Lettres écrites de la montagne - Jean-Jacques Rousseau - E-Book

Lettres écrites de la montagne E-Book

Jean Jacques Rousseau

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Beschreibung

Lettres écrites de la montagne par Jean-Jacques Rousseau Les Lettres écrites de la montagne est une oeuvre de l'écrivain et philosophe Jean-Jacques Rousseau en réponse aux Lettres écrites de la campagne de Jean-Robert Tronchin, procureur général à Genève.Après la parution de l'Émile et du Contrat Social, Jean-Jacques Rousseau est menacé de prise de corps par le Parlement de Paris. Il s'enfuit à Neuchâtel en juin 1762, ne pouvant réintégrer la ville de Genève dont il est citoyen, car les syndics et le Petit Conseil de Genève ont également condamné les deux ouvrages et interdisent l'accès de la ville à Jean-Jacques sous peine d'arrestation. Le 12 mai 1763, Jean-Jacques abdique sa citoyenneté genevoise.Quelques amis de Rousseau, menés par Jean-François Deluc, font une Représentation devant le Petit Conseil en juin 1763 pour faire annuler cette condamnation. L'affaire prend un tour politique. Devant le silence du Petit Conseil, les Représentants en appellent au Grand Conseil ou Conseil des CC, appel que le Petit Conseil juge inopportun en usant de son droit négatif. Le conflit s'éternise, c'est alors que le procureur général Jean-Robert Tronchin fait paraître trois lettres écrites de la campagne le 27 septembre 1763, suivies d'une quatrième le 24 octobre. Les lettres justifiaient la condamnation des deux livres et évacuaient les prétextes juridiques avancés par les Représentants.C'est dans ce contexte que Rousseau rédige entre octobre 1763 et mai 1764 les neuf lettres de la montagne. Les cinq premières ont pour objet de démontrer que la sentence du Petit Conseil est arbitraire car seul le Consistoire est compétent en matière de foi. La sixième prend la défense du Contrat Social. Les trois dernières apportent un appui aux Représentants en faisant la démonstration que le droit négatif exercé par le Petit Conseil usurpe le pouvoir souverain qui relève du peuple. Sur le plan de la foi, il ne renie rien de ses écrits et fustige les pasteurs qui se veulent orthodoxes en se montrant persécuteurs.Les Lettres sont imprimées à Amsterdam par Marc-Michel Rey et publiées en décembre 1764 avec la devise Vitam impendere vero. Le caractère séditieux du contenu, notamment les lettres politiques, indigne le Petit Conseil. De nombreux libelles sont échangés, mais le plus violent est Sentiment de citoyens de Voltaire paru d'abord anonymement et qui révèle publiquement l'abandon des enfants de Rousseau.

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Sommaire

PREMIÈRE PARTIE

PREMIÈRE LETTRE

SECONDE LETTRE

LETTRE TROISIÈME

QUATRIÈME LETTRE

CINQUIÈME LETTRE

SIXIÈME LETTRE

SECONDE PARTIE

SEPTIÈME LETTRE

HUITIÈME LETTRE

NEUVIÈME LETTRE

PREMIÈRE PARTIE

****

AVERTISSEMENT

C'est revenir tard, je le sens, sur un sujet trop rebattu et déjà presque oublié. Mon état, qui ne me permet plus aucun travail suivi, mon aversion pour le genre polémique, ont causé ma lenteur à écrire et ma répugnance à publier. J'aurais même tout à fait supprimé ces Lettres, ou plutôt je lie les aurais point écrites, s'il n'eût été question que de moi : Mais ma patrie ne m'est pas tellement devenue étrangère que je puisse voir tranquillement opprimer ses citoyens, surtout lorsqu'ils n'ont compromis leurs droits qu'en défendant ma cause. Je serais le dernier des hommes si dans une telle occasion j'écoutais un sentiment qui n'est plus ni douceur ni patience, mais faiblesse et lâcheté, dans celui qu'il empêche de remplir son devoir.

Rien de moins important pour le public, j'en conviens, que la matière de ces lettres. La constitution d'une petite République, le sort d'un petit particulier, l'exposé de quelques injustices, la réfutation de quelques sophismes ; tout cela n'a rien en soi d'assez considérable pour mériter beaucoup de lecteurs : mais si mes sujets sont petits mes objets sont grands, et dignes de l'attention de tout honnête homme. Laissons Genève à sa place, et Rousseau dans sa dépression ; mais la religion, mais la liberté, la justice ! voilà, qui que vous soyez, ce qui n'est pas au-dessous de vous.

Qu'on ne cherche pas même ici dans le style le dédommagement de l'aridité de la matière. Ceux que quelques traits heureux de ma plume ont si fort irrités trouveront de quoi s'apaiser dans ces lettres, L'honneur de défendre un opprimé eût enflammé mon coeur si j'avais parlé pour un autre. Réduit au triste emploi de me défendre moi-même, j'ai dû me borner à raisonner ; m'échauffer eût été m'avilir. J'aurai donc trouvé grâce en ce point devant ceux qui s'imaginent qu'il est essentiel à la vérité d'être dite froidement ; opinion que pourtant j'ai peine à comprendre. Lorsqu'une vive persuasion nous anime, le moyen d'employer un langage glacé ? Quand Archimède tout transporté courait nu dans les rues de Syracuse, en avait-il moins trouvé la vérité parce qu'il se passionnait pour elle ? Tout au contraire, celui qui la sent ne peut s'abstenir de l'adorer ; celui qui demeure froid ne l'a pas vue.

Quoi qu'il en soit, je prie les lecteurs de vouloir bien mettre à part mon beau style, et d'examiner seulement si je raisonne bien ou mal ; car enfin, de cela seul qu'un auteur s'exprime en bons termes, je ne vois pas comment il peut s'ensuivre que cet auteur ne sait ce qu'il dit.

****

PREMIÈRE LETTRE

Non, Monsieur, je ne vous blâme point de ne vous être pas joint aux représentants pour soutenir ma cause. Loin d'avoir approuvé moi-même cette démarche, je m'y suis opposé de tout mon pouvoir, et mes parents s'en sont retirés à ma sollicitation. L'on s'est tu quand il fallait parler ; on a parlé quand il ne restait qu'à se taire. Je prévis 1'inutilité des représentations, j'en pressentis les conséquences : je jugeai que leurs suites inévitables troubleraient le repos public, ou changeraient la constitution de l'État. L'événement a trop justifié mes craintes. Vous voilà réduits à l'alternative qui m'effrayait. La crise où vous êtes exige une autre délibération dont je ne suis plus l'objet. Sur ce qui a été fait vous demandez ce que vous devez faire . vous considérez que l'effet de ces démarches, étant relatif au corps de la bourgeoisie, ne retombera pas moins sur ceux qui s'en sont abstenus que sur ceux qui les ont faites. Ainsi, quels qu'aient été d'abord les divers avis, l'intérêt commun doit ici tout réunir. Vos droits et attaqués ne peuvent plus demeurer en doute ; il faut qu'ils soient reconnus ou anéantis, et c'est leur évidence qui les met en ou péril. Il ne fallait pas approcher le flambeau durant l'orage ; mais aujourd'hui le feu est à la maison.

Quoiqu'il ne s'agisse plus de mes intérêts, mon honneur me rend toujours partie dans cette affaire ; vous le savez, et vous me consultez toutefois comme un homme neutre ; vous supposez que le préjugé ne m'aveuglera point et que la passion ne me rendra point injuste : je l'espère aussi ; mais dans des circonstances si délicates, qui peut répondre de soi ? Je sens qu'il m'est impossible de m'oublier dans une querelle dont je suis le sujet, et qui a mes malheurs pour première cause. Que ferai-je donc, Monsieur, pour répondre à votre confiance et justifier votre estime autant qu'il est en moi ? Le voici. Dans la juste défiance de moi-même, je vous dirai moins mon avis que mes raisons : vous les pèserez, vous comparerez, et vous choisirez. Faites plus ; défiez-vous toujours, non de mes intentions ; Dieu le sait, elles sont pures ; mais de mon jugement. L'homme le plus juste, quand il est ulcéré voit rarement les choses comme elles sont. Je ne veux sûrement pas vous tromper, mais je puis me tromper ; je le pourrais en toute autre chose, et cela doit arriver ici plus probablement. Tenez-vous donc sur vos gardes, et quand je n'aurais pas dix fois raison, ne me l'accordez pas une.

Voilà, Monsieur, la précaution que vous devez prendre, et voici celle que je veux prendre à mon tour. Je commencerai par vous parler de moi, de mes griefs, des durs procédés de vos magistrats ; quand cela sera fait et que j'aurai bien soulagé mon coeur, je m'oublierai moi-même, je vous parlerai de vous, de votre situation, c'est-à-dire, de la République ; et je ne crois pas trop présumer de moi, si j'espère, au moyen de cet arrangement, traiter avec équité la question que vous me faites.

J'ai été outragé d'une manière d'autant plus cruelle que je me flattais d'avoir bien mérité de la patrie. Si ma conduite eût eu besoin de grâce, je pouvais raisonnablement espérer de l'obtenir. Cependant, avec un empressement sans exemple, sans avertissement, sans citation, sans examen, on s'est hâté de flétrir mes livres ; on a fait plus ; sans égard pour mes malheurs, pour mes maux, pour mon état, on a décrété ma personne avec la même précipitation, l'on ne m'a pas même épargné les termes qu'on emploie pour les malfaiteurs. Ces messieurs n'ont pas été indulgents, ont-ils du moins été justes ? c'est ce que je veux rechercher avec vous. Ne vous effrayez pas, je vous prie, de l'étendue que je suis forcé de donner à ces lettres. Dans la multitude de questions qui se présentent, je voudrais être sobre en paroles : mais, Monsieur, quoi qu'on puisse faire, il en faut pour raisonner.

Rassemblons d'abord les motifs qu'ils ont donnés de cette procédure, non dans le réquisitoire, non dans l'arrêt, porté dans le secret, et resté dans les ténèbres[Ma famille demanda par requête communication de cet arrêt. Voici la réponse. Du 25 juin 1762. En conseil ordinaire, vu la présente requête, arrête qu'il n'y a lieu d'accorder aux suppliants les fins d'icelle. LULLIN.

L'arrêt du parlement de Paris fut imprimé aussitôt que rendu. Imaginez ce que c'est qu'un État libre où l'on tient cachés de pareils décrets contre l'honneur et la liberté des citoyens !] ; mais dans les réponses du Conseil aux représentations des citoyens et bourgeois, ou plutôt dans les Lettres écrites de la campagne : ouvrage qui leur sert de manifeste, et dans lequel seul ils daignent raisonner avec vous. « Mes livres sont, disent-ils, impies, scandaleux, téméraires, pleins de blasphèmes et de calomnies contre la religion. Sous l'apparence des doutes l'auteur y a rassemblé tout ce qui peut tendre à saper, ébranler et détruire les principaux fondements de la religion chrétienne révélée.

Ils attaquent tous les gouvernements.

Ces livres sont d'autant plus dangereux et répréhensibles, qu'ils sont écrits en français, du style le plus séducteur, qu'ils paraissent sous le nom et la qualification d'un citoyen de Genève, et que, selon l'intention de l'auteur, l'Émile doit servir de guide aux pères, aux mères, aux précepteurs.

En jugeant ces livres, il n'a pas été possible au Conseil de ne jeter aucun regard sur celui qui en était présumé l'auteur. »

Au reste, le décret porté contre moi, « n'est, continuent-ils, ni un jugement, ni une sentence, mais un simple appointement provisoire qui laissait dans leur entier mes exceptions et défenses, et qui dans le cas prévu servait de préparatoire à la procédure prescrite par les édits et par l'ordonnance ecclésiastique. »

À cela les Représentants, sans entrer dans l'examen de la doctrine, objectèrent : « que le Conseil avait jugé sans formalités préliminaires : que l'article 88 de l'ordonnance ecclésiastique avait été violé dans ce jugement : que la procédure faite en 1562 contre Jean Morelli à forme de cet article en montrait clairement l'usage, et donnait par cet exemple une jurisprudence qu'on n'aurait pas dû mépriser que cette nouvelle manière de procéder était même contraire à la règle du droit naturel admise chez tous les peuples, laquelle exige que nul ne soit condamné sans avoir été entendu dans ses défenses ; qu'on ne peut flétrir un ouvrage sans flétrir en même temps l'auteur dont il porte le nom ; qu'on ne voit pas quelles exceptions et défenses il reste à un homme déclaré impie, téméraire, scandaleux dans ses écrits, et après la sentence rendue et exécutée contre ces mêmes écrits, puisque les choses n'étant point susceptibles d'infamie, celle qui résulte de la combustion d'un livre par la main du bourreau rejaillit nécessairement sur l'auteur : d'où il suit qu'on n'a pu enlever à un citoyen le bien le plus précieux, l'honneur ; qu'on ne pouvait détruire sa réputation, son état, sans commencer par l'entendre ; que les ouvrages condamnés et flétris méritaient du moins autant de support et de tolérance que divers autres écrits où l'on fait de cruelles satires sur la religion, et qui ont été répandus et même imprimés dans la ville : qu'enfin par rapport aux gouvernements, il a toujours été permis dans Genève de raisonner librement sur cette matière générale, qu'on n'y défend aucun livre qui en traite, qu'on n'y flétrit aucun auteur pour en avoir traité, quel que soit son sentiment ; et que, loin d'attaquer le gouvernement de la République en particulier, je ne laisse échapper aucune occasion d'en faire l'éloge. » À ces objections il fut répliqué de la part du Conseil : « que ce n'est point manquer à la règle qui veut que nul ne soit condamné sans l'entendre, que de condamner un livre après en avoir pris lecture et l'avoir examiné suffisamment : que l'article 88 des ordonnances n'est applicable qu'à un homme qui dogmatise et non à un livre destructif de la religion chrétienne : qu'il n'est pas vrai que la flétrissure d'un ouvrage se communique à l'auteur, lequel peut n'avoir été qu'imprudent ou maladroit : qu'à l'égard des ouvrages scandaleux tolérés ou même imprimés dans Genève, il n'est pas raisonnable de prétendre que pour avoir dissimulé quelquefois, un gouvernement soit obligé de dissimuler toujours ; que d'ailleurs les livres où l'on ne fait que tourner en ridicule la religion ne sont pas à beaucoup près aussi punissables que ceux où sans détour on l'attaque par le raisonnement. Qu'enfin ce que le Conseil doit au maintien de la religion chrétienne dans sa pureté, au bien public, aux lois, et à l'honneur du gouvernement lui ayant fait porter cette sentence, ne lui permet ni de la changer ni de l'affaiblir. »

Ce ne sont pas là toutes les raisons, objections et réponses qui ont été alléguées de part et d'autre, mais ce sont les principales, et elles suffisent pour établir par rapport à moi la question de fait et de droit.

Cependant comme l'objet, ainsi présenté, demeure encore un peu vague, je vais tâcher de le fixer avec plus de précision, de peur que vous n'étendiez ma défense à la partie de cet objet que je n'y veux pas embrasser. Je suis homme et j'ai fait des livres ; j'ai donc fait aussi des erreurs [Exceptions, si l'on veut, les livres de géométrie et leurs auteurs. Encore s'il n'y a point d'erreurs dans les propositions mêmes, qui nous assurera qu'il n'y en ait point dans l'ordre de déduction, dans le choix, dans la méthode ? Euclide démontre, et parvient à son but mais quel chemin prend-il ? Combien n'erre-t-il pas dans sa route ? La science a beau être infaillible ; l'homme qui la cultive se trompe souvent.]. J'en aperçois moi-même en assez grand nombre : je ne doute pas que d'autres n'en voient beaucoup davantage, et qu'il n'y en ait bien plus encore que ni moi ni d'autres ne voyons point. Si l'on ne dit que cela j'y souscris. Mais quel auteur n'est pas dans le même cas, ou s'ose flatter de n'y pas être ? Là-dessus donc, point de dispute. Si l'on me réfute et qu'on ait raison, l'erreur est corrigée et je me tais. Si l'on me réfute et qu'on ait tort, je me tais encore ; dois-je répondre du fait d'autrui ? En tout état de cause, après avoir entendu les deux parties, le public, est juge, il prononce, le livre triomphe ou tombe, et le procès est fini. Les erreurs des auteurs sont souvent fort indifférentes ; mais il en est aussi de dommageables, même contre l'intention de celui qui les commet. On peut se tromper au préjudice du public comme au sien propre ; on peut nuire innocemment. Les controverses sur les matières de jurisprudence, de morale, de religion tombent fréquemment dans ce cas. Nécessairement un des deux disputants se trompe, et l'erreur sur ces matières important toujours devient faute ; cependant on ne la punit pas quand on la présume involontaire. Un homme n'est pas coupable pour nuire en voulant servir, et si l'on poursuivait criminellement un auteur pour des fautes d'ignorance ou d'inadvertance, pour de mauvaises maximes qu'on pourrait tirer de ses écrits très conséquemment mais contre son gré, quel écrivain pourrait se mettre à l'abri des poursuites ? Il faudrait être inspiré du Saint-Esprit pour se faire auteur et n'avoir que des gens inspirés du Saint-Esprit pour juges.

Si l'on ne m'impute que de pareilles fautes, je ne m'en défends pas plus que des simples erreurs. Je ne puis affirmer n'en avoir point commis de telles, parce que je ne suis pas un ange ; mais ces fautes qu'on prétend trouver dans mes écrits peuvent fort bien n'y pas être, parce que ceux qui les y trouvent ne sont pas des anges, non plus. Hommes et sujets à l'erreur ainsi que moi, sur quoi prétendent-ils que leur raison soit l'arbitre de la mienne, et que je sois punissable pour n'avoir pas pensé comme eux ?

Le public est donc aussi le juge de semblables fautes ; son blâme en est le seul châtiment. Nul ne peut se soustraire à ce juge, et quant à moi, je n'en appelle pas. Il est vrai que si le magistrat trouve ces fautes nuisibles il peut défendre le livre qui les contient ; mais je le répète ; il ne peut punir pour cela l'auteur qui les a commises ; puisque ce serait punir un délit qui peut être involontaire, et qu'on ne doit punir dans le mal que la volonté. Ainsi ce n'est point encore là ce dont il s'agit.

Mais il y a bien de la différence entre un livre qui contient des erreurs nuisibles et un livre pernicieux. Des principes établis, la chaîne d'un raisonnement suivi, des conséquences déduites manifestent l'intention de l'auteur, et cette intention dépendant de sa volonté rentre sous la juridiction des lois. Si cette intention est évidemment mauvaise, ce n'est plus erreur, ni faute, c'est crime ; ici tout change. Il ne s'agit plus d'une dispute littéraire dont le public juge selon la raison, mais d'un procès criminel qui doit être jugé dans les tribunaux selon toute la rigueur des lois ; telle est la position critique où m'ont mis des magistrats qui se disent justes, et des écrivains zélés qui les trouvent trop cléments. Sitôt qu'on m'apprête des prisons, des bourreaux, des chaînes, quiconque m'accuse est un délateur ; il sait qu'il n'attaque pas seulement l'auteur mais l'homme, il sait que ce qu'il écrit peut influer sur mon sort [Il y a quelques années qu'à la première apparition d'un livre célèbre, je résolus d'en attaquer les principes, que je trouvais dangereux. J'exécutais cette entreprise quand j'appris que l'auteur était poursuivi. À l'instant je jetai mes feuilles au feu, jugeant qu'aucun devoir ne pouvait autoriser la bassesse de s'unir à la foule pour accabler un homme d'honneur opprimé. Quand tout fut pacifié j'eus occasion de dire mon sentiment sur le même sujet dans d'autres écrits ; mais je l'ai dit sans nommer le livre ni l'auteur. J'ai cru devoir ajouter ce respect pour son malheur à l'estime que j'eus toujours pour sa personne. Je ne crois point que cette façon de penser me soit particulière ; elle est commune a tous les honnêtes gens. Sitôt qu'une affaire est portée au criminel, ils doivent se taire, à moins qu'ils ne soient appelés pour témoigner.] ; ce n'est plus à ma seule réputation qu'il en veut, c'est à mon honneur, à ma liberté, à ma vie.

Ceci, Monsieur, nous ramène tout d'un coup à l'état de la question dont il me paraît que le public s'écarte. Si j'ai écrit des choses répréhensibles on peut m'en blâmer, on peut supprimer le livre. Mais pour le flétrir, pour m'attaquer personnellement, il faut plus ; la faute ne suffit pas, il faut un délit, un crime ; il faut que j'aie écrit à mauvaise intention un livre pernicieux, et que cela soit prouvé, non comme un auteur prouve qu'un autre auteur se trompe, mais comme un accusateur doit convaincre devant le juge l'accusé. Pour être traité comme un malfaiteur il faut que je sois convaincu de l'être. C'est la première question qu'il s'agit d'examiner. La seconde, en supposant le délit constaté, est d'en fixer la nature, le lieu où il a été commis, le tribunal qui doit en juger, la loi qui le condamne, et la peine qui doit le punir. Ces deux questions une fois résolues décideront si j'ai été traité justement ou non.

Pour savoir si j'ai écrit des livres pernicieux il faut en examiner les principes, et voir ce qu'il en résulterait si ces principes étaient admis. Comme j'ai traité beaucoup de matières, je dois me restreindre à celles sur lesquelles je suis poursuivi, savoir, la religion et le gouvernement. Commençons par le premier article, à l'exemple des juges qui ne se sont pas expliqués sur le second.

On trouve dans l'Émile la Profession de foi d'un prêtre catholique, et dans l'Héloïse celle d'une femme dévote : ces deux pièces s'accordent assez pour qu'on puisse expliquer l'une par l'autre, et de cet accord on peut présumer avec quelque vraisemblance que si l'auteur qui a publié les livres où elles sont contenues ne les adopte pas en entier l'une et l'autre, du moins il les favorise beaucoup. De ces deux professions de foi la première étant la plus étendue et la seule où l'on ait trouvé le corps du délit, doit être examinée par préférence.

Cet examen, pour aller à son but, rend encore un éclaircissement nécessaire. Car remarquez bien qu'éclaircir et distinguer les propositions que brouillent et confondent mes accusateurs, c'est leur répondre. Comme ils disputent contre l'évidence, quand la question est bien posée, ils sont réfutés.

Je distingue dans la religion deux parties, outre la forme du culte, qui n'est qu'un cérémonial. Ces deux parties sont le dogme et la morale. Je divise les dogmes encore en deux parties ; savoir, celle qui posant les principes de nos devoirs sert de base à la morale, et celle qui, purement de foi, ne contient que des dogmes spéculatifs.

De cette division, qui me paraît exacte, résulte celle des sentiments sur la religion d'une part en vrais, faux ou douteux, et de l'autre en bons, mauvais ou indifférents. Le jugement des premiers appartient à la raison seule, et si les théologiens s'en sont emparés, c'est comme raisonneurs, c'est comme professeurs de la science par laquelle on parvient à la connaissance du vrai et du faux en matière de foi. Si l'erreur en cette partie est nuisible, c'est seulement à ceux qui errent, et c'est seulement un préjudice pour la vie à venir sur laquelle les tribunaux humains ne peuvent étendre leur compétence. Lorsqu'ils connaissent de cette matière, ce n'est plus comme juges du vrai et du faux, mais comme ministres des lois civiles qui règlent la forme extérieure du culte : il ne s'agit pas encore ici de cette partie ; il en sera traité ci-après.

Quant à la partie de la religion qui regarde la morale, c'est-à-dire, la justice, le bien public, l'obéissance aux lois naturelles et positives, les vertus sociales et tous les devoirs de l'homme et du citoyen, il appartient au gouvernement d'en connaître : c'est en ce point seul que la religion entre directement sous sa juridiction, et qu'il doit bannir, non l'erreur, dont il n'est pas juge, mais tout sentiment nuisible qui tend à couper le noeud social.

Voilà, Monsieur, la distinction que vous avez à faire pour juger de cette pièce, portée au tribunal, non des prêtres, mais des magistrats. J'avoue qu'elle n'est pas toute affirmative. On y voit des objections et des doutes. Posons, ce qui n'est pas, que ces doutes soient des négations. Mais elle est affirmative dans sa plus grande partie ; elle est affirmative et démonstrative sur tous les points fondamentaux de la religion civile ; elle est tellement décisive sur tout ce qui tient à la providence éternelle, à l'amour du prochain, à la justice, à la paix, au bonheur des hommes, aux lois de la société, à toutes les vertus, que les objections, les doutes mêmes y ont pour objet quelque avantage, et je défie qu'on m'y montre un seul point de doctrine attaqué que je ne prouve être nuisible aux hommes ou par lui-même ou par ses inévitables effets.

La religion est utile et même nécessaire aux peuples. Cela n'est-il pas dit, soutenu, prouvé dans ce même écrit ? Loin d'attaquer les vrais principes de la religion, l'auteur les pose, les affermit de tout son pouvoir ; ce qu'il attaque, ce qu'il combat, ce qu'il doit combattre, c'est le fanatisme aveugle, la superstition cruelle, le stupide préjugé. Mais il faut, disent-ils, respecter tout cela. Mais pourquoi ? Parce que c'est ainsi qu'on mène les peuples. Oui, c'est ainsi qu'on les mène à leur perte. La superstition est le plus terrible fléau du genre humain ; elle abrutit les simples, elle persécute les sages, elle enchaîne les nations, elle fait partout cent maux effroyables : quel bien fait-elle ? Aucun ; si elle le' fait, c'est aux tyrans ; elle est leur arme la plus terrible, et cela même est le plus grand mal qu'elle ait jamais fait.

Ils disent qu'en attaquant la superstition je veux détruire la religion même : comment le savent-ils ? pourquoi confondent-ils ces deux causes, que je distingue avec tant de soin ? Comment ne voient-ils oint que cette imputation réfléchit contre eux dans doute sa force, et que la religion n'a point d'ennemis lus terribles que les défenseurs de la superstition ? Il serait bien cruel qu'il fût si aisé d'inculper l'intention d'un homme, quand il est si difficile de la justifier. Par cela même qu'il n'est pas prouvé qu'elle si mauvaise, on la doit juger bonne. Autrement qui pourrait être à l'abri des jugements arbitraires e ses ennemis ? Quoi ! leur simple affirmation fait preuve de ce qu'ils ne peuvent savoir, et la mienne, ointe à toute ma conduite, n'établit point mes propres sentiments ? Quel moyen me reste donc de es faire connaître ? Le bien que je sens dans mon coeur je ne puis le montrer, je l'avoue ; mais quel est l'homme abominable qui s'ose vanter d'y voir le mal qui n'y fut jamais ?

Plus on serait coupable de prêcher l'irréligion, dit très bien M. d'Alembert, plus il est criminel d'en accuser ceux qui ne la prêchent pas en effet. Ceux qui jugent publiquement de mon christianisme montrent seulement l'espèce du leur, et la seule chose qu'ils ont prouvée est qu'eux et moi n'avons as la même religion. Voilà précisément ce qui les fâche : on sent que le mal prétendu les aigrit moins que le bien même. Ce bien qu'ils sont forcés de trouver dans mes écrits les dépite et les gêne ; réduits à le tourner en mal encore, ils sentent qu'ils e découvrent trop. Combien ils seraient plus à leur aise si ce bien n'y était pas !

Quand on ne me juge point sur ce que j'ai dit, ais sur ce qu'on assure que j'ai voulu dire, quand on cherche dans mes intentions le mal qui n'est as dans mes écrits, que puis-je faire ? Ils démentent es discours par mes pensées ; quand j'ai dit blanc s affirment que j'ai voulu dire noir ; ils se mettent la place de Dieu pour faire l'oeuvre du Diable ; comment dérober ma tête à des coups portés de haut ?

Pour prouver que l'auteur n'a point eu l'horrible intention qu'ils lui prêtent, je ne vois qu'un moyen ; .est d'en juger sur l'ouvrage. Ah ! qu'on en juge Ainsi j'y consens ; mais cette tâche n'est pas la mienne, et un examen suivi sous ce point de vue ait de ma part une indignité. Non, Monsieur, il Y a ni malheur ni flétrissure qui puissent me réduire cette abjection. Je croirais outrager l'auteur, l'éditeur, le lecteur même, par une justification d'autant plus honteuse qu'elle est plus facile ; c'est dégrader la vertu que montrer qu'elle n'est pas un crime ; c'est obscurcir l'évidence que prouver qu'elle est la vérité. Non, lisez et jugez vous-même. Malheur à vous, si, durant cette lecture, votre coeur ne bénit pas cent fois l'homme vertueux et ferme qui ose instruire ainsi les humains !

Eh ! comment me résoudrais-je à justifier cet ouvrage ? moi qui crois effacer par lui les fautes de ma vie entière ; moi qui mets les maux qu'il m'attire en compensation de ceux que j'ai faits, moi qui, plein de confiance espère un jour dire au juge suprême : daigne juger dans ta clémence un homme faible ; j'ai fait le mal sur la terre, mais j'ai publié cet écrit. Mon cher Monsieur, permettez à mon coeur gonflé d'exhaler de temps en temps ses soupirs ; mais soyez sûr que dans mes discussions je ne mêlerai ni déclamations ni plaintes. Je n'y mettrai pas même la vivacité de mes adversaires ; je raisonnerai toujours de sang-froid. Je reviens donc.

Tâchons de prendre un milieu qui vous satisfasse, et qui ne m'avilisse pas. Supposons un moment la Profession de foi du vicaire adoptée dans un coin du monde chrétien, et voyons ce qu'il en résulterait en bien et en mal. Ce ne sera ni l'attaquer ni la défendre ; ce sera la juger par ses effets.

Je vois d'abord les choses les plus nouvelles sans aucune apparence de nouveauté ; nul changement dans le culte et de grands changements dans les coeurs, des conversions sans éclat, de la foi sans dispute, du zèle sans fanatisme, de la raison sans impiété, peu de dogmes et beaucoup de vertus, la tolérance du philosophe et la charité du chrétien.

Nos prosélytes auront deux règles de foi qui n'en font qu'une, la raison et l'Évangile ; la seconde sera d'autant plus immuable qu'elle ne se fondera que sur la première, et nullement sur certains faits, lesquels ayant besoin d'être attestés, remettent la religion sous l'autorité des hommes.

Toute la différence qu'il y aura d'eux aux autres chrétiens est que ceux-ci sont des gens qui disputent beaucoup sur l'Évangile sans se soucier de le pratiquer, au lieu que nos gens s'attacheront beaucoup à la pratique, et ne disputeront point.

Quand les chrétiens disputeurs viendront leur dire : Vous vous dites chrétiens sans l'être ; car pour être chrétiens il faut croire en Jésus-Christ, et vous n'y croyez point ; les chrétiens paisibles leur répondront : « Nous ne savons pas bien si nous croyons en Jésus-Christ dans votre idée, parce que nous ne l'entendons pas. Mais nous tâchons d'observer ce qu'il nous prescrit. Nous sommes chrétiens, chacun à notre manière, nous en gardant sa parole, et vous en croyant en lui. Sa charité veut que nous soyons tous frères, nous la suivons en vous admettant pour tels ; pour l'amour de lui ne nous ôtez pas un titre que nous honorons de toutes nos forces et qui nous est aussi cher qu'à vous. »

Les chrétiens disputeurs insisteront sans doute. En vous renommant de Jésus il faudrait nous dire à quel titre ? Vous gardez, dites-vous, sa parole, mais quelle autorité lui donnez-vous ? Reconnaissez-vous la révélation ? Ne la reconnaissez-vous pas ? Admettez-vous l'Évangile en entier, ne l'admettez-vous qu'en partie ? Sur quoi fondez-vous ces distinctions ? Plaisants chrétiens, qui marchandent avec le maître, qui choisissent dans sa doctrine ce qu'il leur plaît d'admettre et de rejeter !

À cela les autres diront paisiblement : « Mes frères, nous ne marchandons point, car notre foi n'est pas un commerce : Vous supposez qu'il dépend de nous d'admettre ou de rejeter comme il nous plaît ; mais cela n'est pas, et notre raison n'obéit point à notre volonté. Nous aurions beau vouloir que ce qui nous paraît faux nous parût vrai, il nous paraîtrait faux malgré nous. Tout ce qui dépend de nous est de parler selon notre pensée ou contre notre pensée, et notre seul crime est de ne vouloir pas vous tromper.

Nous reconnaissons l'autorité de Jésus-Christ, parce que notre intelligence acquiesce à ses préceptes et nous en découvre la sublimité. Elle nous dit qu'il convient aux hommes de suivre ces préceptes, mais qu'il était au-dessus d'eux de les trouver. Nous admettons la Révélation comme émanée de l'Esprit de Dieu, sans en savoir la manière, et sans nous tourmenter pour la découvrir : pourvu que nous sachions que Dieu a parlé, peu nous importe d'expliquer comment il s'y est pris, pour se faire entendre. Ainsi reconnaissant dans l'Évangile l'autorité divine, nous croyons Jésus-Christ revêtu de cette autorité ; nous reconnaissons une vertu plus qu'humaine dans sa conduite, et une sagesse plus qu'humaine dans ses leçons. Voilà ce qui est bien décidé pour nous. Comment cela s'est-il fait ? Voilà ce qui ne l'est pas ; cela nous passe. Cela ne vous passe pas, vous ; à la bonne heure ; nous vous en félicitons de tout notre coeur. Votre raison peut être supérieure à la nôtre ; mais ce n'est pas à dire qu'elle doive nous servir de loi. Nous consentons que vous sachiez tout ; souffrez que nous ignorions quelque chose.

Vous nous demandez si nous admettons tout l'Évangile ; nous admettons tous les enseignements qu'a donnés Jésus-Christ. L'utilité, la nécessité de la plupart de ces enseignements nous frappe et nous tâchons de nous y conformer. Quelques-uns ne sont pas à notre portée ; ils ont été donnés sans doute pour des esprits plus intelligents que nous. Nous ne croyons point avoir atteint les limites de la raison humaine, et les hommes plus pénétrants besoin de préceptes plus élevés.

Beaucoup de choses dans l'Évangile passent notre raison, et même la choquent ; nous ne les rejetons pourtant pas. Convaincus de la faiblesse de notre entendement, nous savons respecter ce que nous ne pouvons concevoir, quand l'association de ce que nous concevons nous le fait juger supérieur à nos lumières. Tout ce qui nous est nécessaire à savoir pour être saints nous paraît clair dans l'Évangile ; qu'avons-nous besoin d'entendre le reste ? Sur ce point nous demeurerons ignorants mais exempts d'erreur, et nous n'en serons pas moins gens de bien ; cette humble réserve elle-même est l'esprit de l'Évangile.

Nous ne respectons pas précisément ce livre sacré comme livre, mais comme la parole et la vie de Jésus-Christ. Le caractère de vérité, de sagesse et de sainteté qui s'y trouve nous apprend que cette histoire n'a pas été essentiellement altérée [Où en seraient les simples fidèles, si l'on ne pouvait savoir cela que par des discussions de critique, ou par l'autorité des pasteurs ? De quel front ose-t-on faire dépendre la foi de tant de science ou de tant de soumission ?], mais il n'est pas démontré pour nous qu'elle ne l'ait point été du tout. Qui sait si les choses que nous n'y comprenons pas ne sont point des fautes glissées dans le texte ? Qui sait si des disciples si fort inférieurs à leur maître l'ont bien compris et bien rendu partout ? Nous ne décidons point là-dessus, nous ne présumons pas même, et nous ne vous proposons des conjectures que parce que vous l'exigez.

Nous pouvons nous tromper dans nos idées, mais vous pouvez aussi vous tromper dans les vôtres. Pourquoi ne le pourriez-vous pas étant hommes ? Vous pouvez avoir autant de bonne foi que nous, mais vous n'en sauriez avoir davantage : vous pouvez être plus éclairés, mais vous n'êtes pas infaillibles. Qui jugera donc entre les deux partis ? sera-ce vous ? cela n'est pas juste. Bien moins sera-ce nous qui nous défions si fort de nous-mêmes. Laissons donc cette décision au juge commun qui nous entend, et puisque nous sommes d'accord sur les règles de nos devoirs réciproques, supportez-nous sur le reste, comme nous vous supportons. Soyons hommes de paix, soyons frères ; unissons-nous dans l'amour de notre commun maître, dans la pratique des vertus qu'il nous prescrit. Voilà ce qui fait le vrai chrétien.

Que si vous vous obstinez à nous refuser ce précieux titre ; après avoir tout fait pour vivre fraternellement avec vous, nous nous consolerons je cette injustice, en songeant que les mots ne sont pas les choses, que les premiers disciples de Jésus tic prenaient point le nom de chrétiens, que le martyr Étienne ne le porta jamais, et que quand Paul fut converti à la foi de Christ, il n'y avait encore aucuns chrétiens [Ce nom leur fut donné quelques années après à Antioche pour la Première fois.] sur la terre. Croyez-vous, Monsieur, qu'une controverse ainsi traitée sera fort animée et fort longue, et qu'une des parties ne sera pas bientôt réduite au silence quand l'autre ne voudra point disputer.

Si nos prosélytes sont maîtres du pays où ils vivent, ils établiront une forme de culte aussi simple que leur croyance, et la religion qui résultera de tout cela sera la plus utile aux hommes par sa simplicité même. Dégagée de tout ce qu'ils mettent à la place des vertus, et n'ayant ni rites superstitieux, ni subtilités dans la doctrine, elle ira tout entière à son vrai but, qui est la pratique de nos devoirs.

Les mots de dévot et d'orthodoxe y seront sans usage ; la monotonie de certains sons articulés n'y sera pas la piété ; il n'y aura d'impies que les méchants, ni de fidèles que les gens de bien.

Cette institution une fois faite, tous seront obligés par les lois de s'y soumettre, parce qu'elle n'est point fondée sur l'autorité des hommes, qu'elle n'a rien qui ne soit dans l'ordre des lumières naturelles, qu'elle ne contient aucun article qui ne se rapporte au bien de la société, et qu'elle n'est mêlée d'aucun dogme inutile à la morale, d'aucun point de pure spéculation.

Nos prosélytes seront-ils intolérants pour cela ? Au contraire, ils seront tolérants par principe, ils le seront plus qu'on ne peut l'être dans aucune autre doctrine, puisqu'ils admettront toutes les bonnes religions qui ne s'admettent pas entre elles, c'est-à-dire, toutes celles qui ayant l'essentiel qu'elles négligent, font l'essentiel de ce qui ne l'est Point. En s'attachant, eux, à ce seul essentiel, ils laisseront les autres en faire à leur gré l'accessoire, pourvu qu'ils ne le rejettent pas : ils les laisseront expliquer ce qu'ils n'expliquent point, décider ce qu'ils ne décident point. Ils laisseront à chacun ses rites, ses formules de foi, sa croyance ; ils diront : Admettez avec nous les principes des devoirs de l'homme et du citoyen ; du reste, croyez tout ce qu'il vous plaira, Quant aux religions qui sent essentiellement mauvaises, qui portent l'homme à faire le mal, ils ne les toléreront point ; parce que cela même est contraire à la véritable tolérance, qui n'a pour but que la paix du genre humain. Le vrai tolérant ne tolère point le crime, il ne tolère aucun dogme qui rende les hommes méchants.

Maintenant supposons au contraire, que nos prosélytes soient sous la domination d'autrui : comme gens de paix ils seront soumis aux lois de leurs maîtres, même en matière de religion, à moins que cette religion ne fût essentiellement mauvaise ; car alors, sans outrager ceux qui la professent, ils refuseraient de la professer. Ils leur diraient : puisque Dieu nous appelle à la servitude, nous voulons être de bons serviteurs, et vos sentiments nous empêcheraient de l'être ; nous connaissons nos devoirs, nous les aimons, nous rejetons ce qui nous en détache ; c'est afin de vous être fidèles que nous n'adoptons pas la loi de l'iniquité. Mais si la religion du pays est bonne en elle-même, et que ce qu'elle a de mauvais soit seulement dans des interprétations particulières, ou dans des dogmes purement spéculatifs, ils s'attacheront à l'essentiel et toléreront le reste, tant par respect pour les lois que par amour pour la paix. Quand ils seront appelés à déclarer expressément leur croyance, ils le feront, parce qu'il ne faut point mentir ; ils diront au besoin leur sentiment avec fermeté, même avec force ; ils se défendront par la raison si on les attaque. Du reste, ils ne disputeront point contre leurs frères, et sans s'obstiner à vouloir les convaincre, ils leur resteront unis par la charité, ils assisteront à leurs assemblées, ils adopteront leurs formules, et ne se croyant pas plus infaillibles qu'eux, ils se soumettront à l'avis du plus grand nombre, en ce qui n'intéresse pas leur conscience et ne leur paraît pas importer au salut.

Voilà le bien, me direz-vous, voyons le mal. Il sera dit en peu de paroles, Dieu ne sera plus l'organe de la méchanceté des hommes. La religion ne servira plus d'instrument à la tyrannie des gens d'Église et à la vengeance des usurpateurs ; elle ne servira plus qu'à rendre les croyants bons et justes ; ce n'est pas là le compte de ceux qui les mènent c'est pis pour eux que si elle ne servait à rien.

Ainsi donc la doctrine en question est bonne au genre humain et mauvaise à ses oppresseurs. Dans quelle classe absolue la faut-il mettre ? J'ai dit fidèlement le pour et le contre, comparez et choisissez. Tout bien examiné, je crois que vous conviendrez <408> de deux choses : l'une que ces hommes que je suppose se conduiraient en ceci très conséquemment à la Profession de foi du vicaire ; l'autre que cette conduite serait non seulement irréprochable mais vraiment chrétienne, et qu'on aurait tort de refuser à ces hommes bons et pieux le nom de chrétiens ; puisqu'ils le mériteraient parfaitement par leur conduite, et qu'ils seraient moins opposés par leurs sentiments à beaucoup de sectes qui le prennent et à qui on ne le dispute pas, que plusieurs de ces mêmes sectes ne sont opposées entre elles. Ce ne seraient pas, si l'on veut, des chrétiens à la mode de saint Paul qui était naturellement persécuteur, et qui n'avait pas entendu Jésus-Christ lui-même ; mais ce seraient des chrétiens à la mode de saint Jacques, choisi par le maître en personne et qui avait reçu de sa propre bouche les instructions qu'il nous transmet. Tout ce raisonnement est bien simple, mais il me paraît concluant.

Vous me demanderez peut-être comment on peut accorder cette doctrine avec celle d'un homme qui dit que l'Évangile est absurde et pernicieux à la société ? En avouant franchement que cet accord me paraît difficile, je vous demanderai à mon tour où est cet homme qui dit que l'Évangile est absurde et pernicieux ? Vos messieurs m'accusent de l'avoir dit ; et où ? Dans le Contrat social au chapitre de la religion civile. Voici qui est singulier ! Dans ce même livre et dans ce même chapitre je pense avoir dit précisément le contraire : je pense avoir dit que l'Évangile est sublime et le plus fort lien de la société [ Contrat social. l. IV, chap. 8, p. 310-311 de l'édition in-8.]. Je ne veux pas taxer ces messieurs de mensonge ; mais avouez que deux propositions si contraires dans le même livre et dans le même chapitre doivent faire un tout bien extravagant.

N'y aurait-il point ici quelque nouvelle équivoque, à la faveur de laquelle on me rendit plus coupable ou plus fou que je ne suis ? Ce mot de Société présente un sens un peu vague : il y a dans le monde des sociétés de bien des sortes, et il n'est pas impossible que ce qui sert à l'une nuise à l'autre. Voyons : la méthode favorite de mes agresseurs est toujours d'offrir avec art des idées indéterminées ; continuons pour toute réponse à tâcher de les fixer.

Le chapitre dont je parle est destiné, comme on le voit par le titre, à examiner comment les institutions religieuses peuvent entrer dans la constitution de l'État. Ainsi ce dont il s'agit ici n'est point de considérer les religions comme vraies ou fausses, ni même comme bonnes ou mauvaises en elles-mêmes, mais de les considérer uniquement par leurs rapports aux corps politiques, et comme parties de la législation.

Dans cette vue, l'auteur fait voir que toutes les anciennes religions, sans en excepter la juive furent nationales dans leur origine, appropriées, incorporées à l'État, et formant la base ou du moins faisant partie du système législatif. Le christianisme, au contraire, est dans son principe une religion universelle, qui n'a rien d'exclusif, rien de local, rien de propre à tel pays plutôt qu'à tel autre. Son divin Auteur embrassant également tous les hommes dans sa charité sans bornes, est venu lever la barrière qui séparait les nations, et réunir tout le genre humain dans un peuple de frères : car en toute nation celui qui le craint et qui s'adonne à la justice lui est agréable[Act. X. 35]. Tel est le véritable esprit de l'Évangile.

Ceux donc qui ont voulu faire du christianisme une religion nationale et l'introduire comme partie constitutive dans le système de la législation, ont fait par là deux fautes, nuisibles, l'une à la religion, et l'autre à l'État. ils se sont écartés de l'esprit de Jésus-Christ dont le règne n'est pas de ce monde, et mêlant aux intérêts terrestres ceux de la religion, ils ont souillé sa pureté céleste, ils en ont fait l'arme des tyrans et l'instrument des persécuteurs. Ils n'ont pas moins blessé les saines maximes de la politique, puisqu'au lieu de. simplifier la machine du gouvernement, ils l'ont composée, ils lui ont donné des ressorts étrangers superflus, et l'assujettissant à deux mobiles différents, souvent contraires, ils ont causé les tiraillements qu'on sent dans tous les États chrétiens où l'on a fait entrer la religion dans le système politique. Le parfait christianisme est l'institution sociale universelle ; mais pour montrer qu'il n'est point un établissement politique et qu'il ne concourt point aux bonnes institutions particulières, il fallait ôter les sophismes de ceux qui mêlent la religion à tout, comme une prise avec laquelle ils s'emparent de tout. Tous les établissements humains sont fondés sur les passions humaines et se conservent par elles : ce qui combat et détruit les passions n'est donc pas propre à fortifier ces établissements. Comment ce qui détache les coeurs de la terre nous donnerait-il plus d'intérêt pour ce qui s'y fait ? comment ce qui nous occupe uniquement d'une autre patrie nous attacherait-il davantage à celle-ci ?

Les religions nationales sont utiles à l'État comme parties de sa constitution, cela est incontestable ; mais elles sont nuisibles au genre humain, et même à l'État dans un autre sens : j'ai montré comment et pourquoi.

Le christianisme, au contraire, rendant les hommes justes, modérés, amis de la paix, est très avantageux à la société générale ; mais il énerve la force du ressort politique, il complique les mouvements de la machine, il rompt l'unité du corps moral, et ne lui étant pas assez approprié il faut qu'il dégénère ou qu'il demeure une pièce étrangère et embarrassante.

Voilà donc un préjudice et des inconvénients des deux côtés relativement au corps politique. Cependant il importe que l'État ne soit pas sans religion, et cela importe par des raisons graves, sur lesquelles j'ai partout fortement insisté : mais il vaudrait mieux encore n'en point avoir, que d'en avoir une barbare et persécutante qui, tyrannisant les lois mêmes, contrarierait les devoirs du citoyen. On dirait que tout ce qui s'est passé dans Genève à mon égard n'est fait que pour établir ce chapitre en exemple, pour prouver par ma propre histoire que j'ai très bien raisonné.

Que doit faire un sage législateur dans cette alternative ? De deux choses l'une. La première, d'établir une religion purement civile, dans laquelle renfermant les dogmes fondamentaux de toute bonne religion, tous les dogmes vraiment utiles à la société, soit universelle soit particulière, il omette tous les autres qui peuvent importer à la foi, mais nullement au bien terrestre, unique objet de la législation : car comment le mystère de la Trinité, par exemple, peut-il concourir à la bonne constitution de l'État, en quoi ses membres seront-ils meilleurs citoyens quand ils auront rejeté le mérite des bonnes oeuvres, et que fait au bien de la société civile le dogme du péché originel ? Bien que le vrai christianisme soit une institution de paix, qui ne voit que le christianisme dogmatique ou théologique est, par la multitude et l'obscurité de ses dogmes, surtout par l'obligation de les admettre, un champ de bataille toujours ouvert entre les hommes, et cela sans qu'à force d'interprétations et de décisions on puisse prévenir de nouvelles disputes sur les décisions mêmes ? L'autre expédient est de laisser le christianisme tel qu'il est dans son véritable esprit, libre, dégagé de tout lien de chair, sans autre obligation que celle de la conscience, sans autre gêne dans les dogmes que les moeurs et les lois. La religion chrétienne est, par la pureté de sa morale, toujours bonne et saine dans l'État, pourvu qu'on n'en fasse pas une partie de sa constitution, pourvu qu'elle y soit admise uniquement comme religion, sentiment, opinion, croyance ; mais comme loi politique, le christianisme dogmatique est un mauvais établissement. Tel est, Monsieur, la plus forte conséquence qu'on puisse tirer de ce chapitre, où, bien loin de taxer le pur Évangile [Lettres écrites de la campagne, p. 30.] d'être pernicieux à la société, je le trouve, en quelque sorte, trop sociable, embrassant trop tout le genre humain pour une législation qui doit être exclusive ; inspirant l'humanité plutôt que le patriotisme, et tendant à former des hommes plutôt que des citoyens [C'est merveille de voir l'assortiment de beaux sentiments qu'on va nous entassant dans les livres : Il ne faut pour cela que des mots, et les vertus en papier ne coûtent guère ; mais elles ne s'agencent pas tout à fait ainsi dans le coeur de l'homme, et il y a loin des peintures aux réalités. Le patriotisme et l'humanité sont, par exemple deux vertus incompatibles dans leur énergie, et surtout chez un peuple entier. Le législateur qui les voudra toutes deux n'obtiendra ni l'une ni l'autre : cet accord ne s'est jamais vu ; il ne se verra jamais, parce qu'il est contraire à la nature, et qu'on ne peut donner deux objets a a même passion.]. Si je me suis trompé j'ai fait une erreur en politique, mais où est mon impiété ?

La science du salut et celle du gouvernement sont très différentes ; vouloir que la première embrasse tout est un fanatisme de petit esprit ; c'est penser comme les alchimistes, qui dans l'art de faire de l'or voient aussi la médecine universelle, ou comme les mahométans qui prétendent trouver toutes les sciences dans l'Alcoran. La doctrine de l'Évangile n'a qu'un objet ; c'est d'appeler et sauver tous les hommes ; leur liberté, leur bien-être ici-bas n'y entre pour rien. Jésus l'a dit mille fois. Mêler à cet objet des vues terrestres, c'est altérer sa simplicité sublime, c'est souiller sa sainteté par des intérêts humains : c'est cela qui est vraiment une impiété. Ces distinctions sont de tous temps établies. On ne les a confondues que pour moi seul. En ôtant des institutions nationales la religion chrétienne, je l'établis la meilleure pour le genre humain. L'auteur de l'Esprit des lois a fait plus ; il a dit que la musulmane était la meilleure pour les contrées asiatiques. Il raisonnait en politique, et moi aussi. Dans quel pays a-t-on cherché querelle, je ne dis pas à l'auteur, mais au livre [Il est bon de remarquer que le livre de l'Esprit des lois fut imprimé pour la première fois à Genève, sans que les scholarques y trouvassent rien à reprendre, et que ce fut un pasteur qui corrigea l'édition.] ? Pourquoi donc suis-je coupable, ou pourquoi ne l'était-il pas ?