourguin les rejoignit presque aussitôt.

Je me vois forcé, maintenant, d’entrer dans un détail quelque peu minutieux, et vous demande, en cet endroit, de la patience, si bizarre ou même rebutant que ce récit puisse vous paraître ; mais les mœurs russes sont bien loin d’être aussi polies que vos mœurs. De plus, je m’assure, Monsieur, que la confidence que je vous fais, pleine et entière, et ne cachant ni les choses, ni les noms, ni les fautes, demeurera sous un secret absolu entre nous.

Le 13 janvier 1844, Mme Maria-Pia, entendant la messe en son oratoire, car elle était demeurée catholique, par permission spéciale du Tsar, ressentit de violentes douleurs. On l’emporta dans son appartement ; sa dame d’atour portugaise lui arrangea les cheveux comme on les arrange en Portugal aux femmes qui vont accoucher et qui ne doivent pas de sitôt changer de coiffure ; le médecin fut averti ; on prépara les langes et le berceau, et l’on coucha promptement la malade.

Le Grand-Duc, quand on lui apprit l’évènement, allait partir pour la chasse au loup, avec la princesse Gourguin et plusieurs gentilshommes de Novgorod. Il manifesta un violent dépit et dit, comme en furie, à la camériste, qu’elle était folle et sa maîtresse aussi. Cependant, il renvoya les traîneaux, s’excusa auprès de ses invités, et monta chez la Grande-Duchesse.

La nouvelle y avait rassemblé, en désordre, la petite maison portugaise dont Maria-Pia avait été suivie : le chapelain, la dame d’atour, deux femmes de chambre qui étaient sœurs, et les favorites de leur maîtresse. Mais, sitôt qu’elle les aperçut, Sacha Gourguin se récria, dit hautement que tant de monde réuni incommoderait la malade ; enfin, prenant le ton d’autorité comme par un tendre intérêt, elle ordonna que tous se retirassent, à l’exception du peu de gens indispensables ; et pour ne laisser de prétexte à personne, elle exhorta le Grand-Duc à donner l’exemple. Monseigneur sortit donc de la chambre, et tout le monde le suivit. Il ne demeura auprès de Maria-Pia que la Gourguin, Platon Boubnoff le médecin, et une fille de service qui se nommait Agraféna. En effet, les femmes de chambre eussent été de peu de secours, la plus âgée ayant seize ans à peine, et toutes deux ne faisant rien que pleurer.

Les douleurs de Maria-Pia furent si longues et si excessives que l’on craignit qu’elle ne pût y résister. Le chapelain fit une exposition du saint sacrement dans l’oratoire, où les Portugaises passèrent le jour à prier et à se lamenter. Vers le soir, au milieu d’un violent accès, Platon Boubnoff dit brusquement que la patiente ne pourrait jamais soutenir le travail, si elle ne prenait un peu de repos, et avec son impétuosité, il lui présenta à boire. À peine Maria-Pia eut-elle avalé le breuvage, qu’elle tomba dans un sommeil léthargique, qui dura jusqu’au lendemain. Le Grand-Duc ne se coucha pas. Il venait gratter par moments à la porte, qu’on lui entrebâillait, et parlait bas, tantôt à la princesse, tantôt à Agraféna ou au médecin. Un peu après minuit, Platon Boubnoff sortit de la chambre, et il n’y rentra que le matin.

La Grande-Duchesse s’éveilla enfin. Elle se crut environnée de tous les symptômes assurés d’un accouchement, et aussitôt demanda son enfant. Boubnoff lui répondit, d’un air étonné, qu’elle ne l’avait pas encore mis au monde. La Grande-Duchesse se prit à pleurer et soutint vivement le contraire, en sorte que, pour apaiser l’extrême inquiétude qu’elle témoigna, le médecin finit par l’assurer que la journée ne se passerait point qu’elle n’accouchât, et même sûrement d’un fils, à en juger par les opérations que la nature avait faites pendant la nuit. Cette promesse parut contenter le Grand-Duc, mais ne calma point Mme Maria-Pia, qui protestait toujours qu’elle avait accouché.

Le château de Biélo avait pour hôte, à ce moment, un certain comte Nadasti, avec sa femme. Celle-ci voulut visiter la Grande-Duchesse, et, pour ne point donner prise aux soupçons, Sacha Gourguin l’introduisit. Dès que la comtesse s’approcha, Mme Maria-Pia fondit en larmes et lui fit part de ses angoisses, jurant qu’elle était accouchée. Mais, par un hasard singulier, cette comtesse Nadasti prétendit aussitôt se souvenir que dans une de ses grossesses, elle avait eu, au bout du neuvième mois, tous les signes avant-coureurs d’un accouchement, qui cependant n’arriva que six semaines après. La princesse Gourguin approuva beaucoup ce récit, et il sembla séduire aussi le Grand-Duc, mais la Grande-Duchesse ne se rendait point.

Platon Boubnoff, jaloux de vaincre cette dangereuse opiniâtreté, s’avisa d’expliquer alors que l’enfant s’était présenté pour naître, mais qu’un lien l’avait retenu attaché aux reins ; et que le seul moyen de rompre l’obstacle était que la Grande-Duchesse fît quelque exercice violent.

Se croyant toujours dans l’état d’une femme nouvellement accouchée, Mme Maria-Pia refusa d’abord de courir le risque de cette épreuve. Mais la Gourguin, le médecin et cette comtesse Nadasti se mirent comme de concert à la presser, tandis que le Grand-Duc, le nez contre la vitre, demeurait sans souffler mot. Bref, l’on prêcha, l’on exhorta Mme Maria-Pia de tant de façons, qu’elle se trouva indécise. Elle aimait tendrement le Grand-Duc et se croyait aimée de lui ; elle pensait n’avoir point de meilleure amie que la princesse Gourguin : de manière que, cédant enfin, elle se résigna à suivre le conseil que tous lui donnaient.

L’apanage de Biélo, comme vous le savez, a pris son nom du lac immense non loin duquel est bâti le château. Mme Maria-Pia se fit habiller, couvrir de fourrures, et sortit. C’était un de ces crépuscules à cirrus rouges et à bise glacée ; il y avait, ce soir-là, vingt degrés de froid. Platon Boubnoff monta avec elle dans un traîneau ; le Grand-Duc les suivit dans un autre. Ce fut sur le lac Biélo, tout raboteux, tout hérissé de glaces, que l’on promena la Grande-Duchesse, avec des cahots si violents qu’ils menaçaient, à chaque moment, de la précipiter de son siège. Après cette barbare promenade, on la reporta dans son lit.

Quelques semaines se passèrent. Voyant que personne, autour d’elle, ne se laissait convaincre par ses discours, la Grande-Duchesse ne sut plus que croire : elle dit qu’elle mettait en Dieu désormais son espérance, et chercha dans la religion des motifs de consolation. Enfin, l’on commença de penser qu’elle n’avait jamais été grosse ; que séduite par son désir, elle avait pareillement séduit le Grand-Duc et ses familiers. On citait des exemples de femmes qui s’étaient crues grosses sans l’être, et qui avaient nourri leur erreur pendant plusieurs mois. Tout le monde, en un mot, fut persuadé que cette aventure était un jeu de la nature, qui déroge quelquefois à sa marche ordinaire ; et je me rappelle qu’en ce temps-là, comme je n’avais pas encore l’honneur d’être attaché à Son Altesse, on me demandait fréquemment mon avis sur cette étrange affaire.

Le temps calma insensiblement les inquiétudes de la Grande-Duchesse ; sa douleur se réfugia au fond de son cœur. Un fils lui naquit, puis une fille. Elle n’apprit l’engagement de son mari avec la princesse que longtemps après ces évènements. Au reste, le Grand-Duc pressé par le Tsar, et sans doute aussi bourrelé par sa conscience, avait rompu avec Sacha Gourguin peu après son retour à la cour. La tristesse de Maria-Pia était enfin éteinte par les années, quand un bizarre incident la réveilla.

Cette servante Agraféna, complice de Boubnoff, qui, par la suite, était entrée au service de Sacha Gourguin, et de là s’était mariée, fut arrêtée à Novgorod, pour quelque méfait de peu d’importance. C’était une fille maladive, exaltée et même un peu folle, pleurant et riant sans motif, de gros yeux bleus toujours étonnés, les pommettes extrêmement saillantes et des mâchoires de prognathe : je la revois comme d’hier, l’ayant connue depuis son enfance. À peine enfermée en prison, la crainte, les remords la travaillèrent, et elle déclara au juge, qui ne s’attendait à rien moins, qu’elle avait à faire des révélations intéressant un très grand personnage, mais qu’elle ne parlerait pas, à moins qu’on ne lui garantît un complet pardon. Le juge la pressa de questions, et Agraféna, revenant sur l’évènement oublié de 1844, confessa que la Grande-Duchesse avait, en effet, accouché, mais d’une fille mort-née, et qu’elle-même avait enterrée sous une pierre, près de la grange de la basse-cour, à Biélo.

Le juge fit part aussitôt à Mme Maria-Pia de l’interrogatoire d’Agraféna : le Grand-Duc se trouvait alors en Perse, à Téhéran, qu’il habita près de sept ans, et où mon frère avait l’honneur de l’accompagner. La Grande-Duchesse supplia que l’on suivît l’affaire avec chaleur, et le juge se rendit à Biélo, accompagné d’un médecin. Mais on ne trouva ni la pierre, ni aucun indice que la terre eût jamais été remuée ; et c’est vainement que l’on fouilla en plusieurs endroits circonvoisins.

On eut recours à la servante. Dans un second interrogatoire, Agraféna nia que la Grande-Duchesse eût accouché ; dans un troisième, elle avoua que sa maîtresse avait accouché d’une môle ; dans un quatrième, qu’elle avait mis au monde un fils, et jura ne pas en savoir plus. Aussitôt après cet interrogatoire, elle confirma ses aveux par une lettre qu’elle fit écrire à la Grande-Duchesse : et elle reconnut en justice cette lettre, où elle avait mis sa croix pour marque. Toutefois, dans un cinquième interrogatoire, elle rétracta tout ce qu’elle avait confessé. Mais au cours de ces variations, il ne lui échappa rien qui pût incriminer aucun complice.

L’affaire en était là, quand Agraféna mourut en prison. L’opinion de poison se répandit vite, tant cette mort se trouvait opportune, et l’on en donna le paquet à la princesse Gourguin. On disait que le juge avait eu le secret tout entier, que le nom du Grand-Duc l’avait frappé d’épouvante, qu’on avait supprimé un témoin trop dangereux. Il faut ajouter cependant qu’à cette époque Sacha Gourguin demeurait chez elle, sans pouvoir sortir, à pourrir de l’hydropisie dont elle mourut six mois après, tout au fond du superbe hôtel qu’elle s’était bâti des libéralités du Grand-Duc, ce qui rend le soupçon fort hasardé. Quoi qu’il en soit, la nuit se refit, après ces lueurs incertaines. La Grande-Duchesse dévora ses incertitudes et sa douleur, et reporta ses affections sur son fils José-Maria et sur sa fille Tatiana.

Ce ne fut que seize ans après, dans le courant de l’été dernier, que le mystère se trouva éclairci. Le médecin Platon Boubnoff, qui vivait à Moscou, opulent et considéré, fut enfin touché de remords. Ce Boubnoff, que j’ai vu maintes fois, était un petit homme à nez effilé, demi-juif, coquin en dessous, mielleux, perfide, respectueux, toujours emmitouflé d’une fourrure, dans laquelle, blondasse comme il était, avec du poil follet plein le visage, il ne ressemblait pas mal à une grande chenille rousse. Étant aux prises avec la mort, il témoigna qu’il voulait demander pardon à Mme la Grande-Duchesse, et lui révéler un important secret. La Grande-Duchesse habitait alors le Hradschin de Prague, comme elle l’habite aujourd’hui ; mais au reçu de ces dépêches, elle n’hésita pas et partit. Ce fut à elle-même que le malheureux fit sa confession complète, en présence de Philarète, métropolitain de Moscou, dont le caractère sacré rassurait Mme Maria-Pia sur les récusations qui pourraient se produire.

Voici donc la déclaration de Boubnoff.

Il avoua que le 13 janvier 1844, vers minuit, la Grande-Duchesse avait mis au monde un enfant mâle. Dès qu’il fut sorti du sein de sa mère, Agraféna lui lia le nombril ; mais la Gourguin, violemment, l’arracha des mains de la servante ; et déjà elle lui enfonçait le crâne, lorsque Boubnoff intervint : et l’enfant a toujours porté, depuis, la marque des doigts de Sacha Gourguin.

On l’emmaillota dans une pelisse ; le médecin le cacha sous son manteau, et se glissa sans bruit hors de la chambre.

Il passa par une poterne aboutissant au fossé du château, et traversa le parc couvert de neige. Un traîneau l’attendait, conduit par un moujik, qui était le galant de la servante Agraféna.

Il faisait un froid excessif ; le cheval courait et l’enfant vagissait. Sur les trois heures du matin, Boubnoff s’arrêta au petit village de Kourovo, chez la femme d’un nommé Juriev, que le moujik avait prévenue dans la journée. Cette femme fit boire l’enfant, le nettoya, car il était couvert de sang, et le mit à coucher avec elle, sur le poêle. Boubnoff paya un mois d’avance, mais la Juriev ne garda l’enfant que sept à huit jours, parce que le médecin refusa de lui nommer le père et la mère, et de lui indiquer un lieu où elle pût donner des nouvelles de son nourrisson.

Cette singularité se répandit dans tout le district, et fit une telle impression qu’aucune nourrice ne voulut se charger de l’enfant. Boubnoff se détermina donc à le confier à son beau-frère, un Flamand de Bruges, du nom de Van Oost, qui avait, à Saint-Pétersbourg, un commerce de lingerie. Cet homme le prit volontiers, parce qu’on lui consigna d’abord deux mille roubles, à valoir pour les premiers frais, et force promesses dans l’avenir. Il nomma l’enfant Floris, qui est un ancien nom des Flandres, et le donna pour son neveu.

Van Oost, ayant perdu sa femme et amassé en Russie une petite fortune, retourna dans son pays natal, emmenant le fils de Maria-Pia. Boubnoff eut soin, de temps à autre, de lui faire passer de l’argent, et s’enquérait de l’enfant, chaque année, ainsi qu’il le dit à la Grande-Duchesse. Au reste, il n’incrimina point son ancien maître, le Grand-Duc, mais seulement la défunte Gourguin, qui, jalouse et privée d’enfants, n’avait pu sans doute supporter que sa rivale eût cette joie. Lui-même mourut, quatre jours après l’arrivée à Moscou de Mme Maria-Pia.

Dans le trouble et la douleur où elle était, cette princesse prit le parti d’aller se jeter aux pieds de son neveu, le tsar Alexandre II, et de lui demander justice. Sa Majesté lui permit de poursuivre l’enquête, et jura solennellement de restituer à l’enfant, aussitôt qu’on l’aurait retrouvé, le titre et les honneurs de grand-duc. Elle offrit même, si Mme Maria-Pia se trouvait d’aventure à court d’argent, de contribuer aux recherches, sur sa cassette.

Votre Excellence touche au terme de ce long récit. Dès ce moment, il ne fallait plus à Mme la Grande-Duchesse qu’un serviteur tout dévoué. J’étais à elle, depuis vingt années, en qualité de chirurgien : elle voulut bien songer à moi, et me confia la mission de m’enquérir, à Bruges, de Van Oost. C’était en 1870, au mois d’octobre. Je découvris, sans beaucoup de peine, les traces de ceux que je cherchais, mais j’eus le crève-cœur d’apprendre que Van Oost et son neveu Floris avaient quitté la Flandre depuis trois ans, et vivaient dans votre capitale. Or, c’était le temps où Paris se trouvait fermé, et investi de l’armée allemande. Je me vis donc contraint à l’inaction, jusqu’à la fin de ce long siège. Dès que la ville fut rouverte, je m’y rendis ; – et voilà deux mois que j’y séjourne.

Grâce aux nettes indications qu’on avait pu me fournir à Bruges, j’ai été promptement éclairci, d’abord de la mort de Jacob Van Oost, arrivée il y a quatorze mois, puis, en gros, du sort de Floris, fait prisonnier pendant la guerre, et interné au fond de la Prusse, mais qui, échappé de Stralsund, a été revu dans Paris, dès les premiers jours du mois de mars. Mme la Grande-Duchesse, à qui j’en donnai part aussitôt, saisit avidement cette espérance : par malheur, les nouvelles qui suivirent ne se trouvèrent plus si flatteuses. En effet, il est impossible de douter que Floris ne se soit rangé parmi les troupes de la Commune. Le sang illustre dont il sort a mêlé son tempérament d’une fougue qui paraît redoutable ; et de quoi peut-on s’étonner, si, au milieu des plus impétueux bouillons de la jeunesse, et ignorant de ses aïeux, de sa patrie et de sa grandeur, il tente de reconquérir en quelque sorte, par les armes, ce que la nature elle-même avait déposé dans son berceau, mais dont les hommes l’ont spolié ? Votre Excellence ne saurait être rigoureuse pour une erreur qu’il faut presque appeler naturelle.

Jusqu’à ce jour, mes recherches sont demeurées infructueuses. À chaque engagement nouveau, j’espère rencontrer Floris parmi vos prisonniers : et telle est l’occasion qui m’a valu l’honneur d’avoir accès chez Votre Excellence, par M. Olympe Gigot. Dans des temps calmes, et au milieu d’une cité paisible et policée, je l’aurais déjà découvert ; mais, quand il y a des désordres, et que l’on n’ose trop interroger, de crainte de se rendre suspect, la tâche devient malaisée. C’est sur le hasard que je compte : peut-être me mettra-t-il enfin le jeune grand-duc devant les yeux. Bien qu’il me soit inconnu, sa ressemblance avec sa mère, ressemblance presque incroyable, au dire de Boubnoff qui avait vu des portraits de Floris, pourra aider à sa reconnaissance, et fournir une chance heureuse de me le faire remarquer.

Votre Excellence m’a pressé de si bonne grâce, que je n’ai pu refuser ce récit à son désir d’être éclairée, ainsi qu’à l’intérêt que je sollicitais d’Elle, en faveur d’un jeune homme obscur. Mais, donnant à Votre Excellence cette marque d’obéissance, j’ose lui demander, en retour, le plus impénétrable secret. La lecture de ce mémoire sera donc pour vous seul, s’il vous plaît. C’est de quoi je vous prie encore, avec toute l’instance dont peut être capable, Monseigneur, de Votre Excellence,

Le très humble, etc.

PREMIÈRE PARTIELe pire n’est pas toujours certain
Livre premier

Le mercredi 24 mai 1871, comme onze heures de nuit sonnaient, un homme qui portait une lanterne à la main suivait, à pas lents, un sentier désert, sur les hauteurs du Père-Lachaise. De là, on voit Paris tout entier.

Le ciel était extraordinaire. Une rougeur immense l’emplissait. Au-dessous, dans la confusion des toits, des flèches, des édifices, de grandes fournaises flambaient ; mais l’incendie, combattu tout le jour par les soldats de l’armée de Versailles, avait, à ce moment, on ne sait quoi d’immobile. La canonnade se taisait ; les deux partis harassés faisaient trêve ; la ville, au loin, semblait déserte. Le feu, livide et comme sulfureux, glissait sur les coupoles en silence. Nulle lumière ne sortait de ces pâles gouffres de flamme, mais une obscurité rougeâtre qui laissait distinguer, de toutes parts, des solitudes affreuses et des ruines.

L’homme s’arrêta en tressaillant. Des clameurs, des vociférations s’entendaient vaguement, là-bas, dans la plaine semée de tombes, où les nuages enflammés réverbéraient une lueur sinistre. Inquiet, l’homme tendait l’oreille. Ensuite, il se remit en marche.

Les incendies se réveillaient sous les rafales du vent d’ouest, et d’autres, que l’on allumait, roulaient de larges fumées noirâtres qui s’entassaient au fond du ciel. De temps en temps, le feu, d’un bond, dressait comme un long bras de flamme, et le cimetière, dans un éclair, s’illuminait et s’éteignait, avec ses jardins ténébreux et ses centaines de stèles blanches. Mais, en bas, sur le boulevard, entre les rangées d’arbres immobiles, s’agitaient des masses obscures. Quatre canons passèrent au grand trot, puis des bataillons défilèrent. Une joie confuse naissait à l’aspect du vaste incendie. Il s’éleva une clameur de guerre ; le profond Paris frissonna. On entendit des voix étranges, des appels, des clairons, des murmures, une universelle rumeur. En cet instant, la batterie du Père-Lachaise tira. La flamme déchirait les ténèbres : à chaque fois, la colline tremblait, et une batterie lointaine, dont l’éclair rouge s’apercevait du côté de l’Arc de triomphe, répondait, comme à temps égaux, coup pour coup, au-dessus de la ville.

Soudainement, près d’un if colossal, l’homme s’arrêta de nouveau :

– Ami ! cria-t-il… Qui est là ?

Il n’y eut point de réponse.

– Holà ! qui fife ? reprit-il, avec un nasillement de juif allemand.

Une sentinelle, vaguement visible, sous le reflet embrasé des nuées, répliqua du milieu du sentier :

– Non ! c’est à vous de répondre !… Halte ! Faites-vous reconnaître !

– Ami, ami, ami ! Fife la Commune !

– Le mot d’ordre ?

– Roquette et otaches !

L’homme en vedette proféra un juron comme réponse, puis s’avança indolemment pour reconnaître le survenant. Il portait le mousqueton au dos, et de la tête aux pieds était habillé de rouge, selon la mode des garibaldiens.

– Ah ! c’est toi, Chus, maudit voleur marchand ! dit-il, en haussant les épaules. Tu viens encore ici, sans doute, trafiquer avec nos soldats et t’engraisser de leur butin, conquis au prix de leur sang !

– Allons, allons, allons, allons, répliqua l’autre, qui paraissait accoutumé à la burlesque emphase de son compagnon, fous aimez à rire, citoyen… Mais les hapits ne sont que tu fieux trap, et te l’archent comptant est te l’archent comptant. Che m’expose crantement pour fous oplicher. Che fais te pien maufais marchés afec fous et ces messieurs, fos camarates… Aussi, quand ch’ai appris en pas que l’on allait monter ici l’archefêque et les autres otaches que l’on a fusillés ce soir, che me suis tit : Chus, ces pons cheunes chens font te tétommacher cette fois, car les pelles paroles ne font pas les choux cras, et che ne suis pas riche, citoyen.

Le garibaldien éclata de rire :

– Tu arrives trop tôt à la curée, puant corbeau de cimetière ! Les macchabées ne sont pas encore là… D’ailleurs, Ferré, à la prison, leur aura fait barboter les poches… Ne faut-il pas, reprit-il en s’animant, que les enfants perdus aient leur pâture ?… Allons donc ! que les obus pleuvent et que le pétrole ruisselle ! Le prolétaire s’en moque bien !

Et tout de suite il entonna sur l’air de la Marseillaise :

Allons, enfant des barricades,
Il est temps, secoue l’oppresseur,
Avec gloire, laisse ta mansarde,
Du rouge arbore la couleur !

Mais derrière les tombeaux et les chapelles funéraires, un feu de peloton retentit ; de la fumée monta dans l’air. Ensuite, on entendit deux coups secs, l’un après l’autre. L’homme rouge et son compagnon avaient tressailli.

– Gott im Himmel ! marmotta Chus. On churerait quelqu’un qu’on fusille !

Le garibaldien, à demi ivre, se raffermissait sur ses pieds.

– Que les couards crèvent comme des chiens ! fit-il avec exaltation. Qu’on nous donne des rois pour les mettre en cage !… N’ai-je pas mon bon revolver de la bataille de Dijon ?… Bah ! j’en ai vu bien d’autres !

Il se précipita, saisi d’une sorte de frénésie, et disparut parmi les tombes, tandis que le fripier se remettait en marche, à pas lourds, dans le sentier plein d’une boue épaisse. De grosses gouttes, autour de lui, s’écrasaient sur les ifs et les marbres, et tombant de ce ciel embrasé, l’on s’étonnait de leur fraîcheur. Mais une averse, tout à coup, vint battre le vieux cimetière : les gazons noirs, les arbres frémissaient ; la pluie, blêmie par l’incendie, dans les hautes régions du ciel, faisait, en frappant les tombeaux, un long et affreux murmure ; l’ondée roulait en ruisseaux limoneux, aux pentes roides des chemins. Elle cessa subitement ; le terrain remonta, s’élargit ; et stupéfait, le fripier s’arrêta.

Devant lui, au milieu d’une prairie déserte, plantée çà et là de quelques croix, un petit feu livide vacillait. La lueur pâle en éclairait un fédéré couché qui dormait, et une vieille femme accroupie, à dix pas d’un cippe isolé. Devant elle, on apercevait une mauvaise table à tréteaux, chargée de brocs et de verres. Rien ne bougeait ; le feu dardant de longs jets de gaz bleuissait l’herbe chargée de pluie. Un chien maigre, couché à l’écart, et qui tenait un crâne entre ses pattes, releva le museau quand Chus s’avança, et il poussait de sourds grondements. À ce moment, la vieille se dressa, et le survenant la reconnut :

– Ah ! c’est fous, matame Éloi ! dit-il… Ponsoir, ponsoir, ma foisine, ou plutôt ponchour, n’est-ce pas ?

La cantinière mit un doigt sur ses lèvres. Elle était rouge, entassée, énorme, le bras charnu comme une cuisse ordinaire.

– Doucement, doucement ! dit-elle… Pauvre mignon !… Il dort là comme un enfant Jésus… Ah ! bonsoir, mon bon monsieur Chus !… J’avais peur que ce ne fût encore un de ces maudits garnements… Les vauriens !… les insolents ! Mais je leur ai bien rivé leur clou !… Honte à vous ! je leur ai dit. Je ne suis pas une de vos guenipes… Je servais à Sébastopol, cantinière au Ier zouaves, et j’avais vu mourir plus de quinze cents gradés, du canon ou du choléra, avant que vous salissiez seulement vos langes !… Voilà ce que je leur ai dit… Car moi, vous savez bien, monsieur Chus, comme garde de femmes en couche, appelée la nuit et le jour dans les maisons les plus respectables, avec les clefs de tout qu’on me donne, la confiance, les égards, j’aimerais autant voir un crapaud, ma parole ! qu’un vaurien et un insolent !

– Allons, répondit Chus, prenez patience ! Que fous est-il tonc arrifé ?… Il faut prentre patience ; matame Éloi… Si tous les fous ne manchaient pas te pain, le plé serait à pon marché.

– Bien dit, bien dit ! Vous avez dit le mot !… Si tous les fous ne mangeaient pas de pain… Vrai ! c’est ça que j’aurais dû leur dire… Voulaient-ils pas fusiller un pauvre homme, ici, en face de ma cantine ?… Et ça devait être un brave homme, un homme respectable et instruit… Non, non, non ! je leur dis, ne m’en parlez pas ! Allez où vous voudrez, mais pas ici !… Il y avait là le tambour Rouget, la Pologne, Éloi et deux ou trois autres. Et toi, je dis à Éloi, grand lâche, tu permets au premier venu d’insulter ton épouse légitime… Un bon à rien, je dis, un gobelotteur, un feignant, et pas même républicain ! Au reste, on sait ce que c’est, le particulier qui épouse la cantinière du régiment… Parfaitement, et avec honneur, qu’il me répond, mais ça n’est pas de la politique ! À ce moment, voilà les coups qui partent… Vrai ! les jambes m’en tremblent encore, et je dois être blanche comme un drap. Et tous, ils ne savaient que répéter : C’est un espion, mère Éloi, c’est un espion !… Lui, un espion !… Allons donc ! Un brave homme, avec l’air si poli, si honnête, qu’on aurait eu envie de le caresser comme un toutou, ma parole d’honneur ! comme un petit bichon de dame !

– Che fous crois, matame Éloi, dit Chus. Ces messieurs sont quelquefois pien sauvaches… Ah ! ils ont fusillé un homme !… L’autre chour, en leur procantant, comme ch’offrais teux francs t’une fieille montre t’archent, ch’ai cru qu’ils allaient me téforer… Allons, che tis en plaisantant, collez-moi au mur tout te suite ! Ma fortune sera faite !… Pien, pien ! ils sont cheunes, ils s’amusent… Safez-fous quel était cet homme qu’ils ont fusillé ? reprit-il.

– Vous n’étiez donc pas avec Just ? dit la cantinière.

– Non, che ne fais que t’arrifer au Père-Lageaise.

La vieille haussa les épaules :

– Au Père-Lageaise ! Ah ! malheur ! Est-il Dieu permis, grommela-t-elle, d’arranger le français comme ça !… Mais afin de vous dire chaque chose, c’est un pauvre homme qu’ils ont arrêté, soi-disant espion versaillais, devant la porte du cimetière. Paraît qu’il avait adressé des interrogatoires suspects à des citoyennes qui dépavaient : dans quel quartier Wrobleski commandait, si elles connaissaient le citoyen un tel, comme si l’on était espion, pour avoir dans Paris des amis qu’on s’informe !… Alors donc, les femmes ont couru sur lui ; c’était le moment où nous arrivions, la Pologne, le tambour Rouget, le citoyen Pompon et quelques autres. Grâce ! grâce ! qu’il répétait en s’enfuyant… Ah ! tu me demandes des grasses ! je m’en vas t’en donner une maigre ! lui répond une citoyenne, et pan, pan, pan ! sur lui, avec son revolver… Ah ! tu me demandes des grasses ! je m’en vas t’en donner une maigre !… Là-dessus, nous avons pris l’homme et on l’a amené ici, où le vieux Just a fait son jugement, censément en justice du peuple, comme espion, au rond-point des Anglais… Le pauvre homme ! Lui, un espion !… Pour sûr, de sa vie, de ses jours, il n’avait espionné une puce. Je n’ai jamais été pucelle, si cet homme-là était un espion !… Le vieux Just a fait un discours… Plus de sceptres, plus de couronnes ! qu’il criait… Bon ! que nous dit le citoyen Pompon, il restera toujours bien quelques couronnes de Vénus… Vous devriez avoir honte ! je lui dis… Fi ! fi ! sur votre mauvais cœur… Et le pauvre homme qui répétait : Je ne suis pas Français ; je me réclame de l’ambassadeur de mon pays… Sans compter que, rien qu’à son accent, ça s’entendait de quinze mètres, bien sûr !… Enfin, bref, ils l’ont condamné, et comme c’étaient la Pologne et Rouget qui l’avaient amené, on les a chargés, par honneur, de lui faire son exécution… Tas de manants, de malpolis ! Tenez, seulement d’en parler, le sang me monte à la figure, monsieur Chus !

Le fripier secoua la tête d’un air pénétré. Ensuite, reprenant, après un silence :

– Mais, tites-moi, matame Éloi, ne sait-on pas qui était ce malheureux ? A fait-il tes pichoux, une montre ?

– Ah ! les brigands !… Une montre, vous dites… Bah ! que voulez-vous qu’il lui soit resté avec des grossiers, des garnements sans conscience comme ça ? Tous pires que la bande à Vidocq !

– Il fautrait cepentant s’enquérir, repartit Chus… C’est en temantant qu’on parcourt le monte… Le paufre homme aura peut-être tes papiers pour étaplir son itentité.

– Ma foi, à votre idée ! répondit la vieille. Ça se peut que vous ayez raison, monsieur Chus. Allons le visiter, si ça vous fait plaisir… Oh ! c’est facile, il n’est pas loin !

Et vivement, tandis que l’autre la suivait avec une torche, la cantinière alla lever, à quelques pas de là, un lambeau d’étoffe sanglante dont elle avait recouvert le cadavre. Le mort gisait, les bras en croix, sous le cippe de marbre isolé au pied duquel il était tombé ; ses cheveux gris traînaient, épars, dans la boue et l’herbe mouillée. M. Chus bredouilla de vagues paroles, la grosse femme se signa, puis ils demeurèrent silencieux. À ce versant de la colline, l’incendie ne se voyait plus. Seules, les nuées embrasées laissaient tomber une clarté confuse sur le champ des tombeaux.

Subitement, M. Chus tressaillit :

– Seigneur tu ciel ! murmura-t-il… Que feulent tire ces taplettes, tans sa main ?

Il venait de poser sa torche contre l’urne qui couronnait le cippe. La flamme frappait son long nez busqué, sa barbe noire et drue, ses lourdes paupières.

– Quelles tablettes ?… Voyons, montrez ! fit Mme Éloi, tandis que le fripier se baissait.

C’était une vieille trousse de chirurgien, d’un maroquin usé et éraillé. Elle ne contenait ni lancettes ni scalpels, mais une liasse de papiers, cinq ou six lettres et des parchemins.

Le fripier déplia l’une de ces feuilles. Les deux côtés en étaient couverts d’une écriture singulière, et l’on voyait, au bas, des sceaux officiels de cire jaune, avec l’aigle à deux têtes.

– Oh ! oh ! tu russe ! marmotta Chus.

Il examina plus attentivement les papiers tombés entre ses mains. Alors, il aperçut ces mots, tracés sur une page volante :

À QUI TROUVERA CECI

Renvoyez, je vous en conjure, les lettres et les autres documents à l’original du portrait, à Prague, en Bohême.

Renvoyez aussi le portrait. Une mère le destinait à son fils.

Ne vous souciez pas de la valeur du boîtier d’or. Mme la Grande-Duchesse donnera vingt fois pour récompense ce qu’un marchand en pourrait payer.

J’écris ces lignes en cas qu’il m’arrive malheur.

C’était tout : pas de signature.

– Renfoyez les lettres… Pien ! dit Chus lentement… Renfoyez aussi le portrait… Quel portrait ?… Che ne fois pas te portrait !

Mais, en palpant le maroquin, le fripier y sentit sous ses gros doigts un objet dur et de forme ronde, dans un compartiment caché.

Il fouilla cette poche et en tira une boîte d’or, du diamètre à peu près d’une montre et plate comme un écu.

Elle s’ouvrait à ressort.

Il l’ouvrit.

La boîte montra aux regards le portrait d’une jeune femme.

Elle était brune, le teint mat, les yeux profonds et lumineux. Un joyau de pierreries fermait son corsage de cour, brodé d’aigles à deux têtes, sans nombre, et elle portait dans les cheveux un diadème de brillants. On voyait, gravée sur le boîtier d’or qui faisait face à la peinture, une couronne impériale. Au-dessous, se lisaient ces mots :

Maria-Pia

Grande-Duchesse de Russie

1844

– Encore une, reprit la cantinière, à qui les rentes n’ont rien coûté… Une belle femme, c’est certain !… Bah ! bah ! va ton chemin, la vieille ! Toutes ces princesses peuvent bien se faire tirer leur portrait avec des aigles et des diamants dessus, mais il leur est plus difficile d’être la nuit, dans les cimetières, en compagnie des gens qu’on fusille…

Elle s’interrompit, les yeux béants, puis clappa de la langue et poussa une exclamation.

Le brocanteur, étonné, la regardait.

– Passez-moi le médaillon, dit-elle… Ah çà ! est-ce que je deviens folle ?… Passez-moi donc le médaillon, monsieur Chus !

Elle considérait alternativement le portrait qu’elle tenait en main et le soldat couché devant le feu. Ensuite, venant à cet homme, Mme Éloi le dévisagea.

Il était brun, avec le teint mat, et des cheveux bouclés et noirs. Sa tête reposait sur son bras ployé, que soutenait un bloc de marbre ; ses armes gisaient auprès de lui. Il dormait tout enveloppé d’un large manteau militaire, s’agitant, balbutiant dans son rêve, et si écrasé de fatigue que la lumière ni le bruit des voix ne le tirait de son sommeil.

– Jésus m’entende ! s’écria la vieille… Il y a là quelque mystère… Bien que sa figure soit d’un homme, il a cependant le visage d’une femme, et, bien qu’il ressemble à une femme, je vois, parbleu, que c’est un homme !… Pour l’amour de Dieu, débrouillez-moi ça !

– Que tites-fous ? balbutia Chus.

– Ce que je dis ? Ah bien ! j’espère, c’est assez clair… Si l’on ne comprend pas le langage d’un pays, qu’est-ce que j’y puis, ma parole ?… Un nez n’est pas plus pareil à un nez que ce jeune homme à la princesse qui est peinte sur le médaillon… Oh ! j’ai encore de bons yeux… Son sexe d’homme mis de côté, on jurerait voir la princesse. C’est une chose bien étonnante… Deux gouttes d’eau, ma foi, deux moitiés de pomme !… C’est une chose surprenante… Tenez, voyez plutôt, monsieur Chus !

Et, lui présentant avec triomphe le portrait de la boîte d’or :

– Le nez, le front, les joues, tout pareil ! poursuivit la cantinière, à voix basse. La bouche, la couleur des cheveux… On devrait payer pour voir ça. Si c’était joué sur le théâtre, on n’y voudrait pas croire, bien sûr… L’excellent cœur ! À peine réveillé… Toutefois, minute ! reprit-elle. Ça ne serait-il point lui faire offense ? Car ce n’est guère le temps, dans ce moment ici, de ressembler à des princesses… Ça pourrait le fâcher, comprenez-vous ? Il vaudra mieux ne rien lui dire.

– Sans toute, sans toute, répondit Chus. Quel est ce cheune homme ? Le connaissez-fous ?

La cantinière se mit à rire :

– Lui ! si je le connais ?… Ah bien ! que le bon Dieu bénisse son bon cœur !… C’est le plus honnête jeune homme qui ait jamais fait la croix sur le pain… J’ai connu des ducs, des marquis, ajouta Mme Éloi, même des cent-gardes de Napoléon, et pas un n’avait si bonne tournure… Pauvre mignon !… Aussi doux qu’un agneau !… Une femme irait à travers les bombes et la mitraille, pour un si bon cœur.

– Pien ! pien ! pien ! repartit le brocanteur. Mais te quel pataillon est-il ? Par quel hasard se troufe-t-il ici ?

La cantinière se récria :

– Comme vous me demandez ça ! on dirait que votre chemise brûle… Est-ce que vous êtes si pressé ? Je ne suis pas une Cosaque ou une Prussienne, entendez-vous ! et je n’ai pas besoin de schlague pour répondre… Allons, c’est bon, c’est bon, monsieur Chus ; je ne vous en veux pas, pour sûr !… Eh bien donc ! on m’a dit son nom ; mais, pour les noms, j’ai si mauvaise tête !… Enfin c’est lui, il y a quelque temps, qui a repris le fort d’Issy. Les Versaillais l’ont repris depuis ; et, à partir de ce moment, voyez-vous, je n’ai plus eu bonne idée pour la Commune ; mais, comme je vous le disais, c’est lui qui l’a repris. Et j’ai souvent été là-bas, du temps qu’il y commandait. Voilà qu’un jour, en plaisantant : Ah ! madame Éloi, qu’il me dit, ils ne vous règlent pas leurs comptes, qu’il me dit, – et je sais pourquoi il me disait ça, – mais Thiers leur réglera le leur ; et il fallait les voir tous rire. Présent ! fait un obus qui arrive, et voilà quatre de mes lascars par terre… C’est le lendemain, par trahison, que nous avons reperdu Issy, et il s’en est allé servir avec son ami Wrobleski, à la Butte-aux-Cailles. Et même je ne l’avais pas revu depuis le matin de l’obus ; car, tenez, je le disais encore hier à Éloi. Mais, ce soir, il est arrivé pour savoir si Montmartre était pris, à cause que le bruit en circule, et pour prévenir le vieux Just de tirer contre le pont d’Austerlitz, où les Versaillais ont des canonnières… Comme il m’a dit qu’il avait faim et que voilà deux nuits qu’il ne dormait pas : Tiens, mange, mon beau coq mignon, je lui ai dit, et une fois qu’il a eu mangé, il s’est endormi près du feu… Mais, attention, il se réveille !

En effet, le dormeur prononçait des paroles confuses ; puis, il ouvrit les paupières et se dressa. Des gouttes de sueur lui tombaient du front, ses mains pâles tremblaient de fièvre. La cantinière s’avança vers lui.

– Allons, à merveille, fit-elle. J’allais tout justement vous réveiller, comme vous me l’aviez commandé.

– L’air est âpre, répondit le jeune homme. La rosée de la nuit m’a glacé… Ah ! quelle heure est-il ?

– Eh bien, il ne doit pas être fort loin de deux heures… Mais, ma foi, écoutez, monsieur. Tout beau garçon que vous êtes, je ne voudrais pas vous avoir pour camarade de lit, bien sûr !… Non, non ! Ce n’est pas ça que je veux dire. Ce n’est pas ce que vous pouvez penser… Mais vous parlez, vous vous tournez, vous vous agitez, comme un cheval sous son collier, ma foi !… oui, comme un cheval qui regimbe.

L’homme, les yeux vaguement fixés à l’horizon, agrafait son lourd ceinturon. Il reprit, en secouant la tête :

– J’ai fait un rêve, madame Éloi, un rêve si horrible et si noir, que j’en frissonne encore, à présent.

– Un rêve ! s’écria la cantinière… Oh ! monsieur, racontez-le, je vous prie. J’aime tellement entendre les rêves !… Mon Dieu ! mon Dieu ! je pourrais rester des heures entières à en écouter… Oh ! racontez-le, je vous prie.

– Eh bien soit ! commença le jeune homme… Il me semblait que je marchais dans un grand cimetière, qui était semé d’os humains… Et, tout en marchant, je me disais : Pourquoi ma mère tarde-t-elle ?

– L’excellent cœur ! interrompit Mme Éloi… Mais je vais vous dire. La pauvre dame est peut-être malade… On a vu des choses pareilles… Oh ! il y a des choses extraordinaires !

– Non ! répliqua-t-il, je suis tout seul, sans famille ; je n’ai jamais connu ma mère… Mais soudain, la terre a tremblé, et il me semblait pénétrer dans une sorte de caveau, où se trouvaient des cercueils découverts. Ces cercueils contenaient des cadavres, hideux, gonflés, demi-pourris, sur lesquels je voyais ramper des mouches. Et une voix invisible chuchotait : Voici ta mère ! voici ta sœur ! voici ta femme ! voici ton père !… Alors, mes os se sont glacés et mes cheveux se hérissaient. Maintes fois, je m’efforçai de fuir, mais je sentais mes pieds cloués au sol : et mes regards plongeant, malgré moi, dans le caveau qui se reculait, y découvraient indéfiniment d’autres cadavres et d’autres cercueils. Puis, la terre se souleva lentement, de place en place, comme le dos d’une prairie sous l’effort souterrain des taupes. Ces éminences se multiplièrent, et jusqu’au bout de l’immense plaine, j’apercevais de tous côtés des fronts, des crânes, des faces blêmes qui perçaient la terre, plus frémissants, plus nombreux que les bulles sur les étangs, quand il pleut… Les squelettes surgissaient en foule ; je les voyais s’évader hors des fosses, en s’aidant de leurs bras décharnés. Ils ricanaient, levaient au ciel des orbites vides, chancelaient sur leurs pieds d’ossements. L’air rougeâtre fumait autour d’eux ; le sol bouillonnait comme de l’eau… Et tout à coup, il m’a semblé que les spectres m’apercevaient. Alors, ils ont poussé une clameur effroyable, et tout tremblant, je me suis réveillé.

– Seigneur Dieu, dit la cantinière, voilà un rêve… J’en ai la chair de poule, ma parole !… Tenez, sentez là, sur mon bras… C’est plus gros qu’une tête d’épingle.

Mais un obus passa en sifflant, au-dessus de la prairie déserte, et alla éclater cent mètres plus loin, dans les terrains de la fosse commune. La grosse femme leva la tête vers le ciel :

– Diantre de la prune ! exclama-t-elle… Ah bien ! est-ce qu’on nous joue des farces ?… Ça nous vient-il de la lune, à présent ?

– Montmartre est pris, Montmartre est pris ! s’écria le jeune homme. Ils nous bombardent de là-haut ! Wrobleski était bien informé… Madame Éloi, courez, dites à Just… Ils vont nous écraser de là, comme on écrase un loup, dans une fosse… Trahis ! trahis ! vendus à l’ennemi !… Nous sommes aussi morts que ceux qui sont là ! poursuivit-il, en frappant la terre du pied… Qui commandait là-haut ?… Allons, partons !

– Excusez ! reprit Mme Éloi… Qu’est-ce que je dois dire à Just ?

– Quoi ? Que voudriez-vous lui dire ?

– Je ne sais pas… Vous m’avez dit : Courez, dites à Just…

– Non, c’est inutile ! répondit-il. Tout d’abord, je dois prévenir Wrobleski. L’un de ses hommes attend mon signal, posté dans la lanterne du Panthéon… Ah ! nous sommes trahis, madame Éloi… Quelle duperie que l’espérance !… Allons, versez-moi un coup d’eau-de-vie !… Si Delescluze était un homme… Bah ! nous sommes perdus, c’est certain… Versez, emplissez jusqu’au bord… Bonne femme, si tu pouvais réconforter de même notre cause et lui remettre du cœur au ventre !… Ils ont fusillé l’archevêque… Allons, partons !

– Oui ! partons, partons fite ! dit Chus. Foilà une ponne parole !

À ce moment, il leur parut qu’il s’élevait tout auprès d’eux une vague plainte, un gémissement. Mme Éloi resta béante, tandis que le fripier s’arrêtait.

– Jésus !… Qu’est-ce que c’est ?

– On dirait un râle…

Tout faisait silence maintenant, et ils se regardaient l’un l’autre. La lanterne que haussait Chus projetait au loin, sur la prairie, de monstrueuses têtes noires et des ombres immobiles.

Le bruit s’éleva de nouveau, faible, bas, poignant comme un sanglot. Soudain, Mme Éloi s’écria :

– C’est lui, c’est l’homme ! je parie… le pauvre homme, le fusillé !… Ah ! miséricorde ! Il n’est pas mort ! Ils l’ont manqué, ils l’ont manqué, je parie ma tête qu’ils l’ont manqué !… Vite le falot, monsieur Chus… C’est ça… Ils l’ont manqué, le pauvre… Les bons à rien ! les maladroits !… Tenez, mettons-le là.

Chus s’approcha, sa lanterne à la main. Mme Éloi, agenouillée, soulevait la tête du moribond. Tous trois faisaient cercle autour de lui.

– C’est pourtant malheureux, dit paisiblement le fripier, t’assister à tes choses pareilles… Le saint cantique a pien raison : Oh ! que c’est une chose ponne et une chose agréaple que les frères temeurent unis ensemple ! C’est comme cette huile exquise, répantue sur la tête, qui tescend sur la parpe t’Aaron et qui técoule sur le pord te ses fêtements !… Foyez-fous, matame Éloi. Un homme qui aime à tuer peut se régaler, quand il est soltat… Moi, ce n’est pas mon caractère !

– L’obus ! l’obus ! cria la cantinière. Gare ! gare ! gare ! À plat ventre !

Une forme de flamme et de fer s’abattit, éclata et se dispersa au milieu d’un jet de tonnerre. Tous se relevèrent en silence.

– Dépêchons, reprit alors le jeune homme… Madame Éloi, vite, ôtez au blessé ces entraves. Humectez ses lèvres d’un peu d’eau… Et toi, aide-nous, citoyen, au lieu de rester à claquer des dents… Eh quoi ! tu as donc peur de mourir ? Remue-toi, misérable lâche !… Vite ! arrache avec moi ces longs pieux… Il nous faut transporter ce blessé dans un endroit moins exposé… Arrache-moi ces pieux, te dis-je !

Il fit, en les entrecroisant, une sorte de civière, sur laquelle il jeta son manteau. On plaça dessus le moribond, et les deux hommes, le portant, se mirent en marche.

Tant qu’ils furent dans cette plaine, les obus s’abattirent autour d’eux. Le fripier jetait de tous les côtés des yeux hagards, et à chaque moment paraissait près de s’évanouir. Ils arrivèrent ainsi à l’avenue des Anglais, et hors du tir, Chus respira. Une masse haute et ténébreuse se dressait au bout de l’allée. C’était le mausolée du maréchal Victor, duc de Bellune, vers lequel ils se dirigeaient. On distinguait les créneaux d’une tour, et un drapeau qui se gonflait au vent, sur son sommet.

Mais des fédérés en se hâtant, d’autres ensuite qui couraient, se jetèrent dans le chemin. On entendit des heurts de roues, et à la lueur d’un grand fanal rouge qu’un enfant balançait au bout d’une perche, quelques hommes armés débouchèrent d’un sentier montant et tortueux. Ils entouraient tumultueusement, en les poussant et les tirant, deux charrettes à bras, pleines de cadavres. Sous la lueur sombre du falot, on apercevait les corps pêle-mêle, des torses tout roides de sang, des tonsures, des bouches béantes. Derrière eux, hurlaient et ricanaient des soldats à mufle de tigre ; d’autres, sur un cou long et grêle, balançaient une tête aplatie comme celle de la vipère. On voyait des fronts de taureaux, des profils de porcs, de boucs, de béliers, des faces barbues de singes qu’empourprait le reflet de quelque torche, vacillante au vent de la nuit… Puis, quand ils eurent défilé, apparut un homme, tout hors d’haleine. Il portait une écharpe rouge, insigne des membres de la Commune, et criait, forcené de fureur :

– Qu’attendent-ils ?… Lâches ! traînards !… Leur batterie ne tire pas… Aux gares, aux prisons, aux églises !

Ensuite, avisant tout à coup le jeune homme pâle aux cheveux noirs, arrêté sur le bord de la route :

– Ah ! te voilà, toi ! embrasse-moi ! et il se jetait à son cou… Que les flammes s’élèvent plus haut ! dit-il en regardant Paris. Que les canons crachent leur mitraille, jusqu’à ce que tout soit en poudre !… Rigault mourra ; il l’a juré. Il va sauter avec la préfecture !… J’ai dit adieu à ma femme, à mes enfants… Ce n’est pas moi que tu vois, c’est mon ombre… Embrasse-moi ! Je leur disais bien que l’on pouvait compter sur toi… Nous allons enterrer les otages… Les as-tu vus passer dans les charrettes ?… Deguerry, Bonjean, l’archevêque ?… Hein, camarade, grande nouvelle !… Apprêtez armes ! En joue ! Feu ! Et voilà… Ç’a été fait ce soir, sur les huit heures. Théophile Ferré est l’homme. Hurrah pour lui !… Ho ! ho ! Entends-tu leurs églises ? Comme elles s’époumonent à sonner notre glas ! Paris en feu nous servira de catafalque… Ha, ha, ha ! Nous aurons pour cierges quatre-vingts tours embrasées… Bravo, bien tiré, canonnier ! Brûle, brûle, brûle, ville maudite ! Fais une flamme gigantesque de tes masures, de tes palais, de tes théâtres, des sièges des juges, des confessionnaux !… Qu’il n’y ait plus rien ! Non, ni Dieu, ni maître !… Hein ! il y a longtemps que le monde n’avait vu une pareille nuit !

Une pluie de cendre brûlante s’éparpilla sur les arbres autour d’eux, et sur le vaste cimetière. Alors, le fédéré cria, avec un effroyable ricanement :

– Ramassez-en ! ramassez-en ! Demain, c’est tout ce qu’il restera à prendre de Paris !

Et il s’éloigna en vociférant, et tirant des coups de son revolver.

– Voilà un vrai gars ! fit Mme Éloi, tandis que Chus revenait se placer à l’arrière du brancard… Un vrai gars, quoi !… C’est comme un zouave !

Le jeune homme eut un pâle sourire :

– Oui ! ces Gascons ! reprit-il amèrement… Ils bavarderaient encore, je crois, avec le couteau dans la gorge… J’ai rencontré hier celui-ci… Que me disait-il donc ?… C’était au moment de la nuit où les Tuileries s’allumaient ; ses propos ne m’intéressaient guère. Voyons… Il me parlait d’un étranger qui me recherche dans Paris… L’a-t-il dit, ou bien l’ai-je rêvé ?… Mon esprit est comme une eau trouble… Je ne sais plus… Bah !… Marchons !

Arrivés au bout de l’avenue, ils tournèrent l’angle du tombeau Victor. Leurs pieds buttaient contre les dalles tumulaires. Au-dessus de leurs têtes, le mausolée élevait son massif crénelé, que surmonte une tour carrée ; des arbres de lilas l’environnaient. Ils passèrent devant la grille d’un escalier extérieur qui mène à la plate-forme de la tour, puis s’arrêtèrent, en déposant l’homme blessé au bas du mur.

Il avait les paupières fermées, les bras pendants : la mort était sur ce visage. On voyait les sourcils froncés, les tempes ridées sous les cheveux gris, les pommettes osseuses et décolorées. Du sang souillait sa longue barbe grise.

– Le pauvre homme ! dit la cantinière. Il ne tardera pas, je crains bien, à faire un pâté pour les vers… Cependant, vous savez, tant qu’ils n’ont pas ratissé leurs draps avec la main, et que leur nez ne s’est pas pincé, il reste encore de l’espoir… Et tenez ! Il marmotte, l’entendez-vous ?… Ils sont quelquefois étonnants… Allons, tout juste !… Il se réveille.

Le mourant ouvrit les yeux, en s’agitant avec effort. Des mots entrecoupés s’échappèrent de ses lèvres. Il avait le délire ; et dans sa fièvre, les scènes d’un drame mystérieux se succédaient devant ses yeux, par hallucinations rapides :

– Si vous savez où il se cache, dites-le-moi, je vous en conjure… Moi, un espion ! non ! non ! jamais !… L’Europe entière désigne les Français comme un peuple vaillant et généreux… On dit : poli comme un Français, brave comme un Français… À Bruges ? Non ! il est à Paris !… Hélas ! comment le découvrir ? Toutes les étoiles se sont éteintes !

Le moribond roulait des yeux vitreux, et il balbutiait, en répandant de l’écume sur sa barbe. Tout à coup, il jeta un cri :

– C’est lui ! je le vois… là, en charrette !… Ah ! qu’il est pâle ! Ses deux yeux sont comme deux fontaines de sang… La foule se presse… Écoutez ! les trompettes sonnent… Ho ! des éclairs jaillissent, une trombe de feu… Je suis trop près de l’échafaud. La flamme m’a brûlé au visage… Le sol vacille… l’air bouge comme une toile ardente… Voyez ! voyez ! Il s’agenouille… Par pitié, par pitié ! sauvez-le !… Ho ! la hache !… Ah ! horreur ! horreur !… Le sang jaillit ! Tout est ténèbres à présent. Heu ! je n’entends plus rien qu’un bruissement, un chuchotement de fantômes.

Il se soulevait à demi, en tendant l’oreille avec terreur. Il reprit, les lèvres grelottantes :

– Ho ! ho ! ho ! ho ! partout des cadavres… Les rues sont pavées d’yeux de morts… C’est l’enfer, les fournaises flamboient… Comme ils rugissent, les damnés !… Regardez ! voici des tisserands !… Ah ! ah ! ah ! ils me passent des cordes dans tous les membres, pour me descendre au purgatoire… Le ciel brûle… ho ! ho !… Il en tombe des cataractes de sang bouillant… Ne dansez pas autour de moi !… Vous êtes des démons, je le sais… Ils ont des corps et des habits de femme ; mais je n’aperçois pas les âmes, les âmes !

Le mourant poussait des râles affreux qui déchiraient ses côtes et sa poitrine. Bientôt sa tête s’inclina ; un sang vermeil lui coula de la bouche ; la sueur inonda tout son corps, et il paraissait accablé de torpeur.

– Il dort ! dit le jeune homme, à voix basse. Je m’en vais faire le signal à Wrobleski… Donnez-moi la torche, madame Éloi ! Et toi, approche, citoyen… Voyons ! Est-ce que tu rêves ? Trouve-moi deux hommes qui porteront ce blessé à quelque ambulance… Mais il me faut d’abord prendre la fusée, que j’ai cachée près d’ici, en arrivant.

Le fédéré se dirigea vers une tombe marquée d’un signe, au moyen de branches nouées. Il se baissa, tâtonna sous les pierres, et revint à la tour Victor. Ensuite, poussant la grille roulante, il gravit l’escalier qui monte au flanc du mausolée : et tout droit sur cette plate-forme, avec la ville et l’horizon devant les yeux, il regarda.

Le ciel avait un aspect terrible. Des fumées, emportées par le vent, s’y suivaient, en troupeaux de monstres embrasés, tandis que les pointes des flammes s’élançaient impétueusement dans l’air frémissant. L’incendie, au cœur de Paris, se roulait, en enserrant la ville, ainsi qu’une torche liée à une roue tourne avec elle. Le Palais-Royal flamboyait ; les Tuileries, éventrées, vomissaient une éruption éblouissante ; la rue Royale illuminait tout l’occident. Mais sur la rive gauche du fleuve, le quai d’Orsay, la rue de Lille, le palais de la Légion d’honneur ondoyaient en nappes vermeilles, cependant qu’à l’est, l’Hôtel de ville brûlait d’un bloc, massivement. Tout l’horizon bouillonnait de fournaises, d’explosions, de rauques grondements. Paris semblait flotter sur une mer de lave. Çà et là, le réseau des rues creusait, parmi la nappe écarlate, de profonds ravins de ténèbres. On apercevait comme proches des points lointains, l’angle d’un mur, une fenêtre, des cimes d’arbres, un tuyau bizarre, sur un toit. Certains endroits paraissaient tout blancs ; on eût dit que d’autres ondulaient, sous la rougeur incandescente. D’énormes volutes enflammées bondissaient comme un globe qui crève ; des cornes de feu tout imprégnées d’essence ou d’huiles de peinture fondaient en de grandes stries vertes, orange, violettes ou d’un bleu de soufre. Alors, dans le brasier colossal, volaient des millions de flammèches ; une poussière dévorante de taches rouges et de braises ensemençait le firmament ; de la cendre ardente pleuvait ; les torsions du feu irrité devenaient frénétiques ; l’air faisait une clameur de tempête. Et, tout mêlés à cette horreur, haletants, livides, éperdus, M. Chus et la cantinière crièrent, au bas du mausolée :

– Hourra ! hourra ! Vive la Commune !

Le regard du jeune homme s’attacha sur le dôme du Panthéon. Il se dressait en face de la tour, puissant, tranquille, démesuré. Alors, fixant la fusée de signal entre deux pierres d’un créneau, le fédéré l’alluma de sa torche. Un trait flamboyant s’élança, et creva au zénith, en larges étoiles vertes. L’homme, ensuite, attendit la réponse.

Il apercevait, au fond des rues, comme à des distances incalculables, les Versaillais et ceux de la Commune, derrière des pavés entassés. D’autres survinrent tout à coup, et la bataille se rétablit. Les canons tonnaient comme la foudre ; les balles pétillaient comme une grêle de fer. À travers la clameur du tocsin et le roulement des artilleries, le son aigu des fusillades perçait l’air. Un fracas épouvantable s’éleva, et les deux peuples se heurtaient, comme la mer se heurte à la mer, dans la rafale. Beaucoup de cadavres gisaient ; l’aurore poignait à l’orient. Çà et là, des femmes éperdues s’enfuyaient avec les bras levés : elles apparaissaient lointaines, aux profondeurs de l’abîme ardent, sur des places rouges et désertes. Des chevaux furieux galopaient ; des chiens se sauvaient, en hurlant. Les injures, les râles, les cris de guerre, les tambours, les vociférations, enveloppaient les combattants dans un ouragan de bruit. Les tours, les dômes chancelaient, croulaient, se fendaient en éclats ; les arbres des parcs suaient sous le feu ; la cité révoltée sifflait et rugissait comme une bête aux abois. Tout flambait. L’amas des maisons ressemblait à un nuage rouge, d’où sortait, en tonnant, le bruit du canon, impétueux, déchirant les cervelles, et faisant saigner les oreilles.

– Ma poitrine se gonfle, murmura le jeune homme ; mes cheveux se dressent sur mon front… Que de fois les siècles futurs se représenteront le grand spectacle auquel j’assiste en ce moment ! Que de fois il sera célébré, pour le rêve des hommes d’alors, dans des idiomes encore à naître !… Allons, tonne, rugis, volcan !… Jaillissez, flammes aveuglantes ! Dômes bourrés de poudre, sautez ! Que Paris brûlant se soulève et s’écroule, comme une montagne de feu !

Il reprit, avec un rire amer :

– Et pourtant, même dans le mal, l’homme n’étend pas loin son bras débile. Maintenant, à quelques lieues d’ici, les oiseaux dorment ; la forêt verte est froide de rosée, le fleuve berce ses eaux grisâtres, un cri joyeux de coq monte dans l’air, et les femmes, à cet appel, pressent vaguement leur enfant contre la tiédeur du sein maternel. Cette aurore, pour le monde entier, sera semblable aux autres aurores… Ô jour, ô lumière, salut !… Je t’adresse ici un dernier adieu, car il n’est plus rien de commun entre nous, si ce n’est le peu de temps qui me reste, avant de trouver la mort désirée.

La lanterne du Panthéon s’illumina en ce moment, d’une flamme rougeâtre. C’était le signal de réponse au signal de la tour Victor. Le jeune homme leva les yeux ; puis, poursuivant :

– Ai-je peur ?… Non ! mon âme est calme. La tâche est finie, le but est atteint !… La terre m’a fourni, cette nuit, mon dernier lit ; je ne lui demande plus rien qu’une tombe… À quoi bon la vie, en effet, s’il n’y a aucun remède à mes maux ? Qu’est-ce qu’un jour ajouté à un jour peut m’apporter de félicité, puisque mon cœur est à un amour sans espoir, puisque jamais je ne posséderai ce que je désire, puisque je ne crois plus en des temps meilleurs ?… J’avais peur de la mort, quand j’étais enfant. Son effroi, je me le rappelle, m’a bien souvent réveillé la nuit, et tenu glacé et palpitant. Elle me semble maintenant un oreiller pour ma tête lasse, une auberge pour mes os fatigués… Ah ! il n’y a rien en nous et autour de nous, que des ombres !… La réalité est un songe, que nous faisons les yeux grands ouverts.