Maintenant que je suis mort - Philippe Guillerme - E-Book

Maintenant que je suis mort E-Book

Philippe Guillerme

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Beschreibung

Au cœur de la Bretagne, Maintenant que je suis mort nous plonge dans le monde rural d’aujourd’hui, caractérisé par ses drames, ses bonheurs, ses reculs révoltants et ses innovations prometteuses qui sont autant d’histoires d’amour. Les modèles économiques productivistes ne sont pas en danger. Pourtant, ils défendent bec et ongles une agriculture qui met la terre en danger, le bien vivre de nombre de nos enfants également. Plus qu’une simple dénonciation de pratiques douteuses, ce court roman est un combat mené tambour battant, un appel à une plus grande lucidité pour l’être humain sur terre, à une révolution des esprits. Le risque est gros, mais les issues s’éclaircissent.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Philosophe de formation, Philippe Guillerme a exercé en tant que journaliste et documentaliste. D’abord comme un cri devant le silence des adultes, son écriture a mûri jusqu’à se faire légère et profonde à la fois

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Seitenzahl: 156

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Philippe Guillerme

Maintenant que je suis mort

Roman

© Lys Bleu Éditions – Philippe Guillerme

ISBN : 979-10-377-6864-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Tout ce qui préfigure la mort ajoute une qualité de nouveauté à la vie, la modifie et l’amplifie.

Cioran

I

Maintenant que je suis mort, je peux tout vous dire. La plume de celui qui vous écrit, je l’ai envahie. Je me suis glissé dans son esprit pour vous raconter ce que j’ai vu dans ma courte vie et bien après encore. J’ai été le veilleur, celui qui tient la lampe à pétrole quand le vent souffle, celui qui veille au bien-être des âmes. J’ai connu l’ivresse des pauvres, l’assurance des riches et toujours, alors que je m’apprête à conter cette histoire par l’entremise d’un cerveau qui est aussi le mien, j’ai attisé la chaleur humaine et œuvré à la renaissance de la nature. Au départ pourtant, rien n’était joué.

Des hurlements stridents retentissaient d’un seul cri. Il aura suffi d’un bruit, quelques pas crissant sur le béton de l’entrée du bâtiment, pour que l’ensemble de ces animaux se mettent à hurler. Des porcs. Nous étions dans la ferme de mon père, Pierre. Il devait les nourrir deux fois par jour pour que les cris s’atténuent à mesure qu’il remplissait les mangeoires, avec cette conviction des professionnels qui veulent obtenir une chair rapide à engraisser, exempte de toute maladie et de bonne qualité, pour la grande distribution. C’est un métier. Rentable. On y arrive par une série de circonstances malheureuses préméditées par les grandes coopératives. Cette exploitation savamment pensée par Pierre et les techniciens de la chambre d’agriculture était le début de la fin.

Auparavant, lorsque Pierre a hérité de la ferme de ses parents, comme eux avaient hérité des leurs, les quarante hectares permettaient de nourrir une trentaine de vaches laitières. La vie était heureuse. J’avais quatorze ans et une enfance passée dans le foin à taquiner les cousines qui venaient de temps à autre, à jouer avec le seul voisin de mon âge, mon frère et ma sœur étant encore trop petits pour jouer aux Indiens avec des arcs et des flèches taillées dans le bois attenant. Puis, à seize ans, un soir, mon père a frappé, est entré dans ma chambre, s’est assis en face de moi sur le lit et m’a dit : « Tu sais, il y a un âge où il faut savoir être un homme ». Alors j’ai suivi le lycée agricole avec enthousiasme. La pédagogie progressiste était adaptée à des élèves issus d’un milieu rural : nous coopérions, nous travaillions en groupe et la compétition était encore un jeu. La majorité des copains étaient un peu introvertis ou potaches et moi, j’en profitais pour m’intéresser aux rares filles au caractère bien trempé. Comme je savais leur parler, j’avais un certain succès. Sur mon temps libre, j’aidais mon père. J’avais mon week-end pour moi et une première moto.

Tout est allé très vite. À dix-sept ans, j’ai rencontré Aline à un Fest-noz comme il y en avait auparavant tous les samedis soir en Bretagne. Aline, avec ses longs cheveux noirs et ses yeux en amandes, m’a fait oublier toutes les autres. Elle les réunissait toutes. J’étais fou d’elle, ses petits seins ronds, ses hanches que je sentais dans le dos lorsque nous partions à moto. Elle avait l’allure d’une reine et moi je n’étais pas en mal de paroles douces et convaincantes. Nous nous sommes toujours aimés depuis cette époque. Je vous dis cela sans regret. La mort nous donne recul et légèreté, dans un pays sans frontières où l’on voit la vie passer tel un film. Et au sein de ce long métrage, Aline me poursuit de sa démarche souple et impériale. Je peux encore caresser ses cheveux dans le vent et cela suffit à mon ravissement. J’ai désormais tout le loisir d’aimer d’un amour infini les femmes et les hommes.

Pendant toutes ces années de jeunesse, mon père, Pierre, est l’homme qui a le plus compté. Jamais je ne l’ai entendu dire un mot plus haut que l’autre et même lors de mes frasques – il m’est arrivé de boire outre mesure – il a été magnanime : « tu devrais faire plus attention à toi ; prends garde à certains autres ». Les autres, je les subjuguais avec mon débit de parole et mon humour. Mais le prix à payer est de ne pas avoir d’ami véritable, toujours à la poursuite d’une relation vraie et fraternelle. Mon père seul était ma vigie, mon pôle Nord et je n’ai jamais hésité à lui parler, même à demi-mots. Il comprenait tout. Moi aussi, avec le temps je me suis mis à le comprendre.

Pierre a vécu, lui aussi toute son enfance à la ferme. C’était une autre époque : je garde de lui la photographie devant le premier tracteur, une bête-machine prête à tout faire qui reléguait le cheval de trait au rang d’animal domestique. Il avait la fierté d’un homme accompli. On croit y sentir l’odeur de la fenaison. Il ne voulait pas, par modestie ou par pudeur, que je la mette sous verre, mais j’ai fini par l’accrocher dans un endroit discret du salon. J’avais de l’admiration pour lui sans le savoir, à mesure qu’il m’apprenait les stratégies de l’exploitation de la ferme : sentir la fenêtre météo pour couper le blé – à cette époque une partie de la récolte servait à ensemencer les sols l’année suivante – plus difficile encore, fin août, trouver le bon moment pour ensiler le maïs servant à nourrir les bêtes tout l’hiver. Il ne fallait pas manquer son coup. J’ai appris mille autres choses de lui et, malgré mon tempérament impatient, il n’a jamais haussé la voix. Il s’exprimait de manière ferme et résolue. Il n’y avait rien à ajouter pour qu’il me transmette sa passion du travail bien fait.

Au temps des vaches, les techniciens de la coopérative venaient voir Pierre de temps à autre. Toujours pressés. Je voyais à sa mine renfrognée qu’il n’était pas en accord avec ce qu’on lui disait : « il faut que ça pisse le lait monsieur Le Guern ». Dès lors, adapter le plus possible l’alimentation en donnant à manger plus qu’il ne fallait et rendre toutes les vaches allaitantes ultra-productives, quitte à apporter les soins vétérinaires « appropriés », c’est-à-dire par piqûres pour éviter la moindre maladie. De trente vaches, l’exploitation est passée à quarante, le maximum possible pour les infrastructures qui ont été améliorées. Mais, aux yeux de la coopérative, le discours était toujours le même : encore plus de lait. Au litre pourtant, le bénéfice ne se calculait qu’en centimes. Mon père était pieds et poings liés avec le système : malgré l’envie d’en sortir qui le tenaillait, il était impossible de passer par une autre filière. Et en 2006 et 2009, le cours du prix du lait s’est effondré et la fin des jours heureux a sonné.

J’ai vu mon père, Pierre, cet homme si tendrement fort et dur à l’ouvrage, se refermer sur lui à mesure que les dettes de la nouvelle laiterie absorbaient tous les bénéfices. Debout à cinq heures et couché à dix chaque jour de la semaine, sans vacances, juste avec l’aide de Martine, sa femme qui faisait tout ce qu’elle pouvait, il restait sept cents francs nets en fin de chaque mois. Si ce n’était l’attachement à cette belle terre de bocage et son savoir-faire hors pair, mon père aurait abandonné la ferme, pris au piège de la rentabilité. Les visites des techniciens sont devenues alors très rares. Il a fallu vendre quelques vaches. Les heures tristes ont alors laminé la famille et Pierre, ce père si aimant et taillé comme un athlète a fondu de dix kilos. Car, bien que l’aîné, je n’étais pas seul : un petit frère de deux ans plus jeune, Abel, et une sœur, Sarah, venue au monde un an après lui. Nous étions une fratrie soudée et ma mère la pierre d’angle de notre éducation. Il fallait nous assurer un avenir.

Jamais ne s’est posée la question de la succession : Abel, mon petit frère, souhaitait s’éloigner de l’exploitation et mener sa vie comme il l’entendait. Bon élève, il réussit à obtenir une bourse et le concours d’entrée à l’école Boule. Une belle réussite sociale pour ses parents qui ont été heureux de le voir voler de ses propres ailes. Très vite, le monde de la mode l’a absorbé. Rien au monde ne l’aurait détourné de son objectif : devenir designer dans une grande maison. Il a presque réussi. Sarah, elle, avec son indolente modestie, a préféré ne pas quitter le Morbihan. La commune de Pont-Scorff était sa terre, elle le resterait, entourée d’amies fidèles autant confidentes que camarades de rigolades. Elle a longtemps éconduit ses amoureux, lointaine et réservée avec eux, comme on s’écarte d’une charge trop lourde : se marier, avoir des enfants, une maison – et pourquoi pas un chien non plus ? – n’appartenaient pas à son projet de vie, à cette époque de désinvolture. Le sérieux est venu bien plus tard. Sarah s’est contentée d’un BTS de secrétariat de direction. La succession de la ferme m’appartenait, à moi, l’aîné.

Je peux vous le dire maintenant : la mort n’est pas la disparition et les souvenirs sont aussi vivants que si j’étais resté à la ferme. J’ai vu ma mère vieillir dignement quant à mon père, c’est l’histoire lente d’un drame. À cette différence près que je ne peux plus agir pour lui. Je suis entré dans le tunnel lumineux du monde dont je perçois encore clairement l’effervescence de la vie. Tout est clair et limpide : les pensées de chaque être que j’ai aimé, leurs intentions et leurs actions. Mais je ne peux qu’en rendre compte par la lucarne de l’écrivant qui me prête son esprit et sa plume. Le temps est venu de vous raconter la fin d’une époque, la dégénérescence de mon père adulé. L’écroulement d’un monde qui est le début d’un autre.

La fin c’est le cochon. Il aura fallu abandonner les vaches d’un seul coup. Un premier coup très dur pour Pierre, qui était naturellement attaché à chacune d’elles, les reconnaissant au premier coup d’œil : les Prime-Holstein ont toutes des taches noires de motifs différents et leur caractère est très variable de l’une à l’autre. Certaines vont à la traite de manière routinière, d’autres, lorsqu’elles sont séparées de leur veau, rechignent à avancer à la queue leu leu. Elles préféreraient de loin allaiter leur progéniture qui leur a été ôtée dès le plus jeune âge. Certaines encore sont bagarreuses et virent leur tête, aux cornes coupées, de droite à gauche. Pierre connaissait l’ordre dans lequel elles devaient se rendre à la traite, une fois repues d’herbe et de foin dans leurs estomacs et de paille sous leurs sabots. Pierre et moi nous les aimions, ces vaches. Il y a dans leur œil autre chose qu’un regard bovin. Une étincelle de lucidité au contact des autres qui donne un ordre, une semi-hiérarchie dans le cheptel. Dix années de traitement de ces animaux ont succédé sans faille. Hormis les soirs où, parfois, l’une d’entre elles devait mettre bas à la nuit tombée. Il fallait l’accompagner, sangler les pattes apparaissant et tirer dessus avec force à mesure du vagissement de l’animal. Puis, venant au monde d’un coup, le petit ne mettait que quelques minutes à se dresser sur ses pattes, tout tremblant. Nous en gardions, Pierre et moi, la satisfaction du travail accompli et une affection pour ce petit animal déjà grand. C’est de tout cet univers bien réglé et uniformément satisfaisant, malgré la pénibilité, dont il a fallu se séparer, faute de ce fin mot : la rentabilité.

Mais les cochons, « c’est rentable », disent toutes les statistiques des chambres d’agriculture. La Bretagne produisait plus de la moitié des porcs de France à elle seule. La condition était d’être intraitable de rigueur. Pierre a changé. Malgré son amertume, il a décidé d’être un professionnel hors pair dans l’élevage porcin. Si les vaches allaitantes n’étaient plus possibles, on pouvait toujours louer les quarante hectares pour des céréales et envisager un élevage porcin de bonne taille. Il souhaitait que je sois également ce professionnel, sachant que ce type d’activité nécessite aussi d’aimer les animaux, ce qu’il voyait bien dans ma manière de les traiter et d’en prendre soin. Mais cela ne s’est pas fait du jour au lendemain, les porcs d’élevage ne sont pas des animaux comme les autres, je m’en suis aperçu bien trop tard. Pierre a mis longtemps à en prendre conscience, lui aussi, occupé à superviser l’installation des porcheries, des fosses à purin et de tout ce qui constitue un environnement relativement agréable pour ces nouvelles bêtes. Il travaillait toujours autant, mais de manière mécanique, portant peu d’espoir à aimer autant les cochons que ses vaches, comme si le moral s’entretenait à coup de pelles et de karcher. À l’époque, je ne m’en suis aperçu qu’à demi, prenant ses efforts pour un temps passager de mise en place de l’activité. Maintenant, je peux vous dire comment se dégrade l’esprit d’un être humain : la perte de sens.

Aux matins de printemps, lorsqu’auparavant, à six heures, sonnait l’heure de la traite, c’est toute la ferme qui emplissait les poumons de mon père, depuis le bruissement frais de l’air dans les feuilles nouvelles des châtaigniers, l’odeur lointaine de la terre où apparaissaient le blé, le maïs naissant, l’odeur de la paille dans la grange où attendaient nos vaches. Même celle du fumier frais lui était agréablement familière. Parce que tout cela, c’était la vie d’un homme sur sa terre. Une vie où le travail ne compte que pour la sueur qu’on y laisse, sans avoir à payer sans cesse pour la moindre prestation. Il y avait le comptable pour dire si l’exploitation tournait, si ce travail servait bien pour nourrir et éduquer les enfants. Avec l’élevage de porcs, une partie de lui s’en était allée. Il s’agissait principalement d’être très rigoureux dans ce nouveau travail et, il s’en est aperçu plus tard, toujours pressé, toujours sur le qui-vive.

Les porcs en batterie sont des animaux fragiles. L’élevage leur a ôté toute immunité naturelle et, sans une hygiène de tous les jours, la moindre maladie peut être fatale à tout un bâtiment. On en comptait deux, ce qui a fini par faire mille têtes de cochons. Énorme pour un seul homme : Pierre a dû faire appel à un ouvrier agricole. Quelqu’un de bien qui prenait son travail au sérieux comme s’il s’agissait de ses animaux. La tâche était incessante : nettoyer les caillebotis des déjections, séparer les truies pleines et les placer à part, veiller à une propreté impeccable partout : au sol, sur les barrières de séparation, dans les allées, surveiller l’apparition de la moindre maladie… Et s’habiller en conséquence avant d’entrer dans les lieux, vêtu d’une combinaison et de bottes rincées au préalable. Les mains toujours propres, prêtes à aider à mettre bas les porcelets et, un peu plus tard, leur ôter les testicules d’un geste net au scalpel, pour ne garder que quelques verrats qu’il faudra branler pour obtenir leur semence, puis les injecter dans le vagin des truies, quelquefois sous l’œil du vétérinaire. Du moins pour les premières fois.

Aucun contact ne doit se faire avec l’extérieur de chaque bâtiment. Veiller à ce que les rongeurs et les rats soient exterminés et prier les chiens de déguerpir. À l’heure précise du nourrissage de ces bêtes, Pierre et son aide, Jean-Paul, faisaient au plus vite pour vider les aliments sous forme de granulés stockés dans deux immenses silos et atténuer ainsi, à mesure de l’avancée dans les rangs, le bruit infernal du cri univoque et strident qui retentissait bien au-delà des bâtiments. Nettoyer, nourrir et soigner. Car les porcs se repaissent de tout, aussi bien des blessures de leurs congénères : j’ai vu de nombreuses fois mon père recoudre l’anus d’un animal blessé que les autres auraient bien dévoré par-derrière. Il n’existe pas de cruauté chez ces animaux, juste une sélection instinctive, une élimination des plus faibles. Mais l’homme doit y veiller chaque jour de chaque semaine de chaque mois pendant toute l’année. J’avais atteint vingt ans, mon frère Abel dix-huit et Sarah dix-sept. Notre père nous laissait libres de nos choix, mais il comptait en secret sur moi pour reprendre l’exploitation. Je l’aidais donc autant que mes escapades à moto me le permettaient. Sitôt le travail fini, je ne traînais pas pour rejoindre Aline et les copains souvent réunis au bistrot bouillonnant de monde, le café de la Place.

À vingt ans, je ne me posais que les questions essentielles et, hormis l’envie que j’avais de continuer cette filiation de père en fils à la ferme, j’avais l’intuition profonde que quelque chose n’allait pas avec les porcs. Ce n’était pas le travail en lui-même, mais l’ensemble de l’exploitation. Au Café de la Place, on en discutait à mi-mots : « T’as du bol toi, tu auras bientôt la ferme, nous on n’a rien. D’ailleurs, on s’en fout pas mal : sauf Alonso qui est un Espagnol toujours en promenade, on a tous une qualif… » Et la plupart devront quitter le pays pour aller travailler à Nantes, Vannes, Rennes, Brest ou encore Paris, puisque la Bretagne fournit le reste de la France en fonctionnaires, la plupart d’entre eux ayant été de très bons élèves. « Alonso, lui, il finira dans un sous-marin ». Les rires allaient bon train à la terrasse et, Aline et moi, nous nous en éloignions souvent pour aller en bord de mer à moto. Je lui faisais vivre quelques accélérations en ligne droite et des virages bien bordés. Elle adorait ça et m’appelait « mon champion » par ironie.

La mer, nous la préférions les jours de tempête. En Morbihan, c’est l’Atlantique qui vous arrive en pleine face tant le vent est fort. Et les semaines de grande marée, nous ne prenions pas de précaution : on s’approchait au plus près des vagues gigantesques qui venaient s’éclater sur les rochers de Fort Bloqué. Un spectacle qui ne cessait pas de nous fasciner et faisait de nous des amateurs de sensations fortes. On ne se lassait pas de s’embrasser tout à proximité de l’écume des embruns. Aujourd’hui encore, je vous dis avec ces mots de l’écrivain : la douceur de ses lèvres, les courbes de son corps me manquent comme on manque une vie. Car notre amour c’était comme se reconnaître depuis toujours et pour toujours. Même morts.