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Il tira vite de l'étui le couteau de la guillotine, et les bras écartés, droit sur ses étriers, Bénaben le brandit très haut, en entonnant Allons ! enfants de la patrie. Les Bleus se retournant le virent, et, à la lueur des flambeaux, aperçurent le couperet. Il se dressait au-dessus des soldats comme le symbole de ta Révolution, son principe devenu glaive, - et cette apparition causa un frémissement parmi ces hommes. La déesse de la Terreur électrisa, lança leurs masses. La Marseillaise monta dans le ciel avec un battement d'ailes ardentes. Élémir Bourges (1852-1925), écrivain " fin de siècle ", passionné de Wagner, lié à Mallarmé, érudit et visionnaire, est l'auteur de la puissante trilogie romanesque : Sous la hache (1883), Le Crépuscule des dieux (1884) et Les oiseaux s'envolent et les fleurs tombent (1893), que " Cadratin " réédite pour la première fois depuis la mort de l'auteur.
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Seitenzahl: 202
Veröffentlichungsjahr: 2020
Élémir Bourges
Par l’une des plus tristes soirées de la fin de novembre 1793, un officier Républicain revenant de reconnaissance, gravissait à pas lents la rampe qui conduit au petit village de Saint-Judicaël-de-Mer-Morte, dans le pays de Retz. Quoiqu’il eût l’air très jeune encore, sa démarche lasse et ployée, la morne expression de ses traits, et ses yeux attachés au sol, tout trahissait en lui quelque secret accablement. Il fouettait d’un jonc, en marchant, les herbes desséchées au rebord du chemin, et de temps en temps s’arrêtait. Sa vue plongeait sur une grande plaine, parsemée de marais stagnants. Des bouquets d’arbres, çà et là, s’élevaient au milieu de cette solitude. Le ciel bas et décoloré où des nuages gris pendaient en blocs énormes, s’enveloppait d’une brume glacée que l’on voyait monter avec lenteur. Puis, le vent d’ouest se leva, soufflant la langueur et la fièvre, et ses gémissements plaintifs augmentaient la mélancolie du jeune homme. – Que de combats, d’alertes, de surprises ! Que d’arrivées toutes pareilles en des villages inconnus ! Et ses souvenirs, tout ce qu’il avait vu, depuis que simple volontaire, il avait quitté Angers, sa ville natale, les incendies, les assauts, les paniques, et les entrées dans les cités conquises, et les champs de carnage qu’il avait respirés, se déroulèrent devant lui. Après Grand-Pré c’était Jemmapes, et Bruxelles et Liège et Louvain, puis la défaite de Nerwinde et le blocus de Valenciennes. Deux ans de courses au soleil, de campements sous la pluie ou la neige, de misère, d’efforts, de blessures, de faim !
Un bruit de pas le fit se retourner, et Gérard aperçut à travers la nuit, un fourgon qui montait la côte. Cinq ou six soldats l’entouraient, portant des flambeaux de paille tressée, et trois hommes à figure abjecte, en bonnet et en carmagnole, se tenaient assis dessus, parmi des planches peintes en rouge et des poteaux d’une forme bizarre. Le lourd chariot gémissait, le cheval suant roidissait le cou, et la vapeur des torches embrasées, dans l’air humide de la nuit, formait une buée ardente. Un petit hussard de treize ans, blond, l’air futé et naïf à la fois, avec de grosses cadenettes où pendillaient des balles de mousquet, venait en arrière du groupe.
— L’accident est donc réparé ? demanda l’officier à l’enfant, – car un essieu s’était rompu à un quart de lieue du village, et Gérard, voulant arriver avant la nuit, avait dépassé le fourgon, laissant quelques hommes pour le protéger.
— Trois pieds de cordes ont fait l’affaire, répondit le petit Barra ; la Vorace est remise sur pattes.
Le cortège atteignit le sommet de la rampe, et l’officier, demeuré seul, recommença à la gravir. Depuis cette apparition, sa tristesse avait redoublé, il se sentait le cœur serré par des pressentiments funèbres ; – puis la solitude soudain le glaça d’une horreur superstitieuse, et frissonnant, les nerfs au vif, il se hâta de regagner le bivouac de ses soldats.
Des feux rouges y brûlaient, éclairant les masures qui bordaient la place et l’église au clocher pointu qui en occupait le fond. Une centaine d’hommes étaient assis en rond, autour de leurs marmites. Quelques-uns nettoyaient des plaies ; d’autres roulaient leur queue dans un sale ruban ; on entendait des appels et des rires ; des Normands qui battaient les cartes, trinquaient auprès du cantinier, en prononçant ces mots : À l’amitié ! Mais des cris rauques s’élevèrent. Des Auvergnats de la montagne gesticulaient avec fureur, parce qu’un caporal parisien avait jeté dans leur marmite une poignée de parmentières. – Cela les empoisonnerait ; on les donnait chez eux aux porcs, et ils le chargeaient d’invectives, tandis que l’autre, souriant, ne faisait que répéter à demi-voix : Paysans ! va ! paysans ! Les querelles en effet étaient fréquentes chez ces hommes, assemblés de tous les coins de France, arrivant six par six de chaque compagnie, et qu’on avait organisés en hâte, à Orléans. L’indiscipline et le soupçon, ces deux pestes de toute armée, régnaient parmi ces troupes désunies. Inconnues de leurs chefs, elles ne leur obéissaient qu’en frémissant. Tout était à craindre avec elles.
Au moment où Gérard arrivait sur la place, il y débouchait en face de lui, une escouade Républicaine. Des prisonniers marchaient au milieu des soldats, – vieilles à la figure flétrie, avec un long fanon de chair qui leur pendait sur la poitrine, matrones à la démarche lourde, jeunes femmes hâves de fièvre, et un vieillard tout sale de vermine, le chef branlant, et la mine hébétée. Il était, de mémoire d’homme, le sonneur et le fossoyeur de Saint-Judicaël-de-Mer-Morte, et les commères, en leurs parlages, prétendaient qu’il avait plus de cent ans. Les soldats le considéraient en ricanant, et se montraient les uns aux autres la grande coiffe tuyautée qui se recourbe au bas du cou, pour se relever à un pied de haut, derrière la tête.
— Eh bien, citoyen Bénaben ? demanda vivement Gérard qui s’avança à la rencontre de l’homme qui venait à lui.
— Eh bien, voici toute la prise, repartit Bénaben, d’un air désappointé.
— Le village est vide ? demanda Gérard.
— Nous avons fouillé chaque maison, reprit Bénaben ; pas une âme ! Les gars ont détalé à notre approche, comme des corbeaux qui flairent la poudre.
— Bon dit le jeune homme en riant, c’est de la besogne de moins pour la Commission militaire, quand elle arrivera demain, avec le citoyen Abline.
Mais Bénaben hocha la tête gravement, et les joues enflées d’importance, il reprocha à Gérard son modérantisme.
— Je suis franc montagnard, criait-il, et à chacun de ses secouements de tête, la queue de renard qui décorait son crasseux bonnet de fourrure lui battait sur l’épaule de façon grotesque. Un gilet à revers, une culotte de peau jaune, et des bottes à retroussis, complétaient son costume, moitié militaire et moitié bourgeois, comme l’était le personnage, qui joignait aux fonctions « d’accusateur public près la Commission de l’armée chargée de juger les Brigands, » celles de « commissaire civil délégué par la ville d’Angers auprès des troupes de l’Ouest. »
— Je vois ce qui te tient au cœur, dit-il enfin, d’un ton brutal. Tu es fâché d’avoir été choisi pour escorter la guillotine.
Alors Gérard à son tour s’indigna. – Un beau métier pour des soldats ! Devenir les gardes du corps et les pourvoyeurs de Sanson ! Eh bien ! oui ! cela me répugne. Tiens, veux-tu que je te le dise ? Il me semble que ça nous portera malheur.
L’accusateur public haussa les épaules d’un air dédaigneux. – Le châtiment était mérité. Saint-Judicaël-de-Mer-Morte était dévoué aux Brigands ; Charette y recrutait impunément des hommes. De plus, les habitants y avaient massacré quelques traînards Républicains ; et Gérard ne l’ignorait pas, puisque c’était en sa présence qu’avait parlé le prisonnier, l’idiot, le caqueux Breton. – Eh justement, dit Bénaben se retournant soudainement au tumulte d’une altercation, le voici qui fait encore tapage.
En effet, un homme était aux prises avec Ledru, l’exécuteur. Ses braies flottantes autour de lui, et en rejetant en arrière ses noirs cheveux mêlés sur ses épaules aux poils gris de sa peau de bique, il bondissait à l’entour du fourgon, tandis qu’avec des risées et des cris, Ledru et ses aides le repoussaient.
L’accusateur s’interposa, – et il s’informait, sérieux, de la cause de la querelle.
— C’est ce sauvage que voilà, dit un des aides du bourreau. Il est sans cesse à fureter dans nos poutres et nos ferrailles. C’est comme La Ramée auprès de Jeanneton ; il ne saurait rester les mains tranquilles.
Le Caqueux, sans bouger maintenant, les yeux tendus vers la charrette, demeurait béant, à la fois d’admiration et de désir. On l’avait arrêté à Sainte-Pazanne, sur la place des exécutions ; il n’avait pas fait un seul mouvement, tant que la guillotine avait fonctionné. Cette géante toute rouge, avec ses deux bras teints de sang et son glaive à couper les têtes, était apparue au Caqueux comme un Moloch dévorateur et se rassasiant de meurtres. Cette brute aux idées informes, avait compris la grandeur de ce Dieu, à qui appartenaient le sang, la chair des hommes ; – et à la fin, n’y tenant plus, dans un prurit d’angoisse et de plaisir, Coatgoumarch s’était rué sur l’échafaud, avait voulu toucher au couperet et baiser les poteaux sanglants ; mais arrêté dans le moment, il avait comparu devant la Commission, et c’est ainsi que Bénaben, à force de l’interroger, avait tiré de l’idiot qu’il arrivait de Saint-Judicaël. Il y avait vu torturer des Bleus qui passaient, isolés, et il avait été lui-même en danger d’être lapidé.
— Voyons ! Coatgoumarch, demanda Bénaben qui voulut tenter un dernier effort, nous as-tu bien dit tout ce que tu savais ? – puis, se penchant vers le fourgon où les bois de justice étaient entassés :
— Oh ! fit-il, au bout d’un instant, j’entends la Vorace qui bouge, – et il feignait d’écouter de plus près. Si tu avais tout révélé, elle ne s’agiterait pas. Allons ! cherche, Coatgoumarch. Tu dois oublier quelque chose.
Les soldats se mirent à rire, mais l’idiot prenant au sérieux les paroles de Bénaben, enfonça ses gros doigts dans ses cheveux crépus, et il se balançait la tête lourdement.
Sa face plate, au nez camard, luisait comme si on l’eût frottée d’huile, et son dos rond, son encolure épaisse avec ce dandinement machinal, faisaient penser à quelque bête, à un ours difforme et monstrueux. Il ouvrait des yeux effarés, tant sa contention d’esprit était grande, et s’arrêtant de temps à autre, en dévisageant tous les prisonniers, il paraissait compter dans sa mémoire.
L’accusateur public se détournait déjà, lassé d’attendre, lorsque Coatgoumarch dit tout à coup d’une voix rauque :
— Il y a encore la Grande-Jacquine.
— Que dis-tu ? cria Bénaben.
— Grande-Jacquine, répéta le Caqueux, la mère à la Goule-Sabrée.
En entendant ce nom, Bénaben s’exclama.
Goule-Sabrée était un de ces petits chefs divisionnaires de Charette, et qui battant la plaine avec ses soixante hommes, attaquait les postes des Bleus, surprenait et pillait leurs convois. Sa cruauté le faisait redouter.
— Puis, continuait l’idiot, il y a l’Étiennette, sa femme.
— Où est leur maison ? demanda Bénaben.
— Au Calvaire, dit le Caqueux. J’y ai toqué souventes fois pour avoir du sel, à cause qu’elles le revendaient à petite mesure. Dare ! dare ! mes bons messieurs, – et frappant ses mains l’une contre l’autre, il sautait de joie, – venez seulement, c’est tout proche.
Cet empressement excita la défiance de Gérard. N’était-ce point un piège où on les attirait ? Les Maréchains, à tout moment, usaient d’astuces de sauvages. Puis, en cas que l’idiot eût dit vrai, et que l’on trouvât les deux femmes, il fallait protéger Étiennette contre la brutalité des soldats. Il confia à Sans-Terre, un sergent, le commandement pendant son absence, prit son manteau, ses pistolets, désigna trente hommes à peu près pour servir d’escorte, et comme Bénaben s’allait mettre à leur tête :
— Je t’accompagne, lui dit-il.
Ils descendirent en silence une ruelle défoncée. Les torches, aux mains des soldats, envoyaient leurs feux vacillants sur les misérables cahutes. Elles étaient percées d’une unique fenêtre que fermait un cadre de bois, et leurs toits de roseaux pourris s’appuyaient sur des murs de branchages et de boue.
Pas une lumière n’apparaissait. Des immondices, par endroits, obstruaient l’étroite ruelle, ou bien l’on enfonçait dans la boue, à mi-jambe. Les soldats arrivaient enfin sur une place découverte, quand des chiens énormes, en hurlant, se précipitèrent contre eux. Reçus au bout des baïonnettes, ils revenaient foncer, la gueule ensanglantée. On les larda de coups de pointe, et les reins cassés, expirants, ils montraient les dents et hurlaient encore.
Le terrain descendait, formant comme un petit vallon, et à droite, au sommet de la pente de roche, on apercevait vaguement une chapelle délabrée, qu’environnaient les croix de bois d’un cimetière. Tout au pied de l’escarpement, et non loin d’un puits maçonné qui se profilait dans la nuit, une cabane isolée se dressait. Peinte du haut en bas d’un rouge sang de bœuf délavé par les pluies, elle montrait sous son pignon une lucarne d’où débordaient quelques touffes de foin. Le toit de roseaux descendait fort bas, et la porte était exhaussée par trois marches de planches et de terre battue. Les Bleus y atteignaient déjà, – et Bénaben pour voir, leva sa torche, mais il recula effrayé, et les soldats poussèrent un grand cri.
Contre la porte était cloué un être humain, hideux, méconnaissable. Piqué au battant vermoulu, ainsi qu’une énorme chauve-souris, un soldat Bleu avait agonisé, sous les coups de la populace. Deux fiches de fer lui perçaient les mains, deux autres écartelaient ses jambes et l’on voyait saillir ses côtes une à une, par les déchirures de son habit. Un des yeux grand ouvert, regardait devant lui, hagard, épouvanté ; et le trou de la bouche sous les narines, en semblant hurler de douleur, donnait au visage du misérable une expression effroyablement triste.
Gérard avait ôté son vieux chapeau usé, et les soldats, glacés d’horreur, ne pouvaient détacher leurs yeux de ce cadavre. Sans doute, ils avaient ouï conter que Pageot et que Delaunay avaient exposé plusieurs fois aux regards des Républicains, dont un étang les séparait, des Bleus cloués la tête en bas, sur une croix de saint André, mais ils avaient pris ces récits pour des fables de bivouac.
Alors Coatgoumarch, dit en montant les marches :
— Ils étaient bien cinquante gars autour. L’Étiennette lui baillait des coups, et c’est la Jacquine qui a crevé l’œil, – puis il poussa la porte pour entrer, mais quelque meuble très pesant la butait à l’intérieur, – et s’asseyant tranquillement au-dessous du crucifié :
— Ma fine ! grogna-t-il, la Jacquine est partie ; voilà la maison vide.
Cependant les soldats, d’un même mouvement, s’étaient reculés du cadavre. À leur stupeur succédaient par degrés, la colère et le désir de se venger. Des jurons partirent, des imprécations ; et il y en avait qui disaient les massacres de Mâchecoul, ou bien leurs frères fusillés, des amis prisonniers morts de faim. Ils s’animaient ; les yeux brillaient, les mains serraient les fusils convulsivement ; et ils s’exaspéraient les uns les autres de paroles.
L’un deux, qui pérorait, demeura béant, tout à coup, et les autres autour de lui, en suivant la direction de ses regards, aperçurent quelque chose d’étrange.
C’était sur un socle de pierre, où des mousses avaient poussé, une haute croix peinte en rouge. Un Christ de bois de grandeur naturelle y était attaché, et la pluie en mêlant les grossiers peinturages de ses cheveux et de sa chair, lui avait donné un aspect hideux. D’énormes épines lui ceignaient le front ; il avait tout autour des reins, ainsi que les Christs espagnols, un petit jupon de velours, brodé de tibias et de têtes de mort ; et le bois de la croix, sous ses pieds, était surchargé de colliers, de cœurs de cuivre et de rubans, que les fidèles y avaient appendus. Tel il se dressait dans la nuit, devant la maison de Jacquine, répétant, simulacre insensible, le geste horriblement douloureux du cadavre. L’esprit rude des Maréchains avait saisi l’opposition, et ils avaient cloué l’impie en face du Maître qu’il reniait.
Une épouvantable clameur s’éleva parmi les soldats, et tous, en se poussant, coururent à la croix. Le socle disparut dans cette houle d’hommes. Ils frappaient autour d’eux, au hasard ; un vertige les emportait, et la plupart, le poing tendu, maudissaient le Christ assassin.
La foule s’était augmentée. De moment en moment, des soldats essoufflés débouchaient sur la place, et accueillis par des acclamations, se mêlaient à la multitude. Plusieurs avaient pris leur fusil, les autres étaient partis sans armes, au pas de course, poussés par la curiosité, l’attrait du spectacle d’horreur. Le tumulte allait grandissant ; une vague peur de l’enfer se mêlait à leur rage et la redoublait. En dépit de Voltaire, et du siècle, et de la déesse Raison, ils n’étaient pas bien sûrs, ces hommes à qui l’on avait joint les mains vers Jésus pendant leur enfance, de ne pas assaillir un Dieu, mais ils éprouvaient, déchaînés, le frémissement de joie scélérate de l’ignorant qui mutile une image, et du renégat qui insulte à ce qui le faisait trembler.
Ils étaient à frapper la croix avec des haches, quand le petit Barra survint. Embrassant le bois des deux mains, il se hissa en un instant sur le T que formaient les traverses ; on lui passa une cognée, et il déchargea de grands coups sur les bras du Crucifié, – tant qu’ils se rompirent enfin. On brisa le tasseau qui soutenait les pieds, et l’antique statue, d’un bloc, tomba au milieu des soldats.
Alors, tumultueusement, les Bleus se répandirent à travers l’esplanade. Une clameur éclatait par instants, précipitée et continue ; puis une voix cria : Les prisonniers ! et tous répétèrent ce cri :
— Les prisonniers ! les prisonniers !
Des soldats, s’élançant d’un bond, disparurent dans la ruelle.
— Ah les misérables ! s’écria Gérard, – et sans écouter Bénaben, se jetant au milieu des Bleus, il courait de l’un à l’autre, en les menaçant.
Mais un esprit de crime et de démence entraînait les soldats, irrésistiblement. Ses ordres furent méconnus ; l’on ne répondait pas à ses exhortations, ou bien les cris recommençaient chaque fois qu’il voulait parler. Des gens d’Avignon, avec leurs cheveux dans un mouchoir rouge, vociféraient le Ça ira ! des Gascons brandissaient des sabres ; et Gérard tout pâle, en mordant ses lèvres, haussait les épaules. Il continuait cependant ses tentatives inutiles, mais soudain, il se trouva seul ; les Bleus couraient tous du même côté, et hurlaient de joie. C’étaient les prisonniers qui arrivaient.
Des soldats, au milieu des huées, les chassaient, et par derrière, un chariot rendait un fracas de ferraille. Alors tous battirent des mains, ayant compris que l’on allait supplicier les Brigands devant eux, – et ils criaient impétueusement : La guillotine ! La Vorace !
Ils la connaissaient bien la sinistre machine ; elle avait quitté Nantes avec eux, traînée dans un fourgon d’artillerie, toute neuve alors et vierge de sang, – et promenée depuis un mois, à travers le pays de Retz, elle avait fait tant d’orphelins qu’ils l’avaient nommée la Vorace. On s’occupa de la dresser, tandis que Ledru et ses aides équilibraient au fil à plomb les fondations de la charpente. Les uns montaient les chevalets, posaient les écrous et les vis ; Coatgoumarch, en sautant de plaisir, s’occupait à porter des planches, et plusieurs fichaient dans le sol une fourche démesurée, l’Y qui correspond aux bases des montants, et qui soutient le choc du glaive. Une activité fébrile régnait ; les soldats ne s’interrompaient que pour courir aux prisonniers, leur montrer les apprêts de mort ; mais les femmes restaient stupides, effarées, ne sachant ce qu’on voulait d’elles. La disparition du Christ, de ce Dieu qui était leur Dieu, le Dieu de Saint-Judicaël, les frappait jusqu’au plus profond d’elles-mêmes. Eh quoi ! Est-ce que c’était possible ? Jésus était donc retombé au pouvoir des princes du monde ?
Gérard, les bras sur sa poitrine, et tenant dans son poing son épée dégainée, les considérait en silence. Il avait fait stoïquement le sacrifice de sa vie, et voyait venir sans trembler, l’heure où il la devrait risquer. Le devoir l’ordonnait ; il fallait qu’il mourût ou bien que ses soldats pliassent.
Toutes les torches maintenant étaient groupées autour de l’échafaud ; les deux montants étaient posés ; l’exécuteur, d’un pas hâtif, allait et venait sur la plate-forme, et les flambeaux derrière lui, projetant son ombre démesurée, c’était sur l’esplanade, au loin, comme un géant noir qui marchait, avec des gestes effrayants. Quelques hommes, un peu à l’écart, environnaient la maison Rouge d’un amas de paille et de foin qu’on leur jetait par la lucarne. Des soldats débandés couraient.
Le bruit des rires et des chansons se mêlait au fracas des marteaux sur les poutres. Puis la clameur, tout à coup, redoublait ; alors, tous se prenant les mains, formaient autour de la Vorace une immense ronde hurlante. Déjà Coatgoumarch apportait à Ledru, qui se tenait au bas de l’escalier, le lourd mouton de plomb où le glaive s’emmanche, lorsque soudain Gérard bondit, gravit rapidement les marches, et s’arrêtant à la dernière, un pistolet dans chaque main, il dit : — Personne ne montera.
Tout se tut ; un silence de mort régna sur l’esplanade, et les soldats étourdis de surprise, allongeaient la tête en le regardant. Ensuite, des voix s’élevèrent : Descends ! Descends ! et emportés par leur fureur, ils vociféraient contre lui. Cependant Gérard croisait les bras, les regardant en face, pour les défier. Deux ou trois fusils le visèrent.
Soudain, au milieu de l’attente, un roulement de tonnerre éclata, une fusillade terrible.
Un ouragan de fer s’abattit sur les Bleus, et couvrit la place de morts. En même temps, une voix forte lançait le cri de guerre des Brigands : En avant les braves ! – On était surpris par les Maréchains.
Ils excellaient aux coups de main, à ces attaques de ténèbres, auxquels les Vendéens de la Grande-Armée ne surent point s’accoutumer. Les fraudeurs et les faux-sauniers qui composaient ces troupes du Marais s’étaient trop servis de la nuit, pour n’en pas profiter encore. Surgissant d’un chemin couvert qui débouchait non loin de l’esplanade, ils s’élancèrent en hurlant.
L’obscurité s’était étendue sur la place, une nuit que les coups de feu traversaient de flammes rapides. Çà et là, des torches tombées brûlaient encore, en jetant des fumées, et les cadavres, sur le sol, formaient des tas noirs inégaux. On entendait les râles des mourants, et les cris aigus des blessés que les Maréchains achevaient.
Gérard, à un bout de la place, arrêtant les fuyards qui tourbillonnaient affolés de peur, et les poussant de son épée, avait fini par rallier une trentaine de soldats, et les paysans occupés de pillage et d’égorgement, d’abord n’en aperçurent rien, tant les ténèbres étaient épaisses. – Mais c’eût été folie aux Bleus que d’engager la lutte en cet endroit ; il fallait tâcher de gagner l’église, s’y barricader, y tenir jusqu’à la dernière cartouche. Gérard donna donc à voix basse l’ordre de se replier rapidement, – et dans le même instant, une clameur sauvage annonça aux soldats qu’ils étaient découverts. Enfiler la ruelle au pas de course, en la barrant ensuite du fourgon pour qu’il fût un retardement aux Maréchains, atteindre la place du campement, et se précipiter dans l’église ne fut pas pour les Bleus la durée d’un moment.
Une décharge ébranla les murailles, en même temps que retentissaient des coups furieux, – et tous à l’envi s’empressant, traînaient les bancs massifs, la chaire, et les entassaient devant les battants. Une gaieté funèbre leur venait ; ils poussaient des rires amers, en sachant qu’ils allaient mourir. Ce serait donc fini des étapes, des camps, et des nuits sur la terre dure ; et le néant où ils touchaient leur faisait mépriser la vie. Ils allumèrent dans la nef quelques chandelles de suif jaune, trouvées par Barra au fond d’un tiroir, et ces lueurs, sans dissiper l’obscurité, vacillaient au milieu des ténèbres. Les décharges continuaient ; Sans-Terre avec d’autres soldats, en s’effaçant à l’angle des fenêtres, répondait au feu des Brigands ; – mais Gérard, choisissant à la hâte les dix tireurs les plus adroits, s’engagea aussitôt avec eux, dans une façon de tourelle que l’on voyait collée au mur.
Ils montèrent environ trente marches, et des fissures à intervalles réguliers leur soufflaient un vent froid au visage ; puis, ils arrivèrent dans un réduit, où ce que l’on voyait d’abord, se découpant sur le ciel éclairci, c’étaient quatre ogives qui se faisaient face. Le sol, jonché de poutres et de gravats, avait des enfonçures où l’on trébuchait ; un oiseau de nuit réveillé s’accrochait aux pierres en battant des ailes, et lorsqu’on venait à lever la tête, on distinguait confusément les deux grosses cloches immobiles, pendues à leurs madriers puissants. Par instants, un frémissement sortait du bronze, se traînait dans l’air, s’éteignait.
Gérard mit trois soldats à la baie du clocher qui commandait la place. Les autres, derrière eux, devaient leur passer les armes chargées, cependant que les deux derniers sonneraient les cloches. On pouvait espérer que le poste des Bleus, campés à une lieue de là, à Saint-Florent-de-Corcoué, entendant hurler le tocsin, enverrait un exprès à Abline – puis, la fusillade recommença.
Elle était comme convulsive, et le feu successif, de moment en moment, semblait descendre et remonter le long de la place. Les Maréchains couraient, criaient, lâchant par intervalles un coup de fusil à peine épaulé, et souvent, au plus fort de leur animation, ils tombaient sur les deux genoux, en marmottant quelque prière. Plusieurs avaient trouvé des restes de mangeaille au fond des marmites des Bleus, et retirés dans un recoin, – après avoir fait trois signes de croix sur cette nourriture immonde, – ils se gorgeaient silencieux, et affamés comme des loups.
Mais rudement, leur chef les dispersa. Il les dépassait de toute la tête, et la face ombragée par le feutre, avec les pieds dans des sabots, il courait de droite et de gauche, pareil à un chien qui pousse un troupeau. Une cicatrice profonde partageait sa figure en deux, depuis les cheveux jusqu’au cou ; et l’affreuse mutilation lui donnait un aspect terrible. Il portait des anneaux aux oreilles ; une barbe épaisse lui couvrait les joues, et d’une voix forte, en gesticulant :
— Les recteurs l’ont dit ! criait-il ; qui contre les républicains mourra, son âme s’en ira toute fleurie au Paradis. Si nous croyons bien en Jésus, le champ demeurera nôtre.
À sa voix, le feu redoubla et ceux qui se tenaient cachés dans des abris, accoururent devant l’église. Leur mouchoir sur leur ventre était plein de cartouches, et y plongeant la main continuellement, ils chargeaient leur fusil sans cesser de bondir, afin, par cette agitation, que les soldats ne pussent les viser. Leur houle quelquefois, car ils étaient tassés sur cette place étroite, venait battre le pied des murs. Des hommes alors, en grimpant sur leurs camarades adossés, secouaient frénétiquement les minces barreaux des fenêtres. On leur hachait les mains ; on leur lardait les bras, puis une décharge partait, et ils tombaient à la renverse. D’autres, au coin d’une meurtrière, attendaient patiemment qu’une tête parût, et alors ils lâchaient leur coup. Beaucoup de cadavres gisaient, les cheveux répandus dans des flaques de sang. La lutte devint plus ardente. Par dessus les heurts, les chansons, le crépitement de la fusillade, le tocsin sonnait à toute volée, jetant une épouvantable clameur. Pâles, exténués, hors d’haleine et les oreilles déchirées, les Bleus se suspendaient aux cloches, et un vent de fracas leur passait sur la face, au balancement de ces blocs pesants. Les madriers lourdement craquaient ; un tonnerre épandu emplissait le clocher ; toute la tour vibrait d’ondes sonores, et il semblait que les murailles allassent se rompre de bruit, au souffle d’un poumon d’airain. Emportés par cet ouragan, les Bleus hurlaient, la bouche ouverte. Le vacarme les enivrait plus qu’une ration d’eau-de-vie, et furieux, les yeux brillants de fièvre, ils bondissaient, déchargeaient leurs fusils, – et ils mordaient dans la cartouche comme dans du sucre. Entrait qui voulait au clocher, – car il y avait eu des morts et il fallait les remplacer.
Pourtant le feu se ralentit, les Maréchains répondirent plus mollement ; puis la fusillade cessa tout à fait ; les cloches elles-mêmes s’arrêtèrent, et le silence, en succédant à ce fracas, semblait extraordinairement profond.
Gérard surpris regarda sur la place ; les Brigands, groupés autour de leur chef, s’exclamaient avec véhémence, et soudain l’un d’eux s’écria :
— Mais c’est grief péché de brûler les églises. Allons-nous devenir pareils à ces Fils de la perdition qui commettent le sacrilège ?