Les sœurs d’Olympus - Vincent Brienne - E-Book

Les sœurs d’Olympus E-Book

Vincent Brienne

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Beschreibung

Sur la planète Déméter, refuge de l’humanité après l’effondrement de la Terre, une société prospère et ordonnée a émergé. Cependant, sur sa jumelle Perséphone, règnent la misère et l’oppression. Alors que les tensions entre les deux mondes atteignent un point critique, Alek et Kela se retrouvent livrées à elles-mêmes. Leur lutte pour la survie les entraîne dans une aventure aux conséquences inattendues, qui bouleversera leur existence de manière irrévocable.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Vincent Brienne, pourvu d’une imagination débordante, vous décrit dans "Les sœurs d’Olympus" un monde futuriste dans lequel on entrevoit certains aspects de la société actuelle. Protestant contre la domination des classes et les privations, il livre en toile de fond de son récit un manifeste en faveur des libertés.

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Vincent Brienne

Les sœurs d’Olympus

Roman

© Lys Bleu Éditions – Vincent Brienne

ISBN : 979-10-422-2390-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À ma sœur, mes belles-sœurs

et toutes les sœurs du monde.

Partie I

Le saut de puce

Chapitre I

Les deux petites filles couraient.

Elles avaient couru ensemble, de nombreuses fois. Elles avaient couru l’une après l’autre, par jeu, parfois par dispute, dans leur maison ou dans leur modeste jardin. Elles avaient joué ensemble, comme deux sœurs qui se découvrent et qui grandissent de concert, l’aînée entraînant sa cadette dans ses idées farfelues par habitude et même peut-être dans l’espoir vicieux que si la bêtise venait à être découverte, les remontrances seraient divisées en deux. Et la petite sœur n’en était que plus heureuse de pouvoir suivre le modèle qu’elle était persuadée, à défaut, de devoir imiter pour plaire à ses parents. Quand venait l’heure d’être corrigées, leur père avait toujours les mêmes mots à la bouche : « Ce n’est pas forcément la plus âgée qui est la plus maline. » Malgré tout, comme si leur lien de parenté servait une force implacable et irrésistible, la grande emmenait la petite. C’était un jeu.

Les deux petites filles couraient.

L’aînée emmenait sa cadette, mais point de jeu aujourd’hui. Sa petite sœur la suivait, mais pas pour faire une bêtise. Pour la première fois, elles couraient ensemble sans savoir vraiment pourquoi.

Elles étaient pieds nus et filaient dans l’herbe, déjà rafraîchie par le soir tombant. Leurs petites jambes se croisaient l’une sur l’autre en cadence bien que l’irrégularité du terrain les obligeait souvent à ralentir pour reprendre leur course en désordre.

L’aînée s’appelait Alek. Elle tenait par la main Kela, sa petite sœur qui, elle-même, tenait fermement le bras molletonneux de sa peluche favorite. Toutes deux ne portaient que leur légère chemise de nuit, mais étant déjà presque en nage, aucune ne ressentait les premières morsures du froid naissant.

Elles couraient droit devant elles et avaient presque traversé le champ qui s’étendait derrière leur habitation et qui constituait d’ailleurs une des limites du village. Jamais elles n’avaient eu le droit de le franchir, quel qu’en fût le besoin. Cela avait toujours été une interdiction qui n’avait jamais souffert d’aucune concession. Au-delà, c’était le désert et l’inconnu.

En arrivant à la lisière du champ, Alek et sa sœur tombèrent sur le muret grossier qui avait été érigé dans une tentative assez naïve de protection. Alek avait fini par comprendre qu’il ne s’agissait là que d’un moyen très ostentatoire de délimiter leur village et d’en fixer les abords avec clarté. Car le muret n’aurait pas résisté à l’assaut d’une meute de chiens. Il ne mesurait qu’un mètre de haut et les pierres qui le composaient, toutes de formes différentes et irrégulières, ressemblaient à un amas épars de débris.

Alek monta sans mal au sommet du mur et tendit les bras à Kela. Celle-ci lui tendit d’abord sa peluche et elle fut tentée de s’en débarrasser en la jetant dans le champ. Elle n’avait jamais compris l’attachement que sa sœur pouvait avoir pour cette chose difforme et sans âge, aux poils bleu terni, qui avait appartenu à sa mère qui la tenait elle-même de sa grand-mère. Toute jeune, Alek se souvenait de la tentative de sa mère de lui offrir la peluche qu’elle avait refusée d’un magistral coup de pied dont on avait parlé pendant des jours. Finalement, c’est Kela qui l’accepta à bras ouvert dès sa naissance et ne l’avait plus quittée, même quand les circonstances auraient commandé la sobriété. Alek se saisit du jouet et le lâcha de l’autre côté du mur avant d’aider sa sœur. Nul besoin qu’elle se mette à pleurer maintenant.

Malgré son dérisoire aspect défensif, le mur du village formait une véritable frontière entre les terres cultivables et le sable du désert environnant. Les deux sœurs reprirent leur course, mais le sable mou les empêcha de conserver leur rythme jusque-là soutenu.

— Alek, où on va ?

La voix de Kela était secouée par la cadence de sa foulée.

— Tais-toi et ne ralentis pas.

Comme à son habitude, les ordres de sa sœur valaient la parole sainte pour Kela. Elle n’avait d’autre choix que de continuer à courir et elle inspira un grand coup pour se donner de la force. Du haut de ses sept ans, c’était déjà une petite fille que l’on disait bien faite, avec la musculature qu’une vie à la campagne avait pour devoir d’exiger. Mais pas autant que son aînée de trois ans à côté de laquelle elle avait toujours paru un peu chétive. Alek était déjà une fille forte et déterminée, des qualités précieuses entraînant invariablement des défauts inhérents. Elle était têtue, un brin orgueilleuse et dotée d’un caractère que sa mère imputait à son père.

Et comme si les gènes s’étaient alliés jusqu’au bout, Alek arborait la chevelure noir de jais de ce dernier quand le visage angélique de Kela se perdait dans les boucles couleur de miel de sa mère.

Alek changea d’un coup de direction, en supposant qu’elle en suivait une. Kela faillit déraper dans la manœuvre, mais sa sœur n’y prêta pas attention et continua à vive allure. Les deux petites têtes disparurent alors derrière un énorme rocher qui était d’ordinaire d’un beige pâle et que les feux du crépuscule teintaient d’ocre et d’orangé. Alek stoppa et plaqua sa sœur contre la pierre en lui faisant signe de ne pas bouger. Kela serra sa peluche contre sa poitrine et resta parfaitement immobile pendant qu’Alek revenait sur ses pas.

Au loin, de l’autre côté du rocher, ses yeux vert d’eau fixèrent leur village. Ou du moins ce qu’il avait été, avant d’être nimbé de flammes. Le feu formait une immense langue rougeoyante qui montait dans le ciel et des maisons qu’elle avait connues ne subsistaient que des ruines noires et fumantes donnant l’impression que les reliefs des toits et des murs avaient été accentués par un épais morceau de charbon.

Ce terrifiant spectacle rendait Alek à la fois triste et furieuse. Ni elle ni Kela n’avait eu le temps de comprendre ce qui s’était réellement passé. Alek avait été réveillée en sursaut par des cris et un bruit qu’elle avait identifié comme étant celui d’une explosion. Son dernier souvenir était celui de sa mère débarquant en trombe, Kela sans ses bras et lui ordonnant de fuir à travers le champ et de ne pas s’arrêter avant le lever du jour. Elle avait solidement joint sa main à celle de sa sœur et les avait presque jetées par la fenêtre de la chambre.

Le village brûlait d’une telle intensité qu’Alek avait l’impression de ressentir la chaleur du brasier sur ses joues. Que devait-elle faire maintenant ? Elle ne devait pas s’arrêter avant le lever du jour… mais que devenaient ses parents ? Où étaient-ils ?

Elle sentit qu’on tirait sur le bout de sa chemise.

— Alek, je veux voir…

D’un geste brusque, elle poussa la petite blonde qui tomba par terre et se mit à pleurer presque instantanément.

Alek regretta un peu sa réaction, mais sa petite sœur n’avait pas besoin de voir cela.

— Relève-toi, on doit partir. Maman nous a dit de ne pas nous arrêter.

Elles coururent à nouveau main dans la main et pénétrèrent dans le désert. Plutôt qu’un désert, il s’agissait en fait d’une étendue rocailleuse composée de petites plateformes rocheuses lézardées de failles qui les fendaient du sommet à la base, parfois juste assez large pour qu’un corps puisse pénétrer. D’ordinaire teintée d’ocre et d’un jaune pâle poussiéreux, la nuit tombante donnait à la pierre un aspect grisâtre assez macabre.

Entre les plateformes s’étendaient çà et là des parcelles de sable comme celle que les deux petites filles étaient en train de traverser pieds nus.

Kela adorait le sable et la sensation que cela procurait d’y marcher pieds nus. Elle ne savait si cela venait du simple plaisir de marcher dedans ou si c’était plutôt le fait que cela n’arrivait pratiquement jamais. Son papa les avait emmenées quelques fois toutes les deux à la limite du village pour qu’elles jouent un peu dans ce sable chaud et irritant, certainement dans le but de leur changer un peu les idées. Mais la dernière fois remontait à tellement longtemps que Kela ne put réprimer un sourire de satisfaction en sentant la plante de ses pieds frotter contre les millions de grains encore chauds.

Même si elle ne savait pas très bien où se diriger, Alek se fixa pour objectif de leur trouver un abri sûr. Un abri… pourquoi au juste ? Elle n’en savait rien. Son instinct lui dictait simplement qu’elles étaient en danger. Il fallait qu’elles se cachent quelque part, en attendant. En attendant quoi ? Que l’on vienne les chercher ? Où peut-être, au matin, tenterait-elle de rejoindre leur village ?

Elle avait trop de questions dans la tête et s’employa à se focaliser sur une seule. Trouver un abri.

Une paroi abrupte se dressa alors devant elles, annonçant la masse écrasante d’un des nombreux îlots de pierre qui parsemaient la région. Un mur noir menaçant, et Alek sentit un instant la main de Kela tressaillir.

— Alek, j’ai peur…

— On ne craint rien ici. Viens, vite, il faut qu’on s’abrite avant que la nuit ne nous aveugle complètement.

Les deux fragiles silhouettes disparurent dans l’obscurité d’une faille, comme avalées par quelque monstre de pierre. Elles marchèrent alors serrées l’une contre l’autre, Alek palpant la roche autour d’elle pour se prémunir d’un éventuel obstacle. Enfin, au bout de quelques mètres, sa main tomba sur un vide. Un vide assez large, peut-être un trou dans la paroi, mais la nuit maintenant était trop avancée pour qu’elle puisse en juger avec précision. Elle amena sa sœur devant elle et la dirigea au fond de la niche où elles s’assirent dos à la pierre inégale.

Elles se retrouvèrent dans le noir complet. Le silence s’installa, seulement entrecoupé du sifflement sinistre d’un courant d’air s’engouffrant dans la faille et simulant le bruit d’une monstrueuse respiration.

Kela se blottit contre sa sœur qui l’enserra d’un bras hésitant. Elle n’avait pas l’habitude de se montrer câline, cela, c’était l’affaire de sa mère habituellement. Kela tremblait, elle devait avoir peur. À moins que cela ne soit à cause de la température qui baissait avec la nuit. Leurs minces chemises de nuit ne leur offriraient aucune barrière au froid, aussi la seule alternative était de partager leur chaleur corporelle. Alek serra un peu plus sa petite sœur contre elle et bientôt le sommeil les emporta.

Quand Kela ouvrit les yeux, teintés d’un tendre bleu lapis-lazuli, elle se sentait toute chose. L’espace d’un court instant, elle pensa avoir rêvé. Non, c’était plutôt un cauchemar. Pendant une seconde, elle s’attendit à voir sa maman devant elle, toute souriante, l’embrassant tendrement avant de l’emmener vers la cuisine où elle dégusterait ses tartines favorites avec du lait bien chaud. Alek serait là aussi. Et son papa, maugréant encore que le temps du jour ne fût pas clément. Mais bien loin de ce fantasme d’une journée ordinaire, Kela découvrit du sable et de la roche, le tout éclairé par la lumière crue du soleil. Elle se frotta les yeux avec les bras de sa peluche comme elle le faisait toujours.

— Alek ?

Sa sœur avait disparu. Elle était pourtant là quand elle s’était endormie. Elle secoua ses boucles blondes d’où s’envola un nuage de minuscules grains dorés et sortit prudemment de son abri.

— Alek ?

Sa voix raisonna contre les parois qui s’élevaient très haut au-dessus de sa tête.

Elle allait appeler à nouveau quand quelque chose heurta son crâne. Le responsable, un petit caillou, roula au sol et se ficha dans le sable. Elle leva alors les yeux et découvrit avec surprise Alek occupée à escalader la falaise.

— Alek ! Tu vas où ?

Cette dernière, concentrée sur sa tâche, lui répondit sèchement :

— T’occupe ! Reste cachée et attends-moi !

Elle avait commencé son ascension une bonne vingtaine de minutes plus tôt et s’était déjà élevée de plusieurs mètres. Par chance, la paroi était couverte de nombreuses aspérités qui offraient des prises idéales pour les mains et les jambes, à condition de faire bien attention. Alek avait pleinement conscience qu’en cas de chute, elle ne s’en sortirait pas. Mais elle devait atteindre le sommet. À son réveil, elle n’avait eu qu’une idée en tête, voir ce qu’il était advenu de son village. Mais elle considéra comme trop dangereux de rebrousser chemin, aussi, avait-elle eu l’idée de prendre de la hauteur. Peut-être, de cette position, parviendrait-elle à discerner des gens, peut-être ses parents, et qu’en criant assez fort, ils l’entendraient. C’était dans cet espoir et après plusieurs faux départs qu’elle progressait lentement vers le sommet de la plateforme. La faille n’était pas très haute, pour un adulte ceci dit. Peut-être dix mètres en quasi-ligne droite. Elle n’avait qu’à rester concentrée sur ses prises et tout irait bien. Un bord de sa chemise effleura un peu trop violemment une protubérance et se déchira, cependant Alek n’y prêta pas attention. Ses bras étaient couverts de petites éraflures, ce qui ne l’effrayait pas non plus. La roche était dure et pouvait parfois être coupante, elle le savait et sa concentration se portait surtout là où elle posait ses mains, car à la moindre blessure gênante la situation pourrait devenir dramatique. Si son père la voyait en ce moment, elle n’imaginait même pas la fessée qu’elle se prendrait. Elle avait toujours été la plus casse-cou des deux et cela lui avait valu de nombreuses corrections, voire pire. Quand son père en avez assez de son insouciance, il sortait cet horrible manche pourvu de lanières de cuir noir qui faisait tellement mal. Elle avait déjà entendu sa mère lui exprimer son désaccord au sujet de l’utilisation de cet objet, mais il lui répondait toujours qu’il fallait répondre au mal par le mal.

Alek n’osa pas penser au mal qui pourrait l’attendre s’il la prenait à risquer sa vie en ce moment. Mais peut-être qu’au vu des circonstances, il comprendrait qu’elle n’avait pas le choix. De toute manière, elle ne pouvait plus reculer. Et le sommet se rapprochait. Encore quelques mètres, et elle serait en sécurité sur le sol.

Une main saisit enfin le rebord et l’autre lui servit à se hisser. Elle roula sur le côté et resta un moment sur le dos, les bras et les jambes douloureuses et la respiration haletante. Rassemblant ses cheveux noirs ébouriffés par le vent, elle se mit debout et contempla l’horizon, vers la zone du village qui n’était plus qu’une tâche noire et fumante.

La veille, elles n’avaient dû parcourir que cinq cents mètres. Pourtant, Alek ne vit rien. Des maisons aux murs beiges et crème, recouvertes de tuiles, ne subsistait que des ruines informes et calcinées. Elle plissa les yeux et porta sa main en visière pour tenter d’apercevoir des mouvements, des gens se déplacer, mais là encore elle ne vît rien d’autre qu’un champ de cendre. Autour non plus elle ne discerna rien d’inquiétant, ce qui lui prouva tout de même une chose : il n’y avait vraisemblablement plus de danger.

Alek tourna sur elle-même, explorant du regard l’environnement. Elle se sentit soudainement terriblement seule. Seule au milieu d’un désert de pierre et de sable. Le vent soulevait des nuages de poussière, battant les surfaces planes des titanesques îlots rocailleux craquelés et érodés par le temps. Un paysage qu’elle n’avait jamais aimé. Le paysage de Perséphone, la planète qui l’avait vu naître.

Chapitre II

L’étudiant secoua la tête, encore barbouillé par la fatigue d’une nuit trop courte. Courte, mais nécessaire, selon lui. C’est qu’il n’avait pas l’habitude de prendre sur ses heures de sommeil, mais il mettrait un point d’honneur à être plus résistant dorénavant. Le travail demande des sacrifices et il n’y avait pas de place pour les faibles à l’Académie.

Il se trouvait devant l’entrée de l’amphithéâtre dans lequel bientôt il allait présenter, devant un millier d’autres étudiants, son travail qui lui avait pris autant de temps. Il était assis sur un banc de chrome au design courbé, évoquant une vague en plein mouvement et longue de trente mètres. Un meuble à l’image de la démesure de l’Académie, tout autant qu’à celle de son prestige.

Il se souvenait de son entrée, de son admission et de la fierté qu’il en avait ressentie d’appartenir à la grande élite amenée à diriger la planète. Car on ne rentrait pas à la Grande Académie des Sciences Politiques sans avoir un destin, insoupçonné parfois, mais néanmoins irrévocablement tracé. Et à vingt et un ans, l’étudiant possédait déjà l’orgueil d’un parfait politicien visant un poste important, gouverneur peut-être, voire une admission future au Haut Conseil d’Olympus.

Un groupe d’élèves d’une classe inférieure passa à sa hauteur et leur brouhaha le tira de ses rêveries fantasques. Sur ses genoux était posé son exposé, contenu dans une plaque transparente de l’épaisseur d’un cheveu et aussi résistante que de l’acier. Un bref effleurement du doigt activa le gadget, lui donnant aussitôt accès à la totalité de ses cours et de ses recherches personnelles, soit des milliers de données et la mémoire était bien loin d’être pleine. Il accéda au dossier contenant son exposé et d’un geste aussi rapide que familier réduisit la luminosité de l’interface, rendue brièvement trop brillante par la lumière provenant de l’immense baie vitrée derrière lui.

Il envisagea de relire pour la centième fois son introduction, juste pour être sûr. On lui avait mainte fois reproché ce perfectionnisme exacerbé, mais lui était convaincu que c’était ce trait de caractère qui lui ouvrirait les portes les plus hautes. Inspirant un grand coup, il démarra sa lecture. Le sujet en était : Histoire antique – La Grande Traversée, une description détaillée de la fondation du Système Olympus.

À l’aube de l’an 2190, la Terre étant devenue inhabitable et la mortalité ne faisant que croître, encouragée par les conflits incessants et le manque de ressources, il devint plus qu’évident que l’Humanité n’avait plus d’avenir sur sa planète originelle. Grâce à l’évolution de la technologie spatiale, il était devenu possible, quoiqu’infiniment coûteux…

De la pointe effilée d’un stylet semblable à une aiguille, l’étudiant effaça finalement cette affirmation, après tout, on ne disposait d’aucun chiffre pertinent et il allait de toute façon de soi que de tels moyens sous-entendaient de grandes dépenses. Il poursuivit sa relecture :

… de parcourir de grandes distances à travers le vide interstellaire. En date du 9 février 2201, la célèbre astrophysicienne grecque Irina Papalikouris fit la découverte d’un lointain système planétaire, situé bien au-delà du système Alpha Centauri C. Ce dernier, distant d’un peu plus de quatre années-lumière du système solaire connu, en était le plus proche à avoir été observé. Le nouveau système, situé à onze années-lumière du système solaire, était composé d’une étoile d’approximativement de la même masse que le soleil et de deux planètes en orbite, respectivement situées à exactement 144 523 621 kilomètres et 149 987 962 kilomètres de leur étoile.

Il n’avait pas noté les grands nombres en toutes lettres par souci de praticité.

L’observation et la situation des deux planètes laissant penser qu’elles pouvaient être climatiquement viables pour l’être humain, deux sondes de dernière génération, baptisées Hope 1 et Hope 2, furent envoyées le 14 décembre 2210 vers le système portant désormais le nom d’Olympus à l’initiative de son inventeur. Les deux planètes furent baptisées Perséphone et Déméter. Quant à l’étoile, il fut communément décidé de conserver le nom « Soleil » par convention et commodité de langage. Grâce à l’utilisation de la propulsion par antimatière nouvellement mise au point…

L’étudiant se demanda s’il était nécessaire ici de rentrer dans les détails. L’utilisation de l’antimatière était aujourd’hui aussi courante que l’électricité, aussi il décida de ne pas insister sur un point déjà bien assimilé par tous.

… les sondes effectuèrent un voyage de treize ans avant d’atteindre leur destination, au moyen d’une technologie utilisant pour la première fois, entre autres, l’antimatière, permettant d’atteindre comme chacun sait la vitesse de 250 000 kilomètres par seconde, soit cinq sixièmes de la vitesse de la lumière.

La propulsion par antimatière avait été mise au point dans les années 2180, et les sondes Hope furent les premières à en tester les capacités opérationnelles. L’étudiant décida de la futilité de ce détail.

Hope 1 avait pour mission de se poser sur Déméter et Hope 2 s’était vu assigner l’exploration de Perséphone. Deux fois plus grande que la terre (1 014 231 000 kilomètres carrés) et située près de 150 000 000 de kilomètres de l’étoile, Déméter reçut le nom de la déesse grecque de la fertilité et des moissons en raison de sa position idéale par rapport à l’astre, lui offrant un climat semblable à celui de la Terre avant sa dégradation. Cette position est appelée « zone habitable » et prend en référence la position de la Terre elle-même. De son côté, Perséphone, trois fois plus grande que la Terre (1 735 560 000 kilomètres carrés), était quant à elle située plus près de l’étoile et offrait un climat plus chaud et rude, mais néanmoins exploitable, ce qui lui valut le nom de la fille de la déesse Déméter, épouse du dieu des Enfers, Hadès.

Ces noms faisaient référence à une mythologie de l’ancien monde et l’étudiant avait prévu d’illustrer son propos par quelques projections holographiques représentant les sujets cités. Il ajouta d’un trait de stylet une marque lui rappelant de projeter les images à ce moment précis. Une précaution supplémentaire.

À la suite des retours plus qu’encourageants des sondes spatiales et de l’analyse de leurs données, il fut mondialement décidé de mettre en place un projet d’expatriation globale vers le système Olympus, une entreprise sans équivalent et qui posa alors la problématique de l’élaboration d’un langage commun dans l’optique de palier à d’insolubles soucis d’organisation sociale. Des linguistes de différentes nationalités élaborèrent alors le Concordat, une nouvelle langue universelle qui fut enseignée massivement par la suite. En l’an 2300, le premier d’une lignée de deux cent soixante-dix-neuf vaisseaux de colonisation, baptisé le Papalikouris, décolla de la Terre. Chaque vaisseau devait alors contenir dix millions d’individus, soit la totalité de l’humanité restante, maintenus en stase pour un voyage de treize années. Seuls deux cent cinquante et un vaisseaux, soit 2 510 000 000 de personnes atteignirent leur destination, les autres appareils ayant disparu corps et biens sans que l’on ne sache jamais ce qui avait bien pu leur arriver. La vie s’organisa alors sur Déméter et la cité de Nouvelle Athènes fut fondée le 5 octobre 2320 et fut appelée à devenir la nouvelle capitale de l’Humanité…

Le calendrier grégorien en vogue sur la planète Terre garda son application dans le but de simplifier la vie sociale. L’étudiant apporta une note en marge pour éventuellement rappeler ce point.

Afin de diriger le système Olympus et de garantir une paix durable fut créé le Haut Conseil, composé des vingt gouverneurs des secteurs de Déméter et des treize gouverneurs des secteurs de Perséphone, présidé par le Haut Gouverneur de Nouvelle Athènes, la cité constituant à elle seule un vingt et unième secteur.

Il avait de nombreuses fois hésité à ajouter quelques expressions communes. Nouvelle Athènes était la Cité de la Connaissance, la Capitale du Savoir, la Berceau de la Renaissance… Autant de titres que l’étudiant décida finalement d’énoncer au besoin sans les adjoindre à son texte.

Bientôt, de nombreuses métropoles virent le jour sur Déméter et on commença la terraformation de Perséphone. Si la planète ne pouvait être considérée comme inhospitalière, il fut décidé d’en modifier certains secteurs afin d’y pratiquer l’agriculture et l’élevage. Treize secteurs de dix millions de kilomètres carrés chacun furent ainsi créés au bout d’un siècle de terraformation intensive. Perséphone possédait également un sous-sol riche en minerais et sa superficie supérieure à Déméter rendit ses ressources quasi indispensables…

L’étudiant releva brusquement la tête de son exposé. Absorbé dans son travail, il n’avait pas remarqué que les portes automatiques de l’amphithéâtre étaient grandes ouvertes, laissant le passage à un important flot d’élèves qui s’engouffraient à l’intérieur.

Il se sentait prêt. Le principal défi, il le savait, allait être de captiver son auditoire avec un récit certes fondateur, mais qui datait à présent d’une antiquité que beaucoup considéraient comme assommante. Il s’agissait de l’histoire d’un passé aujourd’hui révolu, dont beaucoup d’anecdotes faisaient même office de mythes. Contrairement aux générations qui précédèrent la Grande Traversée, et dont l’histoire humaine ne pouvait être étudiée par les historiens et les archéologues qu’au moyen de vieux parchemins et de sources souvent soumises à caution, l’humanité d’Olympus possédait des données numériques très claires et en parfait état de ce que l’on qualifiait à présent comme étant « l’Antiquité », l’histoire de la Terre des origines étant regroupée depuis des siècles sous l’expression « Histoire de l’Ancien monde ». Malgré cela, il était de plus en plus courant de croiser des individus ignorants jusqu’au nom de la Terre. Parmi les milliers d’esprits qui allaient l’écouter dans quelques minutes, l’étudiant savait que tous avaient des connaissances poussées sur le sujet, l’enseignement de l’Académie étant très stricte sur le savoir historique. Cela n’empêchait nullement le manque d’intérêt notoire de certains pour qui l’avenir prévalait sur le passé.

L’étudiant se leva et inspecta son uniforme couleur lapis-lazuli impeccablement repassé et fait sur mesure comme c’était le cas pour chacun des admis. Satisfait et la posture fière, il marcha vers l’entrée de l’amphithéâtre d’où s’échappait un vacarme de discussions hétéroclites.

Chapitre III

Le village ne portait pas de nom.

C’était le cas pour la plupart d’entre eux sur Perséphone. Il était assez rare pour les habitants de tel ou tel endroit de voyager d’un village à un autre, notamment à cause des grandes distances qui pouvaient parfois les séparer. De fait, il n’y avait pas vraiment de nécessité à ce que l’on identifie telle ou telle localité. Tout le monde parlait du « village » n’ayant jamais à faire allusion à un autre que celui dans lequel il avait toujours vécu.

Ne dérogeant pas à la règle, le village d’Alek et Kela n’avait pas de nom et ce n’était pour elle que « leur » village. Le lieu qu’elles avaient toujours connu et dans lequel elles avaient été destinées à vivre et travailler. Un destin brisé qu’elles contemplaient à présent, frêles silhouettes se détachant sur le sol noirci par la cendre.

Alek avait dû redoubler d’efforts pour convaincre sa sœur de revenir. Elle voulait en avoir le cœur net, savoir ce qu’il s’était passé. Kela avait pleuré presque tout le trajet, par peur, pensait sa sœur, mais la petite fille n’aurait pas pu clairement expliquer ce qu’elle ressentait.

Elles marchaient à présent vers leur maison, qui n’avait plus du tout l’apparence du foyer modeste, mais chaleureux qui n’était maintenant qu’un souvenir. Le toit fumait encore, effondré en partie, et les murs jadis d’un blanc cru étaient recouverts de suie.

La maison était la dernière d’une rangée d’habitations qui jalonnaient une petite rue, en fait la seule rue existante. Les autres logements étaient dans le même état de désolation.

Alek serrait fort la main de Kela moins par protection que pour être certaine qu’elle ne s’enfuirait pas d’un coup.

Arrivées devant l’entrée de leur maison, elles appelèrent chacune leur tour leur parent et ne reçurent en réponse qu’un crépitement de bois calciné.

Alek n’osa pas entrer et elle fut soulagée de sentir la main de sa sœur resserrant son étreinte et lui indiquant qu’elle n’en avait pas plus envie qu’elle. Une épaisse fumée mélangée à de la poussière ambiante obscurcissait la pièce principale qui était jadis séparée du dehors par une porte en roseau tressée dont il ne restait rien.

Alors qu’elles allaient faire demi-tour, Kela pointa subitement son doigt vers l’intérieur.

— Il y a quelqu’un là, par terre.

Alek s’abaissa à sa hauteur et remarqua une forme allongée au sol. Et une autre, que Kela n’avait pas vue, juste derrière elle. Il lui fallut à peine une seconde pour comprendre.

Tirant d’un geste vif la petite par le bras, Alek l’obligea à détourner le regard et à la suivre.

— Ce n’est rien. Une poutre tombée du toit, voilà tout.

Son mensonge était maladroit, mais Kela sembla s’en contenter sans émettre de commentaires.

Les larmes montèrent aux yeux d’Alek qui dut se faire violence pour les retenir. Comme pour la punir et lui cracher la réalité à la figure, elle se rendit compte que la rue était parsemée des mêmes formes, couchées dans la poussière noire, semblables à des troncs d’arbres carbonisés et auréolées de petites fumerolles.

— Alek, où sont les gens ?

La voix inquiète de sa sœur lui fit se demander si elle devait être sincère avec elle ou lui épargner un temps la vérité. En examinant la situation, la seule chose qu’elles pouvaient faire était de s’en aller de cet endroit. Pour aller où ? Alek n’en savait rien. La meilleure décision était de rejoindre un autre village, mais le plus proche était loin. Très loin. Il serait plus facile, pensa-t-elle, de faire avancer Kela si elle n’avait pas l’esprit rongé par le chagrin.

Elle s’agenouilla pour se mettre à la hauteur de la petite tête blonde, dont les boucles emprisonnaient déjà de fins résidus cendrés.

— Écoute, Kela, on doit partir d’ici, tu comprends ? On va marcher vers un autre village et trouver de l’aide. En attendant, il faut que tu m’obéisses et que tu sois courageuse, c’est d’accord ?

Kela hocha la tête tout en mordillant un bras de sa peluche. C’est à ce moment que sa sœur, dans une prise de conscience un peu ridicule au vu des circonstances, remarqua qu’il s’agissait d’une sorte de singe, un animal qui n’existait plus, mais dont leur mère leur avait parlé un jour. Un curieux animal qui vivait dans l’Ancien monde, des milliers d’années plus tôt.

Elles partirent donc et Alek entreprit de contourner le village par l’arrière, à la lisière des champs, afin de leur épargner un macabre spectacle et d’éviter le plus possible la fumée toxique. Pendant qu’elles longeaient les murs côté champs, Alek songea au fait qu’elles étaient toujours en chemise de nuit et sans chaussures adaptées à une longue marche. Elle n’avait en outre pas de doute sur le fait qu’elles ne trouveraient rien d’utilisable après le passage de l’incendie. Aucune maison n’était assez solide pour qu’il puisse subsister quoi que ce soit à l’intérieur. Elle décida de ranger ce problème dans un coin de sa tête.

Kela avait mal aux pieds. Mais elle ne s’en plaindrait sûrement pas à Alek. Avait-elle eu mal au pied en escaladant la paroi ? Sûrement que non. Alors elle non plus. Sa sœur lui avait dit qu’elles partaient dans un autre village. Elle savait qu’il y en avait d’autres un peu partout, mais n’en avait jamais vu. Pas même des gens d’autres endroits. Peut-être que leurs parents se trouvaient là-bas ? Est-ce que c’était loin ? Finalement, elle n’était pas sûre de pouvoir garder pour elle le secret de son mal de pied trop longtemps.

Elles arrivèrent bientôt au niveau de l’entrée du village. Alek comptait partir de là et avancer droit devant, vers l’Est, si elle se souvenait bien des paroles de son père à sa mère un jour.

Mais cela ne l’aidait pas pour la distance.

Un grondement lointain attira son attention. Un bruit de machine, assez net et de plus en plus fort.

Elle attira sa sœur dans un recoin, juste derrière l’angle d’une maison effondrée et somma Kela de ne plus bouger.

Dans son champ de vision, Alek aperçut les contours d’un véhicule, à demi dissimulé dans les volutes de fumée émanant des toitures et que le vent faisait tourbillonner dans tous les sens.

Le véhicule s’immobilisa dans un concert de grincements juste à l’entrée de la rue, suffisamment proche pour qu’Alek le décrive. Il était composé de deux parties reliées entre elles et montées chacune sur six roues. Il était grossier en apparence, comme fait de différents éléments qui n’avaient à l’origine rien à voir l’un avec l’autre. La partie arrière était une grande remorque remplie de débris de ferrailles.

Alek n’avait jamais vu de véhicule comme celui-là auparavant. Les seuls qui s’arrêtaient au village étaient des navettes volantes, impressionnantes, dans lesquelles, lui avait expliqué son père, on chargeait les récoltes à destination des centres de collectes agricoles.

Une porte s’ouvrit dans le toit du véhicule situé à l’avant et un homme en sortit. Il était barbu et assez sale. Alek et Kela l’entendirent prononcer ces mots :

— Eh ben, quel bordel !

— Tu vois quelque chose, Silas ?

L’intéressé se pencha un peu vers l’intérieur de l’habitacle.

— Tout a cramé. Il y a des corps partout, cramés aussi.

Le dénommé Silas posa les mains sur le bord du sas de sortie. Décidément, cela devenait de plus en plus fréquent. C’était peut-être la cinquième attaque depuis trois mois.

— Alors, reprit la voix de l’intérieur, il n’y a plus personne ? On peut sortir ?

Silas inspira un grand coup.

— Merde, Harbo, si je te dis que tout est cramé, c’est que tout est cramé. On va voir si on peut récupérer quelque chose !

Il se hissa sur le toit et sauta à terre. Un autre personnage s’extirpa des entrailles du véhicule, un homme fin et longiligne, l’exact inverse de Silas. Ils portaient tous deux de longs manteaux de toiles usés et troués par endroit et des bottes de marche en cuir.

Les deux hommes firent quelques pas dans la rue et Silas donna un violent coup de pied dans les restes d’un corps carbonisé qui s’éparpilla en nombreux morceaux. Portant une main à sa taille dodue, il lissa de l’autre sa longue barbe noire crasseuse.

— Ils n’ont pas fait dans la dentelle, dit-il à lui-même autant qu’à son acolyte.

— Tu es sûr que ce sont les hommes de Face-gerbe ? cria Harbo un peu plus fort, s’étant éloigné.

— Pas de doute, regarde le mur là-bas !

Il désignait du doigt un pan de mur resté miraculeusement un peu plus blanc que le reste et sur lequel était tracée au rouge une marque figurant la tête d’un fauve la gueule béante.

Harbo leva une main en signe d’approbation et s’approchant du dessin grotesque, s’exclama :

— Faut être un peu con, non, pour signer son crime ?

— Ils ne sont pas futés de toute façon et si tu ne signes pas, comment faire comprendre le message à ton ennemi ?

Sans être convaincu, Harbo tourna les talons et rentra au hasard dans une bâtisse à demi effondrée. Silas resta planté au milieu de la rue. Il réfléchissait. Non pas que la situation avait de quoi l’inquiéter, mais si les hostilités éclataient pour de bon, il devrait se montrer prudent, voire carrément foutre le camp de cette planète. Il ne serait pas bon de se retrouver coincé entre deux fronts, surtout entre les deux Maître-secteurs les plus bestiaux que Perséphone pouvait compter. Il emmènerait Harbo avec lui. Ou bien non, il mettrait les voiles discrètement. Il n’aurait pas besoin de se coltiner ce parasite dans sa fuite. Silas songea que cela faisait presque trois ans qu’ils faisaient équipe, non pas par plaisir, du moins pour ce qu’il en était de lui-même, mais par défaut. Il n’était pas très malin de jouer les Ferrailleurs tout seul. Il était trop tentant pour beaucoup d’entre eux de s’attaquer aux individus isolés et certains en avaient fait les frais à ce point qu’être au moins deux et bien armés était devenu une prérogative dans le métier. Un métier qui consistait à glaner tout le métal que l’on pouvait, honnêtement ou non d’ailleurs, afin de le revendre au plus offrant. L’absence de lois clairement établies arrangeait grandement ce petit commerce.

— Silas ! On ne trouvera rien de bon dans cet enfer !

Harbo jaillit de la quatrième maison qu’il venait de visiter en prenant soin de ne pas se blesser. Une pellicule de suie recouvrait son visage effilé aux airs de fouine.

Se rapprochant de Silas, il lui dit d’une voix lasse :

— On n’aura pas eu une grande journée… pourvu que le Face-gerbe ne nous tombe pas dessus.

— Aucun risque, ils ont fait leur sale boulot et ils sont repartis. En revanche, on pourrait rapporter la chose au Gringalet.

Les Ferrailleurs faisaient très souvent office de colporteurs de nouvelles. À force de bourlinguer partout, ils entendaient tout et entendaient parfois des informations intéressantes, si ce n’était pas pour eux c’était pour d’autres et il était vite devenu commun que certains renseignements soient monnayés. Cela arrondissait un peu la paie dont l’irrégularité frôlait souvent la semelle de leurs bottes.

— Je ne l’aime pas le Gringalet, maugréa Harbo.

— Y a pas grand monde qui l’apprécie.

— Surtout pas Face-gerbe !

— Surtout pas.

Silas n’avait jamais eu en face de lui le fameux Face-gerbe, mais il avait déjà eu l’occasion, dont il se serait bien passé, de se retrouver devant le surnommé Gringalet. Tous deux étaient des Maître-secteurs, des sortes de seigneurs criminels qui se partageaient les zones terraformées de Perséphone. Aujourd’hui, lui et Harbo arpentaient le sixième secteur, les terres de Lopar Falom, dit le Gringalet. Parmi les treize Maître-secteurs, aucun autre n’était aussi ennemi que lui et Alkar Haldin, dit Face-gerbe, dont le secteur jouxtait le sien à deux cents kilomètres.

Les Ferrailleurs seuls possédaient le privilège de pouvoir passer d’un secteur à un autre sans trop de problèmes. Un statut prisé dont beaucoup tentaient de se servir à outrance, mais les milices de secteurs étaient passées expertes dans l’art de débusquer les professionnels des petits malins qui se disaient dans le métier afin d’obtenir des passe-droits. Les sanctions étaient sévères et totalement arbitraires, ainsi il était courant de croiser près des villes une flopée de pendus, d’écorchés ou de simples têtes plantées sur des piques d’acier.

Heureusement pour eux, Silas et Harbo n’avaient jamais eu de problèmes et ils savaient tous deux que dans ce cas, la règle de chacun pour soi s’appliquerait sans détour.

Silas se hissa dans la remorque alourdie de bric-à-brac et jeta un coup d’œil à leur marchandise. Il décida qu’il n’était pas nécessaire de perdre du temps ici, au vu de leur cargaison dont ils tireraient un bon prix à crève-misère. Il appela son binôme et ne reçut aucune réponse. Où était-il encore fourré ? Il avait le chic pour dénicher des babioles sans valeur dont Silas acceptait de s’encombrer pour qu’il arrête de jacasser. Il appela plus fort. Toujours rien. Au bout d’une minute, un cri strident parut à ses oreilles. Ce n’était pas Harbo malgré son timbre de crécelle.

Ce dernier déboula de derrière une habitation en traînant quelque chose. Deux choses en fait.

Silas identifia deux fillettes dont la plus petite hurlait à s’en décrocher la mâchoire.

— Silas, regarde ! On aura de la compagnie pendant le voyage !

Le barbu resta debout sur la remorque et détailla cette rencontre inopinée : une petite blonde et la plus grande, brune, semblaient d’un fort caractère. À peine vêtues, elles devaient être des survivantes de l’attaque sans nul doute.

Harbo les tenait fermement chacune par un bras. Silas écarta les mains et lui lança sur un ton las :

— Qu’est-ce que tu veux que l’on fasse de ça franchement ?

Le visage de fouine se barra d’un rictus satisfait.

— On va les vendre pardi ! Il y a bien un marché d’esclaves à Crève-misère !

— Mouais… elles sont à peine formées, ça ne va pas rapporter grand-chose ! Sans parler de celle qui crie tout le temps !

Harbo lâcha le bras de la petite et lui asséna une violente claque d’un revers de la main. La gamine heurta le sol, sonnée par le coup.

— Voilà, elle ne crie plus, dit-il en serrant un peu plus le bras de la brune qui se débattait.

— Elles sont sœurs, conclut Silas sans difficultés.

Il sauta alors de la remorque et s’abaissa, posant les mains sur ses genoux pour amener son visage près de la petite caractérielle :

— Alors, est-ce qu’on a un nom, petite ?

Il ne reçut comme réponse qu’un épais cracha en pleine face. Il s’essuya en rigolant.

— Elle me plaît, celle-là. Ce sera une dure à cuir.

— Alors ? s’impatientait Harbo, on les embarque dit ?

Silas prit un instant de réflexion, jaugeant également la petite blonde assise par terre et qui n’osait plus bouger.

— OK. Mais je ne veux pas en entendre une seule se plaindre sinon je les largue en route.

Alek mettait toute sa force pour se libérer de la main qui lui coupait presque la circulation sanguine. En vain. Elle s’en voulait de s’être fait prendre. Elles auraient dû partir depuis longtemps, c’était sa faute. L’homme à la barbe noire s’empara de Kela encore sous le choc et la porta dans le véhicule au travers de la trappe du toit. Comme Alek se débattait encore, il lui cria depuis la trappe :

— Si tu t’échappes petite, on a toujours ta sœur. Réfléchis bien à cela ! Harbo, passe-la-moi.

Il avait cruellement raison et elle le savait.

L’autre se chargea de la soulever des deux bras pour être rattrapée par le barbu qui la descendit à son tour dans le véhicule. Elles se retrouvèrent prostrées dans un espace d’à peine deux mètres carrés, juste en face du poste de conduite de l’engin. Une écœurante odeur de transpiration et d’urine, mélangée à celle d’une huile de moteur bon marché, leur agressait les narines. Celui qui s’appelait Harbo lia leurs poignets avec du fil de fer rouillé, ce qui contraint Kela à lâcher sa peluche dont il s’empara sous les plaintes de la petite fille.

— C’est quoi cette bestiole ?

— Rendez-la-lui, dit sèchement Alek malgré qu’elle ait pleinement conscience de sa position de faiblesse.

Harbo fit aller un index de droite à gauche tout près de son visage.

— Je lui rendrai si elle est sage, en attendant, c’est mon nouveau pote ! clama-t-il en passant la peluche à sa ceinture.

Kela, les yeux pleins de larmes, n’osa pas riposter par peur d’une autre claque douloureuse. Elle se blottit contre sa sœur et se cacha sous ses mèches brunes.

L’instant d’après, Silas aux commandes, le véhicule s’ébranla dans un bruit de tonnerre.

Chapitre IV

La lassitude allait-elle de pair avec la vieillesse ?

Si c’était véritablement le cas, on ne compterait plus le nombre de seniors plongés en pleine dépression, voire assez las pour vouloir en finir plus vite. L’âge, lui, était censé endurcir l’âme et le corps par l’expérience et par lui devait s’imposer une certaine autorité allant de soi.

Pourtant, il en était toujours de plus jeune pour affirmer que tel ou tel avait fait son temps et que rien ne valait un esprit à jour de tout ce que le système pouvait demander en termes de réflexion et de décision.

Non, Trevor Locaste, cinquante-sixième Haut Gouverneur de la prodigieuse cité de Nouvelle Athènes, ne se sentait pas vieux. Physiquement, il l’était indubitablement, bien que le port de ses soixante-dix-huit années ne lui donne pas encore l’apparence d’un vieillard rabougri et faible. Ses yeux verts étaient toujours vifs et son visage, bien que marqué par le temps, conservait une souplesse de traits. Il arborait fièrement une longue barbe cendrée taillée en un triangle parfait et de longs cheveux argentés noués en catogan.

La lassitude qu’il éprouvait, il savait qu’elle provenait moins de l’âge que de la fonction qu’il occupait depuis bientôt vingt ans. Le protocole, les tâches administratives, la politique… tout cela avait un prix et il considérait l’avoir largement payé. Le seul réconfort qu’il pouvait y trouver résidait dans le luxe qui l’entourait au quotidien et qui contribuait à alléger considérablement le poids des responsabilités, même si cela avait un côté artificiel plutôt navrant.

Dans ses appartements du Palais, le vieux gouverneur était assis derrière son massif bureau en bois d’Icaris délicatement sculpté. Il caressa du bout des doigts la surface couleur brun brûlé élégamment veinée de pourpre, un aspect qui faisait la renommée de ce matériau rare sur la planète Déméter. Encore fallait-il savoir le travailler, ce que les menuisiers de la cité avaient accompli avec brio et ils les avaient gracieusement récompensés pour cela. Il avait commandé le bureau deux jours seulement après son investiture et il symbolisait pour lui la place qu’il occupait encore pour quelque mois.