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"Lola" est bien plus qu’un simple hommage aux victimes des conflits mondiaux ; c’est une ode à l’espoir et à la résilience. Le roman retrace l’histoire de Lola, une adolescente espagnole idéaliste de quinze ans au cœur de la tourmente de la guerre civile qui déchire son pays. Contrainte de fuir en France avec des milliers d’autres réfugiés, Lola se heurte à la peur et à la méfiance des habitants. Malgré les épreuves, elle trouve refuge et l’amour dans son exil, se battant avec détermination pour sa nouvelle patrie, la France, au risque de sa propre vie. Guidée par un insatiable désir de liberté, elle forge son destin à travers les tourments de l’existence, affirmant ainsi la primauté de cette liberté dans ses choix et ses actions.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Constamment motivée par l’idée de nos origines comme lieu de ressourcement,
Sandra Duhot manifeste un intérêt pour les questions liées à l’histoire et à la littérature, ce qui l’a inspirée à créer plusieurs œuvres significatives. Après avoir publié "Immortelles destinées" chez Évidence Éditions en 2019, suivi de "l’Encre des Maux et de "L’Âme cœur" respectivement en 2022 et 2024 chez Le Lys Bleu Éditions, elle nous fait part de son nouveau roman, "Lola", mêlant aventure et sentiments sur fond historique.
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Seitenzahl: 307
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Sandra Duhot
Lola
Roman
© Lys Bleu Éditions – Sandra Duhot
ISBN : 979-10-422-2382-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À mes grands-parents,
On rencontre sa destinée souvent par les chemins qu’on prend pour l’éviter.
Jean de la Fontaine
Il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre.
Albert Camus
La vie humaine commence de l’autre côté du désespoir.
Jean-Paul Sartre
J’aurais pu commencer ce livre par il était une fois…, tant l’histoire qu’il retrace est rocambolesque. Cette histoire, émouvante et douloureuse à la fois, est celle d’une femme née en Espagne en 1922, dotée d’une grande sensibilité et dont la générosité dépassa souvent le don de soi. C’est l’histoire d’une vie parmi tant d’autres à avoir connu la guerre et ses atrocités.
Cette femme était ma grand-mère. Lorsqu’elle tomba malade, j’étais loin d’elle. Elle était et se savait condamnée. Combien de temps lui restait-il à vivre ? Deux mois, six mois, un an ? Du haut de mes vingt-deux ans, j’étais, pour la première fois de ma vie, confrontée à l’agonie d’un être cher. Pourtant, la mort, ou tout au moins l’image que je m’en faisais m’était relativement familière. Son ombre effrayante avait accompagné mon enfance et toute mon adolescence. À cette époque, elle m’apparaissait non pas comme un moment de paix et de délivrance, mais plutôt comme une finalité horrible, inéluctable, le néant absolu. Envisager qu’un jour, tout un chacun cessait de penser, de respirer m’avait toujours terrorisée. Je m’éveillais la nuit, toute en sueur, aux prises avec une angoisse intense, ressentant, comme si je les vivais moi-même, les affres de la douleur de l’âme et du corps aux termes de la vie.
À l’époque de la maladie de ma grand-mère, ces manifestations s’étaient faites plus nombreuses encore… Je mis cela sur le compte de ma souffrance psychologique, car il ne s’agissait pas de la fin de n’importe quelle existence, mais de celle d’une femme d’exception. Ainsi, la vie de ma grand-mère arrivait à son terme et nous n’y pouvions rien. Cette impuissance me terrifiait.
Je culpabilisais également de ne pas être à ses côtés. Ce mal qui, d’après les médecins, devait être foudroyant, semblait se complaire à la faire souffrir. Elle s’éteignait à petit feu et ce constat m’était devenu intolérable, si bien que je finis par trouver honteusement avantageux de vivre à l’étranger. J’osais à peine lui téléphoner. Comment, en effet, trouver les mots qui rassurent quand il n’y a plus d’espoir ? Et pourtant pendant toute cette période, je ne cessais de penser à elle. Elle me manquait déjà terriblement.
Je la revis une dernière fois quelques jours avant sa mort. Elle était très faible. Elle m’avoua, ce jour-là, malgré son expérience de la vie et son âge, avoir terriblement peur de mourir. Je conserve en moi l’image de l’angoisse et de la douleur qui crispaient son visage.
Pour lui permettre de penser à autre chose, je lui proposai de me parler d’elle, de sa vie d’avant comme cela lui arrivait souvent quand j’étais enfant. Péniblement, elle se redressa afin de caler son dos contre les deux gros oreillers que j’avais installés derrière elle. Son regard fixa alors un point qu’elle seule percevait. Je sus à cet instant qu’elle fouillait dans ses souvenirs.
Lola remonta, en toute hâte, el camino de la fuente del medio qu’elle empruntait régulièrement pour descendre au port. Il était tard et elle savait que sa mère, furieuse, l’attendrait en vociférant sur le pas de la porte.
Elle avait pourtant fait tout ce qu’elle avait pu pour terminer son travail à l’heure, mais l’activité s’était intensifiée ces derniers temps et les rues n’étaient plus aussi sûres. Il fallait coller davantage d’affiches et aller de plus en plus loin pour distribuer toujours plus de tracts, tout en étant prudent pour éviter de se faire repérer par les opposants au régime en place qui n’hésitaient plus à dénoncer ceux qu’ils arrivaient à identifier. Malgré les risques encourus, quand Tonio, son ami d’enfance, avec lequel elle avait grandi en arpentant les rues poussiéreuses de son village de Cantabrie dominant l’océan, lui avait proposé de rejoindre l’organisation, elle n’avait pas hésité une seconde.
Tonio était l’enfant de la maison d’à côté. Dans la famille de Lola, il n’y avait que des filles, alors elle adorait sauter le portail quand sa mère avait le dos tourné pour aller retrouver son ami de toujours. Tonio avait des tas d’idées en tête et un avis sur tout. Il était surtout empreint de liberté et n’avait de cesse de répéter qu’un jour, il traverserait l’océan pour le Nouveau Monde comme l’avait fait Christophe Colomb en son temps.
Lola admirait Tonio. Du haut de ses dix-sept ans, il était devenu grand et fort. Elle lui faisait entièrement confiance et il le lui rendait bien. Prévenant à son égard, généreux, lui offrant toujours la moitié de son goûter, ils étaient devenus inséparables si bien que, pour leurs parents, l’alliance entre les deux familles était déjà tacitement conclue. Pourtant, il n’avait jamais été question d’amour entre eux. Ils se considéraient davantage comme frère et sœur qui se disaient tout, plutôt qu’amoureux…
Comme tous les enfants de leur âge, ces deux-là étaient insouciants, passant leur temps à courir dans les rues du village avec les autres jeunes, à descendre au port pour voir les bateaux de pêche décharger leur cargaison, à se baigner dans l’océan à la belle saison.
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Les nombreuses réformes progressistes promulguées par le Front populaire qui avait gagné les élections en cette année 1936 participaient à ce sentiment d’allégresse générale et d’adoucissement des mœurs, bénéficiant surtout aux jeunes générations. Si la plupart des Espagnols considéraient ces changements, prônant l’ouverture et l’intérêt collectif, comme salutaires, certains se méfiaient de ces pensées modernes jugées beaucoup trop innovantes, voire s’y opposaient franchement.
Ainsi, à l’été 1936, lorsque l’armée engagea son coup d’État contre le gouvernement en place et que les villes du sud, et celles aux abords des Pyrénées comme San Sébastian, tombèrent aux mains des nationalistes ou se rallièrent à leurs causes, ce fut un vent de panique qui souffla sur l’Espagne toute entière. L’heure n’était plus à la légèreté et au badinage. Telle une chape de plomb qui étoufferait toute volonté de progrès, le pays tout entier s’embourba dans une guerre politique sans merci qui le mit à feu et à sang.
Face à la terreur et à la violence qui éclataient partout, Tonio comprit très vite la gravité de la situation. Un soir, tout essoufflé, il s’était précipité chez Lola pour l’informer de sa décision d’agir pour défendre les idées républicaines contre la dictature.
— On ne peut pas les laisser faire. Si l’armée prend le pouvoir, nous ne serons plus jamais libres, insista Tonio.
— Que comptes-tu faire exactement ? le questionna Lola.
— Tu as entendu parler des jeunesses républicaines ? continua le garçon.
— Oui, Tonio…
— Je vais m’engager. Veux-tu t’engager avec moi ?
— Je ferai ce que tu me demandes ! clama Lola, heureuse.
Du haut de ses quinze ans, Lola, jusque-là protégée du monde extérieur, avait donc plongé tête baissée dans les horreurs de la guerre.
Ce fut l’époque de l’espoir de vaincre l’ennemi, suivi de la désillusion d’y arriver un jour. Ce fut aussi l’époque où sa haine de la violence fut la plus exacerbée et où elle trouva refuge dans l’écriture d’un journal qu’elle appela Mon journal. Cette passion pour l’écriture, salvatrice puisque lui permettant de coucher sur le papier toutes les craintes et les souffrances dont elle n’osait parler, mais aussi ses plus grandes joies, n’allait plus la quitter…
12 août 1936
Nous avons eu des nouvelles du front aujourd’hui. Les militaires sont des intégristes avides de vies humaines. Ils se livrent à des pillages et à des tueries indescriptibles. Des centaines de personnes, femmes et enfants, meurent tous les jours. L’organisation cherche de nouvelles recrues pour augmenter la cadence, surtout dans la distribution des tracts. J’ai tenté de convaincre ma cousine Virginia de nous rejoindre, mais, froussarde comme elle est, elle a refusé d’un bloc. Maman semble se douter de quelque chose. Heureusement, le stratagème imaginé avec Tonio pour justifier nos absences est robuste.
Quand Tonio m’a fait la proposition “pour de faux” de devenir sa petite amie, je croyais qu’il plaisantait ; c’était mal le connaître. Il avait pensé à tout. “Les parents n’y verront que du feu. Il suffira de se faire les yeux doux devant eux, de se prendre la main quelquefois pour ne pas éveiller les soupçons et le tour est joué”, avait-il dit l’air tout à fait sérieux.
20 août 1936
Je rentre à peine. Nous avons sillonné la campagne jusqu’à Torrelavega aujourd’hui pour poser les dernières affiches. Je suis crevée. On n’est pas assez nombreux pour faire le boulot. Tonio se demande s’il ne va pas se relever la nuit pour continuer le travail. Paco, le chef de file, dit que ce n’est pas raisonnable. Qu’on va trouver une autre solution…
27 septembre 1936
Si la progression des nationalistes piétine dans le nord, dans le sud en revanche, Franco avance vite. Les villes tombent les unes après les autres. Mérida a été vaincue le 10 août, Badaroz est tombée le 14, Maqueda le 21 septembre et Tolède aujourd’hui. Les bombardements qu’ont subis ces villes ont fait des milliers de victimes et de sans-abri. J’ai l’impression que la machine de guerre ne va jamais s’arrêter. Tonio, lui, est confiant. Il pense qu’ils n’arriveront pas jusqu’à nous. Qu’on se battra s’il le faut. Moi, j’ai peur pour ma famille, pour ma petite sœur qui est sans défense… Il faut voir ce qu’ils font aux enfants !
1er janvier 1937
On a fêté la nouvelle année comme si la guerre n’existait pas et dansé jusqu’au bout de la nuit ! Tonio a dansé avec Carmen, la fille du barbier. Ça m’a fait quelque chose, pourtant ça ne devrait rien me faire. C’est mon frère ! À minuit, on s’est tous embrassés. Tonio m’a pris le visage entre les mains et m’a regardé dans les yeux. Je me suis hissée sur la pointe des pieds, car il est beaucoup plus grand que moi, et il m’a embrassé sur la bouche. C’est la première fois qu’il m’embrasse sur la bouche… J’ai ressenti une drôle de chaleur dans le ventre et sur les joues. “Bonne année, sœurette”, m’a-t-il dit dans le creux de l’oreille… Comme pour me faire comprendre que sa seule motivation était notre alibi.
27 avril 1937
Les fascistes viennent de prendre d’assaut la ville de Guernica ! Les avions de la légion Condor et de l’armée italienne ont lancé des tonnes de bombes incendiaires et ont mitraillé la population ! C’était jour de marché et il y a des milliers de victimes ! Tonio est parti là-bas avec quelques-uns. Il paraît que les rues sont jonchées de cadavres. On compte au moins mille six cents victimes et près de mille blessés. C’est affreux ! Guernica n’est qu’à quelques centaines de kilomètres d’ici. J’ai très peur…
Tout le monde est de plus en plus effrayé par cette violence morbide et gratuite. Dans les villages, les gens se calfeutrent dans leur habitation pensant être davantage protégés, si bien qu’il n’y a plus âme qui vive dans les rues.
La tuerie de Guernica avait fini par décider des milliers de républicains à quitter l’Espagne pour la France. L’exode commença au début de l’été 1937. Un été pas comme les autres. Un été marqué par la fuite de familles entières, parties à pied sur les routes et les chemins pour rejoindre la frontière. Lola et les siens prirent la même décision et ce fut la mort dans l’âme que la jeune fille se retrouva, elle aussi, sur les routes poussiéreuses de Cantabrie, laissant derrière elle ce qu’elle avait de plus cher.
Lola avait toujours su que ce jour sinistre finirait par arriver. Elle connaissait les convictions politiques de son père et son engagement envers les valeurs républicaines. Cet engagement, qu’elle savait très actif ces derniers temps, les mettait en danger. Elle savait également que son père avait compris très vite que ses absences répétées et ses sorties nocturnes avec Tonio n’avaient nul rapport avec une quelconque idylle naissante entre les deux adolescents. Son silence était la preuve qu’il respectait son choix et cautionnait sa démarche malgré les risques encourus. Elle admirait son père pour ses idéaux et son courage, et le remerciait d’avoir laissé sa mère en dehors de tout cela.
Tonio n’était pas du voyage. Elle le regrettait amèrement. Ses parents avaient décidé de retarder leur départ de quelques jours pour régler certaines affaires et mettre un maximum de biens à l’abri avant de quitter le pays. Ses parents étaient aisés. Ils possédaient beaucoup de terres qu’ils louaient aux paysans des environs.
Le garçon était venu la voir la veille de son départ pour lui dire au revoir et pour l’encourager, comme à son habitude, à rester forte et à garder espoir.
— On se retrouvera, Lola. D’une manière ou d’une autre… Aie confiance en moi.
— Mais comment ? Je crois que mon père veut que nous nous installions en France dans une ville qui s’appelle Dijon. Y seras-tu aussi ?
— Je ne sais pas. Mes parents veulent s’installer à Bordeaux, chez mon oncle. Mais je te retrouverai… Et dans le pire des cas, à la fin de la guerre, nous reviendrons ici et ce sera comme avant.
— Tu me promets que tu reviendras ici, Tonio ? insista Lola, les yeux rougis par l’émotion.
— Oui, je te le promets et je t’y attendrai.
— Moi aussi, Tonio, je t’y attendrai si je reviens la première. Lola sortit alors de sa poche un mouchoir brodé de ses initiales et le lui tendit.
— Pour toi, en souvenir de moi…
Tonio fut touché, mais chercha à cacher son trouble derrière un grand sourire qui découvrit ses belles dents blanches.
— Moi aussi, j’ai quelque chose pour toi.
Tonio détacha alors le médaillon qu’il gardait toujours autour du cou et le déposa dans le creux de la main de Lola qui referma très fort ses doigts sur l’amulette, comme s’il s’agissait d’un trésor. Le médaillon représentait une colombe aux ailes déployées.
— C’est un porte-bonheur, ajouta Tonio. Je te le confie.
— Merci, Tonio. J’en prendrai soin.
Le corps de Lola vint se lover contre celui de Tonio. Les deux adolescents s’enlacèrent de manière un peu gauche. Les lèvres de Tonio cherchèrent celles de Lola qui n’opposa aucune résistance. La jeune fille se laissa embrasser par le garçon dont elle sentait le cœur battre sur sa poitrine. Jamais elle n’avait ressenti pareille sensation de bien-être et de bonheur. Son corps tout entier n’était plus qu’une immense guimauve chancelante sur le point de fondre au seul contact de celui de son ami.
Tard cette nuit-là, une fois remise de ses émotions, Lola réalisa à quel point cette étreinte l’avait galvanisée d’une énergie nouvelle. Par les sensations ressenties qu’elle n’était pas prête d’oublier et la douceur exquise de son baiser, c’était un peu de Tonio qu’elle emportait avec elle. De son côté, Tonio se demandait comment il pouvait considérer Lola comme sa sœur dorénavant. Ses sentiments pour elle avaient évolué au fil du temps. En était-il de même pour Lola ? Et comment allait-il faire pour supporter son absence au moment même où la présence de la jeune fille lui devenait indispensable ?
Lola quitta sa province natale le 22 août au matin, à l’aube de ses seize ans. Son père et son oncle Julio avaient minutieusement orchestré leur départ. Les femmes partiraient les premières. Elles rejoindraient à pied la gare la plus proche pour prendre un train qui les conduirait à Santander, puis à Bilbao. De Bilbao, Lola avait vaguement compris qu’une connaissance serait là pour les conduire à la frontière.
Ce ne fut que la veille du départ que ses parents lui annoncèrent la terrible nouvelle : sa mère et sa petite sœur Rosa ne seraient pas du voyage. Rosa avait contracté une forte fièvre et ne pourrait, dans son état, supporter le trajet. Lola s’était débattue, avait pleuré à chaudes larmes et refusé de monter dans ce train de malheur qui l’éloignait de sa vie, de ses proches, de son ami d’enfance…
Mais ses suppliques avaient été vaines. Son père n’avait cédé à aucune de ses prières. Il avait asséné sa décision avec autorité et détermination en la regardant droit dans les yeux, sans faillir.
— Tu partiras avec ta tante et tes cousines. Nous vous rejoindrons, ta mère, ta sœur et moi, dans une semaine.
Lola avait fini par se résigner face à l’autorité paternelle contre laquelle elle ne pouvait lutter. Elle savait que son père ne prenait jamais de décision à la légère, aussi, malgré la souffrance de la séparation, si ce dernier avait opté pour cette organisation, c’était nécessairement pour leur bien. Elle l’embrassa une dernière fois avant de monter dans le train.
Les larmes, qu’elle avait eu grand-peine à retenir devant sa mère le matin même lorsqu’elle avait quitté la maison et sur le quai de la gare en face de son père, inondaient maintenant son visage. Même si sa mère se voulait rassurante quant à leur avenir, Lola savait que rien ne serait maintenant plus jamais comme avant.
Le train était bondé. Lola se fraya péniblement un passage derrière sa tante et ses cousines dans les couloirs étroits jusqu’au compartiment qui leur était réservé. À elles sept, elles le remplissaient presque en totalité. Paola, Ana et Manuela, les deux jumelles, ainsi que Virginia, l’aînée des filles Martinez, prirent place au fond du compartiment contre la vitre qu’elles ouvrirent au plus vite tant la chaleur était suffocante en ce mois d’août particulièrement chaud. Lola s’installa avec Julia et Cristina, la petite dernière, contre l’entrée. L’ultime siège disponible qui avait été réservé pour sa mère ne tarda pas à être occupé par un vieux monsieur, sentant la transpiration et empestant le tabac froid, au point que Virginia, la plus tendre de toutes, en eut des haut-le-cœur pendant tout le trajet.
Lorsque le train s’ébroua, les larmes de Lola redoublèrent. Elle quittait son pays, pour la première fois, et tout ce qui avait bercé son enfance. Elle ferma alors les yeux pour tenter de conserver intacte, derrière ses paupières, la dernière image de ces lieux chargés d’histoires et de souvenirs heureux.
Lorsqu’elle les rouvrit, la petite ville de Torrelavega était devenue un minuscule point blanc sur fond de prairie avec, au loin, l’océan qui s’étirait à perte de vue. Allait-elle seulement revoir un jour ce havre de paix ? Elle l’avait promis à Tonio. Elle enserra entre ses doigts le médaillon qu’il lui avait offert, comme pour se donner la force d’y croire, et qu’elle portait dorénavant autour du cou. Mais qu’allait-il advenir d’eux en France ? De quoi allaient-ils vivre ?
Même si le gouvernement français avait fait ses meilleurs efforts pour accueillir au mieux les réfugiés depuis le début de l’exode, il ne faisait aucun doute, qu’à force d’arriver en masse, les Espagnols ne seraient pas toujours les bienvenus. L’opinion publique en France commençait d’ailleurs à évoluer sur le sujet et les migrants s’inquiétaient de plus en plus de l’accueil qui leur serait réservé. Certains avaient notamment ouï dire que les autorités françaises plaçaient les réfugiés dans des lieux de plus en plus éloignés de la frontière ou, à défaut, leur proposaient de retourner en Espagne pour être relogés par leur propre gouvernement dans les provinces restées républicaines. Ainsi, rien ne garantissait que l’avenir soit plus réjouissant en France. Comment, de plus, Lola allait-elle faire pour s’adapter aux coutumes d’un nouveau pays dont elle ne maîtrisait pas la langue ? Autant de questions qui restaient sans réponse pour la jeune fille…
Cristina qui somnolait déjà avant de partir s’endormit paisiblement, la tête posée sur l’épaule de Lola. Elle était si petite et paraissait si fragile. C’était la cadette de ses cinq cousines. Elle avait deux ans comme sa petite sœur. Comprenait-elle ce qui leur arrivait ? Comment le pouvait-elle ? Lola elle-même en savait si peu. Mais une chose était sûre : la fougue qui l’avait animée au début de cette horrible guerre avait laissé définitivement place au doute et à l’angoisse.
Julia, la quatrième, avait cinq ans. C’était l’enfant terrible de la famille. Un véritable garçon manqué. Son énergie débordante épuisait ses parents. C’était aussi la plus intelligente et la plus jolie. Ses magnifiques cheveux blonds ondulés auréolaient son visage fin et gracieux.
Ana et Manuela, les jumelles, étaient plutôt calmes et réservées. Elles avaient douze ans et étaient inséparables. Leur tempérament doux et posé tranchait de toute évidence avec le caractère espiègle de leur jeune sœur.
Ainsi, les frères et sœurs pouvaient se ressembler physiquement tout en étant totalement opposés de caractère. Ce constat, qui se vérifiait dans presque toutes les familles, avait toujours interpellé Lola.
Cette particularité se vérifiait également pour Lola et sa petite sœur qui, malgré son jeune âge, était déjà beaucoup plus calme que son aînée ! Physiquement, elles étaient également très différentes. Lola était aussi brune que Rosa était rousse, à la peau laiteuse parsemée de taches de rousseur.
Enfin, Virginia venait d’avoir dix-sept ans. Elles étaient, toutes deux, les aînées de leur fratrie. C’était pour ainsi dire leur seul point commun, car, par ailleurs, tout les opposait. Virginia était introvertie et rêveuse tandis que Lola était extravertie et pragmatique. Virginia avait un faible pour les sciences ; Lola adorait la littérature. Enfin, l’une était grande et mince tandis que l’autre était petite et « toute en rondeur », comme Miquel se plaisait si souvent à le dire. Ce cher papa qu’elle aimait tant… Pouvait-elle lui en vouloir de l’avoir confiée à sa tante pour la préserver ?
Le sifflement strident du train ramena Lola à la réalité. Elle redressa la tête et regarda autour d’elle. Le train arrivait en gare de Santander. Cristina s’était réveillée. Elle s’amusait calmement avec sa poupée qui était l’unique jouet qu’elle avait eu l’autorisation d’emporter.
Descendre du train prit un temps infini. L’air irrespirable et la moiteur ambiante rendirent l’exercice encore plus difficile. La gare, elle aussi, était noire de monde.
Arrivée enfin sur le quai, Paola s’assura que ses cinq filles et sa nièce étaient bien rassemblées autour d’elle. Il manquait les jumelles qui ne tardèrent pas à apparaître dans l’entrebâillement de la porte du wagon duquel elles s’exfiltrèrent.
Une fois toutes réunies, elles changèrent de quai pour prendre le prochain train en direction de la capitale de la Biscaye. Une demi-heure plus tard, les sept Espagnoles étaient à nouveau installées pour la deuxième partie de leur voyage.
Le train s’ébranla dans un crissement effroyable. Cent cinquante kilomètres les séparaient de leur prochaine destination. Lola tua le temps en lisant et en s’assoupissant par intermittence.
Tous les passagers entassés dans les compartiments et le couloir semblaient accepter leur sort en silence. Elle aimait observer les gens et, refermant son livre, essaya de deviner à quoi ils pensaient. Son regard se posa sur Virginia. Sa cousine contemplait le paysage qui défilait devant elle. Commençant à trouver le temps long, Lola engagea la conversation.
— À quoi penses-tu, Virginia ?
— À la France… Je rêve depuis toujours de découvrir ce beau pays.
— Le découvrir dans ces circonstances n’est quand même pas idéal…
— Peu importe. Je suis heureuse de partir. En fait, c’est à Paris que je voudrais qu’on s’installe. Paris doit être une ville magnifique. Je pourrais aller à l’université…
— Tu penses vraiment ce que tu dis ? Comment peux-tu renier ton pays ?
— Mon pays ! Que reste-t-il de l’Espagne ? C’est la guerre ! Le gouvernement est sur le point d’être renversé. Quand Franco sera au pouvoir, il n’y aura plus de liberté.
— Franco sera renversé à son tour. Les républicains s’organisent. Ils ne vont pas le laisser faire.
— Qu’est-ce que tu peux être naïve ! Nous avons perdu, tu devrais te rendre à l’évidence.
Le défaitisme de Virginia avait le don d’exaspérer Lola qui lui en voulait de se sentir si peu concernée par l’actualité et le devenir de son propre pays. Comment l’Espagne pouvait-elle espérer s’en sortir si son peuple fuyait ses responsabilités ? Fort heureusement, tous les Espagnols ne réagissaient pas comme Virginia.
Lola préféra couper court à cette conversation sans intérêt. Toutes deux étaient de bords opposés, elles ne pouvaient donc s’entendre sur le sujet. Lola laissa sa cousine reprendre le cours de ses pensées et retourna, contrariée, à sa solitude.
Paola profita, quant à elle, du trajet pour passer en revue les consignes de son mari tout en veillant sur sa tribu, consciente des responsabilités qui étaient les siennes. Elle devait protéger les enfants jusqu’à destination. La présence de Lola était une charge supplémentaire, car, s’il lui arrivait quelque chose, sa sœur ne le lui pardonnerait pas. Elle devait donc redoubler de prudence. Paola était une femme aux formes généreuses et au caractère bien trempé qui avait porté six enfants, dont un garçon mort-né et cinq filles. Épouse de pêcheur comme la majorité des femmes du village, où Lola et toute sa famille vivaient depuis des générations, elle faisait figure de vraie meneuse, tant son verbe était haut et souvent percutant. Tout l’opposé de Maria, sa sœur, filiforme, au style presque austère et très réservée.
Enfin, le train atteignit la ville de Bilbao. Après plusieurs heures de voyage, toutes avaient hâte de se dégourdir les jambes. Le rendez-vous était fixé sous la grande horloge du hall de gare. Les jeunes filles emboîtèrent le pas de Paola en silence. Dans le hall, bondé de familles en partance, régnait une agitation anormale. Le regard hagard et inquiet des passagers en transit n’était pas de nature à les rassurer, mais toutes, en revanche, étaient soulagées d’avoir Paola comme chef de file. Paola imposait le respect. C’était une maîtresse femme organisée et méthodique. Si l’exil pouvait l’inquiéter, à juste titre, elle ne laissait rien paraître.
Un jeune homme aux muscles saillants qui impressionnèrent Lola vint à leur rencontre. Il embrassa Paola tout en la débarrassant de sa valise. Paola et le jeune homme échangèrent quelques mots à voix basse. Lola, en retrait, observait la scène. Qui était ce jeune homme particulièrement séduisant qui semblait si bien connaître sa tante ? Et qu’étaient-ils en train de se dire ?
Au bout de quelques minutes, Paola et l’homme qui se tenait près d’elle firent signe aux filles de les suivre. Ces dernières s’exécutèrent dans le calme.
Une voiture les attendait devant la gare. Paola salua le conducteur et prit place à ses côtés avec Cristina. Les filles se tassèrent tant bien que mal à l’arrière du véhicule. Le jeune homme qui était venu à leur rencontre salua Paola, en lui rappelant leur rendez-vous du lendemain, avant de se fondre dans la foule et de disparaître, tel un mirage.
La voiture traversa la ville encombrée et bruyante. Il était près de dix-huit heures et, à ce moment de la journée, l’activité quotidienne avait repris son cours, après l’accalmie du début d’après-midi, sacralisée en Espagne, et réservée au repos ainsi qu’à la sieste. Le soleil était encore haut et chaud, et le ciel d’un bleu profond. Sans l’inquiétude qui marquait les visages fermés des passants pressés, on aurait pu croire qu’il s’agissait d’un jour comme un autre. Mais l’époque heureuse où il faisait bon vivre appartenait dorénavant au passé.
Le trajet, vers une destination que seuls Paola et le conducteur du véhicule semblaient connaître, s’effectua en silence. Une fois sorti du cœur de la ville, il arrêta la voiture devant un petit pavillon aux murs peints à la chaux.
— Nous y sommes, lança l’homme au volant.
Ce dernier, bedonnant, s’extirpa du véhicule pour aider les passagères à porter leurs bagages. À l’intérieur de la maison, l’épouse du chauffeur, une femme d’une cinquantaine d’années, les attendait. La pièce sentait bon le fumet de poisson. Les sept Espagnoles prirent part au repas de leurs hôtes. Comme pendant le trajet, le dîner se déroula dans un silence quasi monacal et la soirée fut de courte durée.
Après s’être restaurées et rafraîchies, Paola et les filles rejoignirent leur chambre à coucher sous les toits de l’habitation. À même le sol était disposée une dizaine de paillasses lesquelles, au vu de leur état de propreté, n’avaient pas servi qu’une seule fois.
Exténuées et conscientes que la journée du lendemain serait sans doute encore plus éprouvante que celle qui venait de s’écouler, elles s’endormirent sans difficulté malgré la saleté ambiante et la chaleur suffocante qui régnait dans le grenier.
Lola fut réveillée en sursaut par un bruit sourd. Il faisait encore nuit noire et tout le monde semblait dormir à poings fermés autour d’elle. D’où pouvait provenir ce bruit qu’elle avait entendu si distinctement alors que la maison était parfaitement silencieuse ?
Elle resta à l’affût quelques minutes, mais aucun nouveau bruit ne se produisit si bien qu’elle commença à douter de la réalité de ce qu’elle avait entendu ou plutôt cru entendre. Elle chercha alors à se rendormir sans succès. Le sommeil l’avait définitivement quittée. Elle prit son journal, sa lampe de poche et se mit à écrire ce qui lui venait à l’esprit.
La vision de ses parents s’imposa naturellement ainsi que la douleur de quitter tout ce qui lui était cher sans la moindre certitude de retrouver la paix ailleurs.
23 août 1937
Je pense à maman, papa, Rosa, Tonio… Plus je m’éloigne d’eux, plus j’ai la crainte de ne jamais les revoir. C’est un sentiment horrible que de ne rien savoir sur son avenir. Je suis à la fois excitée de découvrir la France, mais tellement triste d’abandonner mon pays à son propre sort. Et puis, on dit que les Français ne voient pas d’un bon œil l’arrivée massive des Espagnols dans leurs villes et leurs villages. Ils ont peur pour leur travail. Les autorités françaises, débordées par le flux des migrants ne cessant d’augmenter chaque jour, commencent à renvoyer des familles entières à la frontière… Pourvu que nous arrivions à passer entre les mailles du filet… Mais ensuite, qu’arrivera-t-il ?
— Lola, réveille-toi. On s’en va. Encore avec ton journal ! lança Julia, en s’emparant du petit carnet.
Lola, endormie à côté de son journal resté ouvert auprès d’elle, sursauta pour la seconde fois. Comprenant instinctivement ce que tramait sa cousine, Lola se mit sur pied en une demi-seconde et coursa, à travers le grenier, la petite fille qui semblait prendre un malin plaisir à la taquiner.
— Julia ! Rends-le-moi ! C’est personnel ! Tu n’as pas le droit de faire ça ! hurla-t-elle en poursuivant sa cousine.
— Lola a des secrets ! Lola a des secrets ! continuait Julia.
Ses cris stridents s’arrêtèrent nets. Le jeune homme de la veille venait de franchir le seuil du grenier et il fixait maintenant Julia de son regard ténébreux, sans ciller. La fillette se pétrifia instantanément.
— Que se passe-t-il ici ? dit-il, très calme.
Lola avait, elle aussi, stoppé sa course effrénée et profité de ce face-à-face arrivé à point nommé, entre sa cousine et le jeune homme, pour récupérer son journal.
Julia l’avait discrètement laissé tomber derrière elle afin d’être disculpée de toute tentative de vol s’il prenait l’envie à cet homme, sorti de nulle part, de prévenir sa mère de ses agissements peu convenables.
Mais rien de la sorte ne se produisit. Le jeune homme balaya la pièce du regard jusqu’à croiser celui de Lola. La jeune fille aux yeux noirs et aux longs cheveux épais couleur ébène, dont la peau laiteuse semblait rayonner dans l’obscurité du grenier, ne le laissait pas indifférent. Il avait remarqué la veille, dès leur rencontre, ses formes déjà voluptueuses pour son jeune âge et sa démarche féline.
Lola sentit son regard s’appesantir sur elle. Troublée, elle chercha à retrouver un peu de contenance en se concentrant sur la question posée à laquelle elle répondit promptement.
— Rien du tout. Nous nous amusions…
L’homme qui lui faisait face et qu’elle pouvait maintenant observer dans le détail avait une trentaine d’années. Sa chevelure brune en bataille renforçait sa beauté naturelle et ravageuse. Il se dégageait, de son allure masculine et empreinte d’une rare détermination, une grande élégance.
— Désolé d’interrompre le jeu, mais nous allons partir. Je vous laisse réunir vos affaires et les descendre dans l’entrée, poursuivit-il en s’adressant aux deux filles.
— Très bien…, répondit Lola, bien décidée à soutenir son regard. Mais au fait…, ajouta-t-elle alors qu’il s’apprêtait à faire demi-tour pour les laisser se préparer. Comment vous appelez-vous ? Nous n’avons pas été présentés.
Lola ne s’était pas décontenancée et éprouvait même une certaine fierté à avoir réussi à braver sa timidité. Surpris, le jeune homme marqua un temps d’arrêt avant de répondre à celle dont l’âge contrastait avec l’assurance qu’elle dégageait.
— Je m’appelle Rafael Camarca. Puis-je à mon tour vous retourner la question ?
— Mon prénom est Lolitana, mais tout le monde m’appelle Lola.
— Enchanté, Lola, dit-il en lui tendant une main puissante qu’elle serra dans la sienne, minuscule.
Trente minutes plus tard, Paola et les filles, accompagnées de Rafael, quittaient le domicile du couple qui les avait hébergées pour la nuit. Il faisait déjà très chaud en ce nouveau matin d’août. Le calme régnait dans la traction qui roulait déjà depuis plusieurs heures en rase campagne lorsque le jeune homme se décida à rompre le silence.
— Nous avons contourné San Sébastian et Irún par le sud. C’est un peu plus long, mais moins fréquenté. Vous passerez la frontière demain matin à l’aube. Le paysan chez qui nous nous rendons vous conduira jusqu’au sentier qui vous permettra de rejoindre la ville d’Hendaye en France.
Lola regardait au-dehors et ce qu’elle voyait l’affligeait. Des hommes armés et des chars blindés sillonnaient toute la région. Les villages qu’ils traversaient, souvent à moitié détruits, sentaient l’oubli et la désolation. Les rues désertes étaient l’expression du chaos et du désespoir. Une impression de solitude extrême l’envahit tout à coup. Elle pensa à ces gens qui avaient tout perdu, y compris la vie pour certains, dans des circonstances atroces.
La voiture atteignit, en fin d’après-midi, un hameau perdu dans la montagne où les passagères pourraient se reposer sans risque. Au-delà, plus aucune route ne semblait tracée, comme si ce hameau constituait la dernière étape avant l’atteinte des sommets. Plus bas, la ville d’Irún se distinguait en deçà des nuages qui s’étaient amoncelés sur les contreforts des Pyrénées au fil de la journée. En face, dans la vallée, sur la berge opposée du fleuve, une autre ville apparaissait, fière et blanche : Hendaye au-delà de laquelle s’étirait l’océan.
L’homme et la femme qui accueillirent les fugitives étaient des bergers parlant un dialecte incompréhensible. Habitués à ne voir jamais personne, ils s’exprimaient rarement dans la langue officielle. La fréquentation des lieux s’était pourtant intensifiée avec les premiers exodes, même si de plus en plus de fuyants rejoignaient dorénavant la France par le Perthus, Bourg-Madame ou Cerbère plutôt que par Hendaye.
— La frontière n’est qu’à quelques kilomètres d’ici. Vous partirez au petit matin. Je vous conseille d’aller dormir un peu, expliqua Rafael à Paola et aux jeunes filles, en leur indiquant la direction de la grange qui leur servirait de salle de repos en attendant le départ.
— C’est original comme chambre à coucher ! s’exclamèrent, en chœur, Ana et Manuela, toutes excitées à l’idée de se rouler dans la paille.
— Il est hors de question de s’amuser, rétorqua sévèrement Paola. Profitons plutôt du temps qu’il nous reste pour nous reposer. Vous avez entendu ce qu’a dit Rafael.