Les parapluies noirs - Chris Loseus - E-Book

Les parapluies noirs E-Book

Chris Loseus

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  • Herausgeber: IFS
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2019
Beschreibung

Un thriller perturbant au cœur de l’industrie du cinéma.

Studio City à Hollywood. Le corps d’une fillette de dix ans est retrouvé sous un pont. Le jour des obsèques, sa maman aperçoit un inconnu quitter sa maison et trouve les mèches du scalp de sa fille posées sur l’oreiller. Elle décide de ne pas en informer le lieutenant chargé de l’enquête, mais se jure de retrouver elle-même l’assassin pour que justice soit faite… Un thriller perturbant au coeur de l’industrie du cinéma qui pose deux questions. Peut-on se faire justice soi-même ? Jusqu’où l’amour d’une mère peut-il la conduire ? Dans Les Parapluies noirs, Chris Loseus s’attaque à un sujet qui nous parle à tous, il nous prend par la main et nous entraîne dans une histoire pleine de rebondissements jusqu’à un final détonnant !

Suivez le parcours d'une mère qui jure de retrouver elle-même l'assassin de sa fille pour que justice soit faite, et découvrez une histoire pleine de rebondissements jusqu'à un final détonnant !

EXTRAIT

— Ça n’était pas ma question, inspecteur Codd. Que feriez-vous ? Vous resteriez à attendre en vous posant des questions ? Où vous chercheriez à avancer de votre côté ? Parce que vous ne penseriez qu’à ça… Nuit et jour vous seriez hantée par ce qu’a vécu votre enfant, par ses derniers instants. Et ça ne vous lâcherait pas. Alors je vous le redemande. Que feriez-vous ?
La tasse se remit à tourner, cette fois-ci elle me regarda pour me répondre.
— Je ne vais pas revenir sur ce que je vous ai dit en arrivant, je suis à vos côtés. Mais mon devoir est de vous mettre en garde. Laissez tomber ! Faites-nous confiance, dans moins de quarante-huit heures, tout sera terminé, le coupable sera écroué. Je ne peux rien vous dire de plus. Laissez-nous faire, on le tient ! Faites-nous confiance et patientez ! On le tient ! Juste quarante-huit heures…
J’avais envie de balancer ma tasse à travers la pièce en hurlant, mais ce n’était pas la réaction du personnage de femme perdue que je m’étais construit. Au lieu de cela, je baissai les yeux, et me tournai vers la fenêtre face à l’évier. Ça, c’était bien. De la sobriété qui allait la toucher. Ça fonctionna parce qu’elle se leva, s’avança, et posa ses mains sur mes épaules.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né le 26 août 1971, Chris Loseus est l’auteur de nombreux thrillers, romans de science-fiction et horreur. Amoureux des grands espaces, il vit dans les Alpes avec sa femme et ses enfants. Il se rend régulièrement aux États-Unis pour être au plus proche de ses intrigues. Depuis la parution de Nouvelle ère en 2013, Chris Loseus a séduit plusieurs dizaines de milliers de lecteurs.

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Couverture

Page de titre

L’amour d’une mère pour son enfant ne connaît ni loi, ni pitié, ni limite. Il pourrait anéantir impitoyablement tout ce qui se trouve en travers de son chemin.

JUSTE APRES LA DÉCOUVERTE

— Lieutenant Floyd ?

— Oui !

— On a un problème !

— Quoi ?

— Je… Venez ! On vous attend !

— Où êtes-vous ?

— Du côté d’Universal… Sous le pont de Lankershim Boulevard, du côté des studios.

— J’arrive !

— Bordel ! Ces trucs-là ne devraient pas exister ! Faites vite ! Je n’aimerais pas être à votre place pour l’annoncer…

CHAPITRE UN FUNÉRAILLES

1

Des parapluies noirs, c’est l’image que je garde de cette journée. Une ligne sombre devant le petit cercueil blanc de Debbie et le son mat des gouttes de pluie tombant dessus. C’est à peu près tout, avec la pensée que ce déluge était anormal sur la côte ouest.

La terre la pleurait, et il fallait que tout soit empreint de tristesse autour de nous. Le pasteur faisait son boulot, même si, je n’en ai aucun souvenir, à part la vision burlesque et décalée d’un gamin sur la pointe des pieds qui tirait la langue en levant un parapluie pour l’abriter. Ça, et son timbre de voix nasillard et chevrotant.

Le petit corps allongé dans la caisse blanche était étranger à la communauté. On n’allait pas à la messe Debbie et moi. L’homélie était sans passion, elle n’était qu’une jeune fille assassinée avec cruauté dans un quartier touristique de Los Angeles. Je restai immobile, étrangère à ce qui se passait autour de moi. L’image des deux policiers qui avaient débarqué pour m’apprendre la nouvelle au cœur de l’agitation des studios me hantait.

Et une foutue question.

Pourquoi ?

À part le gamin sur la pointe des pieds, un rouquin à peine plus âgé que Debbie, il n’y avait que le cercueil immaculé exposé devant la terre éventrée, grasse, humide. Et puis ma mère, qui me regardait en m’accusant.

L’homme sous le parapluie continuait son discours, et j’aurais parié qu’il parlait dans le vide. Les personnes présentes, celles qui étaient en première ligne, que je pouvais voir, ne m’étaient pas inconnues. Elles aimaient les belles pelouses, la lumière du soleil, celle des projecteurs et des appareils photo aussi. C’est ce que veulent les gens du coin. Qu’ils soient figurants, auteurs ou producteurs, tous souhaitent la même chose, être dans la lumière. Je leur étais reconnaissante d’être là. Les gouttes éclataient lourdement sur le sol et giclaient le long de nos mollets en nous refroidissant. Sûr que ça devait les incommoder autant que la boue qui s’accrochait au bas de nos vêtements. On était loin de la carte postale de L.A. Il n’y avait que l’eau froide, la mort d’une enfant, et les parapluies noirs alignés devant le cercueil blanc.

J’aurais dû écouter les mots réconfortants, mais j’en étais incapable. Mon esprit vagabondait : le souvenir de sa peau contre la mienne juste après l’accouchement, ses petits cris et la délicatesse de sa main s’enroulant autour de mes doigts. C’était comme une bobine de film qui se déroulait. Les longues siestes dans le landau quand je bossais sur l’écriture d’une série, la première fois où elle avait dit maman en zozotant et la chaleur que ça m’avait procurée. Le regard qu’elle avait quand elle me posait une question et qu’elle en attendait la réponse. Ses premiers pas, ses premiers tours de roue sur son vélo sans roulettes… Jusqu’à remonter à ce que nous partagions ces derniers temps, nos dimanches après-midi lovées l’une contre l’autre sur le canapé à visionner des feuilletons débiles. On baissait le son et on s’amusait à inventer des dialogues idiots à haute voix. Rien d’extraordinaire, des moments insignifiants qui défilaient dans ma tête… Je réalisais que la chaleur de sa peau, son rire, ses questions… ça n’arriverait plus.

Et puis le petit cercueil blanc réapparaissait et me ramenait à la réalité.

Et la douleur me tordait le ventre.

On avait organisé une réception à la maison après la cérémonie, le genre qu’on prépare pour que tout le monde se retrouve et échange sur le défunt. Un truc censé vous distraire et vous aider à faire le deuil. Mais c’est des conneries tout ça ! Pas pour un enfant. Pas pour votre enfant.

C’était inhumain, je n’aspirais qu’à m’isoler, à prendre des somnifères pour m’en aller loin de la réalité.

Au lieu de ça, il me fallait être au centre de la foule qui envahissait la maison et essayer de faire bonne figure en regardant tout ce monde habillé de noir s’empiffrer. Un gros type parlait avec une starlette en mâchant un club sandwich ; je voyais les miettes collées autour de sa bouche. La jeune nana l’écoutait, trop proche de lui. Je connaissais le milieu, cette fille trainait aux studios, je l’avais croisée quelques fois. Ils sont nombreux comme ça, à occuper le terrain à chaque occasion, souvent informelle, dans l’espoir d’obtenir un rôle et prendre leur part de lumière. Le gros à la bouche pleine qui se laissait approcher d’un peu trop près ne m’était pas inconnu. Un producteur à la réputation sulfureuse qui n’avait rien à faire ici. Son heure de gloire était derrière lui. Leur comportement était déplacé pour les circonstances, mais ils s’en fichaient. Je n’avais aucun doute sur ce que venait chercher cette fille en assistant aux funérailles de Debbie. Lui, je crois que ça lui faisait passer le temps, on le voyait partout. Ils étaient nombreux comme eux, à être là, ce genre de choses se pratiquait dans le milieu. Moi-même, des années plus tôt, je l’avais fait. C’était un moyen comme un autre de se faire un réseau. Je dis ça parce que c’est important pour la suite : je savais qui était dans ma maison.

J’aurais pu douter, j’étais fatiguée, je crevais de l’absence définitive et brutale de Debbie. Mais je scannais inconsciemment chaque personne présente. Les proches, les connaissances, et les moins que ça. Cette sous-catégorie d’Hollywood qui est prête à tout pour élargir son réseau. Pour réussir !

Il y en avait ce jour-là dans mon salon, des moins que ça, après l’enterrement de ma fille. Ils savaient comment franchir les portes, connaissaient les ficelles. J’en sais quelque chose parce que j’en avais fait partie en arrivant dans la cité des anges des années plus tôt.

Des starlettes, des auteurs inconnus qui discutaient fébrilement avec des producteurs, des réalisateurs et des acteurs. Ils passaient d’un groupe à l’autre comme s’ils se trouvaient à un dîner mondain. Des visages que j’avais aperçus sur les plateaux ou dans les allées de Studio City. Les moins que ça n’étaient ni des amis ni des proches. Ça me révoltait de les voir faire leurs petites affaires, mais je n’avais pas la force de les jeter dehors. Ceux que je connaissais vraiment me prenaient par l’épaule et m’attiraient à eux pour me murmurer des condoléances. Condoléances, quelle connerie quand on y pense. Un concept inutile, parce que qui pouvait participer sincèrement à ma douleur ? J’ai le souvenir d’être restée là, muette, sentant des mains se poser sur moi, entendant ce foutu mot, condoléances, en boucle. J’étais seule, entourée par cette foule, alors que je crevais de douleur.

Ma mère assurait le confort des personnalités présentes. Ça l’avait toujours excitée que sa fille soit dans le showbiz, qu’elle côtoie des stars. C’est comme ça qu’elle le disait. Des stars… Elle passait d’un groupe à l’autre, glissait un petit mot, veillait à ce que l’équipe du traiteur fasse bien son job. Sauf qu’elle m’abandonnait au milieu de la foule et des mains qui se posaient sur mon épaule. Je pouvais en sentir le poids, même lorsqu’elles se retiraient. Condoléances… Le mot dansait dans ma tête. Elle avait cette froideur, ma mère, ma seule famille maintenant, avec son regard plein de reproches.

Je ne saurais dire combien de temps la réception a duré ni combien de fois « condoléances » m’a été prononcé cet après-midi-là, mais je me souviens que la plupart des personnes présentes ont commencé à s’en aller à la tombée de la nuit. Elles s’éclipsaient par vagues en venant me toucher l’épaule avec une petite voix chuchotée qui me chatouillait l’oreille. Condoléances…

Il y a une hiérarchie dans les départs, c’est une chose que j’ai apprise ce soir-là. Ceux qui vous apprécient s’en vont les premiers. Ils comprennent qu’ils doivent vous laisser seule avec votre douleur avant que vous ne vous écrouliez. La seconde vague, celle des proches, vous quitte en vous promettant de vous rappeler et ne manque jamais de vous proposer de vous héberger pour quelques jours… Ce sont vos amis, ceux sur qui vous pouvez compter. Et puis restent les moins que ça qui n’ont pas remarqué que la maison s’est vidée. Ils papotent tandis que l’équipe du traiteur débarrasse silencieusement le buffet, mais ils ne voient rien, trop occupés qu’ils sont à gérer leurs petites affaires. Debbie ? Ils l’ont déjà oubliée. Le cercueil blanc n’est plus qu’un vague souvenir. Ils écoutent les promesses faites par leurs nouveaux contacts, votre douleur ne compte pas.

Au fond du salon, le gros producteur discutait avec la starlette que l’alcool avait fini de désinhiber. La jeune femme lui chuchotait à l’oreille. Il l’écoutait, le visage rubicond, la cravate dénouée, en chancelant sur ses jambes. Je le remarquais du coin de l’œil en saluant les rares personnes qui se présentaient encore à moi avant de s’en aller. La plupart des moins que ça disparaissait sans politesses, la porte s’ouvrait et ils s’évaporaient dans la nuit. Je voulais être seule et m’écrouler sur mon lit. Ma mère discutait avec eux — elle ne pouvait pas savoir qu’ils n’avaient rien à faire ici.

J’avais imaginé que les flics chargés de l’enquête seraient là pour observer s’il n’y avait pas un comportement suspect. C’est le genre de choses que j’aurais glissé dans l’un de mes scénarios. Les deux policiers en retrait, détaillants chaque participant aux funérailles. Mais c’est des conneries tout ça, un truc que l’on ne voit que dans les films, parce que je n’avais eu aucune nouvelle de leurs services depuis trois jours.

Debbie avait été trouvée au pied d’un pont, là où Lankershim Boulevard et Cahuenga Boulevard se rejoignent, presque en face de l’entrée numéro 3 des studios, celle que j’utilisais pour me rendre sur le plateau de tournage. Je n’aurais pas dû y être ce jour-là. C’est le genre de choses auxquelles vous pensez après le drame. Vous vous dites que tout aurait pu être différent. Que rien ne serait arrivé si vous n’aviez pas été là. C’était faux — je ne le savais pas encore, je le découvrirais plus tard — parce qu’il lui serait arrivé malheur ici où ailleurs.

C’était les vacances scolaires ; on aimait Debbie et moi profiter de ces moments ensemble. Ma présence sur le tournage n’était pas nécessaire : la saison était écrite, l’équipe n’avait pas besoin de moi. Il n’y avait pas de raison pour que je me rende sur le plateau, mais la production avait un souci avec l’acteur principal de la série. Un truc qui ne lui plaisait pas, il refusait de jouer la scène, il fallait la modifier. Le téléphone avait sonné. On m’avait demandé de venir sur-le-champ pour réécrire la séquence. L’ambiance était tendue entre la star et les équipes. Je n’avais aucune envie de changer quoi que ce soit, mais je savais ne pas avoir le choix. Debbie souhaitait m’accompagner, elle aimait les studios et les gens qui y bossaient. J’étais montée me préparer pendant qu’elle s’amusait dans sa chambre en m’attendant.

Un début de journée banal.

Elle avait disparu depuis quelques heures seulement, je n’avais pas souvenir de l’avoir vue s’éclipser. Tom Bellack refusait chaque proposition que je faisais. Nous étions tous à cran sur le plateau, Debbie circulait librement dans les studios. L’endroit était sécurisé. Pourquoi me serais-je inquiétée ? C’est ce que je pensai en voyant un homme et une femme avancer vers moi au milieu de l’agitation. Je ne les connaissais pas, mais j’avais suffisamment observé le comportement des flics pour savoir ce qu’ils étaient. Leurs visages étaient graves, je me souviens m’être arrêtée de parler alors qu’ils stoppaient devant moi.

— Madame Neylan ?

Je gardais en tête que Debbie était quelque part dans les studios. Elle faisait toujours un tour lorsque nous venions et que ça durait. J’étais là depuis trois heures. Quand avait-elle disparu ? Elle jouait entre les câbles et les caméras. Ça faisait presque une heure que j’étais arrivée quand je m’étais aperçue de son absence. J’avais demandé autour de moi si quelqu’un l’avait vue, mais l’équipe était comme moi, on bossait, ne faisait pas gaffe. Les flics avaient débarqué deux heures après. Le ton officiel ne trompait pas. Avant même qu’ils n’aient ajouté quoi que ce soit, j’avais compris.

Autour, il y avait de l’agitation, des gens qui parlaient, la star vexée qui balançait ses jérémiades… Et puis ce flic qui restait silencieux, attendant ma réponse à sa question.

— C’est moi, oui.

Il était mal à l’aise, se forçait à me regarder dans les yeux. Ses lèvres tressautaient, un tic nerveux surement. Il sortit un petit étui de sa poche et l’ouvrit. Il y avait un badge de la police avec son nom écrit dessus. Morgan Floyd.

— Savez-vous où est votre fille, Madame ?

— Non !

— On vient de la trouver à moins de cinq cents mètres d’ici… Je suis désolé…

Désolé !

J’eus la sensation d’être aspirée dans un trou d’air. Mon cerveau manqua d’oxygène, mes jambes flanchèrent.

C’est ce qu’on redoute le plus. Ce qui ne doit jamais arriver ! Un flic qui débarque pour vous annoncer la mort de votre enfant. Debbie n’était pas en âge de conduire ou de sortir. Elle était là, à mes côtés, peu de temps avant. Elle avait disparu, mais l’endroit était sécurisé. Mes vieux amis du poste de garde, ceux de ma période moins que ça, la connaissaient. Jamais ils ne l’auraient laissée quitter les studios sans moi.

C’était brutal, violent, impossible.

Il fallait que je le fasse répéter. Comme si ça pouvait changer quelque chose, comme si les mots allaient être différents…

— On l’a retrouvée il y a moins d’une heure, madame Neylan, ajouta-t-il. Au pied du pont sous Lankershim Boulevard. Elle a été assassinée…

Mon ventre se contracta, se retourna. Debbie. Ma fille, mon enfant… assassinée ! Quelque chose en moi ne voulait pas entendre.

— Vous faites erreur. Ma fille est ici, aux studios. Elle ne peut pas être sortie. Personne ne l’aurait laissée s’en aller si je n’étais pas avec elle. Ça n’est pas elle… Ça n’est pas ma fille !

— Je suis désolé, madame Neylan, reprit le lieutenant. On l’a retrouvée à quelques mètres des studios. Les gardiens l’ont identifiée… Vous devrez le faire aussi, mais il s’agit bien d’elle, ça ne fait pas de doute. Je suis désolé, répéta-t-il.

Aucun son ne sortit de ma bouche. Si j’avais écrit cette scène, mon héroïne aurait hurlé. Elle se serait levée brusquement, aurait tapé des poings sur la poitrine du flic en criant que ce n’était pas possible. C’est le truc qui vient à l’esprit : une réaction violente avant de s’effondrer. Mais ça ne se passa pas comme ça. J’étais sonnée, groggy. Personne ne semblait avoir remarqué la présence des deux flics sur le plateau. Je croisai et décroisai mes doigts fébrilement. Je me souviens avoir répété en boucle « Pas Debbie ! Pas Debbie ! », sans pouvoir faire quoi que ce soit d’autre. C’était… irréel !

J’écris des histoires avec des scènes comme celle-ci. Des agents de police viennent sonner à une porte pour apprendre aux familles que leurs enfants ne font plus partie de ce monde. Les meurtres, la folie de l’humain et la violence, c’est mon gagne-pain… Mais rien ne nous prépare à vivre ça. C’était ma fille ! Pas un scénario qui boosterait l’audimat. Son visage innocent m’apparut et ça me fit mal à en crever ! Assassinée.

Je me dédoublais — une Heather déchirée, l’autre froide, presque détachée, gardant l’esprit clair. C’est la seconde Heather qui posa la question :

— Comment ?

Le flic baissa les yeux. Il y a plusieurs degrés dans l’atrocité. Debbie était morte, mais ce n’était que le premier niveau. Venait ensuite : « Comment ? ». Il se racla la gorge, jeta un coup d’œil à sa collègue silencieuse et se tourna vers moi. J’écoutais. Les mots cognèrent comme des coups de poing dans ma tête. Je fermai les yeux. J’étais Debbie, je ressentais sa peur, jusqu’à ce qu’elle finisse allongée au pied du pont.

Il exposa les faits avec délicatesse en m’épargnant les détails les plus sordides. Mais j’y reviendrai plus tard… Ce que je veux dire, c’est que le jour des funérailles de Debbie, aucun flic n’était présent.

Et c’est important. Parce que rien de ce qui a suivi ne serait arrivé si ç’avait été le cas.

S’il y a un point de départ à la suite des évènements, c’est celui-là. Il ne restait plus grand monde dans la maison, la nuit tombait, les derniers moins que ça s’en allaient. Mon scanner mental m’envoyait un signal pour chaque personne qui franchissait la porte, associant un nom, un contexte. Et ça fonctionnait pour chacun d’entre eux.

Sauf un !

Un homme que j’avais aperçu sous l’un des parapluies noirs au cimetière. Je ne me souvenais pas de son visage, mais de ses vêtements si : un pantalon noir, un blouson des Dodgers et une paire de chaussures de marche. De ses cheveux aussi : fins, mi-longs, lisses…

Il s’apprêtait à sortir et se déplaçait avec les épaules voutées, comme s’il allait foncer dans une mêlée. D’autres comme lui, s’en étaient allés sans me saluer. Ils étaient nombreux chez les moins que ça à l’avoir fait. Mais lui, ne faisait pas partie des moins que ça.

Cet homme au blouson des Dodgers et aux grosses chaussures de marche m’était complètement inconnu. Il était venu aux obsèques de ma fille, était entré dans ma maison, sans que je ne sache de qui il s’agissait.

Pourquoi ?

J’aurais dû sortir, le rattraper devant la maison, lui demander ce qu’il faisait là. C’est comme ça que j’aurais écrit la scène dans l’un de mes scénarios. Je ne l’aurais pas laissé s’en aller sans comprendre qui il était. Mon héroïne l’aurait vu, il y aurait eu une alarme dans sa tête et elle serait partie à sa rencontre.

Mais ce n’était pas un scénario… Dans la vie, les choses sont rarement parfaites, pas vrai ? Moi, dans la triste réalité de cette journée, je n’en avais pas la force.

C’est dommage, parce que si je m’étais rendue dans la chambre de Debbie avant son départ, je l’aurais poursuivi.

Mais il y avait du monde. J’avais des obligations.

Et je n’y étais pas montée.

2

Debbie avait eu un père. Un homme que j’avais connu peu de temps après avoir débarqué à L.A. J’étais jeune, insouciante, la tête pleine de rêves. J’avais fait la route depuis le Wyoming dans la Honda Civic fatiguée que je me trainais depuis l’université. Les pneus étaient usés, le moteur toussotait, et la vitre côté passager ne descendait plus. Je n’avais pas de contacts dans le milieu du cinéma, juste une adresse pour dormir — une chambre de 12 m2 chez une vieille femme à la voix rauque de fumeuse — et un job à l’Universal Bar & Grill sur Lankershim Boulevard. J’étais excitée comme une jeune femme d’à peine 23 ans peut l’être en arrivant dans la cité des anges. Un doux nom pour un univers impitoyable. Je me foutais de ça à cet âge-là, j’étais forte de mon envie, de ma passion et de mon diplôme universitaire récent, un MBA d’écriture scénaristique que je croyais naïvement être un sésame. J’avais envoyé des lettres aux différents studios de la ville, aux chaines de télévision, aux boites de productions… Les retours étaient les mêmes, toujours, arrivant dans une enveloppe blanche avec un courrier type de refus. Ça ne fonctionnait pas comme ça. Il fallait se faire connaître, évoluer dans le milieu. Je n’avais encore rien écrit et mon diplôme ne valait rien. C’est pour ça que j’avais fait le choix d’aller là où tout se passait, parce que je n’avais pas la patience de pondre un texte dans la ferme familiale loin de l’agitation et de la lumière d’Hollywood. Le Bar & Grill, c’était un job qui me permettait de payer ma chambre, mais c’était surtout une proximité avec le Backlot d’Universal Studio. À une centaine de mètres seulement de mon rêve. Personne ne s’arrêtait là hormis des locaux et quelques touristes perdus qui préféraient aller sur City Plaza pour y manger les merdes des restaurants à thème. Sa proximité me permettait de me rendre devant l’entrée numéro 3 — pas celle ouverte au public, mais l’autre, faite pour ceux qui y travaillaient — et de discuter avec les gardiens. Les détenteurs du sésame pour le temple sacré… On a fini par sympathiser, je restais à ma place, papotais avec eux, saluais les conducteurs qui s’arrêtaient à côté de la guérite — des machinistes, des producteurs, des acteurs, des assistants qui venaient bosser. Je me faisais connaître lentement à chacune de mes pauses, jour après jour, jusqu’à faire partie de l’arrière zone des moins que ça.

Je n’avais pas encore accès aux studios, mais je faisais partie du paysage, on m’appelait par mon prénom. Le soir je rentrais dans la chambre que Miss Ellis me louait. Une vieille femme acariâtre qui passait son temps à fumer des cigarettes sur le perron de sa petite maison. Elle ne fumait jamais dedans, toujours dehors, en regardant la vie qui s’écoulait autour.

— Faut bien nettoyer ses pieds, mademoiselle. Je fais pas le ménage pour que vous veniez me crotter le parquet.

C’était le jour de mon arrivée. Les premiers mots qu’elle m’avait adressés. Je débarquais de Casper dans le Wyoming, un coin très éloigné de Los Angeles et de ses codes. Mes trois années à l’université de Columbia m’avaient déjà pas mal dégourdie, mais c’était différent cette fois-ci, j’entrais dans la vie active, et c’était Los Angeles. Le premier contact fut sec, peu courtois, mais je n’avais pas d’autre adresse, pas d’autres choix que de franchir la porte et de rester chez elle. Et grand bien m’en avait pris parce que Miss Ellis, avec son fichu caractère et ses maniaqueries, allait être précieuse pour moi. Elle avait toujours vécu ici, et ça remontait à avant que la ville ne devienne la cité des anges. Ses parents avaient connu la ferme qui se tenait à la place des studios jusqu’en 1912. Elle n’avait pas fait d’études, mais savait coudre. Au début des années 40, elle s’était présentée chez Universal pour proposer ses services et elle avait été embauchée. Une vie à assembler des costumes, à gravir les échelons jusqu’à devenir chef costumière. Tout le monde la connaissait, et elle connaissait tout le monde. Rapiécer les trous aux fesses des plus grands, ça rapproche ! Elle aimait dire ça parce que ça résumait bien ce qu’elle avait fait. Être proche d’eux, les toucher, ajuster, reprendre des coutures. La proximité des petites mains, mais avec du respect toujours, parce qu’elle les mettait en lumière.

— Mes chaussures sont propres, Mademoiselle Ellis.

— Rien n’est propre dehors. Alors, enlevez-les, vous voulez bien ! Suivez-moi. Et retenez que ce sera toujours comme ça ici. On enlève ses souliers et on rentre dans la maison. Comme ça, et pas autrement, c’est comme ça qu’il faudra faire !

Mon entrée dans la cité des anges avait commencé comme ça. Je ne vais pas m’éterniser là-dessus, mais sans elle, je n’aurais peut-être jamais franchi la porte des studios. On tolérait que je puisse entrer, on trouvait des petites choses à me faire faire après mon service au Bar & Grill, et ça m’allait bien. Je portais des verres d’eau, courais voir les costumières, cherchais un accessoire pour une scène. Une sorte de mademoiselle fait-tout qui petit à petit fit partie du paysage jusqu’à faire ce pour quoi elle était venue. Écrire !

On s’était rencontré aux studios le père de Debbie et moi. Je bossais comme Script Fee sur une série, un format de 26 min qui n’était pas diffusé sur une chaine nationale. C’était une étape de franchie — je m’éloignais de la zone des moins que ça et quittais celle des mademoiselle-fait-tout. Les dix mille dollars qu’on m’avait donnés pour bosser sur le pilote me laissaient un peu d’oxygène. J’étais dans la place, les gens se parlaient, je rencontrais du monde, travaillais avec une équipe, et prenais un pied terrible.

Patrick Neylan bossait là, lui aussi. Il était un peu plus âgé que moi, avait deux longs métrages à son actif. C’était peu, mais le dernier avait pas mal marché, les critiques étaient bonnes et c’était surtout un succès commercial. Le genre qui vous propulse en haut très vite. Il finalisait son troisième film et venait de monter sa boite de production quand nous nous sommes rencontrés. J’étais impressionnée, le regardais avec les yeux émerveillés de la jeune fille qui débarque dans l’industrie du cinéma. Excitée, heureuse, et sans un sou ! Il était reconnu, gagnait très bien sa vie, connaissait du monde. Ça aurait dû suffire, mais c’est sa différence qui m’attira chez lui. Il ne recherchait pas la notoriété. Ce qu’il voulait, c’était faire des films : écrire, monter des projets et les réaliser… Son moteur n’était pas le succès, mais la création. On est tombés amoureux. Ça peut paraitre banal. Mais on s’aimait vraiment ! Le milieu, on le fréquentait, avec les contraintes que ça impliquait, mais on restait libres. On s’était rencontrés un soir au Bar & Grill après une séance de travail. J’avais l’habitude d’aller y prendre un verre avec l’équipe d’écriture en fin de journée. La patronne avait toujours été sympa avec moi quand j’y bossais, ça me faisait plaisir d’y retourner. Patrick était là avec une partie de son staff. Ils se détendaient, échangeaient sur ce qu’ils allaient faire le lendemain. Je savais qui il était et j’avais vu ses premiers films. J’ai tout de suite aimé ce qu’il dégageait. Il était prévenant avec la serveuse, et proche de ceux qui l’entouraient. Les membres de mon équipe le connaissaient aussi. Ils sont allés le saluer. Il prit le temps d’échanger avec eux, sans se forcer, naturellement. On a fini par tous s’installer autour de la même table pour parler de nos projets. Et c’était magique, on se comprenait, prenait du plaisir à discuter. On connaît tous ça, pas vrai ? Ces moments où une rencontre se fait, où l’on est sur la même longueur d’onde. On s’est revu, il était pris par son film, mais il passait me voir sur notre studio. Personne n’a forcé les choses, elles se sont faites naturellement jusqu’à ce qu’il pose ses lèvres sur les miennes. On savait tous les deux que c’était une évidence. Je réalise que c’était l’une des plus belles périodes de ma vie. Tout était possible. Je rencontrais l’amour, vivais mes premières heures au sein d’une équipe d’écriture, m’envolais vers une carrière. J’ai bossé sur le pilote de la série et avant même d’en avoir terminé j’avais quitté la petite chambre de Mademoiselle Ellis pour m’installer chez Patrick. On habitait la maison qu’il venait d’acheter au 2241 Betty Ln à Beverly Hills.

J’ai intégré une writer’s room grâce à son réseau — le Graal pour moi — et puis les choses se sont enchainées jusqu’à cette dernière étape, celle de showrunner sur une série qui cartonne depuis sept ans maintenant. Entre temps, on a vécu de belles années, et on a eu Debbie… On était très occupés, mais on s’organisait pour être à ses côtés. Patrick bossait à la maison la plupart du temps quand il n’était pas en tournage. La vie nous souriait et je me rends compte qu’on n’en avait même pas conscience. Notre ascension était rapide, nous étions pris dans un tourbillon, mais on vivait pleinement, ensemble, aux côtés de notre fille qu’on regardait grandir.

Et ça nous rendait heureux.

Ç’aurait pu continuer, mais le sort en a décidé autrement. C’est arrivé bêtement, alors qu’il quittait les studios au petit matin. Lankershim Boulevard était désert. C’est ce qu’a confirmé l’un de mes amis du début, un gardien qui avait vu la scène depuis sa guérite sur Muddy Water Drive — Patrick l’avait salué en prenant des nouvelles de son fils avant de s’engager sur le boulevard en lui faisant un signe de la main… Une belle journée d’été se profilait, le soleil se levait — pas de chance, parce qu’on habitait à l’est et qu’il ne pouvait couper aux rayons du petit matin. Il écoutait la musique d’un film français, qu’il pensait utiliser pour son projet — Camille, d’Erwann Kermovant. Je n’oublierai jamais ce titre, ni cette mélodie. Les notes de piano, la lumière du soleil levant, la route déserte. J’imagine la scène comme une séquence de film. Il devait être fatigué, lorsqu’il engagea la Mercedes sur la voie principale en écoutant la mélodie pour nous rejoindre Debbie et moi. Si tout s’était passé comme prévu, il se serait arrêté dans une boulangerie française et nous aurait apporté des croissants… Il le faisait toujours quand il rentrait tôt. Mais pas cette fois-là ! Un camion de livraison arrivait en face, il transportait des bouteilles de lait qui brinquebalaient en cliquetant dans des cagettes. Le type au volant roulait un peu trop vite, mais qui aurait pu le lui reprocher ? Il était seul et fatigué lui aussi. Il pianotait un texto au moment du choc. Un message débile à l’un de ses amis pour le taquiner sur la défaite d’une équipe de basket la veille. Il n’avait pas eu le temps de l’envoyer ni d’en finir la rédaction. Le vieux Ford qu’il conduisait avait dérivé, évité le terre-plein quelques mètres plus tôt, et franchi la double ligne jaune. Pas de chance, il y aurait pu n’y avoir personne et le type aurait juste eu une bonne frayeur. Mais Patrick était là, fatigué, aveuglé par les rayons du soleil. Quelques secondes plus tard — deux, trois, pas plus — et les choses auraient été différentes.

Sauf qu’il s’engageait sur la route au moment où la fourgonnette traversait la bande blanche sur Lankershim Boulevard.

Le vigile en poste ce jour-là, m’a dit plus tard qu’il n’avait pas souffert.

Je devenais veuve, et Debbie orpheline.

Elle avait sept ans.

C’étaient ses premières funérailles.

Les suivantes furent les siennes.

3

— Tu n’as pas été très présente !

Je rangeais la vaisselle dans l’un des placards de la cuisine. La maison s’était définitivement vidée, il fallait que je m’occupe pour fuir les pensées qui ne me quittaient pas… Debbie !

J’avais mal… L’évidence était là, le côté irrémédiable des choses. Et personne ne pouvait rien pour moi. Il fallait que je souffre, que le temps passe pour que j’apprenne à vivre avec son absence. J’empilais machinalement les assiettes sans avoir envie de parler. J’espérais que ma mère comprendrait, qu’elle respecterait ce besoin d’être seule avec ma douleur.

Elle ne le fit pas. Je ne m’étais pas retournée — mieux valait ne pas la regarder — mais je la savais campée les pieds à dix heures dix, les mains sur les hanches comme elle le faisait déjà trente ans plus tôt dans notre maison de Casper quand elle me sermonnait. En y repensant, c’était amusant, parce que c’était souvent, déjà, pour ce genre de chose qu’elle le faisait. Les autres… Ce qu’il fallait que je fasse, que je dise… pour être une bonne petite fille. Les autres… On y revenait. Je pensai qu’elle n’avait peut-être pas remarqué le comportement déplacé des moins que ça, j’eus envie de le lui dire, et puis je laissai tomber. Pas la force de rentrer dans une discussion, je voulais juste finir de ranger cette foutue vaisselle et aller m’allonger pour être seule.

— Ils sont venus pour te soutenir, poursuivit-elle comme un reproche. Ils étaient là pour toi ! Et tu es restée dans ton coin. Des gens importants ! Qui ont pris le temps de se libérer alors qu’ils sont très occupés. J’ai parlé avec Bob Rivera, il était en tournage à New York, il est revenu spécialement pour être à tes côtés. J’ai bien vu que tu ne lui as même pas adressé la parole. Il y a des choses qui ne se font pas, Heather. Ces gens sont venus pour toi !

Je ne voulais pas faire d’histoires. Mais je savais que ça allait arriver, que je ne pouvais pas l’éviter. Ce n’était pas qu’à cause des autres. Elle était en colère, c’était plus fort qu’elle, et il lui était impossible de passer outre. Le petit cercueil était descendu au fond de son trou, la terre l’avait recouvert, elle pensait que c’était le moment, qu’il fallait que ça sorte, elle se l’autorisait. J’avais mal à en crever, je ne voulais pas ça et pourtant j’allais devoir affronter ma mère le jour des funérailles de ma fille.

— Je n’étais pas bien maman. J’aurais dû être seule, ajoutai-je, et aimerais le rester encore…

— C’est un peu facile de dire ça, tu ne crois pas ? Pas bien… Évidemment ! Pauvre Debbie… Si tu ne l’avais pas laissée toute seule aux studios, si tu avais seulement gardé un œil sur elle…

Je serrai l’assiette que j’avais en main. Je ne voulais pas de ça, c’était la dernière chose que je souhaitais. Mais elle avait appuyé sur le bon bouton, là où ça faisait mal. L’assiette partit toute seule. Je me retournai pour la voir traverser la pièce et éclater contre le piano de cuisson… En moi-même je pensai : raté ! Elle s’était tue et regardait les morceaux de porcelaine étalés sur le parquet. Je me dis qu’elle avait compris, qu’elle allait s’excuser et me laisser tranquille.

Au lieu de ça, elle releva des yeux déterminés sur moi.

— Qu’est-ce que tu crois ? Que ça ne me fait rien à moi ? Mais bon sang, si tu avais été responsable ! Si tu t’étais occupée d’elle, on n’en serait pas là… Elle serait encore là aujourd’hui !

Que pouvais-je lui répondre ? C’était ce que je me répétais en boucle. Pourquoi fallait-il qu’elle me le reproche, elle aussi ? Je la regardai, elle était campée sur ses jambes, les pieds à dix heures dix. Elle avait vieilli. Elle aussi souffrait. Mieux valait qu’elle s’en aille. J’avais besoin d’être seule et elle venait de franchir la ligne. « Dehors ! », c’est ce que je m’entendis lui dire. Il n’y avait pas de discussion possible, je ne savais pas si je serais capable de lui pardonner. Il fallait qu’elle parte.

— Dehors ! Prends tes affaires et fiche le camp !

Elle restait droite à me regarder, comme si elle n’avait pas compris.

— Dehors ! répétai-je. Fous le camp ! Et ne reviens jamais.

Je savais que c’était excessif, mais ça me fit du bien. Et le mal qui me rongeait me rendait folle. Fallait que ça sorte. J’ajoutai :

— Fous le camp !

— Comme tu voudras ! Tu vas rester seule. Je ne voulais pas que ça se passe comme ça. Je suis…

— Dehors ! je hurlai.

Je la regardai monter à l’étage pour récupérer ses affaires. J’étais incapable de bouger et restai plantée dans la cuisine, les mains sur l’évier, me forçant à respirer lentement en attendant qu’elle s’en aille. J’entendais ses pas au-dessus de ma tête, mais ma mère était organisée, alors ça ne dura pas. Elle redescendit, la porte d’entrée claqua et je m’avançai vers la fenêtre pour la voir s’en aller. Elle tirait sa petite valise derrière elle en boitillant, son téléphone portable dans sa main libre. J’eus envie de sortir, de lui demander de revenir. Mais ses paroles m’avaient fait mal, j’étais à vif et lui en voulais, alors je ne le fis pas. J’imaginai qu’elle devait appeler un taxi et qu’elle s’en irait dans un hôtel de la ville. Son retour était programmé cinq jours plus tard. Peut-être qu’elle rentrerait avant. C’était ce que j’espérais.

Rester seule… Ses derniers mots me revinrent alors que je la regardais s’éloigner.

Seule…

4

Quand la porte fut fermée, je pris conscience du silence dans la maison. Il fallait que je m’occupe, mais j’en étais incapable ; plus de force, plus d’énergie, juste le vide et la douleur. Le médecin m’avait prescrit des somnifères, des antidépresseurs et tout un tas de trucs qui étaient censés m’apaiser. Je pris les comprimés et décidai de sortir sur le perron. Il ne pleuvait plus, mais l’humidité remontait. Je m’enroulai sous un plaid et m’installai sur le fauteuil à bascule. Au fond du jardin, la balançoire oscillait mollement au bout de sa corde. Ça me déchirait le cœur. Je revoyais Debbie dessus, poussée par son père, j’entendais ses rires et les encouragements de Patrick. Ils me manquaient tous les deux. Je devais rester seule, continuer à vivre sans eux. Je ne savais pas si j’en avais la force. C’était trop. Et tout ici me les rappelait. Après l’accident de Patrick, je m’étais demandé s’il ne valait pas mieux revendre la maison, changer d’adresse. Mais Debbie ne souhaitait pas partir. C’était chez elle, elle y avait des souvenirs avec son père, et elle voulait vivre avec. C’était ce qu’elle m’avait répondu quand je lui avais posé la question. En regardant le jardin, la piscine éclairée qui m’observait de son œil borgne, je vis Debbie, les mains sur une planche, qui apprenait à nager en battant frénétiquement des pieds. Elle éclaboussait la plage autour et les transats en progressant poussivement. On se regardait tous les trois — le soleil nous chauffait la peau, les téléphones portables étaient coupés, c’était notre moment à nous. Debbie soufflait, recrachait de l’eau, riait et criait en même temps. On était heureux. Debbie nous rendait la vie plus belle, jour après jour. Il aurait fallu profiter de ces moments-là, en avoir pleinement conscience, même si c’est idiot comme pensée, parce qu’on sait déjà tout ça.

Ma mère était mieux elle aussi depuis l’arrivée de Debbie. La longue maladie de mon père ne l’avait pas épargnée. Elle était restée à ses côtés jusqu’à ce qu’il finisse par s’éteindre, rongé par le crabe. Elle avait regardé son cercueil entrer en terre, et elle avait cessé de sourire. Debbie lui avait redonné le goût de vivre. Elle venait régulièrement passer du temps avec elle pendant les vacances scolaires quand on bossait, Patrick et moi. Et c’était encore plus fréquent depuis qu’il était parti. Elles étaient complices, je voyais ma mère heureuse de nouveau.

Les médicaments commencèrent à faire effet, la fatigue me gagna, mes yeux se fermèrent. La balançoire oscillait toujours mollement sur la branche du chêne et je stoppai mes allers-retours mécaniques sur le rocking-chair en pensant à la chambre de Debbie. Je ressentais le besoin d’y monter même si je savais que ce serait difficile.

Je restai un long moment à regarder le dessin qu’elle ne finirait jamais. Son lit était en désordre. La femme de ménage avait pour consigne de ne plus entrer dans la pièce, comme si ça pouvait changer quelque chose. Ne pas ranger ses affaires n’y changerait rien. N’empêche que je ne pouvais me résoudre à plier le pyjama en boule au bout du lit. C’était au-dessus de mes forces. Je m’installai sur la chaise devant le bureau et mis en marche l’iPad. Debbie n’avait pas installé de code. Je savais que ce que j’allais voir allait me faire du mal, c’étaient les dernières images de ma fille. Elle portait le sweat-shirt à capuche bleu marine qu’elle avait enfilé ce matin-là et faisait une chronique sur un livre. Un truc qu’elle faisait pour elle, sans partage sur les réseaux sociaux. Trop tôt, pas à dix ans. Mais elle aimait en visionner sur le net, et elle voulait faire les siennes avec ses mots, sa personnalité. Pour la énième fois, je cliquai sur « play ». Debbie s’anima à l’écran. Un doigt en gros plan qui se retire, puis la mise en route de la vidéo.

— Bonjour les amis, aujourd’hui je vais vous parler de mon livre préféré. Un truc génial écrit par un français avec un drôle de nom, Antoine de Saint-Exupéry. Un aviateur qui a écrit cette belle histoire, Le Petit Prince. C’est pas un livre récent, mais quel livre ! C’est mon papa qui me l’a fait découvrir… et depuis je le relis régulièrement. Et vous savez quoi ? À chaque fois je découvre quelque chose de nouveau. C’est comme s’il y avait plein de choses cachées dans ce texte, et on en découvre de nouvelles à chaque fois en le relisant. Il y a tellement à dire sur Le Petit Prince… Mais il y a une phrase qui depuis le début est dans ma tête. Vous voyez, le genre que vous entendez une fois et qui reste toujours. C’est mon père qui me l’a lue en premier. Elle est toute simple cette phrase, mais quand on l’entend on l’aime tout de suite. Et on finit par la garder tellement elle est belle. Écoutez ! C’est simple et tellement beau. On ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux. C’est pas choupinou ça ? Papa me disait que dans cette phrase tout était dit. Voir avec le cœur je ne comprenais pas au début, mais maintenant c’est clair… On aime quand on prend le temps de découvrir. C’est pas possible autrement… Il faut prendre le temps d’apprendre à connaître. Regardez, vous avez un chat, il est unique, c’est le vôtre… Et puis il y a les autres chats… Vous ne les voyez pas de la même façon, vous ne les voyez pas avec le cœur… Papa disait qu’il faudrait qu’on se connaisse tous… Comme ça il n’y aurait plus de guerre, que c’est parce qu’on ne se connaît pas qu’il y a des guerres. On a peur de ce que l’on ne connaît pas, c’est ce qu’il disait. Et cette phrase du Petit Prince dit ça… Il cherche à comprendre qui sont ceux qu’il rencontre sur sa route — en tout cas c’est ce que je crois — pour savoir qui ils sont, pour qu’ils soient uniques, sans se fier aux apparences. Alors, allez-y, lisez Le Petit Prince… Si seulement on pouvait tous se connaître… Si seulement on pouvait tous se voir avec le cœur… (Debbie est interrompue, Heather entend sa propre voix qui appelle.)

— Debbie ! On va y aller, tu es prête ?

Le visage de sa fille se détourne de la caméra pour lui répondre.

— Oui m’man. J’arrive ! Je finis juste un truc. J’arrive.

— Vite, je t’attends dans la voiture.

— Bon les youtubeurs vous voyez… Va falloir que je vous laisse. Maman doit aller aux studios, et je vais l’accompagner. Mais souvenez-vous ! Le Petit Prince, d’Antoine de Saint-Exupéry… C’est comme une friandise, alors n’hésitez pas ! Bisous.

Je regardai son doigt avancer pour stopper la vidéo et l’image se figer.

Et me mis à pleurer.

Il n’y avait pas que la mort de Debbie… Il y avait aussi comment c’était arrivé. Le lieutenant Floyd m’avait épargnée en me l’apprenant, mais il avait fallu que je me rende à l’hôpital pour confirmer qu’il s’agissait bien d’elle. Peut-être aurait-il dû m’avertir avant que je ne la voie. Sans doute ne savait-il pas comment faire. Il m’avait parlé de l’essentiel, avait répondu à mes interrogations. Debbie n’avait pas subi de sévices sexuels — c’était ma première crainte et dans ma douleur je m’étais sentie un peu apaisée en l’entendant me dire que non.

Rien ne vous oblige à vous rendre dans les couloirs des sous-sols de la morgue en 2020 à L.A. On peut entrer dans un bureau et regarder le corps sur un écran. Et on répond oui ou non. Le lieutenant avait dû penser que l’identification se passerait comme ça, sans contact, et qu’il n’était pas nécessaire de me parler de ce qu’elle avait subi. J’imagine qu’il l’aurait fait, mais plus tard, pour les besoins de l’enquête. Sauf qu’il s’agissait de ma fille et qu’il fallait que je la touche, que je la sente contre moi une dernière fois.

Il n’osa pas me le refuser et fit l’erreur de ne pas m’avertir pour ses cheveux.

On avait traversé les couloirs déserts du sous-sol à la lumière verdâtre jusqu’à nous rendre dans une pièce vide. Floyd était à mes côtés, sa peau noire virait au gris. Il avait toujours été calme jusqu’à présent. Susan Cobb, sa coéquipière, lui lança un regard quand un type en blouse blanche débarqua en poussant un chariot transportant une housse. J’avais encore l’espoir qu’ils se soient trompés. Ça n’enlevait rien au fait qu’elle ait disparu, mais j’espérais quand même. Je voyais approcher la petite housse noire et son chauffeur. Une roue du chariot couinait. Je pensais que ça n’était pas normal de laisser ça. Un couinement aigu, régulier, qui s’estompait et réapparaissait à chaque tour de roulette. Susan m’avait serrée contre son épaule. Elle avait fait ça spontanément pour me soutenir. L’endroit était froid, entouré de carreaux de faïence blancs.

— On doit vous prévenir…

J’avais relevé la tête. Je savais que ça allait être dur. On se prépare à ça, on essaie toujours. Pour Patrick déjà, j’avais été forte. Mais on n’est jamais prêt pour l’identification d’un être aimé. C’est quand on voit le corps sans vie, qu’on réalise que leur visage ne s’animera plus jamais.

Je savais que ça allait être d’une violence dévastatrice s’il s’agissait bien d’elle. Je n’arrivais pas à parler et regardais l’homme en blanc saisir la fermeture éclair de la housse. Susan Codd lui fit signe d’attendre et reprit.

— C’est un assassinat Madame Neylan. On vous l’a déjà dit. Une enquête est ouverte. Mais on ne vous a pas tout dit… Après qu’elle soit morte, l’assassin lui a prélevé le cuir chevelu. Ne soyez pas étonnée. Nous avons demandé au personnel de l’hôpital de lui mettre une perruque pour ne pas vous choquer.

Je ne voyais pas ce qu’elle voulait dire par prélever le cuir chevelu. Elle fit signe à l’homme que c’était OK, qu’il pouvait y aller.

Je regardai sa main descendre le long du corps. La fermeture éclair glissa, la housse s’ouvrit. Le visage de Debbie apparut. Mon estomac se noua. C’était comme si j’avais un deuxième cœur, là, en bas. Et ça faisait terriblement mal. Elle portait une perruque. Ses traits n’étaient pas paisible s— ils n’avaient pas eu le temps de faire le nécessaire — et son corps était encore figé par la rigidité cadavérique. Sa peau blanche et violacée n’était pas maquillée.

Debbie !

— Elle n’a pas été violée, Madame Neylan, ajouta l’inspecteur Floyd. On en a la confirmation. Il n’y a qu’une trace à son poignet. On imagine qu’on lui a serré le poignet. Sans doute pour la forcer à suivre…

Je regardai le visage et la perruque. Que lui avait-on fait ?