Les rois des songes - Eveyblood Loveworker - E-Book

Les rois des songes E-Book

Eveyblood Loveworker

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Beschreibung

Serena voit des personnages imaginaires graviter autour d'elle. Elle est internée en hôpital psychiatrique. Une adolescente de son âge, Aria, est entourée de femmes défuntes. Persuadée que Serena n'est pas folle, Aria l'aide à s'échapper, pour la conduire au brillant ingénieur Eurêka Fly. Ce dernier leur fait prendre conscience qu'elles sont la réincarnation de personnages de contes de fées. Il les aide à retourner dans l'univers parallèle d'où elles proviennent pour trouver des réponses. Au fil de leur voyage, elles sont interceptées par l'espiègle et séduisant Peter Pan, qui court-circuite leur plan... à moins que cet imprévu ne fasse partie d'une histoire écrite depuis le départ, une histoire d'amours, de magies et de métamorphoses.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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À Gary, qui me redonne envie de croire en la magie.

Sommaire

Chapitre 01

Chapitre 02

Chapitre 03

Chapitre 04

Chapitre 05

Chapitre 06

Chapitre 07

Chapitre 08

Chapitre 09

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 38

Chapitre 39

Chapitre 40

Chapitre 41

Chapitre 42

Chapitre 43

Chapitre 44

Chapitre 45

Chapitre 46

Chapitre 47

Chapitre 48

Chapitre 49

Chapitre 50

Chapitre 51

Chapitre 52

Chapitre 53

Chapitre 54

Chapitre 55

Chapitre 56

Chapitre 57

Chapitre 59

Chapitre 60

Chapitre 61

Chapitre 62

Chapitre 63

Chapitre 64

Chapitre 65

Chapitre 66

Chapitre 67

Chapitre 68

Chapitre 69

SERENA

—Serena ?

Je me redresse dans mon lit bleu ciel pour observer l’infirmière, dont la frange dissimule à peine le regard légèrement inquiet

— Je suis réveillée.

« Je rêve éveillée » serait plus approprié. Je suis sûre qu’il n’y a que moi qui vois un gamin blond et abominable me narguer avec son sourire de psychopathe. Si j’avais été seule, je lui aurais infligé une bonne raclée et aggravé mon cas. On me considère comme folle à cause de mes hallucinations.

À intervalles réguliers, je vois des personnages graviter autour de moi. Quand j’étais petite, je trouvais cela génial, mais ma famille d’accueil, beaucoup moins. Elle s’est délestée de moi pour me faire interner. Moins je lis et regarde la télé, moins j’ai de visions. Les psys eux-mêmes estiment que j’ai le droit de me distraire, pour ne pas sombrer dans la dépression. Je fais comme si de rien n’était et souris à l’infirmière.

— Bonjour, mademoiselle Rose.

Elle me couve d’un regard chaleureux.

— Bonjour, ma puce. Tu as bien dormi ?

Je lève le pouce en signe d’approbation.

— Les médicaments y ont contribué, affirme-t-elle.

Je n’en suis pas convaincue. Je possède une forte résistance aux antipsychotiques. Le bon côté, c’est que je ne subis pas d’effets secondaires comme la prise de poids, l’éruption cutanée, la léthargie… le mauvais, c’est que cela ne m’empêche pas d’avoir des visions. Si j’ai bien dormi, c’est plutôt parce que j’ai fait un rêve agréable. Ils sont soit très beaux, soit cauchemardesques, mais très intenses dans tous les cas. Je préfère garder mon avis pour moi. Cela lui donnera moins de grain à moudre. Je me prépare, en attachant rapidement mes cheveux blonds blancs indomptables en queue de cheval. Tandis que je me brosse les dents, le reflet me renvoie un regard gris souligné par des sourcils sombres et épais qui contrastent avec la pâleur de ma crinière. Je ne sais pas si je ressemble plus à une fée ou à une sorcière, mais quand je vois l’angoisse que suscitent mes visions, j’ai envie d’opter pour la seconde option.

Mademoiselle Rose m’accompagne dans le cabinet d’un des psys qui me suivent le plus souvent, le docteur Stein. Ce quinquagénaire aux cheveux châtain clair a souvent la bouche crispée, effet accentué par les rides aux coins de ses lèvres. Il me pose les questions habituelles, au sujet de mes visions, de mon sommeil et de mes angoisses. Je lui réponds ce qu’il a envie d’entendre.

Comme on est samedi, il m’autorise à sortir de l’hôpital. Je ne m’en plains pas.

Deux choses m’aident à tenir le coup, les escapades et le lycée. Oui, le lycée. En dépit de ma pathologie, on me considère comme brillante. On m’a autorisée à suivre une scolarité à peu près normale. Je suis en terminale S, avec des facilités pour les matières scientifiques, surtout la chimie. Modestie mise à part, c’est comme si elle n’avait pas de secrets pour moi. J’aimerais poursuivre des études dans la recherche.

Alors que je flâne en ville en appréciant l’air frais d’Angers et sa verdure gorgée de fleurs, je fais un peu de shopping et décide de me rendre dans un café dans lequel j’ai l’habitude de bruncher, avec une vaste arrière-cour jonchée de plantes et de tableaux contemporains Je vais vite aux toilettes pour vérifier que je suis présentable. Dotée d’une silhouette pas très haute, je ne passe pas inaperçue, avec ma crinière nordique et mes yeux nocturnes perçants. Comme ma tignasse s’emmêle, je passe un coup de brosse dans mes ondulations. J’aperçois via le miroir la présence d’une autre jeune fille. Elle est réelle, elle va au lycée, comme moi. Je la connais de vue. Rousse, les yeux marron clair, la silhouette athlétique moulée par un bermuda et une veste Teddy, elle s’appelle Aria et n’a pas grand-chose à voir avec moi. Championne de natation et chanteuse lors d’occasions spéciales, sa réputation la précède.

— Excuse-moi, tu veux bien me prêter ta brosse ?

— Bien sûr.

J’ôte mes cheveux des pics avant de la lui tendre.

— Merci, Serena.

Elle entreprend de lisser sa chevelure aussi abondante que la mienne. Je hausse les sourcils.

— Tu connais mon prénom ?

On ne s’est jamais parlé. Elle me tapote le bras.

— Bien sûr. Tu es une tête en matières scientifiques. Tout le contraire de moi.

— Tu as d’autres talents. La natation, le chant…

Cela paraît lui faire plaisir. Pourtant, elle doit être habituée à ce genre de compliments. Elle me rend ma brosse.

— Merci. Elle démêle bien.

— Entre crinières épaisses, on se comprend.

Ma plaisanterie semble l’amuser.

Lorsque je prends congé d’Aria pour regagner ma table, je me sens bien. Ce n’est pas tous les jours que j’ai une conversation normale avec quelqu’un de réel. À cause de mes problèmes de santé, je garde mes distances avec les autres. En primaire et au collège, j’ai subi de nombreuses brimades. Je ripostais comme je pouvais, mais cela me demandait beaucoup d’énergie. J’ai fini par suivre les conseils d’une professeure qui m’a soufflé que le mépris et l’indifférence formaient la meilleure des armes. Au lycée, les autres m’ont laissée tranquille. J’ai choisi de m’en accommoder et de ne pas me mêler à eux. Je ne veux pas susciter leur pitié. Ce semblant de discussion amicale avec Aria est une exception. À ma surprise, elle vient s’asseoir en face de moi.

— Je peux ?

— Tu n’es pas avec des amis ?

Elle secoue la tête en souriant.

— J’avais besoin de calme.

— Alors pourquoi viens-tu vers moi ?

— Tu es quelqu’un de zen et ta compagnie me plaît.

Je rosis de plaisir mais reste incrédule.

— Tu me connais à peine.

Elle hésite visiblement à me répondre puis finit par se lancer.

— Justement. J’ai envie de te connaître. En fait… cela fait longtemps que… j’ai envie de te parler. Je t’observe souvent.

Je cache mal ma surprise.

— Je t’ai fait flipper ? s’inquiète-t-elle. Désolée.

Je m’empresse de secouer la tête.

— Non. Je suis flattée, au contraire.

Qu’est-ce qu’elle peut bien trouver à une folle comme moi ? Elle semble deviner mon état d’esprit.

— Tu sais, malgré ce que les gens pensent, tout n’est pas aussi simple pour moi. Je crois qu’on a des points communs.

Mon intérêt s’accroît.

— Lesquels ?

Son beau regard chocolat s’assombrit.

— Moi non plus, je ne sais pas d’où je viens.

Je ne m’attendais pas à cela.

— Vraiment ?

— Je suis émancipée depuis mes seize ans. Je vis seule.

— Je n’en savais rien.

D’un côté, c’est normal, puisque c’est la première fois qu’on s’adresse la parole. Elle me gratifie d’un sourire indulgent.

— Je ne le crie pas sur les toits. Enfin, bref. Tu peux comprendre que je me sente seule. J’imagine qu’on est deux.

J’acquiesce en silence, touchée qu’elle se livre à moi de la sorte. Cette discussion surprenante me procure un sentiment de bien-être. Je me sens présente pour quelqu’un.

Elle me lance un regard plein d’espoir.

— C’est la raison pour laquelle tu es la bienvenue chez moi, si un jour tu veux passer.

Je meurs d’envie d’accepter, mais ce n’est pas si simple. On se connaît à peine, et puis… que se passerait-il si elle voyait la vraie « moi » ? Me rejetterait-elle ? Ce qui m’arrive me semble irréel.

— Je n’ai pas le droit de sortir le soir, dis-je avec hésitation. Un mercredi ou un samedi après-midi, c’est possible.

Son visage s’éclaire.

— Super !

On échange au sujet de nos films et séries préférés, de la pop culture, mais aussi de livres. Le noyau commun qui ressort concerne la fantasy, les contes et l’évasion. En lisant entre les lignes de son discours, je comprends que, comme moi, elle a besoin d’échapper à un quotidien assez sombre, mais je n’ose pas creuser dans les détails, pour le moment.

— Je suis désolée, je vais devoir rentrer.

— Je te raccompagne ?

Mes yeux s’arrondissent.

— Tu… Tu es sûre ?

— C’est à l’hôpital, n’est-ce pas ? Je connais le chemin.

Le fait que je réside en hôpital psychiatrique semble visiblement de notoriété publique. Cela ne me surprend pas et ne paraît pas la déranger non plus. Lorsque nous nous séparons, j’ai le cœur léger. Je souris même à madame Flavier, ma psychiatre la moins sympathique, lorsque je la croise.

Le week-end se passe bien, ainsi que le lundi. Au lycée, Aria choisit, à midi, de fausser compagnie à ses amis pour déjeuner avec moi, dans le réfectoire froid et grisâtre. Malgré nos plateaux-repas peu engageants, nos fossettes se creusent d’un commun rire léger qui réchauffe nos prunelles. Quand je rentre le soir et me rends à mon rendez-vous avec madame Flavier, je suis de bonne humeur. J’appréhende moins que d’ordinaire de voir cette femme qui me met mal à l’aise. D’environ quarante-cinq ans, les cheveux auburn coupés court, ses lunettes rectangulaires à monture épaisse accentuent son regard sévère.

— Bonjour, Serena. Asseyez-vous.

J’obéis en la saluant à mon tour..

— Le secrétariat a réceptionné une lettre pour vous. Je me suis permis de la prendre et de la décacheter.

— Vous auriez eu tort de vous gêner.

Elle me lance un regard sévère. Elle n’apprécie pas mon insolence., Je réprime un gloussement malvenu.

— C’est pour votre bien. Vu l’expéditeur, le contenu aurait pu vous perturber plus que vous ne l’êtes déjà.

J’ignore si cela justifie ses actes, mais elle a réussi à m’intriguer. Je l’observe alors avec insistance.

— Il s’agit d’une lettre du lycée Henri IV à Paris. Vous avez été acceptée en classe préparatoire de Maths Sup.

J’en ai le souffle coupé.

— C’est vrai ?

— Félicitations, me dit-elle à contrecœur.

Mon visage se fend d’un immense sourire. C’est ce que je pouvais espérer de mieux. Elle me décoche un regard glacial.

— Ne vous emballez pas. Je m’oppose à ce que vous suiviez ce cursus.

Je regarde ma psy, incrédule.

— Je vous demande pardon ?

Elle me toise avec froideur.

— Vous avez très bien compris, mademoiselle Snow, même si c’est difficile à admettre.

Je dois rester calme. Surtout, je dois rester calme. Je ferme les yeux et respire profondément.

— Regardez-moi quand je vous parle, m’intime-t-elle d’une voix coupante.

J’ouvre des yeux soudain humides.

— Pourquoi ?

— Cette prépa se trouve à Paris et nous ne pourrons pas vous y suivre.

— Un dossier, cela se transfère.

— C’est plus compliqué que cela. Vous n’êtes pas en état de faire des études qui stimuleraient trop votre cerveau.

Elle préférerait que je sois un légume, alors ?

— Pourquoi n’avez-vous rien dit lorsque j’ai constitué mon dossier de candidature ?

— Il y a une différence entre la démarche de recherche en elle-même, qui ne présente pas de danger, et son aboutissement, qui comprend trop d’inconnues.

Elle se fiche de moi ? Je ne veux même pas relever les raisons pour lesquelles son raisonnement est révoltant. Le rouge me monte aux joues, et je dois prendre sur moi pour m’empêcher d’exploser.

— Vous ne pourrez pas me forcer à quoi que ce soit. Je serai bientôt majeure.

— Du fait de votre handicap, vous serez probablement sous tutelle. Votre famille d’accueil ne s’y est pas opposée.

Elle a de la chance que j’aie un self-control impressionnant. Je la gifle mentalement pour permettre à mes émotions d’imploser sans réelle conséquence physique.

— Première nouvelle. Vous n’avez pas pensé à m’en faire part plus tôt ?

— J’ai jugé inutile d’éveiller votre colère à ce moment-là. Vous auriez pu être un danger pour vous-même.

Je n’en reviens pas. C’est elle qui va être en danger, si elle continue. Je pourrais ne pas la gifler que dans ma tête…

— Et maintenant ?

— J’ose espérer que vous serez assez adulte pour comprendre.

Je ne peux pas m’empêcher de rire.

— C’est vous qui ne me traitez pas comme une adulte.

Sans lui laisser l’occasion de répondre, je me lève.

— Je ne veux plus vous voir.

— Vous n’avez pas vraiment le choix. Vous avez besoin d’être aidée.

— Je n’appelle pas cela une aide. Je ressors de chacune de vos séances démoralisée.

— C’est tout à fait normal, réplique-t-elle, imperturbable. Ce processus de remise en question n’est pas agréable mais permet d’avancer, pour aller mieux ensuite.

— Briser mon avenir, vous appelez cela avancer ?

— Vous n’êtes pas apte à en juger.

Alors que la colère s’apprête à me submerger, je sens des doigts entrelacer les miens. Je risque un regard en biais et vois une femme brune au regard perçant.

— Fais comme moi. N’adresse plus la parole à ces ordures.

Je reporte mon regard sur le docteur Flavier. Son visage est de marbre. J’ignore si elle se doute de cette hallucination.

— Bien. Puisque mon avis ne compte pas, libre à vous de m’obliger à vous voir. Simplement, je ne vous dirai plus le moindre mot.

Je l’entends soupirer, m’ordonner de me rasseoir, mais je tourne les talons et m’éloigne.

Une fois de retour dans ma chambre, j’étouffe mes sanglots dans mon oreiller. De toute façon, je suis considérée comme folle, même si les médecins n’emploient pas ce mot. Ils utilisent un jargon bien plus codifié, qui n’est guère plus flatteur. En tout cas, c’est pratique pour eux. Quand je suis blessée, ils blâment tou-joursma pathologie, sans se remettre en question et admettre leur responsabilité dans le processus. Je suis délirante, donc j’ai tous les torts et ils ont tout bon. Ça ne sert à rien de parler avec eux… après avoir pleuré, je ferme les yeux quelques instants. Je respire un grand coup. Les psychiatres ne me comprennent pas… mais une personne extérieure, pourquoi pas ? D’une main tremblante, j’attrape mon téléphone. Je respire un grand coup. Je contemple l’écran. Je compose le numéro d’Aria.

— Oui, Serena ? Je te manque déjà ?

Sa boutade m’arrache un sourire.

— C’est cela.

Malgré mon amusement, je garde une petite voix.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? On dirait que tu as pleuré.

Les sanglots menacent de remonter dans ma gorge.

— Tu as deviné juste.

Mes larmes coulent de plus belle.

— Oh, Serena ! Qu’est-ce qui ne va pas ?

Je lui raconte mon entretien. Aria ne cache pas son indignation.

— Cette femme m’a vraiment l’air d’être une sale garce, grogne-t-elle. Elle veut garder son emprise sur toi, voilà tout. Je ne peux pas laisser faire ça.

Je soupire, en m’efforçant de balayer l’espoir peu crédible qui s’éveille en moi.

— Que veux-tu y faire ?

Elle reste quelques instants silencieuse.

— Tu peux sortir, samedi prochain ?

— Oui, à moins qu’elle ne m’en empêche.

— Eh bien, tu vas venir chez moi. Tu ne retourneras pas là-bas.

Je laisse échapper un cri de stupeur.

— Tu plaisantes !

— Absolument pas.

— Tu me connais à peine. On ne va pas prendre cette décision sur un coup de tête !

— C’est bien un coup de boule que je donnerais à ta psy.

Je me mords les lèvres pour ne pas rire.

— Ce n’est pas drôle.

— Oh, mais je suis très sérieuse. Je t’observe depuis longtemps. Tu n’as rien à faire là-bas. Pas plus que moi, en tout cas.

Mon cœur se serre. Ses paroles me touchent. Je m’efforce de ne pas me laisser aller à ce sentiment agréable. Je dois être réaliste.

— C’est parce que tu ne me connais pas. Tu ne sais pas de quoi je souffre.

— Bon. Nous pouvons y remédier. Pourquoi es-tu internée ? Je ne te jugerai pas, promis.

Elle semble sincère. Au point où j’en suis, je peux bien le lui dire. Je lui révèle que depuis que je suis née, des personnages imaginaires gravitent autour de moi.

— C’est donc ça, murmure-t-elle lorsque j’ai terminé.

Je redoute qu’elle ne raccroche, mais elle n’en fait rien. La surprise tétanise mon être entier. Si je m’attendais à ça…

— Tu sais, moi aussi, je vois des choses que je ne devrais pas voir.

Cette affirmation me prend par surprise.

— Vraiment ?

— Je t’assure. Si tu viens chez moi, on pourra en parler. Tu peux vivre normalement, j’en suis la preuve. Viens. Tu as tout à y gagner.

Je laisse échapper un rire nerveux.

— Tu ne te rends pas compte. Je serai recherchée par la police.

On dirait que je suis la plus sensée de nous deux. Cela ne manque pas de sel. Et en même temps, j’éprouve la désagréable sensation de me voir comme une « criminelle » alors que, techniquement, je ne fais rien de mal. Hormis penser à moi.

— Je mettrai au point un plan. S’il te plaît, viens chez moi le week-end prochain. Après, tu pourras décider de rentrer. Tu ne devrais pas laisser passer cette chance d’avoir la vie que tu mérites. Comme l’a dit Elie Grimes l’écrivain : « Les gentilles filles obéissantes vont au paradis, les autres vont là où elles veulent. »1

J’éclate de rire. C’est vraiment bien trouvé.

— Tu vois, tu rigoles ! se réjouit-elle.

— En effet. Tu m’as remonté le moral.

— Tu vois que je te fais du bien, contrairement à cette bande d’imbéciles qui veulent régir ta vie.

Quand je raccroche, j’ai le sourire aux lèvres. Cette fille semble encore plus folle que moi et je suis probablement la seule à le savoir. J’ai envie d’accepter sa proposition, mais ce serait tout sauf raisonnable.

Toutes les nuits, pendant les jours qui suivent, je n’arrive pas à dormir. Les personnages qui m’environnent n’arrêtent pas de me tanner pour que j’accepte la proposition d’Aria. Ils paraissent déterminés à ne me laisser aucun répit tant que je n’aurai pas cédé. À bout, j’appelle ma camarade de lycée pour lui dire que je suis d’accord pour venir chez elle samedi. Les hallucinations disparaissent de manière immédiate. Incroyable. Parallèlement, je ne décroche plus un mot au docteur Flavier. Elle essaie de m’intimider pour me remettre au pas, en vain. Je tiens bon.

Au lycée, Aria m’escorte partout. Elle m’intègre à ses amis, aux petits soins avec moi. Ce n’est pas désagréable, même si je sais ce qu’elle a en tête. Elle veut gagner ma confiance. Cela fonctionne, car le samedi, je suis prête à aller chez elle. Je ne prends pas de bagages avec moi, pour ne pas éveiller les soupçons du personnel hospitalier. De toute façon, je n’ai pas grand-chose à moi.

Quand elle me voit arriver dans le café où nous nous sommes donné rendez-vous, son visage se fend d’un sourire. C’est grâce à cela que je la reconnais, car elle porte un chapeau et des lunettes noires. Ils la rendent difficile à identifier. Elle se lève, deux gobelets cartonnés à la main.

— Viens, on met les voiles. On boira dans le bus. Je t’ai pris un café viennois à la noisette, tu aimes ça, non ?

— J’adore. Mais…

— Ne discute pas et viens.

J’obtempère et, à sa demande, rabats ma capuche sur ma tête. Dans le bus, elle me tend mon gobelet.

— Tu en veux ?

J’accepte sans hésiter. Je ne suis pas fan de la nourriture à l’hôpital, encore moins de leur café.

— Merci.

— Baisse les yeux.

J’obéis. Sans doute pense-t-elle que si on lance un avis de recherche, ma photo sera affichée partout. C’est du grand n’importe quoi, cette histoire, mais Aria a raison. Demeurer prisonnière d’un hôpital sous l’emprise de personnes moins bienveillantes qu’elles ne devraient l’être, ce n’est pas une vie.

Nous arrivons bientôt chez elle. Elle habite dans un logement social près du Jardin des Plantes, un endroit plutôt bien fréquenté. Son appartement est agréable. Pas très grand, c’est un T1. Une grande porte-fenêtre murale diffuse de la lumière dans la pièce. On y trouve un canapé vert d’eau recouvert de plaids à l’apparence de queues de poisson, avec quelques fauteuils et poufs en forme de coquillages qui encerclent une petite table basse. Elle m’invite à m’asseoir dans son canapé et récupère mon gobelet.

— Veux-tu un autre café ?

— Merci, mais je dois éviter d’abuser des excitants.

Elle lève les yeux au ciel.

— Zen comme tu es ? Bon, comme tu voudras. Un chocolat, alors ?

Un sourire se dessine sur mes lèvres à cette perspective.

— Avec plaisir.

Elle paraît satisfaite en s’affairant autour de sa machine à dosettes. Elle se munit d’une bombe à chantilly et dépose auprès de moi une tasse odorante surmontée de dix centimètres de crème fouettée. Elle en dépose une autre sur la table basse et s’assied à côté de moi. Alors que je commence à déguster la chantilly, je ne peux m’empêcher de l’interroger :

— Pourquoi es-tu si gentille avec moi ?

Elle me sourit chaleureusement.

— Cela fait longtemps que je veux rencontrer quelqu’un comme toi. Quelqu’un comme moi.

— On dirait une déclaration, pouffé-je.

— Non, mais on est pareilles, toutes les deux. Nous n’avons pas de parents, nous ne savons pas d’où nous venons. Nous voyons des choses que personne d’autre ne voit.

— Qu’est-ce que toi, tu vois ?

Ses yeux bruns s’assombrissent.

— Des esprits. Des femmes, principalement.

Mon pouls s’accélère. Elle semble si… saine d’esprit, normale, même si elle prend des décisions impossibles sur un coup de tête.

— Comment fais-tu pour gérer ça ?

Elle me gratifie d’un clin d’œil.

— J’ai un petit secret. Il me suffit de chanter. Les esprits disparaissent.

L’espace de quelques instants, je reste sans voix.

— C’est tout ? finis-je par m’exclamer. Comment ça se fait ?

Elle hausse les épaules, sans me regarder.

— Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que ça marche.

Je commence à comprendre sa passion pour le chant. De plus, sa voix douce pourrait transporter n’importe quelle âme perdue, comme moi. Comme elle. Comme nous. Pas étonnant qu’elle fasse fuir les esprits. Je me souviens de ce jour où ses airs ont résonné dans les toilettes du lycée. Bien trop timide, je n’ai pas osé la complimenter alors que j’en mourais d’envie.

— J’aimerais avoir cette chance, lui confié-je.

Elle pose sa main sur mon bras.

— Tu pourrais trouver ta propre méthode.

— J’ai tout essayé.

— En es-tu sûre ?

Je la regarde avec étonnement.

— Pourquoi me demandes-tu ça ?

— Tu es brillante en chimie, n’est-ce pas ?

— Quel est le rapport ?

Un nouveau sourire se dessine sur son visage.

— Tu veux faire de la recherche, non ? Trouve un remède.

1- Grimes, Elie, Les gentilles filles vont au paradis, les autres là où elles veulent, Paris, éditions Préludes, trad. par Emilie Serig, 2017

Je recule légèrement sous l’effet de l’incrédulité.

— Tu n’es pas sérieuse, là ?

Son sourire s’élargit.

— Oh que si !

Je détourne la tête en soupirant.

— Ce n’est pas possible. Tu es vraiment grave.

Elle émet un petit rire.

— Je sais, mais tu es tellement brillante. Sérieusement, qu’as-tu à y perdre ?

Ma mâchoire se serre, mon corps tout entier se crispe.

— J’aurai de gros problèmes quand je me ferai attraper.

— Je ne les laisserai pas faire. Je te cacherai chez quelqu’un de confiance, s’il le faut, déclare-t-elle avec sérieux.

Je respire un grand coup.

— Admettons. Où vas-tu me trouver un laboratoire dans lequel effectuer mes recherches ?

Elle se mord les lèvres et baisse la tête, ce qui agite ses boucles écarlates. Quand elle la redresse, tout son corps semble frémir d’excitation et ses yeux pétillent.

— C’est chose faite.

Encore une fois, je suis sidérée.

— Je te demande pardon ?

— J’ai des relations.

Malgré mon scepticisme, elle a éveillé ma curiosité.

— Qu’entends-tu par là ?

— J’ai un ami chercheur spécialisé dans la neurologie, même s’il touche un peu à tout. Il est un peu fou, mais c’est un génie. Il va t’adorer.

Je hausse les sourcils, plus tout à fait à une surprise près. Je l’ai toujours imaginée simple, populaire au naturel, et sans histoire. Aujourd’hui, elle me prouve que j’avais tort. Connaît-on si bien les gens, ou voyons-nous seulement ce qu’ils nous dévoilent?

— Ce génie un peu foufou a-t-il un nom ?

— Il se fait appeler Eurêka Fly.

— Ça promet.

Elle me regarde avec des yeux marron pleins d’espoir.

— Tu vas accepter ? S’il te plaît, dis oui.

Je passe une main dans mes mèches blond argent, embêtée. Comme de coutume, ma chevelure, longue, libre et rebelle, aurait besoin d’un bon coup de peigne.

— Je ne sais pas. C’est tellement insensé.

Elle s’empare de mes mains blanches et pâles. À l’opposé de celles d’Aria, les miennes sont dénuées de taches de son.

— C’est ta vie actuelle qui n’a pas de sens. Je ne peux pas te promettre que tu trouveras un remède miracle en un rien de temps, mais cela en vaut la peine. Tu peux choisir de retourner à l’hôpital. Tu vas obéir à cette conne qui ne se soucie pas réellement de ton bien-être et rester malheureuse. Tu peux aussi choisir de prendre des risques pour réaliser tes rêves.

— Présenté comme ça…

C’est plus facile à dire qu’à faire, mais ses mots touchent leur cible. J’ai vraiment envie de me libérer, de sortir de mes entraves, tant psychologiques que physiques. Je veux juste vivre. Et Aria… Aria semble le désirer aussi. On dirait même qu’elle se soucie de moi depuis longtemps et qu’elle a pensé à tout…

Ou du moins, au plus gros.

— Mais… Et le lycée ?

— Tu vas rester ici, je te ferai parvenir les cours. D’autres questions ?

Je devrais en avoir des tonnes, mais une seule me vient à l’esprit.

— Pourquoi fais-tu cela pour moi ?

Elle semble pensive, puis, une nouvelle fois, ses fossettes se creusent.

— Si tu peux te soigner, tu pourrai peut-être m’aider aussi. On pourrait partir ensemble à la recherche de nos origines.

Mon cœur se serre. Savoir qu’on a été abandonnées toutes les deux ravive une vieille douleur. La perspective de trouver des réponses avec cette fille audacieuse me séduit beaucoup. Cependant, il me reste d’autres angoisses.

— Et si je me rends compte qu’il vaut mieux faire machine arrière ?

Elle jette un plaid turquoise sur mes épaules et m’emmaillote dedans, avant de me serrer contre elle. Pourquoi se montre-t-elle aussi adorable, bon sang ?

— Je parlerai à tes psys. J’assumerai l’entière responsabilité de ta fugue, quitte à me faire interner moi aussi. Au moins, tu ne seras plus seule, ce sera toujours ça de pris.

— Tu parles. Je parie que tu mettras au point un plan pour qu’on s’évade toutes les deux.

— Pas faux, s’esclaffe-t-elle. Tu commences déjà à me connaître.

Je joins mon rire au sien et accepte de rester. Au moins pour la nuit. Le sommeil m’aidera peut-être à prendre une décision le lendemain. En attendant, nous passons une soirée agréable. Elle a démonté mon portable, afin que l’on ne puisse pas me localiser. Ne pas être harcelée d’appels de l’hôpital ou de la police rend la situation moins angoissante. Enfreindre les règles me procure une émotion excitante, proche de la dopamine que l’on ressent quand on est satisfait d’avoir réalisé un exercice physique. Et puis… Cet environnement chaleureux atténue mes pensées inconfortables.

Finalement, cette nuit, nous ne dormons pas beaucoup. Installées dans le canapé convertible rempli de coussins, nous bavardons jusqu’à tomber d’épuisement. Dans mon sommeil, une idée persiste : je ne veux pas perdre cela. Je veux avoir une chance d’être heureuse, quitte à sortir du chemin que l’on a tracé pour moi. Je peux me rebeller, comme Mickey 3D qui chante : « J’ai pris le gauche, de toute façon c’est celui que je préfère 2».

Quand je me réveille, il me faut un moment pour me resituer, mais je me sens bien. C’est un peu comme si je venais de m’échapper d’une cage en verre dans laquelle je serais restée prostrée toute ma vie. J’aperçois, pliée sur une chaise, une robe de chambre blanche au tissu doux et chaud. Je trouve un petit mot griffonné sur un papier juste à côté : « enfile-moi ». Touchée par cette attention, je m’exécute et m’assieds sur le lit. J’envisage de faire un saut dans la salle de bains quand j’entends le bruit d’une clé qui tourne dans la serrure. Je me raidis. Pourvu que ce ne soit pas la police.

— Relax, c’est moi.

Soulagée, je vois Aria entrer et refermer la porte derrière elle.

— Comment as-tu su que je flippais ?

— N’importe qui stresserait dans notre situation. Bonjour, au fait !

Elle vient à ma rencontre et me fait la bise. Un parfum de mangue émane d’elle.

— Quand j’invite des amies, j’insiste toujours pour avoir mon bisou du matin.

— Ça me plaît, souris-je, sincère.

Elle est chargée d’un sac en papier odorant. Je recule pour la laisser déposer son fardeau sur la table basse.

— Je ne sais pas ce que tu aimes, alors j’ai pris des viennoiseries. Tout le monde en raffole, non ?

— En effet. Tu es vraiment attentionnée.

Nous mangeons en silence. Le goût du croissant au beurre me rappelle certaines odeurs, comme celle du café. Je ressens la soudaine envie d’accompagner ça d’un chocolat chaud. Quand nous avons terminé, elle me lance un regard interrogateur.

— Tu penses rester ici ?

— Cela dépend. Je ne t’ai même pas demandé si cela te dérangeait de m’héberger.

Elle me regarde comme si elle allait éclater de rire.

— Tu plaisantes ? Je ne te l’aurais pas proposé, sinon. Bon, c’est vrai que si tu avais pris toute la place dans le lit, j’aurais pu changer d’avis, mais ce n’est pas le cas. Tu n’es pas dérangeante, comme personne. Ta compagnie me fait plus de bien qu’autre chose.

Un sentiment de plaisir m’habite. Pour quelqu’un qui n’a jamais eu de vie sociale, je me débrouille bien.

— C’est réciproque.

Elle rosit, visiblement touchée par mon compliment.

— Alors, reste.

Je hoche la tête, résolue. Si j’ai droit à des viennoiseries aussi délicieuses tous les matins, en compagnie d’une personne aussi douce, que pourrais-je demander de plus ?

— C’est d’accord. Ce que nous sommes en train de faire est de la folie, mais j’ai envie d’y croire.

Son visage s’illumine et elle presse ma main. Une chaleur se diffuse entre nos paumes, encore plus rassurante que tout ce que j’ai reçu comme aide jusqu’à présent.

C’est mon ange gardien, pensé-je dans un état de béatitude inexpliquée et inexplicable.

Nous remettons le canapé en place. Le week-end qui suit, elle m’emmène aux Sables-d’Olonne, où vit son ami Eurêka Fly. Elle me prête des vêtements ainsi qu’une perruque rousse et des lentilles de contact marron. Je me sens tellement plus… ordinaire, avec ce déguisement. Rien à voir avec la patiente de l’hôpital psychiatrique qui s’est toujours sentie brimée ou en décalage Ma complice m’a appris à être une spécialiste de la métamorphose, même si je l’ai toujours vue au naturel. Le marron de ses yeux, à l’instar de ses cheveux, d’un roux flamboyant, est authentique.

Nous prenons un train jusqu’à atteindre notre destination. Bien que patiente, j’interroge mon amie au bout d’une dizaine de minutes d’attente :

— Il ne devait pas venir nous chercher ?

— Tête en l’air comme il est, il est capable de nous poser un lapin. Attendons dix minutes.

Une fois le laps de temps écoulé, elle tente de l’appeler. En vain.

— Il a éteint son téléphone. Ça ne m’étonne pas.

J’ai envie de rire. Ce type m’a l’air d’être un sacré phénomène. Heureusement que nous patientons à deux, ça rend l’attente moins infernale.

— On fait quoi, dans ce cas ?

Elle m’adresse un sourire d’excuse.

— On va prendre le bus. Je sais que ce n’est pas génial, avec nos valises, mais il n’habite pas loin de l’arrêt. Désolée.

Un peu plus tard, nous arrivons près du laboratoire de recherches scientifiques de l’université. Nous tirons nos valises et contournons le complexe scientifique pour découvrir une jolie maison juste derrière. Alors que nous nous apprêtons à franchir le portail, la porte s’ouvre à la volée et un homme en sort à toute vitesse.

— Je suis en retard ! Je dois aller chercher Aria !

L’intéressée se place devant lui pendant que je me mords les lèvres pour réprimer un fou rire. Cet homme élancé aux cheveux blancs en bataille respecte bien l’archétype des films.

— C’est bon, Euréka. Je suis là.

Il manque de la percuter.

— Pardon, mademoiselle ! Oh… C’est toi, Aria ?

Son visage se fend d’un sourire.

— Ah, Dieu soit loué, tu es là ! Je suis désolé, ma princesse ! Où avais-je la tête ?

Elle lui rend son sourire.

— Je suis là, c’est tout ce qui compte. Maintenant, je vais faire les présentations. Eurêka, voici Serena. Serena, voici Euréka.

Je l’observe en souriant. Malgré ses cheveux blancs – sans doute une décoloration – Eurêka ne semble pas avoir plus de trente ans. Son visage est dépourvu de rides, il a des yeux noirs et ronds surmontés de sourcils broussailleux qui contribuent à lui donner un air un peu foufou. Il me regarde, intrigué. Il s’attarde sur mon visage en forme de cœur, ma silhouette fine et ma perruque acajou, qui lui fait plisser le front dans une apparente suspicion.

— Tu ressembles un peu à ma princesse.

Aria intervient de nouveau.

— En réalité, non. Serena se déguise pour qu’on ne la retrouve pas.

Il écarquille les yeux, ce qui lui donne un air encore plus juvénile.

— Oh, bien sûr. Rentrez vite, dans ce cas. Vous pourrez vous mettre à l’aise, mes poussins.

Il s’empare de nos bagages et retourne à l’intérieur. Aria m’épie du regard. Elle s’interroge sans doute sur la première impression que m’a faite son ami excentrique.

— Il est cool, articulé-je silencieusement en levant le pouce.

Je suis sincère. En effet, j’ai vu bien pire. Si mon amie m’assure qu’il est digne de confiance et pourra m’aider, j’ai envie de la croire.

La maison est lumineuse, tapissée de murs bleu ciel et couleur sable, avec un sol nappé de plumes synthétiques. Outre cette originalité, il règne un certain désordre, avec des livres, des feuilles et des stylos éparpillés çà et là. Notre hôte nous fait de la place sur la table en bois du salon pour qu’on s’installe autour. J’enlève mes lentilles et ma perruque avant de découvrir un chignon serré. Je le défais pour libérer ma chevelure emmêlée. Eurêka me scrute attentivement.

— Quels beaux cheveux ! Ils sont un tantinet emmêlés. Je dois avoir ce qu’il faut dans la salle de bains.

Il disparaît dans le couloir et revient peu de temps après, muni d’un petit flacon rempli d’un liquide violet translucide. Il le pose devant moi.

— Mets-y quelques gouttes.

Je suis sur le point d’hésiter mais, devant son regard encourageant, je ne peux pas refuser. J’obéis, et les nœuds de ma tignasse se démêlent comme par magie. En repassant ma main dedans, je les trouve soyeux. Ils forment de jolies ondulations.

— Impressionnant. C’est vous qui l’avez mis au point ?

Il fronce les sourcils.

— Bien sûr. Cesse de me vouvoyer, poussin, ou je vais me fâcher.

— D’accord. Tu es très doué.

— Toi aussi, d’après Aria.

Je rosis.

— J’aime beaucoup la chimie, mais je manque d’expérience en matière d’inventions.

Il me dévisage d’un air sérieux pendant un long moment, si bien que j’ai du mal à soutenir son regard.

— Tes propos révèlent trois qualités. Tu aimes ce que tu fais, tu es honnête, et modeste. Aria a eu raison de te confier à moi, je la reconnais bien là.

Ses compliments inattendus me flattent. Le rouge me monte encore plus aux joues tandis que je baisse un peu la tête.

— Cela ne te gêne pas que je reste ici, alors ?

Il fait les gros yeux.

— Ne dis pas de sottises, petit poussin ! Non seulement c’est un honneur, mais il est hors de question que tu retournes dans une cage à oiseaux. Tu n’as rien à y faire ! Bon, je vais faire un peu de thé.

Alors qu’il s’affaire dans la cuisine, Aria appuie sa main sur mon bras, comme pour me contaminer de son fou rire. J’essaie de garder tant bien que mal une contenance, mais mon corps est secoué à son tour d’une hilarité pleine d’enthousiasme.

— Attends de voir sa théilloire !

Je la regarde sans comprendre.

— Sa quoi ?

Avant qu’elle n’ait pu répondre, notre hôte revient avec une plaque en métal sur laquelle il pose une sorte de théière.

— C’est un croisement entre une théière et une bouilloire.

Je fixe l’objet, fascinée.

— Il ne faut pas la brancher ?

— Elle est auto-rechargeable.

Impressionnant. Je ne savais pas que c’était possible. En buvant mon thé, dont l’arôme étrange et maritime m’est inconnu mais pas mauvais, je songe que je ne vais pas m’ennuyer, ici.

Ma vie prend vraiment un tournant inattendu.

2 - Mickey 3D, chanson Est-ce que demain finira bien? tirée de l’album Tu vas pas mourir de rire, Virgin Music, 2003

ARIA

Comme le week-end touche à sa fin, je fais mes bagages pour retourner à Angers. Je serais bien restée aux Sables-d’Olonne, en compagnie d’Eurêka et de Serena, mais je dois retourner en cours. J’ai promis à mon amie Serena de lui faire parvenir les siens. Si nous disparaissons toutes les deux, la police risque de faire le lien entre nous. De plus, je dois toujours essayer de passer le Bac.

Tout au long de la semaine, j’ai l’esprit ailleurs. Je ne pense qu’à une chose, retrouver mes deux amis. J’en ai au lycée, que je côtoie depuis bien plus longtemps que Serena. La différence, c’est que je partage un secret avec elle. Je l’ai prise sous mon aile, et ça suscite une forme d’attachement inéluctable. Voilà pourquoi je harcèle mon bienfaiteur de mails et de coups de fil. Par mesure de sécurité, nous utilisons un nom de code pour désigner Serena, « Blanche ». À l’entendre, il est content d’elle. Elle apprend vite et lui offre une compagnie agréable. S’il a trouvé quelqu’un qui veut bien le suivre dans ses délires, tant mieux.

Quand je descends du train, le week-end qui suit, Serena m’attend, coiffée de sa perruque et munie d’une paire de lunettes. Je lui lance un regard amusé.

— Il a encore oublié, n’est-ce pas ?

— Disons plutôt qu’il est débordé. En tout cas, il y a quelque chose dont il se souvient très bien.

— Quoi ?

Elle affiche une moue réprobatrice.

— Ton anniversaire. Tu ne m’as pas dit que c’était aujourd’hui. Oh, ça.

— Avec toutes ces émotions, j’ai oublié. Il a mis le paquet, n’est-ce pas ?

— Ce n’est plus un paquet, mais un carton de déménagement.

J’éclate de rire. Ça ne m’étonne absolument pas de lui…

— Je le reconnais bien là. Eh bien, j’ai hâte de voir ça.

Lorsque nous entrons, des chandeliers, que je n’avais jamais vus jusque-là, s’allument comme par magie ; la grande table a été dressée. Eurêka, tout de blanc vêtu, se tient debout, face à nous. Tel un orchestre, il agite sa baguette. Les tasses se mettent à chanter :

« Joyeux anniversaire, princesse, Joyeux anniversaire, princesse ! »

Je les regarde, ébahie au plus haut point. Lorsqu’elles s’arrêtent, je reste sans voix. Notre hôte pose sa baguette pour venir m’embrasser. Son parfum boisé titille mes narines. Il sent la forêt, le feu crépitant d’une cheminée, aussi délicat qu’une feuille tombée de son arbre.

— Je sais que tu adores la Belle et la Bête.

Je m’esclaffe en reprenant mes esprits.

— J’ai reconnu la référence, mais tu es un vrai magicien.

— Ce n’est pas de la magie, c’est de la science.

— J’ai de plus en plus de mal à y croire, docteur Frankenstein. Il frotte ma tête avec entrain, et son rire emplit la pièce.

— Je suis plus brillant que lui !

Puis, il reporte son attention sur Serena, qui attend sagement près de la porte.

— Va te changer, petit poussin ! Je te préfère quand tu es toi-même. Je t’ai préparé une jolie robe dans ta chambre.

— Bien, maître, plaisante l’intéressée avant de s’éclipser.

— Toi non plus, tu ne peux décemment pas fêter ton anniversaire dans une tenue de tous les jours.

J’aimerais débattre avec lui de ce qu’est la décence, mais ce serait une perte de temps. Le moment est mal choisi pour le contrarier. Il tient à ce que tout soit parfait pour moi. Lorsque je rentre dans la chambre qu’il m’a préparée, j’aperçois une longue robe bleu turquoise scintillant de mille feux. On verrait plus ce genre de robe dans une soirée haut de gamme, et encore. Lorsque je la revêts, elle me fait l’effet d’une seconde peau. Je me remaquille et passe un coup de brosse dans mes cheveux, que je laisse libres. Fin prête, je sors et retrouve Eurêka dans le salon. Serena m’attend, elle aussi vêtue d’une robe blanche à manches longues qui touche le sol et qui semble constituée de diamants. Elle ressemble à une princesse. Une reine, même, car Eurêka a poussé le vicejusqu’à lui fournir un diadème. Tant qu’il ne nous oblige pas à sortir en public ainsi, on peut en profiter. Toutes les filles rêvent de se vêtir comme des princesses de conte de fées.

Après que mon vieil ami s’est extasié sur nous, nous nous installons à table. Il nous sert du thé avec de la crème qui flotte miraculeusement par-dessus l’eau chaude, du gâteau et diverses friandises, qu’il a préparées avec l’aide de Serena. Certaines personnes préfèrent fêter leur anniversaire entourées d’une foule d’amis ou de toute leur famille. Pour ma part, je suis comblée, avec un ami un peu fou et une fille adorable que je connais à peine. Il faut croire qu’on s’est trouvés, tous les trois.

Lorsque vient le moment d’ouvrir mes cadeaux, je sais que celui d’Eurêka sera très original. Pourtant, quelle n’est pas ma surprise de trouver… une magnifique fourchette. Elle est fine, en argent massif incrusté de lapis-lazuli. Elle évoque plus un bijou qu’un couvert. Je laisse échapper une exclamation incrédule.

— Wouah !

Eurêka me gratifie d’un clin d’œil fier.

— Je ne pouvais pas passer à côté.

Serena nous regarde tour à tour, perplexe. Bien que cela évoque La Petite Sirène, ce qui reste dans le thème des contes de fées, ce type de cadeau sort de l’ordinaire, je dois bien l’admettre.

— Vous m’expliquez le truc avec la fourchette ?

J’inspire profondément pour ne pas éclater de rire.

— Je suis une fétichiste des fourchettes, réponds-je. Ton truc, c’est la chimie ? Eh bien moi, c’est ça.

Serena m’adresse un sourire indulgent. En vérité, je m’attendais à tout type de réaction sauf à ça.

— Pourquoi pas, après tout ?

J’agite mon cadeau devant Eurêka.

— Je suis censée manger mon gâteau avec ?

— Tu as déjà une jolie cuillette pour ça.

Il parle d’une de ses inventions : une fourchette à gâteaux dont les dents sont courbées.

— C’est pour t’attacher les cheveux.

Je manque de m’étouffer avec mon thé. En effet, le lien avec La Petite Sirène semble on ne peut plus clair.

— Tu n’as pas oublié ?

Il prend un air faussement exaspéré.

— Comment aurais-je pu ?

Serena nous regarde tour à tour sans comprendre.

— Eurêka me faisait croire qu’il s’agissait d’un peigne pour les cheveux, quand j’étais petite.

Elle prend un air songeur.

— C’est drôle, j’ai déjà entendu ça quelque part. Tu devrais l’essayer, maintenant.

Eurêka accourt auprès de moi. Il rassemble le haut de mes cheveux en un chignon et y plante la fourchette.

— Parfait. J’aurais trouvé injuste qu’un seul de mes poussins porte quelque chose de joli dans les cheveux. Promets-moi de ne jamais t’en séparer. Cette fourchette possède plus de valeur que tu ne le crois.

— Je sais qu’elle a de la val…

— Tututut ! Promets et c’est tout !

— Bien sûr, je te le promets.

Il ne vaut mieux pas le contrarier, quand il est comme ça. Heureusement, il semble satisfait.

SERENA

La journée d’anniversaire se déroule à merveille. Nous ne sommes que trois, mais Eurêka et Aria mettent de l’ambiance comme dix. Le lendemain, j’ai envie de profiter de la présence de mon amie pour aller à la mer, mais j’aurais dû me camoufler, et Eurêka tient à me faire travailler. Il m’a demandé d’oublier tout ce que j’ai appris en science. Si ce qu’il m’enseigne est inouï, curieusement, cela me paraît clair. Peut-être qu’entre fous, on se comprend. En tout cas, n’en déplaise à mes psys, j’adore travailler avec lui. Ce qui est aussi incroyable, c’est que j’avance vite dans mes recherches. Alors que les épreuves du Bac approchent et se tiendront dans un mois, j’ai mis au point quelque chose. Pour éviter de le tester sur ma propre personne, Eurêka m’invite à utiliser un cobaye. Comme il n’agit jamais comme tout le monde, les petites bêtes qui ont ce rôle ne sont pas des souris ou des rats, mais des poulpes. Il injecte le produit à l’aide d’une seringue dans leurs tentacules. Je retiens mon souffle.

— Il n’y a plus qu’à attendre, dit-il, le regard rivé sur l’aquarium.

— Combien de temps ?

— Une quinzaine de jours, normalement.

J’écarquille les yeux.

— C’est une plaisanterie ?

— C’est très sérieux, voyons !

Je me mords la lèvre. Il faut que j’aille dans son sens.

— Pardon. Cela me paraît tellement… court.

— Je sais. Mes collègues du laboratoire de recherche m’incendieraient, s’ils le savaient. Pour les expériences que je mène chez moi, sur ces poulpes, les effets se manifestent toujours au bout de deux semaines. Fais-moi confiance.

Après tout, c’est un génie. Il a déjà calmé mes inquiétudes.

Tout au long des deux semaines, constater l’évolution des résultats devient une idée fixe pour moi. Je vais observer l’aquarium plusieurs fois par jour. Eurêka ne fait rien pour m’en dissuader. Lorsque le délai est enfin écoulé, mon mentor m’apprend que les poulpes se portent comme un charme. Son menton tremble sous l’effet de l’émotion, et sa voix s’adoucit.

— Tu vas pouvoir tester le remède sur toi.

Mon pouls s’accélère.

— C’est vrai ?

— Fais-moi confiance. Oh, mon poussin, je suis si content pour toi !

Il me serre dans ses bras. En titubant, je lui rends tant bien que mal son étreinte. Ensuite, j’appelle Aria pour la prévenir.

— Je suis heureuse pour toi. Tu peux compter sur Eurêka. S’il t’affirme que tu ne risques rien, c’est que c’est vrai.

— Tant mieux. Par contre, on ne sait pas encore si ça fonctionne.

— Eh bien, à ce sujet… peux-tu attendre que j’arrive, demain soir, pour le tester sur toi ? Pour être honnête… Je voudrais aussi que tu testes le remède sur moi.

Je recule d’un pas, sidérée.

— Tu es sérieuse ?

— Absolument. Je ne plaisanterais pas là-dessus. Comme je donne bien le change, tu as peut-être tendance à oublier que moi aussi, j’ai des visions.

L’anxiété s’insinue en moi. Tout à coup, mes hallucinations me reviennent en mémoire. Depuis que je me trouve ici, elles m’ont beaucoup laissé tranquille. Je vis avec sérénité depuis tellement de temps que j’en ai oublié qu’Aria aussi possédait des facultés hors-normes.

— Non, je l’ai gardé à l’esprit. Seulement, je ne sais pas si ça va fonctionner et si je suis prête à prendre le risque…

— Alors je dois le prendre aussi. C’est moi qui t’ai entraînée là-dedans. N’oublie pas que c’est aussi dans mon intérêt que je t’ai aidée. J’aimerais partager le remède avec toi. S’il te plaît.

Je respire profondément. C’est une situation délirante, mais elle n’a pas tout à fait tort. Cela me rassurerait un peu de ne pas être seule dans cette expérience. Je capitule.

— La décision t’appartient. Je décline toute responsabilité si les choses tournent mal.

— Cela n’arrivera pas. Eurêka est fou, mais digne de confiance. S’il te garantit qu’on ne risque rien, c’est que c’est vrai.

Moi aussi, je ressens ce paradoxe. Eurêka semble complètement déjanté, mais j’ai choisi de me fier à lui, sans doute parce qu’il est brillant.

Lorsqu’Aria arrive chez lui, les poulpes n’ont montré aucun signe de changement. Nous nous rendons dans l’espace du laboratoire aménagé exprès pour moi. Aria salue les cobayes, et je lui désigne le remède. Il s’agit d’un liquide d’un bleu translucide qui repose dans un tube à essai. En le regardant, mon cœur ne fait qu’un bond.

Le moment fatidique se rapproche.

— Tu peux encore changer d’avis.

— Toi aussi, réplique-t-elle.

J’échange un sourire complice avec elle. Elle comme moi savons que nous ne reviendrons pas sur notre décision. J’extrais un échantillon de l’éprouvette à l’aide d’une seringue. Je désinfecte la zone de mon bras prête à subir l’injection et y plante l’aiguille. Il ne se passe rien. Je réitère le geste sur Aria.

— Quand les effets se feront-ils sentir ?

— D’après nos recherches, ils devraient être quasi immédiats. Elle m’adresse un sourire confiant.

— Ça va aller.

Sur ces mots, elle me serre dans ses bras. Reconnaissante, je lui rends son étreinte. Nous sommes secouées par une décharge électrique, et l’obscurité se répand dans la pièce. Enfin, pas tout à fait. Il s’agit plutôt d’ombres qui volent au-dessus de nous. Les personnages qui gravitent autour de moi se manifestent, eux aussi, plus nombreux et agités que d’ordinaire. Et ils ne sont pas seuls. Des silhouettes fantomatiques les accompagnent.

Je m’agrippe à Aria, terrifiée.

— Stooop !

En entendant mon cri, les silhouettes se figent. Je regarde Aria, ses yeux marron agrandis par le choc. J’affiche sans doute la même mine déconfite qu’elle.

— Mon Dieu ! Tu as vu la même chose que moi ? s’exclame-telle.

— Je crois que oui. Je suis désolée.

— Pas de panique. Il faut prévenir Eurêka.

Ce dernier met au point une invention mécanique dont j’ignore la fonction. Il est tellement absorbé dans sa tâche qu’Aria doit le secouer.

— Que… mais… oh ! Mes petits poussins, que se passe-t-il ?

Je m’efforce de reprendre mon souffle. La terreur doit se lire sur nos visages blêmes.

— Le remède. Nous l’avons testé.

Une lueur d’intérêt brille dans ses yeux. Il n’a pas l’air plus perturbé que ça par notre état, ce qui m’inquiète.

— Oh ! Très bien ! Et alors ?

— Alors ça ne va pas. Pas du tout !

Je lui raconte ce qui s’est produit. Je n’en reviens toujours pas, et Aria non plus. Eurêka nous étudie tour à tour avec attention. Son visage se fend d’un sourire.

— Si je comprends bien, vous avez vu la même chose. Ça a marché ! L’imaginaire est quelque chose de propre à soi. Les hallucinations collectives n’existent pas. Le but de ce remède était de voir ce qui est réel, n’est-ce pas ? Ce que vous avez aperçu l’est à cent pour cent.

Je me tourne vers Aria, bouche bée. Nous nous contemplons sans mot dire, jusqu’à ce qu’elle brise le silence.

— Tu crois qu’il… a raison ?

— J’ai toujours raison ! s’emporte le savant.

Je vois une silhouette fantomatique contempler la jolie rousse. On dirait… une jeune femme. Impossible de l’identifier, mais peu importe. Elle se tient là. Désormais, nous partageons nos visions. Elles ne sont pas le fruit d’un délire de notre cerveau. L’argument de l’hallucination collective impossible se défend. Qu’est-ce qui existe ou non, en réalité ? Cela me semble désormais impossible de distinguer le vrai du faux. Pourtant, une part de moi se relâche, respire, hurle de joie. Je ne suis pas folle ; mon amie les voit. Nous sommes deux, je me sens moins seule. Libérée, comprise. Nous les voyons ensemble.

— J’ai besoin d’être seule, j’annonce, manquant de chanceler. — Serena, attends ! plaide notre hôte.

— Plus tard.

Je monte dans ma chambre, ou du moins celle où Eurêka m’a installée. Je ne sais plus où j’en suis. Comment des personnages issus tout droit de romans pourraient être réels ? Les fantômes d’Aria me choquent un peu moins, en comparaison. Après tout, si on croit à la vie après la mort, pourquoi pas. Seulement, les psys m’ont rebattu les oreilles avec l’importance de distinguer la fiction et la réalité. Et si la fiction pouvait devenir réalité, laquelle d’entre elles ne serait pas forcément où on le croit ? Après tout, mon alliée est témoin de ce que j’ai vu. Cela signifierait… que je ne suis pas folle. Si Eurêka a raison, je ne l’ai jamais été. Puis-je suivre ce sentiment de joie, de libération, ou au contraire faut-il que je me méfie de la tournure des événements ? Des coups à la porte m’extirpent de mes questionnements.

— Je peux ? demande doucement Aria.

— Entre.

Elle se retrouve dans la même situation que moi. Comment pourrais-je la repousser ?

Elle s’assied sur le bord du lit et m’observe, les yeux brillants, voire humides. A-t-elle pleuré ? Ou bien se sent-elle soulagée aussi ? Qu’est-ce qui peut bien occuper ses pensées en ce moment ?

— Ça va ? demande-t-elle, avant que je ne puisse lui poser la même question.

Je tente de garder la face, mais ma voix cassée me trahit :

— Non. Et toi ?

— Au risque de te surprendre, oui, je vais bien.

Je la dévisage d’un air incrédule. Comment peut-elle aller bien, avec ce que nous traversons ?

— Tu ne comprends donc pas ? Ça veut dire que nous ne sommes pas folles. La magie existe.

— Et ça ne te fait pas peur ?

Elle reste quelques instants songeuse, l’esprit perdu dans le vague. Je ne sais pas quelles émotions la ballottent, au juste. Ce mystère qui l’englobe me fascine et m’effraie à la fois. Nous nous ressemblons autant que nous nous opposons. Face à la peur, Aria sourit, alors que moi… Moi, je rêve de fuir.

— Si, un petit peu, mais je trouve ça tellement excitant ! Comprends-moi : quand tu étais petite, avant qu’on te dise que c’était faux, les personnages qui gravitaient autour de toi étaient réels à tes yeux. Ne trouvais-tu pas ça merveilleux ?

— Si, finis-je par murmurer.

Elle prend mes mains dans les siennes. Une nouvelle chaleur se diffuse en moi, atténue les battements de mon cœur, apaise mes troubles presque dans l’immédiat. Bien que l’anxiété noue toujours mon estomac, son simple contact me permet au moins de reprendre un souffle correct.

— Essaie de te rappeler ce sentiment. Essaie.

Je ferme les yeux. Depuis longtemps, j’ai fait taire ma croyance en la magie, au surnaturel. Je me suis interdit de me réjouir de l’existence de ces personnages. Je les considérais comme mes amis, alors que ma famille d’accueil ne me témoignait que peu d’affection. Je les trouvais incroyables, et ils me rendaient heureuse. Lorsque je pleurais, je m’enfouissais dans leur réconfort, leur étreinte. Tout me semblait si réel. Avais-je raison ? Si je n’avais pas cessé d’y croire, auraient-ils continué à me rendre heureuse ? Après tout, ils m’avaient poussée à accepter la proposition d’Aria. Quand je prends conscience de tout ça, des larmes coulent sur mes joues. Ma bienfaitrice m’attire contre elle.

— Pleure. Faut que ça sorte.

J’ignore combien de temps nous restons ainsi, mais lorsque je me détache d’elle, elle semble aussi émue. L’adrénaline générée par cet intense moment d’émotion et de connexion redescend peu à peu.

— Ça va mieux ?

Je réussis à lui esquisser un sourire, malgré la fatigue qui commence à me tirailler.

— Je ne sais pas. J’ai besoin d’une bonne nuit de sommeil.

— Bien sûr. Moi aussi. J’espère que bientôt, tu seras prête à y croire.

— Je n’ai plus vraiment le choix, avec tout ce que nous avons traversé.

— En effet, mais je souhaite que tu le vives bien.

C’est étonnant qu’elle y soit parvenue aussi vite.

Aria ne cessera jamais de m’étonner.

Curieusement, je m’endors aussitôt, mais j’atterris dans un rêve stupéfiant. Je porte un grand chapeau noir et me tiens debout sur un échiquier géant. Un homme, vêtu d’un haut de forme semblable au mien, se présente à moi. Il ôte son couvre-chef, découvrant des boucles rousses, et me regarde d’un air ému.

— C’est bien vous, ma reine ?

Je l’examine sans comprendre. Ses yeux verts sont embués de larmes qui forment des perles sur ses longs cils recourbés et lui donnent un air enfantin, malgré son visage anguleux.

— Ma reine ? Non… je m’appelle Serena.

Il éclate d’un drôle de rire, ses yeux verts écarquillés.

— Non, oui… parfois, cela veut dire la même chose ! Dans Serena, il y a Reine. Comme vous m’avez manqué ! Tout le peuple attend votre retour. Vous allez nous libérer de votre sœur, n’est-ce pas ? Je vous en prie, revenez.

— Je suis… perdue.

— Vous avez retrouvé le pouvoir de communiquer avec moi en rêve. Ce qui veut dire… que vous pouvez revenir, ma reine.

— Revenir où ?

Il hausse les sourcils, écarte les bras d’un air chaleureux.

— Auprès de nous, voyons !

Il soulève mon chapeau, le repose sur ma tête, et un flot de ténèbres me submerge.

Le lendemain matin, je ne parle pas de mon rêve à la rouquine. Je ne compte pas le confier à Eurêka non plus. Je dois des excuses à ce dernier. Au moment du petit déjeuner, il nous ordonne de nous asseoir dans la cuisine. Il dépose un plateau chargé de nourriture devant nous. C’est un support autochauffant, qui conserve la chaleur des croissants et du chocolat chaud. Il me regarde d’un air attentif. Je ne peux m’empêcher de repenser aux viennoiseries offertes par Aria, quelques semaines auparavant. Cette pensée m’emplit tellement le cœur de reconnaissance que mes lèvres se plissent en une fine risette.

— Ça va mieux, poussin ?

Je ressens une bouffée de gratitude envers lui. Certains savants ne pensent qu’à leurs recherches, sont complètement centrés sur eux-mêmes. Pas Eurêka.