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Des ailes. Un ciel vert. Ou orange. Ou blanc. Des êtres, ni hommes ni femmes, au corps ovale bleu. Une bibliothèque infinie. Des dons. Des pouvoirs en se reliant au Soleil. Et quelqu'un qui cherche quelqu'un. Toujours. « Je m'appelle Louna, j'ai treize ans. J'habite quelque part sur une drôle de planète qui porte le nom de Terre. On y trouve, des forêts, des montagnes, des rivières et même des océans. Moi, aussi loin que je regarde, je vois des immeubles sales, des voitures, des gens qui crient, qui mentent... et je ne me sens pas de ce monde. Je n'ai pas de souvenir précis de mes premières années, juste des images, floues, qui à la fois me font du bien et me donnent envie de pleurer. J'ai l'impression d'avoir vécu ailleurs. Tout était très coloré... »
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Seitenzahl: 567
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Lilith Guégamian a vu le jour, ou plutôt la nuit, au printemps, en Arménie.Elle est née une deuxième fois quatre années plus tard, en France.
Depuis, elle a beaucoup promené ses doigts sur les cordes d’une guitare, ellea composé, chanté, souri, enseigné, douté, inventé des histoires, souri encore,regardé le ciel et les yeux des gens.
L’histoire des personnages ailés des Peuples du Soleil lui est venue très tôt.Elle est restée tout au fond d’elle et a grandi, jusqu’au jour où elle s’est sentieprête à sortir et à vous rencontrer. Enfin.
Cartes extraites du Grand Atlas d’Hadrilano le luxographe1
1 Il existe sur Zartos une telle multitude de noms différents pour désigner un même lieu que l’auteur a préféré ne pas prendre position.
Prologue
1. La planète aux mille couleurs
2. L’Océan de la Connaissance
3. Nuit sans Lune
4. Le Jardin des délices
5. L’autre continent
6. Un soir de pluie
7. Histoire des Peuples
8. Un anniversaire insolite
9. Avant…
10. Le Conseil
11. Sur la falaise
12. Direction la Terre
13. La Valise Mauve
14. … sur l’île blanche
15. Goûter luxclasse
16. Mémoires de vol
17. Gnormus
18. Batailles et princesses
19. Perles dans la nuit
20. Sur une plage bretonne
21. Une autre rencontre
22. Révélations
23. Baignade et petits bonds
24. Triploudec
25. Barbara
26. GN4392
27. Écrans et curry
28. Portes closes
29. Une autre idée
30. L’héxalux
31. La Bibliothèque Infinie
32. Luxmos
33. L’autre Louna
34. Norron
35. Varrav II
36. Réunion obscure
37. Adieux en lumière
38. La voix des planètes
39. Envol
Remerciements
Glossaire
— On se reverra n’est-ce pas ?
— Bien sûr !
— Quand ?
— Je ne sais pas. Papa m’a dit que personne ne restait plus d’une année sur la Terre. Ça veut dire que dans moins d’un an vous serez revenus, c’est sûr !
— Un an c’est beaucoup. C’est combien de couleurs du ciel ?
— Ça dépend de la durée des saisons, à peu près dix je crois, ou peut-être douze. Non, six, oui c’est ça, six !
— Eléyi…
— Oui ?
— J’ai un peu peur.
— …
— …
— On dit la phrase ?
— On dit la phrase.
— « Même de l’autre côté du ciel, je serai toujours avec toi ».
Le Soleil s’était levé depuis peu mais la plupart des habitants de Jayati avaient déjà quitté leurs grottes. L’arrivée de chaque nouvelle saison et la couleur dont se teintait alors le ciel étaient toujours source d’émerveillement sur la planète Niéba.
Devant les rideaux qui masquaient l’intérieur des habitations, certains conversaient déjà ; les enfants, à peine sortis de chez eux, s’envolaient et observaient en riant tantôt leurs cheveux verts, tantôt leurs ailes dans le ciel de la nouvelle saison.
Devant la grotte d’améthyste dans laquelle elle vivait avec ses deux fils, Dilia, assise dans l’herbe, faisait une petite méditation matinale.
Essayait de faire une petite méditation matinale.
Nilo, le plus jeune de ses enfants, surexcité par l’arrivée de la nouvelle saison, venait l’interrompre toutes les dix secondes.
— Maman, maman, j’ai les cheveux verts comme le ciel, c’est trop drôle !
— Oui Nilo, c’est normal, c’est le vertemps.
— Je peux aller réveiller Eléyi maintenant ? S’il te plait… Il m’avait promis qu’il m’emmènerait voir un endroit extraordinaire au vertemps !
— Il est encore tôt mon grand, laisse ton frère dormir.
— Mais j’ai trop hâte de lui montrer à quoi je ressemble ! En plus maintenant qu’il a eu quatorze ans et que ses cheveux à lui ne changent plus de couleur à chaque saison, je suis sûr que ça lui ferait plaisir de voir les miens, le pauvre.
Dilia ne put s’empêcher de sourire face à l’argument peu convaincant que venait d’inventer son fils. Mais elle ne céda pas. Le garçon s’éloigna en courant, offrant finalement un moment de tranquillité à sa maman.
Sous la brise matinale et les premiers rayons du Soleil, Dilia, les yeux fermés, laissait défiler ses pensées. Le bruit du vent dans les feuilles, le murmure des paroles que commençaient à échanger les voisins, même les premiers cris de joie des enfants qui s’étaient envolés, tout lui semblait à la fois proche et lointain, réel et irréel.
Puis, de nouveau, des bruits de pas. Les pas d’un petit garçon qui approchait en sautillant.
— Maman, maman, il y a des luxmages là-bas ! Ils sont beaux, tout bleus… On dirait qu’ils ne marchent pas mais qu’ils flottent. Je leur ai demandé pourquoi ils étaient là, ils m’ont dit que c’est parce que c’est le Conseil des Peuples du Soleil après-demain et que d’ici-là ils vont aider des gens à faire des choses. Je pourrai y aller, moi, au Conseil ?
— Oui mon grand.
— Eh, maman… Je peux aller réveiller Eléyi maintenant ?
— Je t’ai déjà répondu non. À part le mettre de mauvaise humeur, tu ne gagnerais pas grand-chose. Et si tu allais un peu voler avec tes copains ?
Nilo réfléchit un instant. Scruta le ciel. Puis se mit à courir, déploya ses ailes bleues, et s’envola — en poussant quelques cris avec l’espoir secret que l’un d’eux puisse réveiller son frère.
Dilia sourit face à la ruse ostensible du plus jeune de ses fils et ouvrit les yeux.
Du haut de ses huit ans, Nilo tentait, avec plus ou moins d’adresse, de réaliser des figures dans le ciel.
Plus loin, à l’orée du bois, certains prenaient leur petit-déjeuner, d’autres pratiquaient la gestuelle de la Grande Reliance. Dilia les observait joindre leurs mains devant leur cœur, comme pour la Simple Reliance, puis les lever et enchainer une série de mouvements auxquels participait tout leur corps.
Elle hésitait à les rejoindre lorsqu’un jeune homme ailé, les cheveux tout ébouriffés, sortit de la grotte d’améthyste et bailla bruyamment.
— Tiens, on dirait que Nilo a gagné finalement, lança Dilia à son fils ainé.
Eléyi, un œil à moitié ouvert, l’autre complètement fermé, marchait dans sa direction. Il était grand, sa peau était très claire, et ses yeux en amande avaient la couleur du ciel de la nouvelle saison. Il portait le pantalon souple dans lequel il venait de dormir, pas suffisamment longtemps à son goût. Ses ailes blanches, qui s’étaient rétractées pour la nuit, avaient repris leur taille habituelle dès qu’elles avaient pu.
— C’est le vertemps…, marmonna-t-il.
— Bien observé mon grand. Bonjour !
— Bonjour m’man… Et le jeune homme, à peine sorti de son lit, alla embrasser sa mère et s’allonger dans l’herbe à côté d’elle, bien décidé à poursuivre le temps de repos nécessaire à sa bonne humeur.
Quelques notes de glutte se firent entendre à ce moment-là, d’abord un peu éloignées puis de plus en plus proches. Les accords des cordes pincées furent bientôt accompagnés d’une voix qu’Eléyi trouvait tout sauf agréable et qui semblait chanter les louanges à la fois de la nouvelle saison et des beaux yeux d’une dame.
— C’est pas vrai, ronchonna Eléyi.
Un ami de sa mère, que le garçon trouvait très présent depuis quelque temps, approchait, son instrument de musique à la main. L’homme, plutôt jeune, n’avait pas d’aile. Sa peau était mate, ses cheveux noirs, et il aurait eu une assez belle allure s’il ne s’était tenu légèrement courbé.
— « Et au vertemps éclora notre amour, éclora notre amouuuuur »2
La dernière note de son chant résonna particulièrement longtemps.
— Bonjour Dilia, bonjour Eléyi ! lança-t-il. Je peux me joindre à vous ? J’ai apporté du latti !
Le chanteur sortit du sac qu’il portait en bandoulière une bouteille d’un breuvage blanc doré, qu’il posa dans l’herbe à côté de Dilia.
— Avec plaisir Astiax !
Dilia joignit ses mains devant son cœur, se relia au Soleil, prononça doucement « Éclolux », et trois verres ainsi qu’une assiette de gâteaux apparurent entre elle et Astiax, qui venait de s’asseoir dans l’herbe.
Eléyi marmonna un vague « Bonjour » et décida d’effectuer à son tour un petit luxsort, mais pour se boucher les oreilles. Joindre les deux mains devant son cœur, allongé à plat ventre, n’était pas simple, et son luxsort ne fut pas d’une grande efficacité, mais il estima qu’il était encore trop tôt pour mieux s’appliquer, et qu’il pourrait bien supporter d’entendre des bribes de conversation tout en finissant sa nuit.
— Comment vas-tu Astiax ? Et comment va ta mère ? demanda Dilia en servant du latti, je ne l’ai pas revue depuis son anniversaire.
— Je vais bien, Dilia, merci. Et encore mieux lorsque je te vois.
Dilia rougit très légèrement et Eléyi commença à regretter de n’avoir pas mieux lancé son luxsort.
— Pour ce qui est de ma mère, poursuivit Astiax, même si elle n’a que cent vingt ans, elle n’est plus très motivée par la vie. Depuis que mon père a rejoint le Soleil, elle semble s’éteindre peu à peu… Peut-être que si nous allions vivre sur Zartos, ce serait mieux pour elle, je ne sais pas, j’y pense. Tu sais, nous vivions sur Niéba surtout pour mon père, pour qu’il soit au milieu de gens ailés comme lui.
— C’est triste pour ta maman, je ne me rendais pas compte. Je passerai la voir bientôt.
Dilia, en disant cela, avait posé sa main sur l’épaule de son ami, mais l’avait aussitôt retirée, craignant que son geste puisse être mal interprété.
— Et pour toi Astiax, reprit-elle, je me suis souvent posé la question, ça n’a pas été trop dur de grandir ici sans ailes ?
Eléyi, qui trouvait que finalement la conversation n’était pas totalement dénuée d’intérêt, réalisa qu’il ne s’était jamais demandé comment pouvaient se sentir ceux qui vivaient sur Niéba et ne pouvaient pas voler.
— Je n’en parle pas très souvent, répondit Astiax. Tu sais, je n’avais qu’une chance sur deux d’avoir des ailes… L’univers en a décidé autrement. Je n’ai pas eu le don des énébiens, mais je suppose que j’ai eu un peu plus, je l’espère en tout cas, des dons de ceux de Zartos. Je m’appuyais sur eux quand j’étais enfant, et j’essayais de les développer.
L’homme sourit, reprit son glutte et entama une nouvelle chanson. Eléyi se dit que le moment était venu, puisqu’il avait la chance de pouvoir le faire, d’aller voler un peu.
Il se leva, s’éloigna pour déployer ses grandes ailes blanches et prendre son envol, lorsqu’un chuintement caractéristique se fit entendre entre ses deux oreilles.
Quelqu’un essayait de l’appeler par télépathie. « Un luxpel à cette heure-ci ? » se dit Eléyi, « C’est bizarre ! ».
— Bonjour, fit-il intérieurement.
— Eléyi ? C’est nous, Djoone et Aali ! On pensait bien te trouver vers ta grotte !
— Ben oui, il est tôt…
— On a trouvé quelque chose qui va t’intéresser, viens !
— Maintenant ? Je viens de me lever… C’est le premier jour du vertemps ! Si vous veniez, vous ?
— Le vertemps ? Luxclasse ! « Voici la saison ineffable, la saison de l’espérance, la saison où les âmes impatientes de s’épanouir3… » commença Aali.
— On viendra bientôt, coupa Djoone. Mais il faut vraiment qu’on te montre ce qu’on a trouvé, ça concerne Louna.
— Chut ! Ne lui dis pas, sinon il va être intenable !
— D’accord, j’arrive. Vous êtes où exactement ?
— Près du passage qui mène à la Bibliothèque Infinie ! Eh oui, on va encore te cultiver, tu sais comme on est…
Djoone et Aali étaient les deux meilleurs amis d’Eléyi. Ils vivaient sur Zartos, la planète la plus proche de Niéba. Les trois garçons se voyaient régulièrement : deux minutes suffisaient pour aller d’une planète à l’autre en translumant. Une visite chez eux n’avait donc rien d’exceptionnel pour Eléyi, mais l’idée de s’y rendre pour découvrir quelque chose qui concernait Louna était particulièrement réjouissante. Réjouissante et étonnante. Étonnante et merveilleuse !
Pour translumer sur Zartos, il fallait avoir au préalable effectué la Grande Reliance au Soleil. Le jeune homme ailé savait qu’il serait plus calme pour pratiquer la gestuelle s’il avait d’abord un peu volé. Et il en avait très envie. Et besoin.
Il déploya ses ailes et prit son envol dans le ciel vert.
La sensation avait beau être habituelle, elle était toujours incroyable.
Eléyi s’éleva et tournoya d’abord un moment. Il vit d’en haut la grotte d’améthyste, puis la grotte voisine, d’opale blanche aux éclats bleus, dans laquelle vivaient autrefois Louna et ses parents, puis celle, beaucoup plus grande, du Conseil des Peuples du Soleil, de l’autre côté du bois de Jayati. Les grottes de pierres précieuses devenaient comme autant de points de lumières multicolores qui brillaient en dessous de lui. Il s’éloigna un peu, jusqu’à apercevoir au loin l’océan, et revint doucement. Il pensait à Louna. À leurs vols quand ils étaient petits. Dans le ciel vert. Ou blanc, ou orange… À leurs jeux, aux promesses qu’ils se faisaient. À leurs rêves. Il croisa certains des enfants qui volaient, s’amusa à faire des boucles autour d’eux. En l’honneur de Louna, qu’il reverrait bientôt. Peut-être. Puis il redescendit doucement, non sans avoir admiré lui aussi, encore une fois, ses ailes blanches dans les multiples nuances de vert des cieux.
Il courut alors jusqu’à la grotte, se changea très rapidement, et ressortit demander à sa mère s’il pouvait rejoindre ses amis sur la planète Zartos. Il préféra ne pas lui dire pourquoi. Il valait mieux être sûr d’abord.
— Je croyais que tu voulais aller à un cours d’histoire des Peuples aujourd’hui ?
— Je serai peut-être revenu à temps, sinon j’irai au prochain !
— Bon… Tu préviens Minézar ? Et fais bien attention pour le translumage.
— M’man, ça fait cinq mois que j’ai quatorze ans et que je translume seul. Ne t’inquiète pas, si je reste coincé dans l’espace entre les deux planètes, je te passerai un luxpel.
— Très drôle.
Eléyi sourit, alla serrer sa mère dans ses bras, se servit une tasse de latti et enfourna quatre des gâteaux posés sur le plat de verre.
Nilo arriva en courant vers eux à ce moment-là.
— Eléyi, Eléyi, tu es réveillé ! Tu m’emmènes à l’endroit incroyable au vertemps ? demanda le garçon encore essoufflé, en regardant son grand frère, les yeux pleins d’admiration.
— Ah oui c’est vrai, répondit Eléyi la bouche pleine. Pas le temps aujourd’hui désolé. Un jour peut-être, enfin si j’ai envie. Tu es mignon avec les cheveux verts, ajouta-t-il distraitement, et il passa la main dans les boucles de son petit frère.
— Mais tu m’avais promis, reprit Nilo en s’écartant. C’est toujours comme ça avec toi de toute manière !
Et le garçon repartit en courant, les larmes aux yeux.
— Eléyi…, fit Dilia. Il était impatient de te voir. Essaie d’être plus attentif à ton frère. C’est important de tenir ses promesses.
Eléyi marmonna quelque chose comme « Mm mmh », fourra d’autres gâteaux dans sa poche, embrassa sa mère, salua Astiax et s’éloigna.
Il passa un rapide luxpel à Minézar le luxcomeur qui, grâce à sa mémoire extraordinaire, organisait une grande partie des cours de la région. Minézar préférait se faire appeler Minézarbarbabus — car il trouvait son prénom trop court pour représenter sa complexité — mais peu de gens répondaient à sa demande et beaucoup préféraient l’affubler de toute sorte de surnoms.
Eléyi effectua ensuite la gestuelle de la Grande Reliance, sous le regard lointain mais attentif de sa mère. Astiax avait silencieusement assisté à la scène en quittant à peine Dilia des yeux.
Une fois la série de mouvements effectuée, le jeune homme inspira profondément, prononça « Labalux » et, les mains jointes devant son cœur, disparut dans un léger sifflement.
2Astiax, Balade d’un amoureux des saisons
3 Omar Khayyam, Les Rubayat
Sur la planète Zartos, le ciel était bleu quelle que soit la saison.
Djoone et Aali attendaient leur ami, assis sur la plage de sable blanc qui bordait ce que les Peuples du Soleil appelaient l’Océan de la Connaissance. Derrière eux, au loin, les formes arrondies des hautes collines de Zartos semblaient dessiner des courbes sur le ciel.
Les cheveux bouclés, aussi noirs que ceux d’Eléyi étaient blonds, la peau très mate, les deux frères arboraient continuellement un grand sourire.
Ils étaient jumeaux, physiquement parfaitement identiques si ce n’est, fait étrange, que les yeux de Djoone étaient marron alors que ceux de son frère étaient bleus. Contrairement à ceux de Niéba, les habitants de Zartos n’avaient pas d’ailes et ressemblaient à s’y méprendre à des terriens, le sourire quasi permanent en plus.
— Ohé gente demoiselle ! Je ne crois pas avoir encore eu l’honneur de vous rencontrer ! lança Aali à une jeune fille de Zartos qui venait de se matérialiser, de dos, à quelques mètres d’eux. « La brise du printemps rafraichit le visage des roses. Dans4… »
— Et mon poing dans la figure, tu veux qu’il te rafraichisse, triple courgette ? l’interrompit-elle en se retournant.
— Oups…, fit Aali, salut Edjéba !
— Tiens, « Triple courgette » te va plutôt bien je trouve ! dit Djoone à son frère. Je comprends que ton manque de succès auprès des filles te pousse à essayer de les séduire toutes, mais notre propre sœur quand même…
— Manque de succès ? Moi ? Parle pour toi !
Et, comme souvent, les deux frères se jetèrent l’un sur l’autre et commencèrent à se livrer un combat ponctué d’éclats de rires.
Le Soleil était déjà haut dans le ciel et chauffait agréablement les peaux de ceux qui, éparpillés sur le sable, se reposaient tranquillement. Le bruit des vagues s’étirait en une longue mélopée, entrecoupée parfois du sifflement léger d’un translumage lorsqu’une personne apparaissait.
Edjéba, comme quelques autres, avait couru en direction de l’eau, plongé entre deux rochers et disparu.
À l’inverse, depuis l’espace qui séparait ces deux mêmes rochers, certains ressortaient de temps à autres de l’Océan, sans la moindre goutte d’eau sur eux, quelquefois un livre à la main.
— Eléyi met plus de temps que d’habitude, il vient peut-être en volant qui sait, dit Djoone à son frère, allongé comme lui sur le sable depuis la fin de leur bataille.
— Voler d’une planète à l’autre ! Même lui ne se lancerait pas un défi pareil, quoique…, se moqua Aali. On fait un tour sur la plage en l’attendant ?
— Allez !
Les garçons se levèrent et commencèrent à marcher au bord de l’eau, en jouant avec les vagues qui venaient leur chatouiller les pieds.
Le long de la plage, en direction des terres, de curieuses habitations se dressaient de temps à autres : constructions aux formes originales, créées au gré de l’inspiration de leurs occupants pour plus ou moins longtemps. Certaines ressemblaient à des bungalows à peu près cubiques, mais par-dessus lesquels des étages supplémentaires avaient été ajoutés au fil du temps, de façon parfois farfelue. D’autres avaient des formes coniques, sphériques, et l’une d’elles tentait même d’imiter la forme d’une étoile.
Sur le sable, deux enfants jouaient, allongés par terre, à faire comme s’ils battaient des ailes à la façon des énébiens ; les jumeaux, en les voyant, s’amusèrent à faire comme eux en leur tournant autour.
Plus loin, ils aperçurent un homme âgé, aux cheveux multicolores, assis en tailleur. Un crayon à la bouche, il regardait en l’air comme s’il cherchait quelque chose.
— Je sais !!! cria-t-il quand les garçons furent arrivés à sa hauteur. Et il se mit à écrire à toute vitesse sur le carnet qui était posé sur ses genoux.
— Bonjour Joaquiim ! Quoi de neuf ? Tu écris un nouveau poème ? demanda Djoone.
— Bonjour les garçons ! Ça y est j’ai le début, c’est souvent le plus difficile, la suite viendra toute seule… Tiens, puisque vous êtes là, dites-moi ce que vous en pensez :
« L’aurore s’allume,
L’ombre épaisse fuit,
Le rêve et la brume,
Vont où va la nuit… »
— « Paupières et roses s’ouvrent demi-closes, du réveil des choses, on entend le bruit5 » poursuivit Aali.
— Ah oui, c’est très bien ça ! dit Joaquiim ravi. Tiens, je vais le noter aussi.
— C’est magnifique Joaquiim, mais ça existe déjà. C’est de Victor Hugo, un poète terrien luxclasse, fit Djoone en essayant de cacher son amusement.
— Ah oui, je me disais bien que ça me rappelait quelque chose, fit le vieil homme. Bon, je vais chercher encore. Merci les garçons…
L’homme remit son crayon à la bouche et fixa de nouveau le ciel. Les jumeaux le saluèrent et s’éloignèrent.
Au loin, un groupe, constitué d’une dizaine de jeunes enfants et d’une adulte, s’était assis en cercle. Djoone et Aali sans se concerter, coururent les rejoindre.
— Bonjour les enfants, je suis très heureuse de vous donner votre première leçon de luxsorts et de…, commença l’adulte. Tiens, et vous, jeunes hommes, vous avez besoin d’un premier cours pour apprendre ce que sont les luxsorts et les soliles ? poursuivit-elle en s’adressant avec un petit sourire aux jumeaux qu’elle venait d’apercevoir.
— Non, mais on vient écouter et vous aider si vous voulez, répondit Djoone.
— On ne se sait jamais, si des enfants avaient l’idée de se rendre invis…, continua Aali avant de recevoir un coup de coude de son frère.
— Vous pouvez écouter bien sûr. Mais en silence s’il-vousplait, reprit la femme. Où en étais-je ? Ah oui. Alors… les enfants, vous savez que les soliles sont les très petites particules dont nous sommes constitués ; ils peuvent être éteints, en veille ou luxveillés. Les Peuples du Soleil soliconscients peuvent luxveiller leurs soliles et lancer des luxsorts à partir de quatorze ans…
— C’est quoi « soliconscient » ? demanda un petit garçon qui suçait son pouce.
— Eh bien, les personnes soliconscientes sont celles qui savent qu’elles font partie des Peuples du Soleil, qu’elles ont des soliles, qu’elles peuvent les luxveiller et lancer des luxsorts ! Au contraire des oublieurs, expliqua la femme.
Les enfants la regardèrent d’un air perplexe.
— Les oublieurs sont surtout les habitants de la Terre. Mais on leur envoie régulièrement des désoublieurs, poursuivit-elle.
Les enfants la regardaient d’un air encore plus perplexe ou ne la regardaient plus.
« Même moi, je trouve ça un peu compliqué » murmura Aali à l’oreille de son frère.
— Ma maman, elle peut lancer des luxsorts…, dit l’enfant qui suçait son pouce.
— Et ma maman aussi, et même mon papa, fit un autre.
— Ben moi quand je serai grande, je lancerai plein de luxsorts tout le temps, même quand ce sera la nuit, lança une petite fille. Et même le jour des fois.
Bientôt tous les enfants se mirent à parler, certains à chanter et d’autres à faire des cabrioles.
Djoone, devant le regard dépité de la dame, joignit ses mains devant son cœur, et remua les lèvres. Une petite fontaine qui changeait de couleurs et faisait en même temps de la musique apparut au milieu des enfants, en émettant un son curieux et assez fort au moment de son apparition.
— Waouh ! firent tous les enfants en s’arrêtant immédiatement. C’est beau !
« Le bruit, c’était un peu de la frime, non ? » dit de nouveau Aali à l’oreille de son frère qui haussa les épaules.
— Eh bien les enfants, si vous voulez faire un jour des luxsorts aussi magnifiques que les miens, je vous conseille vraiment de bien écouter votre professeur ! C’est comme ça que j’ai appris, moi. Et sur ce, nous devons vous quitter, bon cours ! lança Djoone.
Les jumeaux, qui comme tous les habitants de Zartos, avaient les sens très développés, venaient d’entendre au loin un bruit de translumage et de reconnaître Eléyi. Ils se levèrent, saluèrent théâtralement les enfants sous leurs applaudissements – et même ceux de leur enseignante – et coururent vers leur ami à la vitesse de l’éclair, ou presque.
Eléyi, les mains toujours jointes devant son cœur, son éternel foulard blanc noué autour du cou, fit un grand sourire en voyant Aali et Djoone approcher.
— Salut l’homme ailé !
— Salut mes amis ! répondit le jeune énébien en serrant les jumeaux dans ses bras. J’espère que je ne vous ai pas trop fait attendre.
— Nous avons failli mourir sous les coups d’une jeune fille de Zartos, puis nous avons rencontré Victor Hugo et nous avons donné un cours magistral sur les luxsorts, dit Aali.
— Enfin surtout moi pour ce qui est du cours et Aali pour les coups de la jeune fille, précisa Djoone.
— Bon, mais… votre découverte alors ? Elle est dans la B.I ? Et elle concerne vraiment Louna ?
— Tu vas bientôt le savoir ! Viens !
Les deux frères coururent vers l’Océan, et, suivis d’Eléyi, plongèrent entre les deux rochers.
La traversée fut éblouissante. Comme à chaque fois. L’Océan de la Connaissance avait plus d’une particularité… On avait l’impression, quand on y plongeait, d’être porté par un doux liquide qui semblait caresser la peau. Cela durait quelques secondes, quelques minutes peut-être, la notion du temps n’existant plus. Tout être vivant, poisson, humain, oiseau, ou autre pouvait y respirer : l’eau magique de l’Océan avait le don de s’adapter, de se transformer pour chacun.
Eléyi aimait beaucoup venir à la Bibliothèque Infinie, la B.I. comme il disait le plus souvent ; sa mère l’y avait souvent amené quand il était enfant. À l’époque, il avait une petite appréhension en entrant dans l’eau, mais ne voulait plus en sortir une fois qu’il y était. Depuis, il y avait passé beaucoup de temps avec les jumeaux.
Quand on sortait de l’eau après une traversée à plusieurs, il était d’usage que chacun raconte ce qu’il avait vu. Les enfants évoquaient parfois des fées ou des animaux extraordinaires qu’ils avaient rencontrés. Les jumeaux, Aali surtout, décrivaient en général dans le moindre détail les belles sirènes avec lesquelles ils venaient de vivre toute sorte d’aventures.
Eléyi voyait souvent des couleurs, des lumières et entendait des sons étranges ; il n’osa pas raconter que, cette fois-là, il avait juste eu la sensation que Louna était à ses côtés durant sa traversée, et encore moins qu’elle avait un corps qui n’avait rien à envier à celui des sirènes, les jambes en plus.
Les trois amis sortirent de l’Océan, sans une goutte d’eau sur eux, et se retrouvèrent au milieu d’allées bordées d’arbres et de plantes luxuriantes menant à un somptueux édifice qui s’étendait à l’infini. L’ouverture en forme d’arche de la B.I. était visible de loin : ornée de milliers de pierres précieuses, elle brillait sous les rayons du Soleil et projetait sur le jardin une pluie de lumières.
De nombreux bancs étaient disposés çà et là ; certaines personnes étaient assises dessus, d’autres étaient simplement installées dans des carrés d’herbe et presque toutes avaient un livre à la main.
Dans la même allée que les garçons, mais en sens inverse, deux grandes silhouettes avançaient doucement. Elles flottaient plutôt qu’elles ne marchaient. Il ne s’agissait pas de silhouettes humaines mais de deux formes ovales allongées, l’une de couleur bleu turquoise très claire, l’autre d’un bleu indigo presque violet. Leurs corps n’avaient pas vraiment de contours définis et émettaient une sorte de halo très lumineux.
— Des luxmages ! dit Djoone impressionné.
Sans se concerter, les trois garçons ralentirent le pas et ne purent s’empêcher de tendre l’oreille en croisant les silhouettes qui avançaient dans leur direction. Il n’était pas fréquent de croiser des luxmages, encore moins de les entendre parler. Les plus évolués des Peuples du Soleil, outre leurs pouvoirs importants — ils étaient notamment en mesure d’effectuer des luxsorts de degré 5 et plus, alors que les autres ne pouvaient aller au-delà du degré 4 — étaient aussi considérés comme étant les plus sages.
Au-dessus de l’ovoïde allongé de leur corps, leur tête était clairement dessinée. Deux yeux immenses au regard pénétrant constituaient l’essentiel du visage des luxmages.
La silhouette la plus claire avait de grands yeux bleu turquoise presque assortis à son corps. Les garçons l’entendirent demander :
— Pourquoi la beauté crée-t-elle une joie dont la frontière avec la tristesse est si mince, Am-Joy ?
— Et pourquoi me poses-tu la question à voix haute, Am-Lou ?
— J’aime tellement entendre résonner nos voix… Pourquoi avons-nous des voix si ce n’est pour les utiliser ?
— Peut-être est-ce pour parler à ceux qui n’entendent pas autrement ?
— Je rêve d’un langage que tout le monde puisse entendre, que tout le monde puisse comprendre…
Les luxmages poursuivirent leur chemin et les garçons, après s’être regardés d’un air dubitatif, arrivèrent en silence devant l’entrée de la B.I.
Ils saluèrent du regard le Soleil d’or qui trônait au sommet de l’arche, puis entrèrent dans un vaste hall.
À l’intérieur, se trouvaient deux grandes demi-sphères de cristal. Quelques personnes attendaient bien alignées, devant l’une d’elles. La demi-sphère s’ouvrait régulièrement, laissant entrer les individus, seuls ou en petits groupes, puis elle se refermait pour se rouvrir de nouveau quelques instants plus tard, vide. Une autre demi-sphère, un peu plus loin, s’ouvrait de la même manière à intervalles réguliers ; des personnes en sortaient. Entre les deux, se dressait une imposante statue qui semblait faite d’un métal particulier dont se dégageait un halo bleu. La statue représentait un livre ouvert sur lequel brillait, en lettres blanches, lumineuses elles aussi, un poème.
Eléyi était à la fois très impatient et légèrement anxieux de voir ce que ses amis avaient découvert. Ils n’avaient rien voulu lui dire quand ils étaient sortis de l’eau, si ce n’est « Il faut que tu voies de tes propres yeux ». Mais en attendant dans la file que leur tour vienne, Djoone expliqua à Eléyi qu’ils avaient, pour la première fois, eu accès à une section de « livres inachevés ».
— Tout ce que les gens écrivent apparaît à la B.I ? C’est Louna qui aurait écrit ? Et pourquoi ne l’a-t-on pas vu avant alors ? demanda le jeune homme ailé.
— Ce n’est pas « tout ce que les gens écrivent » qui apparaît, mais visiblement tout ce qui a un titre, d’après ce que nous avons remarqué en tout cas, répondit Djoone. Pour la deuxième question, tu verras toi-même. Et pour la troisième, ça fait longtemps que tu n’as pas lu le poème du livre d’or bleu, non ?
Eléyi se tourna en direction de l’imposante statue et relut les vers à voix basse :
« Tu trouveras ici la plus pure des merveilles : Les livres qu’ont écrits les Peuples du Soleil. Les livres d’autrefois, les livres d’aujourd’hui, Parfois les livr’aussi de mondes engloutis. Peut-être même qu’un jour te seront proposés, Si c’est juste pour toi, des livr’inachevés. Fais bon usage, ami, de ce qui t’est offert, Et veille à bien toujours vivre dans la lumière. »
— « Si c’est juste pour toi » répéta-t-il en s’adressant à ses amis.
Les jumeaux acquiescèrent en silence et entrèrent avec Eléyi sous la demi-sphère de départ. Djoone dit à voix haute :
— Aali et Djoone de Zartos, Eléyi de Niéba. Rayon des livres inachevés de la Terre… enfin, si c’est possible. Merci !
Eléyi sentit, comme à chaque fois, son estomac se serrer en entendant le mot « Terre ». Il y eut comme une petite secousse, puis la demi-sphère se rouvrit, vide.
4 Omar Khayyam, Les Rubayat
5 Victor Hugo, L’aurore s’allume
La nuit était tombée.
Adossé à la paroi d’améthyste, dans le renfoncement de la grotte qui lui servait de chambre, Eléyi ne trouvait pas le sommeil, ne le cherchait pas, d’ailleurs. Éclairé par une petite boule lumineuse qu’il avait fait apparaître dans l’air au-dessus de lui, il lisait et relisait les quelques lignes qu’il avait recopiées le matin même dans la Bibliothèque Infinie.
C’était la preuve qu’elle était bien vivante, il en était certain. Son grand-père pouvait bien dire ce qu’il voulait, ça ne faisait pas pour lui l’ombre d’un doute. Et si elle était vivante, ceux qui étaient partis sur la Terre avec elle l’étaient sûrement aussi et peut-être même…
Eléyi se leva et sortit le plus silencieusement possible de la grotte. La nuit était claire et belle. Des millions d’étoiles scintillaient. La Terre aussi était là, quelque part dans ce ciel infini.
Le jeune homme s’apprêtait à s’éloigner pour s’envoler, mais une voix s’éleva depuis l’entrée de la grotte voisine.
— C’est une belle nuit pour observer le ciel. La Terre est là, sur ta gauche, sous la constellation de la Rose.
Jasmène, la voisine, ne dormait visiblement pas non plus. Âgée de presque cent ans, elle était venue s’installer quelques mois plus tôt dans la grotte d’opale blanche où vivaient autrefois Louna et ses parents. Eléyi ne lui avait jamais vraiment parlé, mais le fait qu’elle ait « pris la place » de la famille de Louna suffisait largement à la rendre antipathique à ses yeux.
Il avait juste envie de lui crier que tous ceux qui avaient disparu sur la Terre reviendraient bientôt et qu’elle n’aurait alors qu’à s’en aller. Mais il ne dit rien.
— Bien sûr que si Louna et ses parents reviennent, je leur laisserai la place, reprit la vieille femme.
Eléyi se tourna vers elle, étonné.
Jasmène déplia le châle qu’elle avait sur le bras et le posa doucement sur ses épaules ; ses ailes se rétractèrent d’elles-mêmes.
— C’est fou de penser que certains terriens regardent eux aussi le ciel en ce moment-même, tu ne trouves pas ? Mais eux voient la Lune. C’est beau la Lune… Tu salueras la Terre pour moi quand tu iras ? Cela fait tellement longtemps maintenant. Et tu salueras aussi la Lune ? J’aimais beaucoup la contempler quand j’habitais là-haut…
— Je… Vous croyez que je vais aller sur la Terre ? demanda le jeune homme, surpris par les mots de la dame qui ne lui avait jamais autant parlé.
Il ne savait même pas, ou avait oublié, qu’elle avait vécu sur la Terre et eut envie de lui poser des questions.
Mais la vieille femme, en joignant ses mains devant son cœur, venait de faire apparaître un fauteuil, une petite table recouverte de cahiers, et une guirlande de boules lumineuses suspendue à un mur imaginaire.
Elle semblait ne pas avoir entendu Eléyi et parlait à voix haute, mais pour elle-même.
— Et voilà. Je serai bien mieux dehors. Alors, où en étaisje ? Ah oui…
Elle s’installa et commença à écrire puis à rayer des noms sur un des cahiers, en continuant à marmonner.
— Alexaa non, Aleyide non, Alfie non plus…
Eléyi essaya une nouvelle fois, un peu plus fort :
— Vous pensez que je vais aller sur la Terre ?
Toujours pas de réponse. Jasmène continuait à griffonner en prononçant des mots inaudibles.
Eléyi regarda un moment encore le ciel et plus particulièrement la planète qui brillait sous la constellation de la Rose ; puis, préférant oublier le curieux échange qu’il avait eu, fit quelques pas et prit son envol.
Il vola longtemps en direction de l’est, là où il faisait déjà jour et où il aimait aller se réfugier quand il se sentait un peu perdu. Il se laissait porter, par moments, par les vents marins, ses grandes ailes blanches déployées, et respirait de tout son corps l’air vivifiant de ce début de vertemps.
Il se posa doucement au bord de la rivière Dikar, face à la petite cascade. C’est là qu’il venait pique-niquer enfant, avec sa mère et son père… son père, qu’il n’avait pas vu depuis presque sept ans. Les joues baignées de larmes, Eléyi finit par s’endormir dans l’herbe, serrant toujours au creux de sa main le petit papier griffonné :
« Je m’appelle Louna, j’ai treize ans. J’habite quelque part sur une drôle de planète qui porte le nom de Terre. On y trouve, des forêts, des montagnes, des rivières et même des océans. Moi, aussi loin que je regarde, je vois des immeubles sales, des voitures, des gens qui crient, qui mentent… et je ne me sens pas de ce monde.
Je n’ai pas de souvenir précis de mes premières années, juste des images, floues, qui à la fois me font du bien et me donnent envie de pleurer. J’ai l’impression d’avoir vécu ailleurs.
Tout était très coloré, doux et chantant. Il n’y avait que de grandes et belles personnes qui me regardaient, m’écoutaient, m’offraient à travers leurs regards un Amour infini. Où est passé ce monde ? Et puis il y avait ce garçon aux yeux verts… ses yeux rieurs, et cette phrase que l’on se répétait. C’est flou et en même temps tellement présent… »
Un léger sifflement réveilla Eléyi quelques heures plus tard. Sa mère venait de translumer à ses côtés.
— Je me doutais que je te trouverais ici, lui dit-elle.
Les ailes violettes et blanches de Dilia rétrécirent juste assez pour qu’elle puisse s’asseoir à son aise à côté de son fils.
— Il est tard ? demanda le garçon.
— Le Soleil vient de se lever en Jaya. Ton petit frère est déjà réveillé. Je l’ai laissé avec tes amis de Zartos qui sont venus te rendre visite. C’était prévu je crois ?
— Ah oui, c’est vrai, répondit Eléyi en commençant à se lever.
— Eléyi ?
— Oui ?
— Ils peuvent attendre quelques minutes. Je crois que nous avons des choses à nous dire…
— On a déjà parlé hier soir ! Si c’est pour me redire que grand-père a raison, qu’il faut attendre le Conseil des Peuples du Soleil, que ce n’est même pas sûr que ce soit Louna, ce n’est pas la peine, j’ai compris, merci !
Il avait répondu en élevant légèrement la voix, et était debout, cette fois prêt à partir.
— Eléyi, je sais que tu es en colère. Tu es revenu fou de joie hier de la Bibliothèque Infinie et la réaction de ton grand-père puis la mienne t’ont déçu, je le comprends tout à fait, vraiment, insista Dilia en voyant la grimace de son fils. Tu n’avais qu’une seule envie : translumer tout de suite sur la Terre pour aller chercher Louna, et si possible par la même occasion ses parents, et peut-être même…
— Mon père…, termina Eléyi, car la voix de sa mère n’avait pas pu prononcer ces derniers mots.
Le garçon se rassit puis posa doucement sa tête sur l’épaule de sa mère. Elle regardait le sol et caressait l’herbe du bout des doigts. On entendait le bruit de la cascade. Quelques insectes virevoltaient au-dessus de la rivière, comme s’ils jouaient eux aussi à admirer leurs ailes dans le ciel de cette nouvelle saison.
— Tu penses que c’est bien Louna qui a écrit ces mots ? demanda Eléyi après un petit moment.
— Oui.
Le garçon releva la tête et observa sa mère, un peu surpris. Elle avait l’air fatiguée, il ne l’avait pas remarqué avant. Était-ce depuis la veille au soir, ou depuis plus longtemps ? Il n’aurait su le dire. Ces cheveux bleus, ces grands yeux noirs, cette voix douce un peu grave qui l’avait toujours consolé… Il sentit tout à coup simplement à quel point il l’aimait. Sa tête, de nouveau, se pencha doucement sur l’épaule de Dilia.
— Maman, pourquoi a-t-elle l’air de ne pas savoir qui elle est ? Je veux dire… Louna. Elle a de vagues souvenirs mais elle ne se rappelle pas que c’était sur Niéba. On dirait même qu’elle n’a plus d’ailes !
— Pour ce qui est des ailes, tous les énébiens, en mission sur Terre, les font momentanément disparaître, Eléyi. Tu ne le savais pas ? Momentanément, répéta Dilia en voyant la grimace de son fils. Pour le reste, Alek et Aania ont pu être obligés de confier Louna à des terriens, en effaçant ses souvenirs.
— Pourquoi auraient-ils fait une chose pareille ? demanda Eléyi en se redressant brusquement.
La voix de Dilia se fit plus grave encore.
— Peut-être à cause de ceux de Gnormus. Tu sais, Eléyi, ce que font les désoublieurs qui vont en mission sur la Terre ?
— Oui. Ils essaient de faire désoublier les terriens ; de leur rappeler qu’ils font partie des Peuples du Soleil et sont constitués de soliles, enfin, ceux qui ont l’air d’en être capables. C’est ce que sont partis faire les parents de Louna. Et je crois que c’est dangereux même si je ne sais pas trop pourquoi. Mais quel rapport avec Gnormus ?
— Ceux de Gnormus, tu le sais sûrement, faisaient partie des Peuples du Soleil, il y a longtemps. Mais certains ont oublié d’être simplement heureux et reconnaissants de ce qu’ils étaient et ont commencé à ne plus se relier au Soleil ; est alors apparue la jalousie, notamment envers ceux de Luxmos. Ils ont fait des choses laides…
— Et ils ont été exclus des Peuples du Soleil, c’est ça ?
— Oui. En 1910. Et ils ont visiblement perdu, depuis, leurs capacités, de créer des luxsorts. En rejetant le Soleil, les gnormusiens rejetaient sans s’en rendre compte une partie d’eux-mêmes, leurs propres soliles. Jusqu’à les rendre impossibles à luxveiller. Tout cela ne t’intéressait pas autant avant, peut-être pourrais-tu demander un cours sur Gnormus ? En tout cas depuis quelques temps, les gnormusiens volent les soliles des habitants de la Terre.
— Ils les volent ?
— Oui. Les soliles des gnormusiens ne peuvent plus être luxveillés, ils sont vides, ou de degré 0. Les terriens, eux, ont des soliles de degré 1 et pourraient les luxveiller mais ne le savent pas. C’est terrible mais simple ! Les gnormusiens volent les soliles des terriens.
— Mais comment ? Et comment peuvent-ils s’en servir ?
— Je ne sais pas exactement, avec des armes, des produits, des choses qu’ils ont fabriquées. Ce qui est sûr c’est qu’ils n’aiment pas du tout nos missions. D’ailleurs depuis quelques années, ceux de chez nous essaient aussi et surtout d’empêcher les vols de soliles. Le Conseil des Peuples, demain midi, fera des vérifications avant d’envoyer du monde vers le lieu où pourrait se trouver Louna. Il faut être certain qu’il n’y a pas de piège, continua Dilia.
— Mais tu m’as dit que tu pensais que c’était vraiment Louna !
— Oui je le pense, je le sens plus exactement, et ton grandpère aussi je crois. Mais même s’il s’agit bien de Louna, ceux de Gnormus peuvent n’être pas loin, avoir des informations, tu sais qu’ils ont déjà réussi une fois à entrer dans la Bibliothèque Infinie.
Eléyi et sa mère restèrent encore un moment assis au bord de la rivière. Le garçon ailé ne ressentait plus de colère, mais une foule de questions se pressait dans sa tête ; il se promit qu’il les poserait à son grand-père avant le Conseil des Peuples du Soleil. Le Conseil. Eléyi avait tellement hâte qu’il ait lieu.
— Maman…
— Oui mon garçon ?
— Papa est allé essayer de retrouver la famille de Louna sur la Terre, n’est-ce pas ?
— Oui, Aania et Alek étaient en mission, avec Louna, depuis plus d’un an, et ne revenaient pas. Nous n’arrivions même plus à communiquer avec eux. Quelqu’un devait partir à leur recherche et… ton père s’est porté volontaire.
— Et nous n’y sommes pas allés avec lui parce que Nilo était tout petit ?
— Oui, et puis ce n’était pas une mission « habituelle » ; dans le cas de missions habituelles, les familles partent ensemble, pour moins d’un an. Là, nous savions tous qu’il y avait un danger.
— Alors pourquoi est-ce que papa a voulu partir ?
— …
— Maman… Tu me diras un jour ?
— Oui.
— C’est vraiment luxclasse le vertemps ! D’une année sur l’autre, j’oublie à quel point le ciel est magnifique sur votre planète quand il est vert ! lança Djoone.
Les trois amis étaient assis dans l’herbe, tout près de la grotte d’Eléyi.
— Je me demande pourquoi nous n’avons encore jamais eu l’idée de donner un nom à ton charmant lieu de vie, fit Aali en regardant les parois d’améthyste qui brillaient au Soleil.
— C’est vrai ça ! Cela ne nous ressemble pas du tout ! dit Djoone.
— Bon d’accord, vos grottes de pierres précieuses sont moins originales que nos créations zartiennes, mais plutôt luxclasses quand même, poursuivit son frère. Voyons… « la grotte mauve de l’homme ailé » ?
— Trop simple et trop long, répondit Djoone. On pourrait lui donner un nom qui serait un prénom ? Le mien est joli mais il est déjà pris…
— Oui, le mien aussi, pas de chance, fit Aali. Pourtant ça sonnerait bien, « la grotte Aali ».
Eléyi leva les yeux au ciel.
— Deux zartistes, c’est déjà trop pour se mettre d’accord sur un nom de lieu, dit le jeune énébien. Pas étonnant que vos villes n’aient pas de nom.
— Que diriez-vous de « Hérogrotte » ? proposa Djoone, en faisant celui qui n’avait rien entendu.
— Pas terrible si tu veux mon avis, dit Aali. Nous ne trouverons peut-être pas aujourd’hui. Il faut parfois laisser mûrir les choses pour que vienne l’inspiration, le grand poète que je suis en sait quelque chose… Par contre, ce ciel me donne envie de composer des vers !
Et le jeune homme déclama d’une voix profonde :
— « Oh bruit doux de la pluie, par terre et sur les toits, pour un cœur qui s’ennuie, ô le chant de la pluie6 ».
Eléyi éclata de rire.
— Mais ça n’a rien à voir, le ciel est vert, il ne pleut pas ! Et puis ce n’est pas de toi ! Tu te prends pour Joaquiim ? C’est de Verlaine, un poète terrien ! dit Djoone en poussant son frère.
— Tu sais ça, toi ? répondit Aali et cette fois Djoone se lança sur lui et ils roulèrent dans l’herbe.
Eléyi voyait bien que ses amis de Zartos, qui étaient déjà d’un naturel comique et chamailleur, essayaient de le distraire pour qu’il cesse de penser à Louna et au Conseil des Peuples qui avait lieu le lendemain. Il se jeta dans la mêlée.
— Allez mon vieux, plus qu’une journée, une petite nuit et demain à midi on y sera ! dit Aali quand ils furent calmés.
Il était couvert de l’herbe qu’avait essayé de lui faire avaler Djoone.
— Il faut apprendre la patience ! Prends exemple sur moi, observe ma sérénité, l’imperturbabilité qui me carac…
Cette fois c’est Eléyi qui se jeta sur Aali.
— Tiens, en voilà encore un peu ! dit-il en essayant à son tour de lui fourrer de l’herbe dans la bouche.
Leurs jeux furent bientôt interrompus par Dilia qui s’adressa de loin à son fils :
— Eléyi ! L’heure du repas approche, vous pourriez peut-être faire un saut au Jardin des Délices et rapporter de quoi manger ?
— D’accord m’man !
— Excellente idée ! ajouta Djoone qui était déjà debout prêt à partir, j’adore aller là-bas !
— On translume ou on court et vole ? interrogea Eléyi.
— Nous on court, et toi tu voles jusqu’à la mer. On se retrouve là-bas et on translume ? Pas le choix pour nous, on court vite mais pas encore sur la mer !!! répondit Djoone.
— Et puis ça fera faire un peu d’exercice à mon frère qui a tendance à prendre de l’embonpoint… Le premier arrivé sur la plage de Jayano a gagné ! cria Aali avant de partir en courant à grandes enjambées.
— Moi ? De l’embonpoint ? Faux départ ! hurla Djoone et il s’élança à son tour pour le rattraper.
Eléyi déploya ses grandes ailes blanches et prit son envol. Direction le sud-est de Niéba.
En planant au-dessus des terres de sa planète, dans ce ciel magnifique aux différentes nuances de vert, le jeune garçon ailé pensa aux premières fois où il avait volé. Avec Louna. Déjà. Il se souvint du jour où ils avaient joué à dire tous les noms de verts qu’ils connaissaient : vert émeraude, vert pomme, vert grenouille, vert citron… Et Louna, pour le faire rire, avait dit « ver-micelle ». Il souriait à l’idée de la revoir bientôt.
Eléyi repensa ensuite à ce que lui avait raconté sa mère et se dit que demander un cours sur Gnormus pourrait en effet être intéressant. Puis il aperçut ses amis qui couraient et s’amusa à s’approcher d’eux. Il descendait, les encourageait à aller plus vite, reprenait de la hauteur, les narguait, redescendait encore. Il finit par monter haut dans le ciel pour terminer son vol jusqu’à la mer.
Arrivé sur la plage, en attendant les jumeaux, Eléyi décida de passer un luxpel à Minézar.
Il l’imagina devant sa grotte de sodalite, puisqu’il fallait pour joindre une personne par luxpel savoir où elle se trouvait, et l’appela.
— Oui, ici Minézarbarbabus, qui pour vous en fait toujours plus, répondit l’homme qui était en train de prendre son petit-déjeuner devant chez lui. En quoi puis-je vous être utile ?
— Oh, jolie cette nouvelle formule d’accueil ! Bonjour, c’est Eléyi. Je me demandais s’il serait possible d’avoir bientôt un cours sur Gnormus, cher Minézarbarbabus. Tiens, ça rime aussi.
— Un cours sur Gnormus ? répondit l’homme avec sa grosse voix et sa façon de parler curieuse qui lui avait valu le surnom de « Minézarbizar » par les enfants. C’est un peu loin et je ne suis pas sûr que d’autres veulent y aller, ni que cela soit possible…
— Euh… Je voulais dire un cours « à propos de Gnormus », précisa Eléyi.
— Ah oui ah oui, bien sûr bien sûr, j’avais compris… C’est un souhait rare, en vérité. Trois autres personnes seulement m’ont demandé un cours au sujet de la planète Gnormus dans les six derniers mois. « On n’est jamais mieux servi que par moi-même », n’est-ce pas ? Et d’ailleurs…
— Que trois demandes en six mois ? interrompit Eléyi, qui avait une certaine habitude de la loquacité de son interlocuteur.
— Eh oui, mon garçon. Mais si tu connais deux autres personnes intéressées, cela ferait six et le cours pourrait avoir lieu. Encore faut-il que je trouve quelqu’un pour le donner…
Les jumeaux arrivèrent à ce moment-là sur la plage.
Le jeune énébien leur demanda rapidement s’ils accepteraient d’assister avec lui à un cours sur Gnormus, pour atteindre le minimum nécessaire de six élèves par cours. Ses amis, toujours d’accord pour apprendre de nouvelles choses, accueillirent l’idée avec enthousiasme ; il fut décidé que Minézarbarbabus recontacterait Eléyi — ainsi que les trois autres personnes intéressées — dès qu’il aurait trouvé un professeur.
— Merci Minézarbiz… euh Minézarbarbabus, et à bientôt alors ! dit le jeune homme ailé.
Les trois amis firent la gestuelle de la Grande Reliance et translumèrent en direction d’Enaël.
Le Jardin des Délices ou Enaël, était un des trois continents de la petite planète. Contrairement aux deux autres — Jaya et Avir —, il n’était pas peuplé.
Légumes, fruits, pains aux multiples saveurs, gâteaux exquis et autres merveilles étaient simplement offerts depuis la nuit des temps par la terre de ce jardin extraordinaire, et chacun s’y servait à volonté.
Des mets tout préparés apparaissaient là, sur de grands étals en bois que personne n’avait disposés et qui ne semblaient pas craindre l’usure du temps, de même toutes sortes d’ingrédients. Les fruits et les légumes poussaient sur les arbres, dans le sol, sans que personne ne s’en occupe. Il arrivait même qu’apparaisse autre chose que de la nourriture : ainsi, des objets extraordinaires, souvent en or bleu, étaient parfois posés là, sans que l’on sache nécessairement ce qu’ils étaient, ni à quoi ils servaient. Mais les personnes qui les trouvaient finissaient presque toujours par en comprendre le fonctionnement et l’utilité, et, la plupart du temps, les objets trouvés devenaient une aide précieuse.
Arrivés au Jardin des Délices, les trois amis commencèrent à choisir des mets pour le repas ; ils les déposaient au fur et à mesure sur un tissu qu’ils avaient fait apparaître par terre.
L’endroit était immense et le choix plus que vaste. Tout en saluant et en échangeant quelques mots avec les différentes personnes qu’ils croisaient, les garçons essayaient d’être efficaces pour ne pas trop faire attendre Dilia.
Aali commença par cueillir des fruits, en en mangeant quelques-uns au passage. Eléyi prit quelques petits pains, du fromage et une belle tarte qui semblait à peine sortie d’un four invisible. Il l’envoya sur le tissu en la faisant voler au moyen d’un luxsort et faillit assommer Aali au moment où il se relevait, une fraise à la main.
Le jeune énébien passa ensuite à côté d’un petit garçon en grande discussion avec son père :
— Papa, pourquoi on ne fait pas toute la nourriture avec des luxsorts ?
— Parce que les aliments créés par des luxsorts n’apportent pas tout ce dont nos corps ont besoin, mon bonhomme. Et puis aussi parce que l’Univers a plus d’imagination que nous… Regarde cette merveille ! Et celle-là !
— Waouh ! C’est beau…
Djoone, de son côté, après avoir sélectionné quelques friandises et boissons, s’attarda un peu vers un parterre de légumes.
— Eh !!! Venez voir ! Il y a une nouvelle variété ! Elle n’a pas de nom ! Il faut lui en trouver un !
Quand un aliment inconnu apparaissait sur la terre d’Enaël, ceux qui le voyaient les premiers pouvaient lui donner un nom, et ce nom, s’il était bien articulé devant l’aliment en question, devenait par la suite connu de tous… sans que personne ne sache comment. L’aliment pouvait cependant refuser le nom qui lui était proposé. Si le mot prononcé ne lui convenait pas, il disparaissait, tout simplement, jusqu’à une prochaine fois.
Eléyi et Aali se précipitèrent vers Djoone. C’était un des jeux préférés des zartistes que d’inventer les noms des mets d’Enaël.
— Voyons, dit Aali, c’est vert, long, mais ce n’est ni une courgette ni un concombre.
— Oh regarde, ça a des frisettes au bout ! Un petit côté poireau…
— Oui mais elles sont jaunes ! Ça me rappelle plutôt les cheveux de quelqu’un, reprit Aali. Si on récapitule : c’est long, fin, ça peut faire penser à un poireau ou à une cucurbitacée, une des extrémités est recouverte de fils jaunes. Sans aucun doute un éléyi !
— Très drôle ! fit Eléyi. Ne t’avise pas de prononcer ça, Aali !
Aali, ravi de sa petite blague, souriait encore plus que d’habitude.
— Il a raison, approuva Djoone, à part faire disparaître le légume, ça ne servirait à rien. Beaucoup trop simple, trop évident ! Laissez plutôt s’exprimer le poète en moi : « ô ravissant légume à la forme allongée, daigneriez-vous… » …
— C’est nul.
— Comment ça « c’est nul » ?
Une jeune fille ailée, au visage aussi joli que son expression ne l’était pas et aux ailes couleur lilas, était apparue sans bruit et se tenait à côté d’eux.
— C’est un géminus. C’est tout. Je le sais.
— Tu le sais ? demandèrent en même temps Djoone et Aali.
— Je le sais, je le sens.
— Alors vas-y, essaie ! proposa Eléyi.
La jeune fille lui lança un regard étrange avant d’articuler très clairement en fixant le légume.
— Gé-mi-nus.
Non seulement le légume ne disparut pas, mais il sembla tout à coup évident aux garçons qu’il s’était toujours appelé comme ça.
— Ah oui, dit simplement Eléyi.
— Djoone… et Aali de Zartos, fit Djoone en se désignant et en désignant son frère.
— Eléyi, ajouta le garçon ailé. Enchanté. Et toi ? On ne se connaît pas ? Tu vis en Avir ?
— Eliéna. Non. Oui.
Les garçons se regardèrent.
— Eliéna-non-oui, c’est ton prénom ? demanda Aali.
— On m’avait dit que ceux de Zartos n’étaient pas toujours très intelligents, mais je n’imaginais pas que c’était à ce point. Je m’appelle Eliéna. Non, on ne se connaît pas. Oui, je vis en Avir. Au revoir.
Aussi étrangement qu’elle était apparue, la jeune fille avait translumé presque sans un bruit, et avait disparu.
— Je n’ai même pas eu le temps de lui dire ce que je pensais de ceux qui lui avaient parlé de l’intelligence des zartistes et elle disparaît ! Ça ne se fait pas du tout ! s’exclama Aali dépité.
— Non, mais c’est luxclasse, fit Eléyi en souriant. Et puis elle est jolie… Les cheveux argentés, j’adore ; il n’y en a pas beaucoup.
— Elle est plutôt jolie, en effet, mais elle aurait besoin de quelques cours de politesse, avec moi par exemple ! proposa Aali.
— Encore faudrait-il la revoir, fit Djoone. Elle vit en Avir, et on y va en navire en Avir ? Hé hé…
— Joli jeu de mots, frérot ! Cela dit, Eléyi, c’est vrai que tu ne nous as encore jamais fait visiter le troisième continent de ta planète. Si les filles d’Avir — ou les garçons —, ajouta Aali en regardant son frère, ressemblent à cette Eliéna, ça vaut la peine d’aller y faire un tour, non ?
Djoone avait un peu rougi à la remarque de son frère et avait observé la réaction d’Eléyi, qui semblait n’avoir rien entendu, encore sous le charme de la demoiselle.
— Pourquoi pas, répondit le jeune énébien, le sourire encore aux lèvres. Ma mère est originaire de là-bas, je connais un peu, mais pas assez sans doute.
Les jeunes gens retournèrent vers le tissu recouvert des mets qu’ils avaient choisis. Aali se porta volontaire pour envoyer la nourriture en Jaya. Il se concentra, joignit ses mains devant son cœur, prononça « Transportolux devant la grotte de Dilia » et la nourriture disparut.
Ils firent ensuite une nouvelle fois la Grande Reliance, avant de translumer tous les trois.
À peine arrivé devant la grotte d’améthyste, Eléyi reçut un luxpel de Minézar.
— Ah Eléyi, content de te trouver, j’ai essayé de te joindre plusieurs fois, dit l’homme de sa grosse voix.
— Oui, rebonjour Minézar, j’étais au Jardin des Délices, je viens de rentrer.
— Minézarbarbabus !
— Euh oui… Minézarbarbabus.
Le luxcomeur expliqua à Eléyi qu’il avait mis un certain temps à trouver quelqu’un pour donner une leçon à propos de Gnormus.
— J’ai fini par penser à une personne qui s’était proposée il y a une trentaine d’années. J’ai essayé de la joindre chez elle mais elle n’y était pas, heureusement, je me suis dit qu’elle était peut-être chez sa mère et j’avais raison ! Elle ne voulait pas trop au début mais a fini par accepter. Alors je lui ai proposé que ce soit cet après-midi parce que mieux vaut battre le fer pendant qu’il cuit…
Minézar le bavard — c’était un de ses autres surnoms — expliqua ensuite à Eléyi qu’une des trois personnes intéressées quelques mois auparavant n’était plus intéressée, mais qu’une des deux autres pouvait venir accompagnée.
— Et comme ça, le compte y est ! Je suis vraiment fort ! Celle qui vient accompagnée m’a dit qu’elle préfèrerait que ce soit en Avir car elle y fait une promenade « gromantique » ou je ne sais quoi… Et comme la personne qui donne le cours se trouve en Avir pour la journée, ça tombe bien ! Alors j’ai proposé que le cours ait lieu à 16 heures à l’entrée d’Avirta, sur les berges du fleuve. Les autres sont d’accord ! Ça vous va, à tes amis et à toi ?
— Avirta ? Aujourd’hui à 16 heures ? Oui oui, ça nous va très bien, c’est parfait même ! répondit Eléyi en voyant les jumeaux, qu’il avait interrogés du regard, faire de grands signes affirmatifs et même Aali faire quelques bonds.
Minézar apporta quelques précisions supplémentaires sur le lieu du rendez-vous et sur sa nouvelle coiffure, puis Eléyi réussit à mettre fin au luxpel.
Après un copieux déjeuner près de la grotte d’améthyste, les trois adolescents se mirent en route. Plus jeune, Eléyi s’était déjà rendu à Avirta avec sa mère et pouvait par conséquent y translumer et y emmener les jumeaux avec lui.
Dilia leur donna d’ultimes recommandations avant leur départ et leur conseilla d’aller déguster une glace chez Vertiooni — un luxglacier qu’elle appréciait particulièrement — après avoir déambulé dans les rues principales et avoir admiré les petits palais de la ville.
Une fois les garçons partis, elle s’approcha de Nilo qui, allongé à plat ventre dans l’herbe, écrivait des choses dans un cahier.
— Tu ne voulais vraiment pas lui dire, Nilo ?
— Non. J’avais peur qu’il me dise encore que j’étais trop petit. Il verra bien…
6 Paul Verlaine, Il pleure dans mon cœur
Les trois amis arrivèrent directement sur la place centrale d’Avirta.
La population de l’Avir, contrairement à celle de Jaya, vivait de façon regroupée, dans des villes de tailles relativement importantes, situées çà et là, le plus souvent en bordure de fleuve ou d’océan.
Avirta était une des plus grandes villes du continent et se dressait au bord du fleuve Japti.
La place centrale grouillait de monde.