Les temps difficiles - Charles Dickens - E-Book

Les temps difficiles E-Book

Charles Dickens.

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Beschreibung

M. Gradgrind a donné à ses enfants Tom et Louise, une éducation rigoureuse, sans tendresse, ne laissant place ni à l'imagination, ni à la rêverie. Louise épouse M. Bounderby, l'ami de M. Gradgrind, riche industriel parti de rien et fier de sa réussite. Il emploiera Tom dans sa banque comme comptable. Le destin semble tracé pour tout le monde, quand un nouveau personnage entre en scène, M. Harthouse, un jeune dandy qui a beaucoup d'influence sur Tom. De plus un vol survient à la banque de M. Bounderby. Un honnête ouvrier, Étienne Blackpool, est accusé du vol, mais qui est réellement le coupable?...
Roman le plus engagé de Dickens, Les Temps difficiles nous plonge dans les débuts de la révolution industrielle qui transforme l'aimable campagne anglaise en un pandémonium d'usines, de canaux, d'installations minières, de fabriques, d'entrepôts, de banlieues misérables, où survit un prolétariat totalement exploité. Sous un ciel de suie, Coketown, la ville du charbon (Manchester en réalité), est d'autant plus l'image de l'enfer que la classe ouvrière n'y est pas encore organisée et qu'elle apparaît ainsi comme la victime toute désignée de politiciens sans scrupules et d'une bourgeoisie, parfois compatissante et troublée dans son confort moral, mais toujours persuadée de la divinité de ses droits. Le roman de Dickens correspond point pour point à l'analyse qu'en ces mêmes années et dans cette même Angleterre, Friedrich Engels entreprenait de la naissance du capitalisme moderne.

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Veröffentlichungsjahr: 2019

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Charles Dickens

LES TEMPS DIFFICILES

Traduction de William Little Hugues

© 2019 Editions Synapses

ISBN : 9788834197295

Par Dickens pour Synapses :

Un chant de Noël

David Copperfield

Le Magasin d'antiquités

Les grandes espérances

Les Papiers posthumes du Pickwick Club

Les temps difficiles

Oliver Twist

CHAPITRE PREMIER. La seule chose nécessaire.

« Or, ce que je veux, ce sont des faits. Enseignez des faits à ces garçons et à ces filles, rien que des faits. Les faits sont la seule chose dont on ait besoin ici-bas. Ne plantez pas autre chose et déracinez-moi tout le reste. Ce n’est qu’au moyen des faits qu’on forme l’esprit d’un animal qui raisonne : le reste ne lui servira jamais de rien. C’est d’après ce principe que j’élève mes propres enfants, et c’est d’après ce principe que j’élève les enfants que voilà. Attachez-vous aux faits, monsieur ! »

La scène se passe dans une salle d’école nue, monotone et sépulcrale, et le petit doigt carré de l’orateur donnait de l’énergie à ses observations en soulignant chaque sentence sur la manche du maître d’école. L’énergie était encore augmentée par le front imposant de l’orateur, mur carré qui avait les sourcils pour base, tandis que les yeux trouvaient un logement commode dans deux caves obscures, ombragées par le mur en question ; l’énergie était encore augmentée par la bouche large, mince et sévère de l’orateur ; l’énergie était encore augmentée par le ton inflexible, dur et dictatorial de l’orateur ; l’énergie était encore augmentée par les cheveux de l’orateur, lesquels se hérissaient sur les côtés de sa tête chauve, ainsi qu’une plantation de pins destinée à préserver du vent la surface luisante du crâne, couverte d’autant de bosses que la croûte d’un chausson de pommes, comme si cette tête eût à peine trouvé assez de place dans ses magasins pour loger tous les faits solides entassés à l’intérieur. L’allure obstinée, l’habit carré, les jambes carrées, les épaules carrée de l’orateur, voire même sa cravate, dressée à le prendre à la gorge avec une étreinte peu accommodante, comme un fait opiniâtre, tout contribuait à augmenter encore l’énergie.

« Dans cette vie, nous n’avons besoin que de faits, monsieur, rien que de faits ! »

L’orateur et le maître d’école, et le troisième personnage adulte qui se trouvait en scène, reculèrent un peu pour mieux envelopper dans un coup d’œil rapide le plan incliné où l’on voyait rangés en ordre les petits vases humains dans lesquels il n’y avait plus qu’à verser des faits jusqu’à ce qu’ils en fussent remplis à pleins bords.

CHAPITRE II. Le massacre des innocents.

« Thomas Gradgrind, monsieur ! L’homme des réalités ; l’homme des faits et des calculs ; l’homme qui procède d’après le principe que deux et deux font quatre et rien de plus, et qu’aucun raisonnement n’amènera jamais à concéder une fraction en sus ; Tho – mas Gradgrind, monsieur (appuyez sur le nom de baptême Thomas), Tho – mas Gradgrind ! Avec une règle et des balances, et une table de multiplication dans la poche, monsieur, toujours prêt à peser ou à mesurer le premier colis humain venu, et à vous en donner exactement la jauge. Simple question de chiffres que cela, simple opération arithmétique ! Vous pourriez vous flatter de faire entrer quelque absurdité contraire dans la tête d’un Georges Gradgrind, ou d’un Auguste Gradgrind, ou d’un John Gradgrind, ou d’un Joseph Gradgrind (tous personnages fictifs qui n’ont pas d’existence), mais non pas dans celle de Thomas Gradgrind ; non, non, monsieur, impossible ! »

C’est en ces termes que M. Gradgrind ne manquait jamais de se présenter mentalement, soit au cercle de ses connaissances intimes, soit au public en général. C’est en ces termes aussi que Thomas Gradgrind, remplaçant seulement par les mots filles et garçons celui de monsieur, vient de se présenter lui-même, Thomas Gradgrind, aux petites cruches alignées devant lui pour être remplies de faits jusqu’au goulot.

Et vraiment, tandis qu’il les contemple curieusement du fond de ces caves ci-dessus mentionnées, il a lui-même l’air d’une espèce de canon bourré, jusqu’à la gueule, de faits qu’il s’apprête à envoyer, au moyen d’une seule explosion, bien au delà des régions que connaît l’enfance. Il a l’air d’une batterie galvanique chargée de quelque mauvaise préparation mécanique destinée à remplacer dans l’esprit des enfants la jeune et tendre imagination qu’il s’agit de réduire en poudre.

« Fille numéro vingt, dit M. Gradgrind indiquant carrément, avec son index carré, la personne désignée ; je ne connais pas cette fille. Qui est cette fille ?

– Sissy Jupe, monsieur, répondit le numéro vingt, rougissant, se levant et faisant une révérence.

– Sissy ? Ce n’est pas un nom, ça, dit M. Gradgrind. Vous ne vous nommez pas Sissy, vous vous nommez Cécile.

– C’est papa qui me nomme Sissy, monsieur, répondit l’enfant d’une voix tremblante et avec une nouvelle révérence.

– Il a tort, répliqua M. Gradgrind. Dites-le-lui. Cécile Jupe : voilà votre nom.… Voyons un peu… Que fait votre père ?

– Il est écuyer, artiste au cirque, s’il vous plaît, monsieur. »

M. Gradgrind fronça le sourcil, et, d’un geste de sa main, repoussa cette profession inconvenante.

« Nous ne voulons rien savoir de ces choses-là ici. Il ne faut point nous parler de ces choses-là ici. Votre père dompte les chevaux vicieux, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur ; s’il vous plaît ; quand nous trouvons quelque chose à dompter, nous le domptons dans le manège.

– Il ne faut pas nous parler de manège ici ; c’est entendu. Désignez votre père comme un dompteur de chevaux. Il soigne aussi les chevaux malades, sans doute ?

– Oui, monsieur.

– Très-bien. C’est un vétérinaire, un maréchal ferrant et un dompteur de chevaux. Donnez-moi votre définition du cheval. »

(Grande terreur éprouvée par Sissy Jupe à cette demande.)

« Fille numéro vingt incapable de définir un cheval ! s’écria M. Gradgrind pour l’édification de toutes les petites cruches en général. Fille numéro vingt ne possédant aucun fait relatif au plus vulgaire des animaux ! Allons, qu’un des garçons me donne sa définition du cheval. Bitzer, la vôtre ? »

L’index carré, après s’être promené çà et là, était venu soudain s’abattre sur Bitzer, peut-être parce que celui-ci se trouvait par hasard exposé au même rayon de soleil qui, s’élançant par une des croisées nues d’une salle badigeonnée de façon à faire mal aux yeux, répandait une vive clarté sur Sissy ; car les filles et les garçons étaient assis sur toute l’étendue du plan incliné en deux corps d’armée compactes divisés au centre par un étroit espace, et Sissy, placée au coin d’un banc sur le côté exposé au soleil, profitait du commencement d’un rayon dont Bitzer, placé au coin d’un banc du côté opposé et à quelques rangs plus bas, attrapait la queue. Mais, tandis que la jeune fille avait des yeux et des cheveux si noirs, que le rayon, lorsqu’il tombait sur elle, paraissait lui donner des couleurs plus foncées et plus vives, le garçon avait des yeux et des cheveux d’un blond si pâle, que ce même rayon semblait lui enlever le peu de couleur qu’il possédait. Les yeux ternes de l’écolier eussent à peine été des yeux, sans les petits bouts de cils qui, en provoquant un contraste immédiat avec quelque chose de plus pâle qu’eux, dessinaient leur forme. Ses cheveux, presque ras, pouvaient passer pour une simple continuation des taches de rousseur qui couvraient son front et son visage. Son teint était si dépourvu de fraîcheur et de santé, que l’on soupçonnait qu’il devait saigner blanc lorsque par hasard il se coupait.

« Bitzer, reprit M. Thomas Gradgrind, votre définition du cheval ?

– Quadrupède ; herbivore ; quarante dents, dont vingt-quatre molaires, quatre canines et douze incisives. Change de robe au printemps ; dans les pays marécageux, change aussi de sabots. Sabots durs, mais demandant à être ferrés. Âge reconnaissable à diverses marques dans la bouche. »

Ainsi, et plus longuement encore, parla Bitzer.

« Maintenant, fille numéro vingt, dit M. Gradgrind, vous voyez ce que c’est qu’un cheval. »

Elle fit sa révérence et aurait rougi davantage si elle avait pu devenir plus rouge qu’elle ne l’était depuis le commencement de l’interrogatoire. Bitzer cligna des deux yeux à la fois en regardant Thomas Gradgrind, attrapa la lumière sur les extrémités frémissantes de ses cils, de façon à les faire ressembler aux antennes d’une foule d’insectes affairés, porta son poing fermé à son front couvert de taches de rousseur, et, après avoir ainsi salué, se rassit.

Le troisième personnage s’avance alors. Un fier homme pour rogner et disséquer les faits, que ce personnage ; c’était un employé du gouvernement ; un vrai pugiliste à sa manière, toujours prêt à la boxe, ayant toujours un système à faire avaler au public, bon gré mal gré, à l’instar d’une médecine, toujours visible à la barre de son petit bureau officiel, prêt à combattre toute l’Angleterre. Pour continuer en termes de boxe, c’était un vrai génie pour en venir aux mains n’importe où et n’importe à quel propos, enfin un crâne fini. Dès son entrée dans l’arène, il endommageait le premier venu avec le poing droit, continuait avec le poing gauche, s’arrêtait, échangeait les coups, parait, assommait, harassait son antagoniste (toujours défiant toute l’Angleterre), le poussait jusqu’à la corde d’enceinte, et se laissait tomber sur lui le plus gentiment du monde afin de l’étouffer ; il se faisait fort de lui couper la respiration de façon à rendre l’infortuné incapable de reprendre la lutte à l’expiration du délai de rigueur. Aussi avait-il été chargé par les autorités supérieures de hâter la venue du grand millénaire pendant lequel les commissaires doivent régner ici-bas.

« Très-bien, dit ce monsieur en souriant gaiement et en se croisant les bras. Voilà un cheval. Maintenant, garçons et filles, laissez-moi vous demander une chose. Tendriez-vous votre chambre d’un papier représentant des chevaux ? »

Après un instant de silence, une moitié des enfants cria en chœur : « Oui, m’sieu ! » Sur ce, l’autre moitié, lisant dans le visage du monsieur que « oui » avait tort, cria en chœur : « Non, m’sieu ! » ainsi que cela se fait d’habitude à ces sortes d’examen.

– Non, cela va sans dire. Et pourquoi non ? »

Nouveau silence. Un gros garçon peu dégourdi, avec une respiration sifflante, s’avisa de répondre qu’il ne tendrait la chambre d’aucune espèce de papier, parce qu’il aimerait mieux la peindre.

– Mais puisqu’il faut la tendre de papier, insista le monsieur avec quelque peu de vivacité.

– Il faut la tendre de papier, ajouta Thomas Gradgrind, que cela vous plaise ou non. Ne nous dites donc pas que vous ne la tendrez pas. Qu’entendez-vous par là ?

– Je vais vous expliquer, dit le monsieur après un autre silence non moins lugubre, pourquoi vous ne devez pas tendre une salle d’un papier représentant des chevaux. Ayez-vous jamais vu des chevaux se promener sur les murs d’un appartement dans la réalité, en fait ? Hein ?

– Oui, m’sieu ! d’une part. Non, m’sieu ! de l’autre.

– Non, cela va sans dire, reprit le monsieur, lançant un regard indigné vers le côté qui se trompait. Or, vous ne devez avoir nulle part ce que vous ne voyez pas en fait ; vous ne devez avoir nulle part ce que vous n’avez pas en fait, ce qu’on nomme le goût n’est qu’un autre nom du fait. »

Thomas Gradgrind baissa la tête en signe d’approbation.

« C’est là un principe nouveau, une découverte, une grande découverte, continua le monsieur. Maintenant, je vais vous donner encore une question. Supposons que vous ayez à tapisser un plancher, Choisirez-vous un tapis où l’on aurait représenté des fleurs ? »

Comme on commençait à être convaincu que non était la réponse qui convenait le mieux aux questions de ce monsieur, le chœur des non fut très-nombreux. Quelques traînards découragés dirent oui. De ce nombre fut Sissy Jupe.

« Fille numéro vingt ! » s’écria le monsieur, souriant avec la calme supériorité de la science.

Sissy rougit et se leva.

« Ainsi donc, vous iriez tapisser votre chambre, ou la chambre de votre mari, si vous étiez une femme et que vous eussiez un mari, avec des images de fleurs, hein ? demanda le monsieur. Pourquoi cela ?

– S’il vous plaît, monsieur, j’aime beaucoup les fleurs, répliqua l’enfant.

– Et c’est pour cela que vous poseriez dessus des tables et des chaises et que vous vous plairiez à voir des gens avec de grosses bottes les fouler aux pieds ?

– Cela ne leur ferait pas de mal, monsieur ; cela ne les écraserait pas, et elles ne se flétriraient pas, s’il vous plaît, monsieur. Elles seraient toujours les images de quelque chose de très-joli et de très-agréable, et je pourrais m’imaginer.…

– Oui, oui, vraiment ? Mais justement vous ne devez pas vous imaginer, s’écria le monsieur, enchanté d’être si heureusement arrivé où il voulait en venir. Voilà justement la chose. Vous ne devez jamais vous imaginer.

« Vous ne devez jamais, Sissy Jupe, ajouta Thomas Gradgrind d’un ton solennel, vous permettre d’imaginer quoi que ce soit.

– Des faits, des faits, des faits ! reprit l’autre ; et des faits, des faits, des faits ! répéta Thomas Gradgrind.

– En toutes choses vous devez vous laisser guider et gouverner par les faits, dit le monsieur. Nous espérons posséder avant peu un corps délibérant composé de commissaires amis des faits, qui forceront le peuple à respecter les faits et rien que les faits. Il faut bannir le mot Imagination à tout jamais. Vous n’en avez que faire. Vous ne devez rien avoir, sous forme d’objet d’ornement ou d’utilité, qui soit en contradiction avec les faits. Vous ne marchez pas en fait sur des fleurs : donc on ne saurait vous permettre de les fouler aux pieds sur un tapis. Vous ne voyez pas que les oiseaux ou les papillons des climats lointains viennent se percher sur votre faïence : donc on ne saurait vous permettre de peindre sur votre faïence des oiseaux et des papillons étrangers. Vous ne rencontrez jamais un quadrupède se promenant du haut en bas d’un mur : donc vous ne devez pas représenter des quadrupèdes sur vos murs. Vous devez affecter à ces usages, continua le monsieur, des combinaisons et des modifications (en couleurs primitives) de toutes les figures mathématiques susceptibles de preuve et de démonstration. Voilà en quoi consiste notre nouvelle découverte, voilà en quoi consiste le fait. Voilà en quoi consiste le goût. »

L’enfant fit la révérence et s’assit. Elle était très-jeune, et l’aspect positif sous lequel le monde venait de se présenter à elle parut l’effrayer.

« Maintenant, si M. Mac Choakumchild, dit le monsieur, veut bien donner sa première leçon, je serais heureux, monsieur Gradgrind, d’accéder à votre désir et d’étudier sa méthode. »

M. Gradgrind remercia. « Monsieur Mac Choakumchild, quand vous voudrez. »

Sur ce, M. Mac Choakumchild commença dans son meilleur style. Lui et quelque cent quarante autres maîtres d’école avaient été récemment façonnés au même tour, dans le même atelier, d’après le même procédé, comme s’il se fût agi d’autant de pieds tournés de pianos-forte. On lui avait fait développer toutes ses allures, et il avait répondu à des volumes de questions dont chacune était un vrai casse-tête. L’orthographe, l’étymologie, la syntaxe et la prosodie, la biographie, l’astronomie, la géographie et la cosmographie générale, la science des proportions composites, l’algèbre, l’arpentage et le nivellement, la musique vocale et le dessin linéaire, il savait tout cela sur le bout de ses dix doigts glacés. Il était arrivé par une route rocailleuse jusqu’au très-honorable conseil privé de Sa Majesté (section B), et avait effleuré les diverses branches des mathématiques supérieures et de la physique, ainsi que le français, l’allemand, le latin et le grec. Il savait tout ce qui a trait à toutes les forces hydrauliques du monde entier (pour ma part, je ne sais pas trop ce que c’est), et toutes les histoires de tous les peuples et les noms de toutes les rivières et de toutes les montagnes, et tous les produits, mœurs et coutumes de tous les pays avec toutes leurs frontières et leur position par rapport aux trente-deux points de la boussole. Ah ! vraiment il en savait un peu trop, M. Mac Choakumchild. S’il en eût appris un peu moins, comme il en aurait infiniment mieux enseigné beaucoup plus !

Il se mit à l’œuvre, dans cette leçon préparatoire, à la façon de Morgiana dans les Quarante voleurs, regardant dans chacun des récipients rangés devant lui, et les examinant l’un après l’autre, afin de voir le contenu. Dis-moi donc, bon Mac Choakumchild, lorsque tout à l’heure l’huile bouillante de ta science aura rempli jusqu’aux bords chacune de ces jarres, seras-tu bien sûr, chaque fois, d’avoir complètement tué le voleur Imagination ? Seras-tu bien sûr de ne l’avoir pas simplement mutilé et défiguré ?

CHAPITRE III. Une crevasse.

M. Gradgrind, en quittant l’école pour rentrer chez lui, éprouvait une satisfaction assez vive. C’était son école, et il voulait qu’elle devînt une école modèle ; il voulait que chaque enfant devînt un modèle, à l’instar des jeunes Gradgrind, qui tous étaient des modèles.

Il y avait cinq jeunes Gradgrind, et pas un d’eux qui ne fût un modèle. On leur avait donné des leçons dès leur plus tendre enfance ; ils avaient suivi autant de cours qu’un jeune lièvre a fait de courses. À peine avaient-ils pu courir seuls qu’on les avait forcés à courir vers la salle d’étude. Leur première association d’idées, la première chose dont ils se souvinssent était un grand tableau où un grand ogre sec traçait à la craie d’horribles signes blancs.

Non qu’ils connussent, de nom ou par expérience, quoi que ce soit concernant un ogre. Le fait les en préserve ! Je ne me sers du mot que pour désigner un monstre installé dans un château-école, ayant Dieu sait combien de têtes manipulées en une seule, faisant l’enfance prisonnière et l’entraînant par les cheveux dans les sombres cavernes de la statistique.

Nul petit Gradgrind n’avait jamais vu un visage dans la lune ; il était au fait de la lune avant de pouvoir s’exprimer distinctement. Nul petit Gradgrind n’avait appris la stupide chanson : « Scintille, scintille, petite étoile, que je voudrais savoir ce que tu es ! » Nul petit Gradgrind n’avait jamais éprouvé la moindre curiosité à cet égard, chaque petit Gradgrind ayant, dès l’âge de cinq ans, disséqué la grande Ourse comme un professeur de l’Observatoire, et manœuvré le grand Chariot comme pourrait le faire un conducteur de locomotive. Nul petit Gradgrind n’avait jamais songé à établir aucun rapport entre les vraies vaches des prairies et la fameuse vache aux cornes ratatinées qui fit sauter le chien qui tourmentait le chat qui tuait les rats qui mangeaient l’orge, ou cette autre vache encore plus fameuse qui a avalé Tom Pouce : aucun d’eux n’avait entendu parler de ces célébrités ; toutes les vaches qu’on leur avait présentées n’étaient que des quadrupèdes herbivores, ruminants, à plusieurs estomacs.

Ce fut vers sa demeure positive, nommée Pierre-Loge, que Thomas Gradgrind dirigea ses pas. Il s’était complètement retiré du commerce de la quincaillerie en gros avant de construire Pierre-Loge, et il était en train de chercher une occasion convenable pour faire dans le parlement une figure arithmétique. Pierre-Loge s’élevait sur une lande, à un mille ou deux d’une grande ville qui aura, nom Cokeville dans le présent livre, guide véridique des voyageurs.

Pierre-Loge formait un trait bien régulier sur la surface du pays. Pas le moindre déguisement sous la forme d’une ombre ou d’un ton adouci dans ce fait bien caractérisé du paysage. Une vaste maison carrée, avec un lourd portique qui assombrissait les principales croisées, comme les lourds sourcils du maître ombrageaient ses yeux. Une maison dont le compte avait été établi, additionné, balancé et ratifié. Six croisées de ce côté de la porte, six de l’autre côté ; total douze croisées sur cette façade, douze croisées sur l’autre façade ; vingt-quatre en tout avec le report pour les deux façades : une pelouse et un jardin, avec une avenue en bas âge, le tout réglé comme un livre de comptabilité botanique. Le gaz et la ventilation, le drainage et le service des eaux, tout cela de première qualité. Crampons et traverses de fer à l’épreuve du feu du haut en bas ; des mouffles mécaniques à l’usage des servantes, pour monter et descendre à chaque étage leurs brosses et leurs balais ; en un mot, tout enfin à cœur que veux-tu ?

Tout ? ma foi, oui ; je le présume. Les petits Gradgrind avaient, en outre des collections pour servir à l’étude des diverses sciences. Ils avaient une petite collection conchyliologique, une petite collection métallurgique et une petite collection minéralogique. Tous les spécimens en étaient rangés par ordre de famille et étiquetés, et les morceaux de pierre et de minerai qui les composaient paraissaient avoir été arrachés de la masse primitive au moyen de quelque instrument aussi atrocement dur que leur propre nom ; en un mot, pour paraphraser, la légende oiseuse de Pierre Piper, laquelle n’avait jamais pénétré dans cette pépinière de jeunes modèles, je m’écrierai : « Si les voraces petits Gradgrind désiraient encore quelque chose, dites-moi, au nom du ciel, ce que les voraces petits Gradgrind pouvaient désirer de plus ? »

Leur père poursuivait son chemin dans une situation d’esprit allègre et satisfaite. C’était un père affectueux, à sa façon ; mais il se fût sans doute décrit (s’il eût été forcé, ainsi que Sissy Jupe, de donner une définition), comme « un père éminemment pratique. » Il n’entendait jamais sans orgueil ces mots : éminemment pratique, qui passaient pour s’appliquer spécialement à lui. À chaque meeting tenu à Cokeville, et quel que fut le motif de ce meeting, on était sûr de voir quelque Cokebourgeois profiter de l’occasion pour faire allusion à l’esprit éminemment pratique de son ami Gradgrind. Cela plaisait toujours à l’ami éminemment pratique. Il savait bien que ce n’était que son dû, mais cela le flattait tout de même.

Il venait d’atteindre, sur les confins de la ville, un terrain neutre, qui, sans être ni la ville ni la campagne, était pourtant l’une et l’autre, moins les agréments de chacune, lorsqu’un bruit de musique envahit ses oreilles. Le zing-zing et le boum-boum de l’orchestre attaché à un établissement hippique qui avait élu domicile en ces lieux, dans un pavillon de planches, était en plein charivari. Un drapeau flottant au sommet du temple annonçait au genre humain que le cirque de Sleary sollicitait son patronage. Sleary en personne, statue moderne de puissante dimension, surveillait sa caisse et recevait l’argent dans une guérite ecclésiastique d’une architecture gothique très-primitive. Mlle Joséphine Sleary, ainsi que l’annonçaient plusieurs longues bandes d’affiches imprimées, ouvrait en ce moment le spectacle par son gracieux exercice équestre des Fleurs tyroliennes. Entre autres merveilles divertissantes, mais toujours strictement morales, qu’il fallait voir pour les croire, signor Jupe devait cette après-midi mettre en lumière les talents récréatifs de son merveilleux chien savant, Patte-alerte. Il devait également exécuter son incroyable tour de force, lancer soixante-quinze quintaux de métal par-dessus sa tête, sans discontinuer, d’arrière en avant, de façon à former en l’air une fontaine de fer solide ; tour de force qui n’a jamais auparavant été tenté dans ce pays ni dans aucun autre, et qui a arraché des applaudissements si fanatiques à des foules enthousiastes, qu’on ne pouvait se dispenser de le répéter, pour l’agrément du genre humain. Le signor Jupe devait encore égayer ce spectacle varié par ses chastes plaisanteries et reparties Shakspeariennes. Enfin, pour terminer la représentation, il devait paraître dans son rôle favori de M. William Bouton, tailleur de Tooley-Street, dans la dernière des dernières nouveautés, la risible hippo-comediette du Voyage du tailleur à Brent-ford.

Il va sans dire que Thomas Gradgrind ne prêta aucune attention à ces frivolités, mais poursuivit son chemin, comme il convient à un homme pratique, balayant de sa pensée ces insectes tapageurs, bons tout au plus pour la maison de correction. Mais bientôt un détour de la route le conduisit auprès de la baraque, et, derrière la baraque, étaient rassemblés divers enfants qui, dans diverses attitudes furtives, essayaient d’entrevoir les merveilles défendues du cirque.

Il s’arrêta court, « Allons, dit-il, ne voilà-t-il pas ces vagabonds qui débauchent la jeune populace d’une école modèle ! »

Se trouvant séparé de la jeune populace par un espace couvert d’herbe rabougrie et de gravats, il tire son lorgnon de la poche de son gilet afin de voir s’il y a là quelque enfant dont il connaisse le nom, pour lui intimer l’ordre de déguerpir. Mais, quel phénomène ! il n’en peut croire ses yeux. Qui donc voit-il alors ? Sa propre fille, sa métallurgique Louise, regardant de toutes ses forces par un trou percé dans une planche de sapin ; son propre fils, son mathématique Tom, par terre, à quatre pattes, afin de contempler sous la toile rien que le sabot du gracieux exercice des Fleurs tyroliennes.

Muet de surprise, M. Gradgrind s’approche de l’endroit où sa famille se déshonore ainsi, pose la main sur l’épaule de chaque coupable, et dit :

« Louise ! ! Thomas ! ! »

Tous deux se redressèrent rouges et déconcertés. Mais Louise regarda son père avec plus de hardiesse que n’osa le faire Thomas. À vrai dire, Thomas ne le regarda pas du tout, et se résigna à se laisser remorquer comme une machine.

« Au nom du ciel ! mais c’est le comble de la paresse et de la folie ! s’écria M. Gradgrind, qui les prit chacun par une main pour les emmener ; qu’êtes-vous venus faire ici ?

– Voir à quoi cela pouvait ressembler, répliqua brièvement Louise.

– À quoi cela pouvait ressembler ?

– Oui, père. »

On remarquait chez les deux enfants un air d’ennui et de mauvaise humeur, surtout chez la jeune fille ; néanmoins, sur le visage de celle-ci, à travers le mécontentement, on voyait poindre une flamme qui n’avait rien à éclairer, un feu qui n’avait rien à consumer, une imagination affamée qui se maintenait en vie tant bien que mal ; le tout contribuant pourtant à animer l’expression de ce visage, non pas de la vivacité naturelle à l’insouciante jeunesse, mais d’éclairs incertains, avides et vagues, qui avaient quelque analogie pénible avec les changements qu’on observe sur les traits d’un aveugle cherchant son chemin à tâtons.

Ce n’était encore qu’une enfant de quinze à seize ans ; mais on prévoyait qu’à une époque peu éloignée elle deviendrait femme tout d’un coup. Le père songea à cela en la regardant. Elle était jolie. « Elle aurait pu se montrer volontaire (pensa-t-il dans son esprit éminemment pratique), si elle eût été autrement élevée. »

« Thomas, bien que le fait me saute aux yeux, j’ai peine à croire que vous, avec votre éducation et vos moyens, vous ayez entraîné votre sœur à un spectacle pareil !

– Père, c’est moi qui ai entraîné Tom, dit Louise avec vivacité. C’est moi qui l’ai engagé à venir.

– Je suis peiné de l’apprendre. Je suis vraiment peiné de l’apprendre. Au reste cela ne diminue en rien les torts de Thomas, et ne fait qu’augmenter les vôtres. »

Elle regarda de nouveau son père ; mais pas une larme ne coula le long de sa joue.

« Vous ici ! Thomas et vous, pour qui s’est ouvert le cercle des sciences ; Thomas et vous que l’on peut regarder comme des jeunes gens remplis de faits ; Thomas et vous, qui avez été dressés à une exactitude mathématique ; Thomas et vous, ici ! s’écria M. Gradgrind ; dans une position aussi dégradante ! J’en suis abasourdi !

– J’étais fatiguée, père. Voilà bien longtemps que je suis fatiguée, dit Louise.

– Fatiguée ? Et de quoi ? demanda le père étonné.

– Je n’en sais rien ; fatiguée de tout, je crois.

– Pas un mot de plus. Vous tombez dans l’enfantillage, répliqua M. Gradgrind. Je ne veux plus rien entendre. »

Il n’ouvrit plus la bouche qu’après avoir parcouru en silence un demi-mille environ ; alors il s’écria d’un ton grave :

« Que diraient vos meilleurs amis, Louise ? Vous souciez-vous si peu de leur bonne opinion ? Que dirait M. Bounderby ? »

À la mention de ce nom, Louise dirigea sur son père un coup d’œil furtif, profond et scrutateur. Celui-ci n’en vit rien : car, lorsqu’il la regarda, elle avait déjà baissé les yeux.

« Que dirait, répéta-t-il quelques instants après, que dirait M. Bounderby ? » Tout le long de la route, jusqu’à Pierre-Loge, tandis qu’avec une gravité indignée il ramenait les deux inculpés, il répétait par intervalles : « Que dirait M. Bounderby ? » comme si M. Bounderby eût été Croquemitaine.

CHAPITRE IV. Monsieur Bounderby.

Puisque M. Bounderby n’était pas Croquemitaine, qui donc était-il ?

Eh bien ! M. Bounderby était aussi près d’être l’ami intime de M. Gradgrind qu’il est possible à un homme complètement dépourvu de sentiment de se rapprocher, par une parenté spirituelle, d’un autre homme non moins dépourvu de sentiment. Oui, M. Bounderdy en était aussi près que cela, ou, si le lecteur le préfère, aussi loin.

C’était un homme fort riche : banquier, négociant, manufacturier, que sais-je encore ? Un homme gros et bruyant, avec un regard à dévisager les gens, et un rire métallique. Un homme fabriqué d’étoffe grossière qui semblait s’être étirée à mesure pour se prêter à son développement. Un homme à la tête et au front boursouflés, avec de grosses veines aux tempes, et la peau si tendue sur le visage, qu’elle paraissait lui tenir, bon gré mal gré, les yeux ouverts, et lui relever les paupières. Un homme qui avait toujours l’air gonflé comme un ballon qui va prendre son essor. Un homme qui ne pouvait jamais se vanter assez à son gré d’être le fils de ses œuvres. Un homme qui ne se lassait jamais de proclamer, d’une voix qui semblait sortir d’une trompette d’airain, son ancienne ignorance et son ancienne misère. Un vrai fanfaron d’humilité.

Plus jeune d’une ou deux années que son ami à l’esprit éminemment pratique, M. Bounderby paraissait pourtant le plus âgé. À ses quarante-sept ou quarante-huit ans, on aurait pu ajouter un autre sept ou un autre huit sans étonner personne. Il n’avait plus beaucoup de cheveux. Je croirais volontiers qu’ils s’étaient envolés au vent de ses paroles, et que ceux qui restaient, tout hérissés et en désordre, ne se trouvaient dans un si triste état que parce qu’ils étaient constamment exposés au souffle bouffi de ses vanteries tumultueuses.

Dans le salon symétrique et bien rangé de Pierre-Loge, debout sur le tapis de la cheminée, le dos au feu, M. Bounderby faisait, au profit de Mme Gradgrind, certaines remarques à l’occasion de son propre anniversaire de naissance. Il s’était installé devant la cheminée, un peu parce que c’était une froide après-midi de printemps, bien que le soleil brillât de tout son éclat : un peu parce que Pierre-Loge était hantée encore par la fraîcheur, l’été n’ayant pas encore bien essuyé les plâtres ; un peu aussi parce qu’il occupait là une position avantageuse d’où il pouvait dominer Mme Gradgrind.

« Je n’avais pas de souliers à mes pieds. Quant aux bas, j’en ignorais jusqu’au nom. Je passai la journée dans un fossé et la nuit dans une étable à cochons. Voilà comment j’ai célébré mon dixième anniversaire. Non que le fossé fût un logement bien nouveau pour moi, car je suis né dans un fossé. »

Mme Gradgrind, vrai paquet de châles, petite, maigre, blanche avec des yeux lilas, d’une faiblesse incomparable au moral et au physique, qui passait son temps à prendre des médecines qui ne lui faisaient rien, et qui, dès qu’elle manifestait la moindre velléité d’un retour à la vie, se voyait immanquablement étourdie par la chute de quelque fait bien lourd, que son mari lui lançait à la tête, Mme Gradgrind témoigna l’espérance qu’au moins le fossé était sec ?

« Non ! trempé comme une soupe. Un pied d’eau pour le moins, dit M. Bounderby.

– De quoi donner un rhume à un enfant de deux mois !

– Un rhume ? Mais je suis né avec une inflammation du poumon et, si je ne me trompe, de toutes les autres parties de mon individu sujettes à l’inflammation, répliqua M. Bounderby. Pendant des années, madame, j’ai été un des plus misérables petits êtres que l’on ait jamais vus. J’étais si mal portant, que je ne faisais que geindre et gémir. J’étais si déguenillé et si sale, que vous ne m’auriez pas touché avec des pincettes. »

Mme Gradgrind regarda les pincettes d’un air languissant, c’est tout ce qu’elle pouvait faire en conscience, dans son état de faiblesse.

« Comment ai-je pu résister à tout cela, je n’en sais rien, dit Bounderby. Il fallait que je fusse déterminé. J’ai eu un caractère déterminé tout le reste de ma vie, et je suppose que je l’avais déjà à cette époque. Dans tous les cas, vous voyez ce que je suis devenu, madame Gradgrind, et cela sans avoir personne à en remercier que moi-même. »

Mme Gradgrind espéra humblement et faiblement que la mère de M. Bounderby…

« Ma mère ? Elle m’a planté là, madame ! » dit Bounderby.

Mme Gradgrind, selon son habitude, fut étourdie du coup, retomba dans son apathie et ne dit plus rien.

« Ma mère m’a laissé à ma grand’mère, reprit M. Bounderby, et, autant que je puis m’en souvenir, ma grand’mère était la plus méchante et la plus exécrable femme qui ait jamais vécu. Si, par le plus grand des hasards, il m’arrivait d’attraper une pauvre paire de souliers, elle me les ôtait des pieds et les vendait pour avoir de quoi boire. Combien de fois l’ai-je vue, cette bonne grand’mère, passer au lit la grasse matinée et boire ses quatorze petits-verres d’eau-de-vie avant déjeuner ! »

Mme Gradgrind, souriant faiblement et ne donnant aucun autre signe de vie, ressembla plus que jamais à la silhouette d’une petite ombre chinoise dans une lanterne magique mal éclairée.

« Elle tenait une petite boutique d’épicerie, poursuivit Bounderby, et m’éleva dans une boîte à œufs. Tel fut le berceau de mon enfance ; une vieille boîte à œufs. Dès que je fus assez grand pour me sauver, je m’empressai naturellement de le faire. Alors je devins un petit vagabond ; et au lieu de n’avoir qu’une vieille grand’mère pour me battre et m’affamer, je fus battu et affamé par une foule de gens de tout âge. Ces gens avaient raison ; ils auraient eu tort d’agir autrement. J’étais une gêne, un embarras, une vraie peste. Je le sais parfaitement bien. »

L’orgueil qu’il éprouvait d’avoir, à une époque quelconque de son existence, mérité une assez grande distinction sociale pour être signalé comme une gêne, un embarras et une peste, ne se tint pour satisfait que lorsqu’il eut répété trois fois ces premiers titres de sa glorieuse jeunesse.

« J’étais destiné à me tirer de là, je suppose, madame Gradgrind. Enfin, que j’y fusse destiné ou non, madame, je m’en tirai, quoique personne ne m’ait tendu la perche. Vagabond d’abord, puis saute-ruisseau, puis encore en vagabondage, puis homme de peine, commis, directeur, associé-gérant, Josué Bounderby de Cokeville : voilà par où j’ai passé pour arriver là. Josué Bounderby de Cokeville a appris ses lettres aux enseignes des boutiques ; il est parvenu à savoir l’heure d’un cadran à force d’étudier l’horloge du clocher de Saint-Giles, à Londres, sous la direction d’un ivrogne estropié, voleur de profession et mendiant incorrigible. Allez parler à Josué Bounderby de vos écoles de district, et de vos écoles modèles et de vos écoles normales et de tout votre micmac d’écoles, et Josué Bounderby de Cokeville vous répondra franchement, cela est bel et bon ; mais lui, il n’a joui d’aucun avantage de ce genre, et commencez-moi par former des hommes qui aient la tête dure et les poings solides, l’éducation qui a fait Josué Bounderby ne conviendra pas à tout le monde, il le sait bien, mais telle a été néanmoins son éducation ; vous pourrez lui faire avaler de l’huile bouillante, mais vous ne le forcerez jamais à supprimer les faits de sa biographie. »

Après cette péroraison chaleureuse, Josué Bounderby de Cokeville se tut. Il se tut au moment même où son ami éminemment pratique, toujours accompagné des deux jeunes complices, entrait dans le salon. En apercevant l’orateur, l’ami éminemment pratique s’arrêta et lança à Louise un regard de reproche qui disait clairement : « tenez ! justement, le voilà, votre Bounderby ! »

« Ah çà ! s’écria Bounderhy, qu’y a-t-il donc ? Pourquoi notre jeune Thomas a-t-il l’air si grognon ? »

Il parlait du jeune Thomas, mais il regardait Louise.

« Nous cherchions à voir ce qui se passait dans le cirque, murmura Louise d’un ton hautain, sans lever les yeux, quand papa nous a attrapés.

– Oui, madame Gradgrind, dit le mari de cette dame avec beaucoup de dignité, et je n’aurais pas été plus étonné de surprendre mes enfants en train de lire un volume de poésie.

– Bonté divine ! pleurnicha Mme Gradgrind. Louise et Thomas, comment pouvez-vous ?… Vous m’étonnez ! Vraiment il y a de quoi faire regretter aux gens d’avoir jamais eu des enfants. Pour un peu, je serais tentée de dire que je serais heureuse de n’en pas avoir. Et alors je voudrais bien savoir ce que vous seriez devenus. »

Cette réflexion judicieuse ne parut pas produire une impression très-favorable sur M. Gradgrind. Il fronça les sourcils avec impatience.

« Comme si, dans l’état actuel de ma pauvre tête, vous ne pouviez pas aller regarder les coquillages, les minéraux et les autres choses qu’on vous a achetées, au lieu de courir après les cirques ! continua Mme Gradgrind. Vous savez aussi bien que moi qu’on ne donne pas aux jeunes personnes des professeurs de cirque, ni des collections de cirques et qu’on ne les mène pas à des cours de circologie. Je voudrais bien savoir alors en quoi les cirques peuvent vous intéresser ? Vous avez pourtant assez à faire, si c’est de l’occupation qu’il vous faut. Dans l’état actuel de ma pauvre tête, je ne pourrais seulement pas me rappeler les noms de la moitié des faits que vous avez à étudier.

– C’est justement à cause de cela ! dit Louise d’un air boudeur.

– Ne me dites pas que c’est à cause de cela, car c’est une mauvaise raison, reprit Mme Gradgrind. Allez tout de suite apprendre un peu de quelque chosologie. »

Mme Gradgrind n’étant pas un personnage scientifique, congédiait d’ordinaire ses enfants et les renvoyait à leurs études, avec cette vague injonction qui les laissait libres de choisir leur travail.

À vrai dire, la provision de faits amassée par Mme Gradgrind était déplorablement restreinte ; mais M. Gradgrind, en l’élevant à la haute position matrimoniale qu’elle occupait, avait été influencé par deux motifs. 1° la dame ne laissait rien à désirer sous le rapport des chiffres ; 2° il n’y avait chez elle aucune espèce de bêtise. Par bêtise, il entendait l’imagination ; et en vérité, il est probable qu’elle était aussi pure de tout alliage de ce genre que peut l’être une créature humaine qui n’a pas encore atteint la perfection d’un idiotisme absolu.

Lorsque Mme Gradgrind se trouva seule en présence de son mari et de M. Bounderby, cette simple circonstance suffit pour étourdir de nouveau l’admirable dame, sans qu’il fût besoin d’aucune collision avec un autre fait. Elle s’éteignit donc encore une fois sans que personne fît attention à elle.

« Bounderby, dit M. Gradgrind en approchant une chaise du feu, vous vous êtes toujours trop intéressé à mes jeunes gens, surtout à Louise, pour que j’aie besoin de m’excuser avant de vous confier que cette découverte m’a beaucoup, beaucoup peiné. Je me suis systématiquement dévoué, vous ne l’ignorez pas, à l’éducation de la raison chez mes enfants. La raison, vous savez, est la seule faculté à laquelle doive s’adresser l’éducation. Et cependant, Bounderby, l’événement imprévu de tantôt, tout insignifiant qu’il peut être, donnerait à penser qu’il s’est glissé dans l’esprit de Thomas et de Louise quelque chose qui est… ou plutôt qui n’est pas… je ne sache pas que je puisse m’exprimer mieux qu’en disant : quelque chose qu’on n’a jamais pu avoir l’intention de développer en eux et où leur raison n’est pour rien.

– Le fait est qu’il n’y a pas de raison pour contempler avec intérêt un tas de vagabonds, répliqua Bounderby. Quand j’étais moi-même un vagabond, personne ne me regardait avec intérêt ; pas si bête.

– Il s’agit donc, dit le père éminemment pratique, les yeux fixés sur le feu, de savoir ce qui a pu provoquer cette vulgaire curiosité.

– Je vais vous dire ce qui l’a provoquée : Une imagination désœuvrée.

– J’espère bien qu’il n’en est rien, dit l’éminemment pratique ; j’avoue toutefois que cette crainte m’est venue aussi à l’esprit avant de rentrer.

– Une imagination désœuvrée, Gradgrind, répéta Bounderby. Une mauvaise chose pour tous ceux qui en sont affligés, mais une bigrement mauvaise chose pour une fille comme Louise. Je demanderais pardon à Mme Gradgrind des expressions un peu fortes dont je me sers, si elle ne savait pas bien que je ne suis pas bien raffiné. Quiconque s’attend à me trouver des manières raffinées, compte sans son hôte. Je n’ai pas reçu du tout une éducation raffinée.

– Ne se pourrait-il pas, dit M. Gradgrind, rêvant avec ses mains dans ses poches et son regard caverneux toujours fixé sur le feu, ne se pourrait-il pas qu’un professeur ou un domestique eût suggéré quelque chose ? Thomas ou Louise n’auraient-ils pas lu quelque chose en dépit de toutes nos précautions ? Quelque futile livre de contes n’aurait-il pas pénétré dans la maison ? Car enfin, dans des esprits formés d’après une méthode pratique, à la règle et au cordeau, depuis le berceau jusqu’à ce jour, c’est là un phénomène si curieux, si incompréhensible !…

– Attendez un instant, dit Bounderby, toujours debout devant le feu et si gonflé dans son humilité vaniteuse qu’il semblait qu’elle allait faire explosion aux dépens des meubles circonvoisins. Tous avez à l’école une de ces petites filles de saltimbanques ?

– La nommée Cécile Jupe, répliqua M. Gradgrind, regardant son ami de l’air d’un homme qui a quelque chose à se reprocher.

– Bon, attendez un instant ! s’écria de nouveau Bounderby. Comment y est-elle entrée ?

– Le fait est que, pour ma part, je viens de voir cette fille pour la première fois. N’étant pas de la ville, elle a dû s’adresser spécialement ici, à la maison, pour se faire admettre à l’école, et… oui, vous avez raison, Bounderby, vous avez raison…

– Bon, attendez un instants s’écria encore une fois Bounderby. Louise a vu cette fille le jour où elle est venue ici ?

– Bien certainement Louise l’a vue, car c’est elle qui m’a fait part de sa requête. Mais Louise l’a vue, je n’en doute pas, en présence de Mme Gradgrind.

– Que s’est-il passé, je vous prie, madame Gradgrind ? demanda Bounderby.

– Oh ! ma pauvre santé ! répliqua Mme Gradgrind. La petite désirait aller à l’école et M. Gradgrind désirait que les petites filles y allassent, et Louise et Thomas ont tous les deux assuré que la petite désirait y aller et que M. Gradgrind désirait que les petites filles y allassent ; je ne pouvais pas les contredire, le fait étant exact !

– Eh bien, voulez-vous m’en croire, Gradgrind ? dit M. Bounderby. Envoyez promener cette petite, et c’est une affaire faite !

– Vous m’avez presque convaincu.

– Faites-le tout de suite ! dit Bounderby. Telle a été ma devise dès ma plus tendre enfance. Quand l’idée me vint de quitter ma grand’mère et ma boîte à œufs, je les quittai tout de suite. Faites comme moi. Faites-le tout de suite !

– Êtes-vous disposé à faire un petit tour ? demanda son ami. J’ai l’adresse du père. Peut-être ne vous serait-il pas désagréable de venir faire un petit tour avec moi jusqu’à la ville ?

– Pas le moins du monde, dit M. Bounderby ; tant que vous voudrez, pourvu que ce soit tout de suite ! »

Sur ce, M. Bounderby jeta son chapeau sur sa tête. Il se coiffait toujours ainsi, ce qui indiquait un homme qui avait été beaucoup trop occupé à faire son chemin pour apprendre à mettre son chapeau ; et, les mains dans les poches, il gagna l’antichambre : « Je ne porte jamais de gants, avait-il coutume de dire. Je n’ai pas grimpé à l’échelle sociale avec des gants ; ils m’auraient trop gêné pour monter haut. »

Comme il avait une minute ou deux à perdre dans l’antichambre, en attendant que M. Gradgrind allât chercher l’adresse à l’étage supérieur, M Bounderby ouvrit la porte de la salle d’étude des enfants et jeta un coup d’œil dans cet appartement au plancher tapissé, lequel, malgré les bibliothèques et les collections scientifiques et une infinité d’instruments savants et philosophiques, avait plutôt l’air d’un salon de coiffeur pour la coupe des cheveux. Louise, la tête paresseusement appuyée contre la fenêtre, regardait au dehors sans rien voir, tandis que le jeune Thomas contemplait le feu avec des reniflements vindicatifs. Adam Smith et Malthus, les deux Gradgrind cadets, étaient absents ; ils assistaient, sous escorte, à un cours quelconque. La petite Jeanne, après avoir fabriqué sur son visage un beau masque de terre glaise humide avec ses larmes et le crayon d’ardoise dont elle s’était frotté la figure, avait fini par s’endormir sur des fractions décimales.

« C’est bon, Louise ; c’est bon, Thomas, dit M. Bounderby. Vous ne le ferez plus. Je réponds que votre père a fini de gronder. Eh bien, Louise, ça vaut un baiser, hein ?

– Vous pouvez en prendre un, si vous voulez, monsieur Bounderby, répliqua Louise, qui s’en vint avec un silence plein de froideur, après avoir lentement traversé la chambre, lui présenter la joue d’un air peu gracieux et en détournant le visage.

– Toujours mon enfant gâté, n’est-ce pas, Louise ? » dit M. Bounderby.

Il partit là-dessus ; mais elle, elle resta à la même place, essuyant avec un mouchoir la joue qu’il venait de baiser ; elle la frotta et refrotta si bien qu’elle en avait là peau tout en feu. Cinq minutes après, elle la frottait encore.

« À quoi penses-tu donc, Lou ? grommela son frère. Tu vas finir par te faire un trou dans la figure, à force de te frotter.

– Tu peut enlever le morceau avec ton canif, si tu veux, Tom ; je te promets de ne pas pleurer pour ça ! »

CHAPITRE V. La tonique.

Cokeville, où se dirigèrent MM. Gradgrind et Bounderby était un des triomphes du Fait ; cette cité avait échappé à la contagion de l’Imagination avec autant de bonheur que Mme Gradgrind elle-même. Puisque Cokeville est la tonique, donnons l’accord avant de continuer notre air.

C’était une ville de briques rouges, ou plutôt de briques qui eussent été rouges si la fumée et les cendres l’avaient permis ; mais, telle qu’elle était, c’était une ville d’un rouge et noir peu naturels qui rappelaient le visage enluminé d’un sauvage. C’était une ville de machines et de hautes cheminées, d’où sortaient sans trêve ni repos d’interminables serpents de fumée qui se traînaient dans l’air sans jamais parvenir à se dérouler. Elle avait un canal bien noir et une rivière qui roulait des eaux empourprées par une teinture infecte, et de vastes bâtiments percés d’une infinité de croisées, qui résonnaient et tremblaient tout le long du jour, tandis que le piston des machines à vapeur s’élevait et s’abaissait avec monotonie, comme la tête d’un éléphant mélancolique. Elle renfermait plusieurs grandes rues qui se ressemblaient toutes, et une foule de petites rues qui se ressemblaient encore davantage, habitées par des gens qui se ressemblaient également, qui sortaient et rentraient aux mêmes heures, faisant résonner les mêmes pavés sous le même pas, pour aller faire la même besogne ; pour qui chaque jour était l’image de la veille et du lendemain, chaque année le pendant de celle qui l’avait précédée ou de celle qui allait suivre.

En somme, ces attributs étaient inséparables de l’industrie qui faisait vivre Cokeville ; mais, en revanche, elle ajoutait, disait-on, au bien-être de l’existence, des bienfaits qui se répandaient sur le monde entier et des ressources supplémentaires à ces élégances de la vie qui font plus de la moitié de la grande dame devant laquelle on ose à peine prononcer le nom de la cité enfumée. Les autres traits de la physionomie de Cokeville avaient quelque chose de plus local. – Les voici :

Vous n’y aperceviez rien qui ne rappelât l’image sévère du travail. Si les membres de quelque secte religieuse y élevaient une église (ainsi que l’avaient fait les membres de dix-huit sectes religieuses), ils en faisaient une espèce d’entrepôt de piété en briques rouges, surmonté parfois (mais seulement sur des modèles d’un style excessivement orné) d’une cloche suspendue dans une cage à perroquet. La solitaire exception à cette règle était la Nouvelle Église, édifice aux murs enduits de stuc, ayant un clocher carré au-dessus de la porte, terminé par quatre tourelles peu élevées qui ressemblaient à des jambes de bois enjolivées. Toutes les inscriptions monumentales étaient peintes de la même façon, en lettres sévères, noires et blanches. La prison aurait aussi bien pu être l’hôpital, l’hôpital aurait pu être la prison, l’hôtel de ville aurait pu être l’un ou l’autre de ces monuments ou tous les deux, ou n’importe quel autre édifice, vu qu’aucun détail de leur gracieuse architecture n’indiquait le contraire. Partout le fait, le fait, rien que le fait dans l’aspect matériel de la ville ; partout le fait, le fait, rien que le fait dans son aspect immatériel. L’école Mac Choakumchild n’était rien qu’un fait, et l’école de dessin n’était rien qu’un fait, et les rapports de maître à ouvrier n’étaient rien que des faits, et il ne se passait rien que des faits depuis l’hospice de la maternité jusqu’au cimetière ; enfin tout ce qui ne peut s’évaluer en chiffres, tout ce qui ne peut s’acheter au plus bas cours et se revendre au cours le plus élevé, n’est pas et ne sera jamais, in sæcula sæculorum. Amen.

Une ville si dévotement consacrée au fait, et si heureuse à le faire triompher sur toute la ligne, devait naturellement se trouver dans un état fort prospère ? Eh bien, non, pas précisément. Non ? Croiriez-vous ça ?

Non. Cokeville ne sortait pas de ses propres fourneaux aussi complètement pure que l’or soumis à l’épreuve du feu. D’abord il y avait là un mystère des plus embarrassants : Qui donc faisait partie des dix-huit sectes religieuses de l’endroit ? Car, quels que fussent les adhérents, les classes ouvrières n’appartenaient à aucune. C’était étrange de se promener par la ville un dimanche matin et de remarquer combien peu d’ouvriers répondaient à la barbare discordance de ces cloches qui carillonnaient à rendre fous les gens nerveux et les malades. Il y en avait bien peu de ceux-là qui quittassent leurs quartiers ou leurs chambres malsaines, ou les coins de rue où ils flânaient, à regarder d’un air ennuyé les fidèles allant à l’église ou au temple, comme si c’eût été là une affaire qui ne les concernait en rien. Et ce n’était pas seulement les étrangers qui remarquaient ce fait, car il existait à Cokeville même une association indigène, dont les membres élevaient la voix, à chaque session de la chambre des communes, demandant, à grand renfort de pétitions indignées, un acte du parlement qui contraignît les gens à devenir pieux bon gré mal gré. Puis venait la Société de tempérance, qui se plaignait de ce que ces mêmes gens s’obstinaient à se griser ; qui démontrait, dans des rapports avec tableaux à l’appui, qu’ils se grisaient en effet, et qui prouvait jusqu’à l’évidence, dans des assemblées où l’on ne buvait que du thé, que nulle considération humaine ou divine (sauf une médaille de tempérance) ne saurait décider ces gens à ne plus se griser. Puis venait l’aumônier de la prison, un très-habile homme, ma foi ! avec encore d’autres rapports et tableaux à l’appui, qui démontrait que ces gens s’obstinaient à fréquenter d’ignobles repaires, cachés aux regards du public, où ils entendaient d’ignobles chansons et regardaient d’ignobles danses, dans lesquelles ils avaient quelquefois l’audace de figurer, et où le nommé A. B., âgé de vingt-quatre ans et condamné à dix-huit mois de réclusion, affirmait lui-même (non qu’il eût jamais mérité d’inspirer une confiance particulière) qu’il avait commencé à se perdre, attendu que ledit A. B. était parfaitement convaincu que, sans cela, il fût resté un spécimen moral du premier numéro. Puis venaient M. Gradgrind et M. Bounderby, qui traversent en ce moment Cokeville, personnages éminemment pratiques, qui pourraient, au besoin, fournir d’autres rapports avec tableaux à l’appui, résultant de leur expérience personnelle et corroborés par des cas à leur connaissance, desquels il ressortait clairement que ces mêmes gens étaient un tas de mauvaises gens, messieurs ; qu’ils ne vous sauraient aucun gré de tout ce que vous pourriez faire pour eux, messieurs ; qu’ils étaient toujours inquiets, messieurs, ne sachant pas ce qu’ils voulaient ; qu’ils se nourrissaient de ce qu’il y avait de meilleur, et n’achetaient que du beurre frais ; ils exigeaient que leur café fût du pur moka et refusaient un morceau de viande, si ce n’était pas un morceau de choix, première catégorie ; sans compter qu’ils se montraient éternellement mécontents et intraitables. Bref, la morale était celle d’une ancienne chanson avec laquelle on endort les enfants :

Il y avait une fois une bonne femme, croiriez-vous cela ?

Qui ne pouvait pas vivre sans boire et manger,

Boire et manger, et tous les jours :

Et encore cette bonne femme n’était JAMAIS contente.

Voyez un peu, n’est-ce pas singulier cette analogie entre l’état moral de la population de Cokeville et celui des petits Gradgrind ? Tenez, je vais vous dire, aucun de nous, pour peu qu’il jouisse de son bon sens et connaisse ses chiffres, n’ignore à l’heure qu’il est que, depuis plusieurs vingtaines d’années, on a, de propos délibéré, cessé de tenir compte d’un élément essentiel dans l’éducation des classes ouvrières de Cokeville. Tout le monde sait que ces classes conservent une certaine dose d’imagination qui demandait à être cultivée afin de se développer sainement, au lieu d’être forcée à lutter et à se faire jour dans des convulsions ; qu’en raison directe de la durée et de la monotonie de leur travail, elles sentent croître en elles le désir de quelque soulagement physique, de quelque délassement qui encourage la bonne humeur et la gaieté et leur permette de l’exhaler au dehors ; de quelque jour de fête reconnu, quand ce ne serait que pour danser honnêtement au son d’un orchestre animé ; de quelque tarte légère (ce n’est pas M. Mac Choakumchild qui aurait mis la main à la pâte) ; et ce désir, il faut y satisfaire raisonnablement, sinon les choses iront mal, tant qu’on n’aura pas réussi à supprimer les lois qui ont présidé à la création du monde.

« Cet homme demeure à Pod’s End, et je ne sais pas au juste où se trouve Pod’s End, dit M. Gradgrind. De quel côté est ce faubourg, Bounderby ? »

M. Bounderby savait que c’était quelque part dans le bas de la ville ; mais il n’en savait pas davantage. Ils s’arrêtèrent donc un moment et regardèrent autour d’eux.

Presque au même instant, une enfant que Gradgrind reconnut, tourna le coin de la rue, courant à perdre haleine et le visage effrayé.

« Holà ! s’écria-t-il, arrêtez. Où allez-vous ? Arrêtez ! »

Fille numéro vingt s’arrêta alors, toute palpitante, et fit une révérence.

« Pourquoi demanda M. Gradgrind courez-vous ainsi les rues d’une façon inconvenante ?

– J’étais… j’étais poursuivie, monsieur, répliqua la jeune fille d’une voix haletante, et je voulais m’échapper.

– Poursuivie ? répéta M. Gradgrind. Qui donc a pu vous poursuivre ? »

Cette question reçut une réponse imprévue et subite dans la personne de l’écolier incolore, Bitzer, qui tourna le coin avec une rapidité si impétueuse et qui s’attendait si peu à rencontrer un obstacle sur le trottoir, qu’il donna en plein dans le gilet de M. Gradgrind et rebondit jusqu’au milieu de la rue.

« Que signifie une pareille conduite ? dit M. Gradgrind. À quoi pensez-vous ? Comment osez-vous vous précipiter contre… tout le monde… de cette façon ? »

Bitzer ramassa sa casquette que la récente collision avait fait tomber ; puis, reculant et saluant avec son poing fermé, en forme de politesse, se justifia en disant que c’était un accident.

« Est-ce après vous qu’il courait, Jupe ? demanda M. Gradgrind.

– Oui, monsieur, répondit-elle à contre-cœur.

– Non, ça n’est pas vrai, m’sieu ! s’écria Bitzer. C’est elle qui a commencé par se sauver. Mais ces écuyers ne sont pas enragés pour mentir, m’sieu ; ils sont connus pour cela… Vous savez bien que les écuyers ne sont pas enragés pour mentir. » S’adressant à Sissy : « C’est aussi connu dans la ville, ne vous en déplaise, m’sieu, que la table de Pythagore est inconnue aux écuyers. »

Bitzer avait cherché à adoucir M. Bounderby au moyen de cette dernière accusation.

« Il m’a tant effrayée, dit la jeune fille, avec ses vilaines grimaces !

– Oh ! s’écria Bitzer. Oh ! si on peut ! Vous ressemblez bien à vos amis, vous ! Vous êtes bien une écuyère. Je ne l’ai pas seulement regardée, m’sieu. Je lui ai demandé si elle saurait définir cheval demain, et j’ai offert de le lui apprendre, et elle s’est sauvée, et j’ai couru après, m’sieu, afin de lui dire ce qu’elle doit répondre quand on lui demandera sa définition… Faut-il que vous soyez écuyère pour dire de pareilles faussetés !

– On ne peut toujours pas dire que sa profession n’est pas connue à l’école, remarqua M. Bounderby. Dans huit jours, vous auriez eu toute la classe rangée autour du cirque, à regarder les saltimbanques par-dessous la toile.

– Je commence à le croire, répliqua son ami. Bitzer, montrez-nous les talons et rentrez chez vous. Jupe, restez ici un moment. Que je vous prenne à courir encore de cette façon, et vous aurez de mes nouvelles par l’entremise du maître d’école. Vous me comprenez ?… Bitzer ? allons, disparaissez. »

L’écolier cessa de cligner ses yeux, salua de nouveau en portant son poing à son front, regarda Sissy, se retourna et battit en retraite.

« Maintenant, dit M. Gradgrind, conduisez-nous, monsieur et moi, vers votre père ; nous allons chez lui… Que portez-vous dans cette bouteille ?

– De l’eau-de-vie, dit M. Bounderby.

– Oh ! non, monsieur ; ce sont les neuf huiles.

– Les quoi ?

– Les neuf huiles, monsieur, pour frotter papa. »

Alors M. Bounderby reprit avec un éclat de rire bref et bruyant :

« Et pourquoi diable frottez-vous papa avec neuf huiles ?

– Nos écuyers se servent toujours de cela, monsieur, quand ils se sont fait mal dans le cirque, répliqua Sissy, qui regarda par-dessus son épaule afin de voir si son persécuteur avait disparu. Ils attrapent bien des mauvais coups dans leur état, vous savez.

– Ils n’ont que ce qu’ils méritent, dit M. Bounderby ; cela leur apprendra à faire un métier de paresseux. »

Elle regarda M. Bounderby avec un mélange de surprise et d’effroi.

« Par saint Georges ! dit M. Bounderby, j’étais plus jeune que vous de quatre ou cinq ans, que j’étais couvert, moi aussi, de meurtrissures, et dix huiles, vingt huiles, quarante huiles, n’auraient pas été capables de les guérir. Je ne les attrapais pas à faire des poses, moi, mais à force d’être bousculé. Je ne dansais pas sur la corde, moi ; je dansais sur la terre ferme, moi, quoiqu’on me fît danser à coups de corde ! »

M. Gradgrind était assez dur, mais il était loin d’être aussi rude que M. Bounderby. Il n’était pas méchant, à tout prendre ; il aurait même pu rester très-bon, sans une grosse erreur de calcul qu’il avait commise, bien des années auparavant, en établissant la balance de son caractère. Tout en descendant par une ruelle, il dit d’un ton qu’il cherchait à rendre encourageant :

« Et nous voici à Pod’s End, hein, Jupe ?