0,89 €
e vais vous raconter ce qui s’est passé il y a bien longtemps en Ukraine, dans un coin ignoré, mais frais et charmant, de cette contrée.
J’aime beaucoup les contrées dont on ne parle guère, que l’étranger ne visite pas, qu’on laisse à elles-mêmes, qui gardent pour elles leurs retraites et leurs secrets, leurs fleurs et leurs sentiments, leurs dures peines et leurs simples plaisirs. Leur histoire n’est point à tous. Les mœurs de leurs habitants sont bien leurs mœurs, et, s’ils sont fiers, c’est sans s’en douter. On y rencontre ce qu’on ne trouverait nulle part ailleurs: choses et gens y sont nouvelles et nouveaux. Ces pays-là—sans le dire à personne—ont quelquefois leurs héros, de vrais héros.
J’aime aussi les héros—surtout quand ils ne se targuent pas de l’être—quand ils sont droits et sincères, quand ils font de grandes choses sans crier à tue-tête: «Voyez, voyez! c’est moi qui ai fait ceci! venez m’en récompenser;» mais seulement parce que, étant ce qu’ils sont, ayant leurs qualités, ils ne sauraient faire autrement que d’être héroïques.
Mais, assez de philosophie, comme dit notre maître d’école quand il voit qu’on ne va pas être de son avis. Contons l’histoire.
Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:
Veröffentlichungsjahr: 2023
PAR
P. J. STAHL
D’APRÈS UNE LÉGENDE DE MARKO WOVZOK
DESSINS PAR TH. SCHULER
GRAVURES PAR PANNEMAKER
A ALSAEnfant de l’Alsace,àALSAFille de Théophile Schuler,je dédiecette édition illustrée dont les dessinssont la dernière œuvrede son père.
P.-J. Stahl.
© 2023 Librorium Editions
ISBN : 9782385741396
MAROUSSIA
D’APRÈS LA LÉGENDE DE MARKO WOVZOG[1]
I
Je vais vous raconter ce qui s’est passé il y a bien longtemps en Ukraine, dans un coin ignoré, mais frais et charmant, de cette contrée.
J’aime beaucoup les contrées dont on ne parle guère, que l’étranger ne visite pas, qu’on laisse à elles-mêmes, qui gardent pour elles leurs retraites et leurs secrets, leurs fleurs et leurs sentiments, leurs dures peines et leurs simples plaisirs. Leur histoire n’est point à tous. Les mœurs de leurs habitants sont bien leurs mœurs, et, s’ils sont fiers, c’est sans s’en douter. On y rencontre ce qu’on ne trouverait nulle part ailleurs: choses et gens y sont nouvelles et nouveaux. Ces pays-là—sans le dire à personne—ont quelquefois leurs héros, de vrais héros.
J’aime aussi les héros—surtout quand ils ne se targuent pas de l’être—quand ils sont droits et sincères, quand ils font de grandes choses sans crier à tue-tête: «Voyez, voyez! c’est moi qui ai fait ceci! venez m’en récompenser;» mais seulement parce que, étant ce qu’ils sont, ayant leurs qualités, ils ne sauraient faire autrement que d’être héroïques.
Mais, assez de philosophie, comme dit notre maître d’école quand il voit qu’on ne va pas être de son avis. Contons l’histoire.
Eh bien, dans le petit coin dont je veux vous parler, il y avait autrefois une maison faite comme le sont les maisons à la campagne; et cette maison était habitée par un Cosaque, Danilo Tchabane, et sa famille.
N’allez pas confondre, je vous prie, les Cosaques ukrainiens avec ceux du Don, avec ces êtres barbus aux yeux ronds et terribles, au langage grossier, aux allures effrontées; ils ne se ressemblent point.
Les Ukrainiens ne portent de barbe qu’à l’âge de cinquante ans. Il s’ensuit que vous ne voyez dans le pays que des barbes grises ou point de barbes. Les jeunes gens portent des moustaches comme les Polonais. Les Ukrainiens sont grands, forts et sveltes. Ils ont, pour la plupart, des traits réguliers, des sourcils très-nettement dessinés, de grands yeux taillés en amande, une expression calme, noble, un peu sévère, et qui peut paraître triste.
Voulez-vous savoir ce que signifie le mot: cosaque? Le mot cosaque est un mot turc et veut dire: guerrier à cheval.
Dans le temps, quand l’Ukraine était une république et faisait la guerre aux Turcs, les Turcs ont désigné les héros inconnus qu’ils avaient à combattre sous le nom de Cosaques. Je ne vous conterai pas toutes les guerres de cette république, ce serait trop long. Il suffira de vous dire que, pendant de longues années, elle se trouvait, comme on dit chez nous et ailleurs peut-être, «placée entre deux feux»: la grande Russie et la Pologne. On pourrait même dire «entre quatre feux», si l’on comptait les Turcs et les Tartares. A la fin, ne pouvant s’entendre avec les Polonais, cette république avait accepté les «fraternelles» propositions de la Russie.
«Nous sommes trop faibles pour lutter encore avec nos voisins. Nous avons jusqu’ici soutenu la guerre glorieusement, c’est vrai; mais nous finirons par être écrasés. La Russie nous propose une alliance, acceptons-la.»
C’est ainsi que pensait et parlait le vieux chef Bogdan Khmielnitski, et le peuple l’avait écouté.
Au commencement tout alla bien. Égalité, fraternité, liberté, les Russes respectaient tout cela; mais peu à peu les choses changèrent.
Au bout de moins d’une année, le peuple avait mille raisons de dire à son chef Bogdan: «Qu’avons-nous fait?»
Le vieux Bogdan, entendant ces choses, pleura, sans que rien put le consoler.
«Tâchons d’y remédier,» dit-il après; mais il n’y réussit pas et mourut de chagrin.
Après sa mort, l’Ukraine eut à subir bien des épreuves. Elle se divisa en deux camps; les uns étaient encore pour la Russie, les autres tenaient pour la Pologne.
Un troisième parti s’était formé. Celui-là était pour l’indépendance complète de l’Ukraine; malheureusement il n’était pas nombreux. C’est juste à cette époque que commence notre récit.
Le Cosaque Danilo Tchabane habitait donc avec sa famille une maison dans la campagne. L’être le plus difficile se serait contenté de cette habitation.
Danilo avait hérité de cette maisonnette; son père, qui la tenait de son père, lequel la tenait aussi du sien, la lui avait transmise en mourant. Je ne sais combien de générations de Tchabane avaient passé par là.
Et notez bien ceci: quel que soit le désert que vient habiter une famille ukrainienne, le premier printemps la couvrira de fleurs. Donc, vous pouvez imaginer quel paradis de fleurs devait être la maison de Danilo, après que tant de générations de Tchabane avaient ajouté leur part de fleurs aux fleurs de leurs ancêtres.
D’ailleurs, il faut dire que la maison de Danilo n’aurait jamais pu offrir l’image d’un désert. Tout au contraire, située comme elle l’était, entre une steppe immense et une vaste forêt, entre une profonde rivière et une prairie veloutée, entre une haute montagne et une fraîche vallée, elle était, dès qu’elle apparaissait, ravissante à voir.
Au nord, se déroulait la steppe sans fin, la steppe embaumée. On eût dit un océan de verdure, émaillé de fleurs. Au sud, s’élevaient les montagnes tantôt boisées et verdoyantes comme des émeraudes, tantôt incultes et pierreuses. La délicieuse vallée, tout à fait solitaire, sans chemins ni sentiers, s’étendait dans l’est. La rivière, d’un bleu sombre, arrosait la prairie. Ici elle coulait reflétant l’azur du ciel au milieu des joncs flexibles, là elle s’engageait entre les rochers sombres et bouillonnait sous une arche de granit grisâtre.
Grand Dieu! qu’il faisait bon dans ce coin du monde! Quand le soleil se levait, la prairie couverte de rosée étincelait comme une pluie de diamants. Les oiseaux, cachés dans les joncs, commençaient à voleter et à chanter, et un léger voile de vapeur, doré par les rayons du matin, se balançait mollement au-dessus de la rivière. Grand Dieu! qu’elle était parfumée, cette tranquille vallée sous le premier regard du soleil!
Et les sommets des montagnes? Ils brillaient comme du métal. Et la forêt? Elle se réveillait tout doucement. Et la steppe? Elle miroitait d’ombre et de lumière aussi loin que l’œil pouvait percer ses profondeurs et ses clartés.
Ceci est l’aurore, la matinée; mais, le jour, comment vous le peindre? Une inondation de lumière sous une voûte azurée, les chants de triomphe des oiseaux, le murmure des flots, toute la nature en plein bonheur.
Pour la soirée, ces soirs paisibles et roses de l’Ukraine, vous devinez: les étoiles se montrant peu à peu pour faire fête à la lune, celle-ci paraissant dans sa douce majesté, et, à l’horizon, des bandes violettes de couleurs variées jetant leurs derniers feux, rayant la steppe assombrie et silencieuse. La lisière de la forêt devenait sérieuse, presque sévère; une grande roche, enveloppée de mystère, faisait pendant à une autre roche, sa sœur, se dressant comme un bloc de jais noir, éclairée d’en haut. Et enfin le petit jardin touffu, plein de cerisiers en fleur, les gentilles fenêtres de la maisonnette luisant entre les branches des rosiers sauvages. Telle était la maison de Danilo. Mais j’ai eu tort d’essayer de vous décrire des choses que les yeux ne sauraient se lasser de voir.
Et dire qu’avec toutes les splendeurs, qu’avec tous les bienfaits de Dieu, les habitants de la maisonnette avaient encore, tout à côté, de bons voisins, des amis éprouvés!
Les jours de fête, la famille Danilo Tchabane recevait beaucoup, oui, beaucoup. Tantôt c’était Semène Vorochilo qui arrivait, tantôt Andry Krouk, ou bien l’on entendait au loin la voix fraîche et sonore de Hanna, la belle rieuse, ou bien l’on apercevait le petit bateau de Vassil Grime qui abordait... et, après lui, cinq, dix autres encore, hommes et femmes, jeunes filles et jeunes gens, enfants aussi et même des vieillards. C’était à qui visiterait Danilo.
Mais à quoi bon vous énumérer tous les amis! Vous voyez qu’ils étaient nombreux; quand j’aurai dit qu’ils étaient sûrs, que c’étaient de vrais amis, que pourrai-je ajouter? Je n’ai pas la prétention de vous apprendre combien c’est bon, l’amitié. Si vous éprouvez ce sentiment pour quelqu’un qui soit digne de l’inspirer, vous savez ce qu’il vaut. La parole d’un ami, le regard d’un ami, sa main dans la vôtre, sont les trois quarts du bonheur de la vie. Si vous ne l’avez jamais connu, ce bonheur, mes paroles ne vous l’apprendront pas. Méritez d’avoir des amis, nous causerons de l’amitié après; mais, jusque-là, fussiez-vous plus avisé que le grand Salomon lui-même, vous n’y pourriez rien comprendre.
Certes, on vivrait très-heureux dans un coin comme celui-là, si les hommes ressemblaient aux moutons, s’ils n’avaient à désirer que de gras pâturages.
Mais l’âme humaine a le droit de s’élever jusqu’à des aspirations plus hautes. Le vrai bonheur d’un peuple ne saurait se faire de la seule satisfaction des besoins matériels, le contentement moral peut seul donner le goût qu’il faut au pain qu’on mange. Or, je vous l’ai déjà donné à entendre, et vous m’avez compris à demi-mot: le trouble régnait partout. Le pays fatigué, tiré dans un sens par les Russes, dans un autre par l’aristocratie polonaise, écrasé des deux côtés, le pays était en pleine révolte et regrettait amèrement son indépendance perdue. L’Ukraine était envahie par les troupes russes. Le chef du parti moskovite était comblé des faveurs et des présents du tsar; le chef du parti polonais s’était fortifié dans une ville et invitait tous les amis de la liberté à venir se joindre à lui.
De quel côté aller?
Les temps étaient difficiles, bien difficiles! Les yeux les plus secs, d’ordinaire, versaient des larmes, et les têtes les plus sages tournaient. Les enfants eux-mêmes avaient peine à respirer.
II
Il y avait une réunion chez Danilo Tchabane. La soirée était sombre, les hôtes pensifs et silencieux. Les maîtres eux-mêmes avaient peine à sourire. On se regardait plus qu’on ne se parlait. Il était visible que tout ce monde avait le même souci.
De temps en temps on s’adressait à Andry Krouk:
«Les murs de Tchiguirine étaient-ils de force à résister à un assaut? Les défenseurs étaient-ils solides? Si on relisait la dernière proclamation du chef? Quelques-uns ne la connaissaient pas. Savait-on s’il se présentait beaucoup de volontaires?»
Andry Krouk, évidemment bien renseigné sur toutes ces choses, répondait très-couramment. Il décrivait les remparts de Tchiguirine, ses fossés, ses portes, ses tranchées, comme un homme qui a passé par là et vu tout cela plus d’une fois, et récemment encore.
Tandis que les hommes parlaient, les fuseaux s’arrêtaient, les femmes écoutaient anxieusement. Et quand les hommes se taisaient et fumaient, elles échangeaient à voix basse quelques paroles.
«Encore une bataille près de Vélika, disait l’une.
—Combien de tués? demanda Moghila.
—On a incendié Terny; les maisons ne sont plus que cendres, et le village Krinitza brûle encore.
—Savez-vous, dit une jeune fille, savez-vous si?...»
Mais elle ne peut achever; ses lèvres pâlissent, de grosses larmes voilent ses yeux, ses dents serrées par l’angoisse ne peuvent se rouvrir.
Une vieille femme, coiffée d’un mouchoir brun d’où s’échappaient des flots de beaux cheveux gris, au visage froid et rigide, dans lequel deux grands yeux noirs étincelaient comme des étoiles, dit:
«Les miens sont tous morts. Je suis seule au monde. Ils disaient tous: «Nous allons nous battre;» et je les regardais: «Oui, mes enfants;» et ils ajoutaient: «L’Ukraine reconquerra son indépendance;» et j’avais répondu encore: «Oui, mes enfants!» Tous les trois sont restés sur le champ de bataille, et l’Ukraine n’est pas libre!
—Ah! disait une jeune femme, on se fait tuer et l’on n’a encore rien gagné. Si encore on pouvait se dire: «Je meurs, mais je laisse aux autres ce que je cherchais...»
La vieille femme l’interrompit:
«Tu ne m’as pas comprise. Quand il s’agit de la patrie, on ne marchande pas, on ne se dit pas: «Réussirai-je?» mais: «C’est mon devoir,» et on se jette dans la mêlée. Si on est tué, on est bien mort; c’est un meilleur sort que de mal vivre. Les miens ont agi ainsi. Que Dieu ait leur âme! Si c’était à recommencer, ils recommenceraient.
—Vous avez raison, vous avez raison,» dirent plusieurs femmes.
D’autres ne disaient rien qui se mirent à pleurer. Les enfants aussi étaient soucieux. Ils ne jouaient pas, ils ne criaient ni ne riaient, mais se tenaient, respirant sans bruit, dans les coins, tout en observant les figures des «grands» et en écoutant leurs discours.
Une petite, toute petite fille, à la chevelure blonde, aux grands yeux extrêmement brillants, aux lèvres purpurines, semblait seule entièrement absorbée par ses propres affaires. Elle prenait des brins de jonc dans son tablier et en tressait une jolie natte.
La soirée s’avançait, devenait de plus en plus sombre, de plus en plus calme. Tout le monde se taisait: la petite fille s’endormit, sa natte inachevée dans les doigts.
La nuit vint et les étoiles étincelèrent.
Tout à coup, on frappa à la fenêtre.
Ce fut si inattendu que personne n’en voulut croire ses oreilles; mais on a frappé encore, et encore une fois, très-distinctement, très-fort.
Le maître de la maison se leva et marcha vers la porte pour l’ouvrir. Ses hôtes et amis allumèrent leurs pipes et se mirent à fumer. Un dernier coup plus sec, plus net, se fit entendre sur la vitre. Les fumeurs tressaillirent, les enfants se regardèrent. Danilo entr’ouvrit la porte.
«Qui frappe ici?» demanda-t-il.
Une voix répondit, une voix ferme et mâle, qu’un voyageur égaré demandait l’hospitalité.
«Soyez le bienvenu,» dit Danilo; et il ouvrit la porte toute grande, en invitant le voyageur à entrer.
On entrevit quelques étoiles, une fraîche bouffée de brise du soir pénétra dans la chambre chaude; puis, sur le seuil, apparut un homme de grande taille, de si grande taille qu’il fut obligé de baisser la tête pour entrer.
La beauté n’est pas une rareté en Ukraine: pourtant le voyageur qui venait d’entrer aurait difficilement trouvé son égal.
Son visage était un de ces nobles visages sur lesquels les regards les plus insouciants s’arrêtent avec un sentiment soudain de respect. Chacun est obligé de se dire en les regardant: «Cet homme doit être un homme entre tous les hommes.» Sa haute taille était élégante et souple. Toute sa personne respirait le calme et la force; mais jamais diamants, étoiles ou éclairs, n’eurent tant d’éclat que les yeux noirs qui répandaient autour de lui la lumière.
Maître Danilo et ses amis furent frappés de tout cela; mais les Ukrainiens savent garder leurs impressions pour eux-mêmes, et ils n’en firent rien voir. Ils reçurent le voyageur comme tout voyageur doit être reçu dans une honnête maison, avec cordialité et prévenance. On le plaça près d’une table, et on s’empressa de lui offrir quelques rafraîchissements.
Le voyageur se montra simple, modeste, poli et réservé. Étant un inconnu et n’ayant par conséquent aucun droit à l’intérêt particulier de ses hôtes et de leurs amis, il ne cherchait point à se faire valoir. Il ne racontait pas, comme d’autres eussent pu le faire, ses aventures. Il ne crut pas devoir faire part à des étrangers de ses projets, s’il en avait. Il ne jetait de regards indiscrets ni sur les choses, ni sur les gens. Il ne questionnait pas, il répondait et en peu de mots. S’il causait, c’était des choses qui, dans un tel moment, occupaient tout le monde: des désastres du pays, des villes brûlées, des champs dévastés qu’il avait vus sur sa route. Maître Danilo et ses amis imitèrent sa réserve. Ils se demandaient probablement d’où il venait et où il allait, et aussi dans quel pays il était né; mais, puisqu’il ne le disait pas, ils ne le lui demandaient pas. On voyait bien que, quoique jeune encore, il connaissait beaucoup de choses: les mœurs turques, les coutumes polonaises, le caractère russe, les usages tartares. Il paraissait que la Setch[2] ne lui était pas inconnue non plus.
Quant à l’Ukraine, il était évident qu’il l’avait parcourue dans tous les sens, qu’il avait visité, habité peut-être les grandes villes aussi bien que les villages et les petites campagnes. Plus d’un s’était interrogé aussi sur la balafre qu’il avait sur la joue gauche: où avait-il reçu, gagné cette belle blessure, faite bien certainement par une arme tranchante? Cela ne regardait que lui. A chacun ses secrets. Cependant le voyageur, rassuré sans doute par l’accueil qu’il recevait, devenait de lui-même plus expansif. Il décrivit avec une saisissante vigueur les batailles qui venaient d’avoir lieu. C’était à croire qu’on y prenait part avec lui. On l’écoutait, n’osant plus respirer. Les hommes, si habituellement impassibles, s’enflammaient; les femmes s’écriaient et sanglotaient. Les enfants, ayant perdu toute envie de dormir, étaient suspendus à ses lèvres.
Tout à coup on entendit deux coups de feu, puis plusieurs autres encore. Après un court intervalle, d’autres succédèrent.
On s’était tu. On prêtait l’oreille. Les coups partaient de la steppe. On écouta longtemps, mais le silence s’était refait.
«Eh quoi! la poudre parle même dans vos paisibles campagnes? dit alors le voyageur.
—Cela doit venir du côté du grand chemin de Tchiguirine, dit Andry Krouk.
—Cela est venu de tous les côtés successivement,» dit Danilo en remuant la tête.
Il se faisait tard; les femmes se levèrent pour retourner à leurs maisons. Il fallait faire coucher les enfants. Plus d’une avait pris le sien dans ses bras. Les unes étaient grandes et robustes, d’autres frêles et petites; elles étaient jeunes ou vieilles, mais toutes avaient la même expression, cette expression de volonté énergique qu’on a quand, après bien des souffrances et des luttes, on est décidé à tout faire avec calme, fût-ce à mourir.
On se disait encore adieu sur le seuil de la porte, on échangeait un sourire d’affection, on se faisait un signe de tête amical. Tout se passait comme d’habitude, et cependant on sentait comme une tempête dans l’air. Les yeux de ces femmes, de ces mères, de ces sœurs, de ces fiancées, de ces filles, jetaient comme des lueurs.
«Adieu! adieu! disait-on, bonne nuit!»
Toute la société se dispersa par les sombres sentiers et disparut. Les deux intimes Andry Krouk et Semène Vorochilo restèrent seuls avec Danilo. Le voyageur resta aussi.
III
Tout le monde était parti; la maîtresse de la maison passa dans une chambre à côté.
«Y a-t-il moyen d’arriver jusqu’à Tchiguirine?» demanda le voyageur. Sa voix avait baissé en faisant cette question, ainsi qu’il arrive involontairement quand on sent que le danger peut être plus près de vous qu’on ne veut le dire.
«Cela doit être difficile,» répondit maître Danilo, baissant instinctivement la voix à son tour.
Ses deux amis ne dirent rien; mais ils laissèrent échapper de leurs pipes deux énormes bouffées de fumée, et ils froncèrent leurs épais sourcils.
Ceci exprima sans paroles, mais nettement, qu’ils étaient de l’avis de maître Danilo. Les yeux du voyageur se fixèrent un instant sur la figure impassible de maître Danilo, puis sur les figures non moins impassibles de ses deux amis. Un seul regard de ses yeux pénétrants suffit pour leur apprendre quelle habitude des épreuves il avait, quel mépris du péril et aussi quelle adresse à parer au besoin les coups que pouvait lui porter la fortune.
Cette muette confidence faite:
«Et pourtant, dit-il, il faut que j’y arrive, et par le plus court et tout droit.
—Tout droit à Tchiguirine? répondit Andry Krouk; pour le moment, le corbeau lui-même n’y arriverait pas.
—Est-ce encore loin? demanda le voyageur.
—La longueur du chemin importe peu à celui qui a des jambes quand la route est bonne, dit Semène Vorochilo; mais fût-ce tout près, si c’est impraticable, voilà ce qui importe.»
En prononçant ces paroles, Semène Vorochilo plongeait son regard dans les yeux du voyageur.
«Nous autres voyageurs, répondit l’inconnu, nous ne sommes pas toujours libres de choisir le chemin le plus agréable. Faute du bon, c’est à nous de nous contenter du pire; mais, que voulez-vous, quand il est arrêté qu’on doit arriver quelque part, il n’y a pas à reculer. Heureux toutefois qui peut se procurer un guide, un compagnon de voyage fidèle et sûr! Je ne vous cacherai pas, très-honorables maîtres, qu’il m’est arrivé plus d’une fois de rencontrer, au moment où je pouvais le moins l’espérer, le cœur vaillant, le bras vigoureux, les pieds infatigables dont je pouvais avoir besoin.»
A ces mots de l’étranger, maître Danilo et ses deux amis relevèrent la tête.
«Vous dites vrai, honorable voyageur, répondit Danilo; un compagnon brave et dévoué vaut tous les trésors de l’univers.
—Il ne manque pas en Ukraine de cœurs résolus, dit Andry Krouk; pour ceci, je puis dire que nul pays ne surpasse notre patrie.
—Bien répondu, Krouk, fit maître Danilo. Les Polonais peuvent se vanter d’avoir d’intrépides seigneurs, les Turcs des sultans magnifiques, les Moscovites des gaillards intelligents et habiles: quant à nous, nous pouvons affirmer une chose, qui vaut toutes les autres, c’est que nous sommes «frères», ni plus ni moins.
—A l’exception près, vous avez raison, répliqua le voyageur.
—Dans les meilleurs champs on trouve un brin d’ivraie, reprit vivement Danilo; le froment en est-il moins bon pour cela?
—Non, assurément, dit Vorochilo. Il y a cependant quelque chose à considérer.
—Dites laquelle, répondit le voyageur.
—C’est qu’on ne distingue pas toujours le bon grain du mauvais. Celui qui porte capuce noire n’est pas toujours moine.
—Le bon pâtre reconnaît ses brebis, même sous la peau du loup!» répliqua l’étranger.
Il se fit un silence; on se regarda une fois encore. On s’était compris; les paroles devinrent inutiles.
«Frères, salut! dit le voyageur. Ceux de la Setch vous présentent respect et amitié. Je suis leur envoyé. Je vais à Tchiguirine.
—Nous sommes à vos ordres; nous sommes vos amis, dirent les trois Ukrainiens.
—Qu’avez-vous à m’apprendre? que savez-vous? que se passe-t-il autour de vous? demanda l’envoyé de la Setch.
—Rien de bon, répondit Danilo; l’un s’est lié d’amitié avec les Moscovites; l’autre, après avoir invité les Turcs à venir à son aide, est peut-être, dans ce moment même, en pourparler avec la Pologne.
—Cela n’est que trop vrai! dirent les deux amis de Danilo, et leurs mâles visages exprimaient une douleur profonde.
—Raison de plus pour que j’aille à Tchiguirine, répondit l’envoyé de la Setch—et sans perdre de temps.
—Tous les chemins sont coupés, répondit Vorochilo.
—Et le passage de Gonna?
—Occupé et mis en état de défense par les Moscovites.»
L’envoyé se mit à réfléchir, non aux difficultés, mais au moyen d’arriver à son but.
«Nous autres, Cosaques de la Setch, dit-il enfin, nous ne sommes ni pour les Moscovites ni pour les Polonais. Nous sommes pour les Ukrainiens. Vous voyez bien qu’il faut que je pénètre dans Tchiguirine. De vos deux chefs, l’un s’est vendu, dit-on... mais l’autre?
—L’autre, l’ataman Petro Dorochenko, dit Krouk, est un honnête homme.
—Je le sais, dit l’envoyé. Mais, orgueilleux, passionné, et trop prompt comme il l’est, on peut craindre qu’en voulant sauver l’Ukraine il la perde. Dans son irritation contre les Russes, il oublie que nous avons d’autres adversaires. Il est sur le point de faire une folie et de se jeter du feu à la flamme. J’ai mission de l’en empêcher;—mais, pour y réussir, il faut que je le voie. Si je tardais...»
Ici l’envoyé se tut et regarda tout autour de lui. La maîtresse de la maison était encore absente, deux petits garçons dormaient paisiblement sur un large banc. Il était sur le point de reprendre son discours, lorsque soudain, à l’extrémité de la pièce, il aperçut deux yeux étincelants fixés sur lui et qui semblaient boire ses paroles. Il allait se lever et marcher sur cette vision inquiétante, quand, à sa grande surprise, il découvrit que ces deux yeux ardents étaient ceux d’une simple et gracieuse enfant qui, blottie dans un angle obscur de la chambre, le regardait comme un oiseau charmé.
Danilo avait suivi le regard de l’envoyé et découvrit l’objet de sa préoccupation.
«C’est ma fille, dit-il, ma brave enfant, sage au delà de son âge;» et l’appelant: «Maroussia, dit-il, approche.»
Maroussia s’approcha.
C’était une vraie fillette ukrainienne, aux sourcils veloutés, aux joues brunies par le soleil, d’ensemble étrangement belle, belle par l’expression de sa charmante physionomie autant que par la pureté même de ses traits. Vrai type de la race. Elle portait une chemise brodée à la mode du pays, un jupon bleu foncé et une ceinture rouge; ses cheveux magnifiques, aux reflets dorés, étaient tressés en grosses nattes, et, quoique tressés, ils ondulaient encore et brillaient comme de la soie. Les filles du pays portent en été une couronne de fleurs. Maroussia avait encore quelques fleurs rouges dans ses cheveux.
«Maroussia, lui dit son père, tu écoutais notre conversation?
—Je ne voulais pas écouter, répondit Maroussia. Malgré moi d’abord j’entendais; mais, après avoir entendu, j’ai écouté.
—Et alors qu’as-tu entendu, mon enfant?
—J’ai tout entendu.»
Sa voix était admirablement timbrée.
«Dis-moi ce que tu as entendu, ma fille.»
Les yeux brillants de Maroussia se tournèrent vers l’envoyé de la Setch:
«J’ai compris qu’il était nécessaire que le grand ami de ce soir arrivât très-vite à Tchiguirine, et que pour le salut de l’Ukraine il fallait qu’il pût voir l’ataman.
—Tu as tout entendu, en effet, dit Danilo, et tout compris. Maintenant, écoute-moi, Maroussia. Ce que tu as entendu, tu n’en parleras à âme qui vive. Si quelqu’un t’interroge, tu ne sais rien. Comprends-tu ce que c’est qu’un secret?
—C’est quelque chose qu’il faut garder à tout prix, dit l’enfant.
—Eh bien, dit le père d’une voix grave, tu es dépositaire d’un secret.
—Oui, père,» dit Maroussia.
Maître Danilo n’en dit pas davantage. Maroussia n’eut point à faire de promesse, mais il y avait dans ces deux paroles: «Oui, père,» prononcées par cette enfant ainsi qu’elle le fit, de quoi rassurer plus incrédule que saint Thomas lui-même.
«Où est ta mère? demanda maître Danilo.