Les pâturages de la nuit - Jacques-André Libioulle - E-Book

Les pâturages de la nuit E-Book

Jacques-André Libioulle

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Beschreibung

Les pâturages de la nuit est l’aventure imaginaire des hommes qui, au Magdalénien, ont peint et tracé le bestiaire de la grotte de Lascaux. Ce livre décrit également leur lutte contre les vandales et les prédateurs. Fils d’un chaman, Igöt est initié, non sans difficultés, à la peinture rupestre. Son village est attaqué par une horde de prédateurs à cheval. Le chaman, son fils, ainsi que les villageois déclenchent alors une lutte sans merci au cours de laquelle Igöt est tué par son frère cadet, Chälk, passé du côté ennemi. Le chaman, blessé, doit fuir avec sa famille, trouver une autre grotte dissimulée et survivre. Succombera-t-il lui aussi ? Que deviendra l’œuvre qu’il a initiée ? saura-t-elle défier le temps ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Philosophe de formation, Jacques-André Libioulle est auteur dramatique et romancier. Porté sur les arts orientaux et japonais en particulier, il recherche une écriture très dense, les temps forts du langage, leur éclat, leurs harmoniques.

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Seitenzahl: 127

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Jacques-André Libioulle

Les pâturages de la nuit

Récit

© Lys Bleu Éditions – Jacques-André Libioulle

ISBN : 979-10-377-8489-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

– Chants de cinabre, (poésie), L’Harmattan ;

– La Déraille, (récit), Édition L’Écarlate ;

– La Ténèbre, Librinova ;

– Demeures du fragile, (Haïkus), Le Lys Bleu Éditions ;

– L’homme qui tremble, (récit), Le Lys Bleu Éditions.

Aux animaux de Lascaux,

À toutes celles et ceux qu’ils ont

fascinés,

Aux animaux d’aujourd’hui,

menacés

Avant-propos

« Le regard que nous portons sur Lascaux aujourd’hui peut faire naître un sentiment de contre-culture. Je ne pense pas au mouvement du “primitivisme” dans l’art moderne (Picasso, Klee, etc.) Je pense au respect des animaux. Comment en serait-il autrement chez des populations animistes ? L’animal n’est pas une chose. Il est une sensibilité, une énergie (à comparer avec la culture actuelle !) D’autre part, la richesse des forêts premières a, j’imagine, attiré plus d’un prédateur ! Ce qui a dû se traduire par le massacre d’animaux, notamment ! J’ai tenté de rendre ceci par la tentative d’installation, par une horde extérieure, d’un proto-comptoir commercial chez ces ethnies vouées à la protection et à la création. Il y a déjà ici l’amorce de ce qui deviendra la société de la surconsommation et de l’extinction que nous connaissons. »

J-A. L

Première partie

I

Là. Debout, blanc, immobile. Le museau tacheté, puissant avec la ganache. Il fait son souffle. On le voit. On le sent. Ce souffle balaie la grotte, jusqu’aux tréfonds des galeries et boyaux. Il rumine. Il regarde au-dedans de lui. Les cornes font comme une lyre. Il est impassible, incrusté dans la pierre gréseuse. L’usure a entamé le poitrail. Par plaques. Elle s’est attaquée au colosse, lui arrachant des lamelles. Des parcelles de corps, sur le sol, font comme des scories. Le temps épuise la roche. Il faudrait interdire la grotte au temps.

Est-ce que les montagnes se souviennent ?

Quand l’animal faisait son souffle dans les herbes ? Et les herbes se courbaient ? Quand il frottait son échine à la chair rêche des arbres ?

Quand il plantait les cornes dans le tronc ? Et le tronc répondait ? Les chênes hauts et durs ont un son.

Il harcelait cette musique dure. Ses oreilles battaient. Il était ivre du son qui revenait dans les cornes. Et il faisait sonner l’arbre encore.

Il broute.

Il broute les herbes et l’espace. Les herbes ont la saveur de la forêt. Elles sont suaves. Elles disent l’épaisseur de l’été. Elles disent que la saison est à mâcher sans fin. Il parcourt, les yeux tranquilles, apaisés, tout l’espace. On sent ça, dans la roche. C’est là depuis avant les années. Quand on ne perdait pas le temps à compter le temps. Quand la lune suffisait, quand les troupeaux s’effilochaient.

C’est le temps qui éreinte tout.

On sent toute la rudesse du cuir de la bête. Là, sur la paroi bosselée. C’est une roche farouche. Au-dehors, les chênes et les pins s’épuisent à gravir les hauts versants. Ils s’arrêtent aux premiers éboulis. Des pierrailles ont dévalé jusque près de la grotte. Tout au-dessus, le premier pin, qui a osé le plus haut, est cassé net.

Il y a les bipèdes aux longues pattes nues, les höms.

Leur groin est tout aplati. Ils n’ont presque pas de poils. Autour des reins, ils ont noué une fourrure. Les höms éructent sans cesse. Ils émettent des cris rauques ou aigus comme des singes. Ils agitent pattes et bras. Tout est colère chez les höms et engorgements râpeux. Ils font peur. Nulle bête n’a ça dans le gosier. Les éructations, c’est une menace qui guette. C’est une grêle, qui retombera en sagaies. Un jour. Ce que doivent supporter les animaux, on ne peut le dire.

II

Des höms ont colonisé la grotte. Tout. Jusqu’au moindre diverticule. Une horde. Puis une autre. Puis des ours ont cherché refuge. Dressés sur leurs arrières, ils ont bondi et fait craquer comme des branches les os des höms. Ils ont cassé et mâché leurs longues pattes nues. Leurs grognements répondaient aux hurlements. Leurs bras, troncs brandis, répondaient aux sagaies. Ils furent suivis de charognards, qui nettoyèrent tous les os.

Le temps des ours passa.

Une nuit immense s’écoula, hors du temps.

D’autres höms vinrent, isolés. Ils virent que d’autres avaient habité ici. On trouva des fémurs, petites masses calcaires que la main broyait. Ces höms-là étaient taiseux. Leurs torches violaient tout le noir de la grotte. Ils frottaient la roche des mains, l’examinaient avec soin. Des torches, s’élançaient des ombres démembrées. L’ombre des morts de la grotte. Elles lacéraient les parois, s’accroupissaient dans les recoins, dévoraient d’un coup les surplombs, revenaient à leurs guets par sursauts massifs, brusques, le corps tapi.

Une terreur.

Ceux-là obéissaient à un chef, un chaman. Le chaman parlait d’un abri nécessaire pour toutes les bêtes. Pour qu’elles soient bienveillantes. Ici. Pour toujours. Sur ces parois évasées ou étranglées, bossues ou saillantes, creusées par un dément.

Tracer.

C’était un geste inconnu. Le monde, quand on le trace sur la pierre, c’est un autre monde, disait le chaman. Quand on incise la pierre, ou qu’on la racle, c’est un monde qui n’est pas la chair. Il est plus que la chair. Il est autre. Il n’est pas comme la poussière de la terre quand le vent souffle toujours sur les traces. Elles disparaissent. Ici, non. Elles demeurent.

Tracer est sacré.

Ils se mirent à genoux devant la roche et firent des murmures, paumes ouvertes contre la paroi. Les sons graves parcouraient toute la grotte, tous les confins, comme des bourdons pacifiques. On ne trace pas d’abord, dit la chaman. On remercie de tout ce qui viendra et qui sera bon pour les höms. On remercie tous les animaux qui attendent dans la pierre. Notre poitrine doit taire son orgueil, le ventre, ses instincts.

C’est un geste sans précédent.

III

Il y a des cerfs rouges. Des taureaux noirs. Des chevaux barbus. Dans un grand entremêlement, vaches et aurochs noirs, les antérieurs superposés à l’échine d’un bison. Il y a un grand cheval rouge et noir et un cerf jaune. Des bouquetins affolés bousculés par la paroi. Il y a un cheval renversé. Il y a un grand cerf à deux cornes parallèles qui pousse devant lui le troupeau désemparé. Il y a des équidés sauvages aux museaux aigus. Il y a un cheval acéphale. Et des aurochs femelles aux fines encornures. Il y a le tumulte. La mêlée de muscles. Et la vache à la corne tombante.

Tous courent. Ou fuient. Tendus vers un rut immense. Une course comme on n’imagine pas. Toute la pierre est engloutie par la course. Quelqu’un, quelque chose appelle. Mais c’est dans la pierre. Très profond dedans. Il faut entendre le meuglement qui bouleverse toute la pierre.

Il faut entendre les sabots, les onglons, vers des pâturages imaginés et des fleurs. Des mufles, des cornes, des échines, par centaines.

Ou le pressentiment d’un destin.

Fuir là où la terre portera des nuages de mort. Où les höms aux pattes nues abattront des arbres, érigeront des enclos, y enfermeront les bêtes et les tueront, par masses entières. C’est très loin encore. Mais c’est inexorable. Ils le pressentent. L’angoisse passe aux petits qui la transmettent, parce que c’est dans la chair et maintenant dans la roche à la mémoire sans fin.

Le vivant mange le vivant. Depuis des siècles de siècles. La terre se dévore elle-même, sans répit. Qui accepterait cela ? C’est terrible. C’est un destin plein de rancune. Imaginé par qui ? C’est ça qu’on lit dans la pierre. Et que tous entendent les herbes frémissantes des champs, le chuchotement des arbres, le geignement doux des vallées. Là où sera le gâchis.

Celui qui vient.

Celui qui est là, déjà, quand un bison déchire le ventre de l’aurochs, quand un félin arrache le cou d’une gazelle.

Quand on y pense, on se fige.

Les bipèdes aux pattes nues savent que l’extinction viendra pour eux aussi, peut-être, après tout le cortège des morts. Peut-être dans une douleur désespérée. Peut-être pourrissant dans un fourré, se desséchant sur un talus, à moitié dévorés. Peut-être immobiles, regardant sans voir. Ressentant encore. Mais quoi ?

Trouver un abri pour la vie. Pour l’indicible. Pour ce qui viendra qu’on ne connaît pas. Et pour les bêtes aussi qui ne peuvent nommer les choses.

Tracer.

Pour que rien ne finisse.

IV

Voilà comment ça s’est fait, comment les bêtes ont été portées par la trace. Accueillies.

Au-delà de la simple image que le temps gratte avec son sadisme de temps. Pour qu’un grand respire de vie soit donné, qu’il se refasse chaque fois qu’on s’arrêtera devant les parois. L’énergie ressuscite les choses. La mémoire, elle, éteint ce qu’elle touche. La vie, c’est ce qui bouge furtivement dans les taillis. C’est la petite ombre qui court. C’est l’arbre qui grince. C’est le cerf qui trempe dans l’eau son museau. C’est ce qui passe et pourtant est toujours là. C’est la demeure du sans fin.

Voilà.

Igöt a appelé son géniteur, le chaman. C’est un höm qui connaît tout ce qui pousse, tout ce qui vit. Pattes longues, sèches, dures, de muscles et tendons. Visage de silex taillé fin. Regard dru, noir, fort. Cheveux longs noirs dans le dos. Igöt a demandé au chaman s’il pouvait faire venir d’autres bêtes. Avec d’autres formes, d’autres fourrures, d’autres têtes, d’autres cris. Celles qu’on ne voit pas dans la plaine. S’il pouvait faire qu’elles viennent, pour jouer avec elles.

— C’est un long voyage, pour les bêtes. Elles peuvent mourir, dit le chaman.

— Pourquoi ?

— La faim. La soif. L’épuisement. Les höms.

— Les höms ?

— Ils tuent souvent !

— Pour manger ?

— Pour s’amuser aussi !

Igöt resta la bouche ouverte.

— Elles se vengeront ! Un jour, prédit le géniteur.

Igöt serra les dents et fut rassuré.

C’était déjà un petit gaillard, allègrement sorti de la mamelle. Le géniteur avait beaucoup travaillé sa femelle. De nuit en nuit, quand la lune montait, il la saisissait, pétrissait ses hanches et roulait ses seins charnus dans ses paumes. Le chaman avait des sons rauques, et des petits cris de plus en plus aigus jaillissaient de la femme. Il la saisissait à pleins bras et il la redressait. Il la labourait alors de son membre et il l’affolait de jouissance. Le chaman fabriquait un petit mâle, bien bâti, au regard qui transpercerait les choses. Qui saurait voir au-delà. Il en était certain.

Igöt, tous les soirs avant de dormir, tentait d’imaginer des bêtes nouvelles. Il jouait avec elles, dociles, dès que s’ouvrait l’œil de l’aube. Allongé à côté de sa mère, il demanda,

— Des höms tuent des bêtes pour jouer ?

— Jamais !

— Mais ils en mangent ?

— C’est pour devenir pareils à elles !

Igöt pleura en pensant qu’un aurochs pourrait mourir devant lui. C’est trop grand, trop fort. Et ça n’attaque personne. Il aurait aimé devenir aurochs. Et comme Igöt remuait sans pouvoir dormir, sa mère plaça la main sur son ventre parcouru de tremblements. Elle psalmodia quelque chose. Igöt tremblait et criait pour devenir aurochs. Alors elle le prit sur elle. Elle l’allongea sur son long corps tiède. Il sentit l’angoisse partir comme une mauvaise ombre. Il s’étira sur cette respiration ronde, tiède, lisse, veloutée comme un fruit inconnu. Il enfonça tout son corps pour atteindre le velouté plus au fond encore. Pour le respirer, le faire entrer en lui. Alors la femelle du chaman, la mère d’Igöt, éclata de rire. Le petit sexe enfantin avait durci. Elle l’enfouit tout entier dans sa main chaude, jusqu’à ce que Igöt s’endormît.

V

Igöt observa que des höms du clan se retiraient dans la grotte avec des torches et des récipients remplis de pâte épaisse, colorée.

— Moi aussi je veux tracer !

— Quoi ? demanda son père.

— Un aurochs !

— Comme celui-là, là-bas dans les herbes ?

— Oui.

— L’aurochs doit d’abord grandir, là !

Le géniteur frappa sa propre poitrine.

— Là !

Le géniteur donna un grand coup à Igöt, juste à l’estomac. Igöt plia sous le coup.

— Place ta main, là !

Igöt plaça la main où il sentait la douleur.

— Là, tu dois mettre ton aurochs, mais aussi les bisons, les cerfs, les chevaux, les félins !

Igöt ne comprenait pas,

— Je veux juste tracer !

Le chaman poussa Igöt en avant, avec violence.

— Va chercher ton aurochs !

Igöt restait à haleter.

— Va dans les herbes !

Sa voix était celle des rocs qui déboulent des hauts versants, âpres et tonnants. Igöt s’enfuit à travers les hautes herbes. Il suivit d’abord la trace de sabots. Puis il distingua bien celle des onglons. C’est énorme un aurochs. C’est dix fois plus grand que Igöt. Il tâta son petit corps, tout blanc. Il parcourut tous les muscles, dépité. Il se trouva soudain tout près d’un aurochs blanc. L’aurochs avait des frémissements sur son poil. Des mouches s’agglutinaient autour de ses yeux. Sa queue fouettait l’air. Il y avait une odeur d’herbe broyée et de carne.

Le rêve n’avait pas raconté ça.

L’aurochs vit Igöt et beugla, fort. Igöt se mit à fuir, hurlant dans les herbes qui le cachaient presque. Il craignit que la bête ne le rattrapât. Mais l’aurochs trottait vers les collines en mâchonnant des feuilles. Igöt claquait des dents. Il courut, à la démence, jusqu’à la hutte, dans un renfoncement de la montagne, et se recroquevilla dans un coin sombre. Son cœur éclatait. La femme du chaman le prit contre elle.

Un peu plus tard, le géniteur rentra et tira Igöt au-dehors, avec une poigne qui meurtrissait ses muscles. Igöt cria. Son père ordonna :

— Dans les herbes, je t’ai dit ! Ou la forêt !

Igöt repéra un aurochs noir, immobile, ruminant. Il y en a beaucoup, mêlés aux aurochs blancs. Cette fois il y alla, ferme, et sentit bientôt la sueur lui couler dans le dos. L’aurochs filait dans des sentiers de poussière tout en lâchant des fèces. Faute de vent, la poussière retombait épaisse. Igöt le vit, grimpant des escarpements, contournant des rocs, puis stoppant pour regarder l’espace et lancer des meuglements irrités. Les aurochs blancs s’écartèrent, loin. Igöt revint bredouille, le cou bas.

— Et s’il est noir ? demanda l’enfant au géniteur en désignant l’endroit où celui-ci avait frappé.

— Il sera blanc !

Igöt était prêt à pleurer devant la tâche impossible.

— S’il est noir, il peut devenir blanc ?

— Pour l’höm, tout est possible !

— Je le veux blanc !

— Ressens-le !