Meurtres du fond des âges - Adeline Abadie - E-Book

Meurtres du fond des âges E-Book

Adeline Abadie

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Beschreibung

Deux morts sur un site archéologique, l’abri Mespoulet, aux Eyzies : un cadavre datant du Paléolithique, quinze mille ans, et le jeune archéologue qui l’étudiait.

Pas beaux à voir. Retrouvés dans une posture érotique des plus originales, ils ne s’y sont pas mis tout seuls, vu la différence d’âge. Ils seront également deux pour lever le voile sur la macabre mise en scène et identifier l’auteur de cet outrage : le gendarme d’élite Élina Seignabous, qui a participé à des missions en pleine jungle sud-américaine, à des actions dans des marigots en Afrique, à des opérations sur les champs minés de l’ex-Yougoslavie, et le commissaire Ange Rossello-Obarowski, pied-noir, juif et corse. Un cocktail turbulent, virtuose de l’obstination et des coups de chauffe. Et pourtant tous deux seront une fois encore déchirés par la barbarie. Un visage nouveau de la barbarie.

Un roman noir rondement mené par un duo d'enquêteurs explosif !

EXTRAIT

Devant le promontoire s’ouvre une gorge profonde dans laquelle s’engouffre la vacuité du ciel. Le vide d’en haut s’effondre dans le vide d’en bas, l’emplit de bout en bout, s’étale et s’alanguit jusque dans les herbes des prés, jusque dans la poussière des chemins. On reste sans voix ; on se demande ce qu’on fait là, debout au bord du cirque ; on se demande si on est petit, si on est grand ; on mesure le poids des choses. Et le ciel dégringole en grand oiseau torrentueux, fort de sa lumière dense et bleue, étourdi. Par-devant le promontoire, au loin en face, s’évadent les longues falaises calcaires. Sur leurs sommets les bois de chênes verts, sur leurs façades les corneilles. Des débrouillardes, celles-ci. Qui montent à grands coups d’aile vers les bosquets et plongent en chute libre, inondent le vent et font taire le calme, récusent l’impassibilité. Et qui viennent de ce côté-ci poursuivre d’innombrables tracés sans heurter la haute voltige des hirondelles, sans couper le regard d’Élina Seignabous et de Louis Laugerie.
— Les hirondelles sont des élégantes.
Tous deux se tiennent coude à coude sur l’esplanade minuscule.
— Sur leur trente et un, oui, oui, oui, belles.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Un roman qui égale en appréhension et en impatience les grands maîtres du suspense. Il est, sans nul doute possible, appelé au succès. - Anne-Marie Mitchell, La Marseillaise

À PROPOS DE L'AUTEUR

Le monde et son réel aveuglant n’ont de cesse de percuter nos vies, de nous laisser bras ballants et bouche bée. Il faut à cela trouver de quoi faire face, contrarier, inventer. Adeline Abadie a choisi de faire entendre sa voix. Poésie, policiers et psychanalyse sont les trois piliers qui soutiennent son écriture et ont été son pousse-à-écrire un premier roman noir, Meurtres du fond des âges. Ce genre lui permet d’explorer le champ de l’obscur qui rôde en sourdine et qui tente de faire plier le vivant. Il offre de porter à la lumière la part ombreuse des êtres, non pas pour consoler mais pour consolider. L’auteur vit à Montpellier.

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« La vie est sacrée parce qu’elle est brève et unique. »

David Grossman

Devant le promontoire s’ouvre une gorge profonde dans laquelle s’engouffre la vacuité du ciel. Le vide d’en haut s’effondre dans le vide d’en bas, l’emplit de bout en bout, s’étale et s’alanguit jusque dans les herbes des prés, jusque dans la poussière des chemins. On reste sans voix ; on se demande ce qu’on fait là, debout au bord du cirque ; on se demande si on est petit, si on est grand ; on mesure le poids des choses. Et le ciel dégringole en grand oiseau torrentueux, fort de sa lumière dense et bleue, étourdi. Par-devant le promontoire, au loin en face, s’évadent les longues falaises calcaires. Sur leurs sommets les bois de chênes verts, sur leurs façades les corneilles. Des débrouillardes, celles-ci. Qui montent à grands coups d’aile vers les bosquets et plongent en chute libre, inondent le vent et font taire le calme, récusent l’impassibilité. Et qui viennent de ce côté-ci poursuivre d’innombrables tracés sans heurter la haute voltige des hirondelles, sans couper le regard d’Élina Seignabous et de Louis Laugerie.

— Les hirondelles sont des élégantes.

Tous deux se tiennent coude à coude sur l’esplanade minuscule.

— Sur leur trente et un, oui, oui, oui, belles.

Les demoiselles en noir et blanc frayent à tire-d’aile entre les lignes des corneilles, tracent d’imprenables signes, puis se retirent à la marge, de ce côté-ci, sur le promontoire des Terres Vieilles, dans l’enceinte de l’ancien prieuré où elles ont leurs nids. Plus bas vivent les troglodytes, petits oiseaux fortunés. Louis les suit des yeux et de tout le corps.

— Le troglo mignon, beau tout pareil, oui, oui, oui.

Élina s’appuie contre le mur en ruine du couvent. Le haut lieu, massé sur son repli récalcitrant, se noue à la roche, en rétif qui s’accommode de sa part dérisoire, y loge fièrement malgré le trop peu de place, le trop peu de terre, l’assaut des vents, l’exposition difficile. Le couvent et son jardin des simples s’agrippent. C’est à la vie, c’est à la mort. Ils n’ont pas laissé leur place, ils ne laisseront pas passer leur chance même si, tout autour et au-dedans, les herbes, les taillis et les buissons ont poussé à leur guise depuis deux siècles.

— C’est un rapide, le troglo mignon.

Élina admire la gaieté de Cent Ans de Dimanche.

— Le troglo, tu l’attrapes pas comme ça.

— Ah oui ?

— C’est un rusé, caché dans ses trous, ah ! ça oui.

Louis connaît des détails, des secrets, les dévoile au tournant d’une phrase, entre deux giclées de terre au bout de sa bêche. À deux pas, l’équipe de jardiniers de l’ESAT La Vie Rieuse, deux hommes et une femme, trois handicapés, débroussaillent à tour de bras. On voit la force des corps s’arc-bouter contre l’emprise des branches, des troncs et du temps. Tronçonneuse, haches, fil, croissant, ça tranche, efface, débite, fait coupure avec le sauvage, fait place nette.

Élina, pieds nus, entre les mains le manche du sarcloir. Le sol humide et chaud sent l’humus aigre, la verveine, la poussière, la camomille, l’anis, la sauge, les détritus, la terre retournée, les racines de réglisse, on ne sait quel enfouissement de vécus. Et la mort retournée vers sa face de vie.

Il est presque midi, il fait chaud.

— Ah ! c’est beau ce travail, qu’on s’en lasse pas, on s’en lasse pas, on…

Louis secoue devant lui l’embrouillamini de liserons qu’il a arraché à pleines mains. Et les mots dans sa bouche.

— Le troglo fait plusieurs nids, plusieurs, et…

Cent Ans de Dimanche sautille d’une jambe sur l’autre, mâchonne sa lèvre, scrute les yeux d’Élina, jette les liserons sur le tas d’herbes à brûler. Attend-il une parole d’acquiescement ? Une suite ? Que quelqu’un poursuive sa phrase en panne ? Il se remet au travail, dégage les simples d’une main experte, arrache le trop-plein de chaque variété, le dispose dans un panier. Il dévoile les anciennes petites allées qu’avaient inventées les sœurs, en inaugure de nouvelles, s’émerveille des tracés qui se révèlent. Composition d’excellence.

— Je dis que le troglo, c’est un drôle d’oiseau.

Élina fait tomber la terre demeurée au bas du manche du sarcloir. Comment Louis était-il lorsqu’il vivait près de son arrière-grand-mère, sur la propriété, avant que le grand âge de l’aïeule ne les sépare ? Le bienveillant monde médico-administratif a expédié la vieille démente à l’EPHAD et le malheureux handicapé à l’ESAT.

— C’en est un de guilleret, le mignon.

Tout autour, le prieuré. Celui-ci, c’est un incendie qui l’a poussé dans l’oubli. L’incendie et quoi plus ?

— C’est un travailleur, l’oiseau.

La poussière sablonneuse retombe sur les pieds d’Élina. Au-dessus, le château, son terre-plein et sa tour isolée. Héritage de Marguerite, la sœur aînée morte à l’automne. À la cadette la charge de rehausser l’ensemble. « J’ai accepté de me plier à tes ordres, pourquoi ? » On est d’un lieu, d’une maison, d’une fratrie, on obtempère, on se coupe les ailes. Ou pire, on volette sur place, on reprend une sempiternelle chorégraphie. On s’obstine à nier que l’on est du règne humain. Qu’on n’est pas oiseau soumis au ciel, aux vents, au même. Folie que de répéter, vie que d’inventer. Aux pieds d’Élina, tout autour, les choses menues du lopin d’à peine trois ares. Elle voit sa tâche, perçoit ce qui l’attend. Il suffit de se retourner ; on imagine dans son entier la chapelle sans toit qui claudique contre le rocher et, en face de l’oratoire, de l’autre côté du déambulatoire qui entoure le minuscule cloître, on devine les traces de la bâtisse abritant naguère la salle de lecture et d’écriture et le réfectoire. Il reste les pans de mur.

— Et alors, sa femelle fait le tour du proprio, et elle choisit, elle choisit son bonhomme d’oiseau.

— C’est votre mémé qui vous l’a appris ?

Louis avale ses lèvres, plisse les yeux, les ferme, les ouvre, fourre la tête dans une poignée de menthe, la relève, un pétillement amusé dans les pupilles.

— Pardi, non ! La mémé, les oiseaux, elle y connaît rien de rien !

— Alors ?

— Un oiseau, ça se mange ou ça se mange pas. C’est tout ce qu’elle en sait des emplumés, la mémé.

— Qui, Louis ?

— Qui ? Jésus et sa Joconde !

— Jésus et sa Joconde, tiens donc !

Élina a un léger tremblement des mains. Deux noms prononcés suffisent pour qu’un monde surgisse. Un homme, une femme, une cabane au fond des bois, deux corps en marge, lui tchèque, elle polonaise. Et juifs. Ils apparaissaient à la bordure du monde quand les champignons sortaient et qu’on entrait dans la forêt. De quelle guerre venaient-ils ? De quel désarroi ? De quoi vivaient-ils ? Leurs pieds usés et la douceur d’ange de leur gravité disaient des traversées infinies, des steppes, des errances, on ne savait pas quoi. Ils avaient de la classe, parlaient avec précaution un français tout droit cueilli dans les livres des Lumières. On aurait dit qu’ils avaient peur de le briser. Ou de briser les pensées subtiles délivrées par son entremise. Ce cristal-là, ils l’avaient appris de la bouche de quelque précepteur, dans de lointains salons brillants ; ce n’était pas la langue de leur mère. Élina avait sept ou huit ans lorsqu’elle les vit pour la première fois. Elle cherchait les cèpes derrière son père.

Cent Ans de Dimanche tourne le dos, arrache des orties, va les déposer dans un sac en jute, purin à venir, fumure pour des plantations. Élina en a pour son compte, elle s’essuie le front, fatiguée. Le temps fait son œuvre partout, en toutes circonstances, pour tout élément. Le temps a tout son temps, il ignore sa propre existence. Louis s’approche, chuchote.

— Vous les avez connus, les deux bizarres ?

— Oui. Toute petite. De loin.

— C’est que c’était un autre monde.

Le gendarme Élina Seignabous reste grave. Le temps ne sait pas qu’il est une invention de l’homme. Ne pas se perdre. Dates, durées, calendriers, horloges. Tracer une limite au vide. Avoir une raison de vivre. Repousser l’ardente boucherie.

— Ils aimaient les livres.

— C’est vrai, Louis.

— Ils faisaient que ça, lire.

— De beaux livres.

Louis et Élina repartent un instant à travailler ; leurs deux bêches côte à côte prennent la même cadence. Ils désherbent sans qu’aucune parole soit prononcée, sans un geste parasite. Tous deux ont appris à cultiver la terre dans deux villages voisins. Comment Cent Ans de Dimanche en est-il arrivé à ce qu’il est ? L’amour s’est-il épuisé dans le vertige d’une coupure brutale ? Sa mère l’a mis au monde et a disparu. Depuis quand ses mimiques, ses bégaiements, ses ratés ?

En arrière-fond, sous la falaise, dans les creux des anciennes cellules troglodytiques, l’œil peut lire les traces d’habitats primitifs du Paléolithique. Ce qui donne la perspective de ce que l’homme a parcouru. On se sent affermi, on n’est plus une herbe folle. Au-dessus, du château en ruine, l’œil distingue l’extrémité la plus exposée au sud. La muraille encore solide appelle le soleil à travers ses fenêtres béantes. Depuis les Trois Glorieuses où la forteresse fut incendiée, voler quelques fragments du ciel qui se renverse de toute sa hauteur est le grand faste que s’arrogent les restes. « Sa gloire, c’est la rapine. » Par-dessus la façade, en plein zénith, les corneilles, les hirondelles, les troglodytes. Aucune improvisation, ça ne s’arrête pas, une orchestration impeccable, ça n’en finit pas, ça abasourdit. Tout près, une cigale. Inépuisable. Ne pas arrêter son regard sur la falaise d’en face sous peine d’éblouissement.

— Oh ! la la ! Élina, y a des fatrasseries sous le chapeau !

— Des songeries.

— Des songeries, bon, bon.

Louis baisse une épaule, rehausse l’autre ; sous ses paupières cligne un agacement. Puis plus rien. Il suit le regard d’Élina, s’applique à en percevoir le cheminement. Le jeune homme s’attache, regarde, n’imite pas. Il attend, il espère. Il espère trouver dans l’autre le pan qui lui fait défaut. Il ne sait pas qu’il sait. Personne ne semble lui avoir donné de viatique, de quoi se regarder, se consolider seul, aller de l’avant.

— Le troglo, je dis qu’il est bien brave…

Quelque chose de pérenne et de haut se surajoute. Le ciel, non content d’emplir l’abîme, tombe dans les corps, touche à l’infinité du dedans. Les nonnes, est-ce par là qu’elles frôlaient au plus près la grandeur de Celui qu’elles invoquaient ?

—… le troglo, une fois que sa dame a couvé, une fois que c’est né, il s’occupe des petits.

— Ah ! Il est émancipé, alors ?

— Oui, pile-poil, c’est ça, émancipé !

Le jeune homme pouffe de rire.

— Je vais dire ça à ma fiancée ! Hé, Laura… !

La jeune femme occupée à dix pas n’entend pas.

Élina songe à Jean Lerm, le cultivateur d’ironie rencontré dans l’hiver de neige. Il aimerait Louis.

— Jésus, il racontait pas des balivernes.

— Il avait un livre de botanique et un autre sur les oiseaux.

— C’est ça, le troglo, c’est qu’il est moderne, tiens, le rigolo !

Là-bas, dans le village bolivien où le gendarme d’élite Élina Seignabous avait été missionné, un petit garçon vivait dans la canopée. Hissé là-haut par la folie des hommes en guérilla. Il avait vu ce qu’il n’aurait pas dû voir. Les siens assassinés. Il vivait dans une colonie d’oiseaux colorés. Il avait trouvé là son gîte et connaissait les hauteurs mieux que quiconque. Que dire de Louis ? Il a lui aussi inventé sa canopée. Pour ne pas mourir, l’enfant délogé trace d’étranges contours au vide. Que dire des hommes des temps reculés qui vivaient sur le promontoire ? Munis de peu, balbutiant des prémisses, peignant des murs, appendus à la roche, gardant le feu… Pêcheurs, chasseurs, cueilleurs, artistes…

Au village, la cloche de l’église sonne midi.

— C’est la soupe !

Louis laisse choir ses outils, s’enfonce au-delà de l’amas de broussailles et d’arbres. Sa voix tonitruante l’entraîne ; il se précipite à ses trousses et saisit Laura par le poignet.

— La soupe ! La soupe ! La soupe !

Élina sursaute, lève les yeux de sur sa méditation. Que lui avait dit le commissaire Ange Rossello-Obarowski, dans l’hiver de neige ?

— Vous sortez de votre tanière aux pensées, parfois, Élina ?

Le gendarme Seignabous suit du regard son coéquipier Laugerie. Pour le moment, c’est lui qui ordonne. Ou son estomac. Les jardiniers et l’éducateur Jean Andrieu posent pelles, sarcloirs, fourche, houe et croissant. Les paniers de plants récoltés sont mis à l’ombre. Les deux employés de l’ESAT gagnent la sortie sous la roche au-delà du prieuré, empruntent le sentier escarpé qui appelle la peur, les histoires anciennes, et arrache des cris et des rires aux premiers partis. La faim ne règle pas les vieux restes de crainte et frissonner a du bon. Restent l’éducateur, Louis et Laura Lafont, la toute dernière arrivée à l’ESAT. Cent Ans la tient solidement de sa main robuste.

— C’est ma tout aimée !

Là-bas, au bourg de Montalivet, la cloche nouvellement équipée d’un système électronique résonne, péremptoire une deuxième fois, puis s’interrompt.

— Midi, c’est midi !

Élina range son sécateur dans un trou de mur et abandonne la bêche sous une touffe de noisetiers. L’écho de la cloche roule sous la roche. Jean hausse la voix.

— Les cloches volaient pour les messes, les baptêmes, les noces, les morts, l’angélus. Elles prévenaient des feux et, trois fois dans le siècle, elles annoncèrent celui de la guerre.

Il envoie un sourire à Élina.

— Jusqu’à il y a peu, des heures, elles n’en disaient rien. Dans un temps proche, cinquante ans tout au plus, je m’en souviens, j’étais haut comme trois cailloux, chez moi, à Prats, c’était Paul Bouyssou, le sonneur, qui les emportait à la volée. T’as pas connu ça, toi ? T’as quoi ? Onze ans de moins que moi ?

Bras robustes, danse de pendaison, l’homme tapait du pied sur la sole de l’église et s’élevait, nageur suspendu dans la moiteur poussiéreuse.

— Je n’ai pas connu, non.

La mécanique parfaite fait tomber les heures, martèle le temps, l’affiche, l’inculque, le rappelle. Un temps mesuré, calibré. Plus rien à voir avec la durée que donnaient les récoltes, les saisons, la traite des vaches, les fêtes, les jours et les nuits, le lever et le coucher du soleil, le zénith.

— Savoir l’heure au chiffre près, cela ne venait à personne.

— On vivait comme ça depuis le Néolithique, dis… !

Cent Ans de Dimanche coupe l’éducateur.

— La cloche l’a dit, c’est midi !

Louis est content de reconnaître l’heure, de la nommer, d’être un parmi d’autres. Puis il se ravise, fait volte-face, lâche Laura, saisit une bêche.

— On peut continuer de sarcler. C’est bien malheureux de s’arrêter de débroussailler. C’est qu’il fait bon. J’avais plus qu’un petit carré à finir. Je reste là !

Jean le pousse vers les escaliers de pierre.

— La soupe, c’est la soupe, Louis, tu l’as dit, vasy.

— Non, non, non ! Je nettoie sous les chênes.

Dévotion à la terre qui est dévotion à ce qu’il a reçu de l’aïeule. Il désarticule ses bras ballants, les lance d’avant en arrière, tête baissée. La voix d’Andrieu résonne.

— Tu es inscrit au repas, tu nous suis.

Ton intransigeant.

— Sale bête de sale bête ! La terre aime pas qu’on la laisse en plan, comme ça, et puis, cet après-midi, on aura le soleil sur le dos, il fera canicule, c’est pas du travail, ça ! La mémé, elle aurait arrêté sur le coup des une heure et repris sur le tard, passée la sieste, à la fraîche. Pas à deux heures parce que la toc toc là-haut commande. Elle y connaît rien, la toc toc, à la terre.

— L’heure, c’est l’heure.

— Et voilà, trotte à la maison de mourir, crève Capet, crève… Toujours bon à être commandé, le mulet. Allez, viens, Laura, viens, le chef a parlé.

Cent Ans plante sa bêche, la laisse debout là où il a donné le dernier coup. Il fait un bras d’honneur à l’éducateur, prend le bras de Laura.

— Viens, toi, la fiancée de la marsalade !

Jean garde un regard sévère. Élina murmure.

— Quand Louis m’a présenté Laura, au printemps, il est arrivé sans crier gare dans la tour, l’a poussée devant lui et m’a lancé : « C’est ma fiancée de la marsalade. » Il parle la poésie.

— Il t’a raconté que Laura est arrivée au centre en mars sous les giboulées – la marsalade –, trempée des pieds à la tête le temps de descendre d’une voiture et de pénétrer dans le hall du foyer ? Il ne la quitte plus, sauf quand la lubie lui prend de s’évader, et c’est souvent comme tu sais, pour retourner, entre autres, dans la maison de l’arrière-grand-mère. J’ai du mal à le contenir.

— Il a besoin de nettoyer le potager, les fleurs, les arbres, c’est inscrit.

— Je le laisse faire en partie, je me dis que c’est un passage, j’attends voir.

Laura suit l’amoureux allègre et têtu, doux comme un agneau et qui la promène avec fierté dans sa brouette en bois vieille comme Hérode. Dans l’instant, ils disparaissent, poussés par l’éducateur, happés par les murs de la ruine. Au milieu du jardin des simples, dans le silence revenu, une sonnerie vibre, le portable d’Élina sonne.

— C’est Ange. Vous allez bien ?

— Oui, et vous ?

— L’homme va, le commissaire moins.

— Que se passe-t-il ?

— Deux morts tendrement enlacés : un vieux cadavre de sexe indéterminé et un jeune type. Pas beaux à voir.

— Où?

— Sur un nouveau site archéologique, l’abri Mespoulet, commune des Eyzies. Pour ainsi dire, chez vous, Élina.

— Vous êtes là-bas ?

— Je suis sur place depuis dix minutes.

— Dites-moi.

— Le vieux, ou la vieille, a environ quinze mille ans, et le jeune, trente-cinq. Ils ont été retrouvés dans une posture érotique des plus originales, mais, vu la différence d’âge, ils ne s’y sont pas mis tout seuls, quelqu’un les a aidés. Mon équipe est chargée de lever le voile sur la macabre mise en scène et de retrouver l’auteur de la plaisanterie.

* * *

Le 4 x 4 roule à bonne allure, s’applique à suivre le mouvement qu’impose la route étroite et sinueuse tandis que la voix de la chanteuse Nathalie Stutzmann réjouit l’habitacle. À chaque virage, l’inattendu est aux aguets : voiture de tourisme anglaise qui sait mal tenir sa droite, véhicule chargé de vacanciers en mal de photos et qui va au ralenti vitres ouvertes, sanglier ou chevreuil égaré par la chaleur et qui cherche les points d’eau, tracteur et charrette occupés aux travaux, ambulance à folle vitesse. La route engloutit le paysage qui file sous les yeux dans une suite de montées et de descentes, de passages dans les bois puis dans la clarté des champs. Le corps subit la valse de l’ombre et de la lumière, les cahots de la chaussée, le coût de tournants redoutables, la douceur de la brise par la vitre ouverte. Élina au volant s’applique derrière ses lunettes noires. À peine une ligne droite s’ouvre-t-elle qu’apparaît un coude qui oblige à la vigilance. Autant ralentir et savourer le déplacement.

Qui a dit que la nature est horriblement répétitive ? Même là où les hommes se sont pris à la soumettre, elle n’a de cesse de n’en faire qu’à sa tête, de manigancer des tours et des détours, de ruser avec qui s’annonce. L’espace est invention et nouveauté ; au regard de s’inviter et d’imaginer. Là un gros châtaignier pavane ses vieilles branches sous le soleil au milieu du pré ; ici, sur le talus, un bouquet d’arums sauvages déploie ses cornets aux fleurs rouges, tache de surprise qui capture l’œil, puis un vol d’étourneaux tracasse la tranquillité du ciel, une senteur de miel transporte ailleurs. Le gendarme Seignabous hésite à prendre place et laisse son temps de rêverie à Élina. « Voici le pays de Longue Mémoire… » Le traverser dans sa frange sud, depuis le pays au Bois vers le pays des Grottes, c’est avancer au milieu d’une œuvre d’art. C’est aller du fleuve opulent de la Dordogne à la rivière remuante nommée Vézère. Tous deux, fleuve Dordogne et rivière Vézère, surgis des monts d’Auvergne, en des hauteurs elles-mêmes jaillies de la vieille terre, cela dans un écart de temps lointain et tourbillonnant, inaccessible à l’entendement, perceptible seulement au trouble que son évocation agite. Qui a dit que les arrière-pays sont les tombeaux du rien et de l’ennui ? Comme si exultait ici la mort en reine mère et qu’il n’y ait point de mouvement, d’effervescence, de franchissement, d’insolence. Rien n’aurait lieu, le vivant est ailleurs. Et pourquoi ici ne serait-il pas lieu d’apprentissage ? Élina freine brusquement. Un panneau se dresse au loin. Les Eyzies. L’agitation pointe en elle. Les Eyzies. Le voici le point fort du vieux pays, le berceau, le lieu du commencement et de la perpétuation. Le voici le territoire sacralisé. Et voici son point d’orgue, son centre sur lequel avancer à pas précautionneux, entre vestige et vertige, de quoi se sentir plus menue et plus fragile qu’il y a une demi-heure, perchée là-haut, sur le promontoire des Terres Vieilles, dans le jardin des simples, au-dessus de la vallée de la Nauze. Le 4 x 4 ronronne, repart, glisse sur la chaussée. Élina a un petit rire sonore qui contrarie la voix de contralto de Nathalie Stutzmann, dans l’aria Bist du bei mir.

« J’ai deux mots à vous dire, monsieur Rossello-Obarowski ! En un, la vallée de la Nauze se trouve loin des Eyzies, ce n’est pas la porte à côté, il faut faire la route et la route soulève des embardées de cogitations inattendues. En deux, j’étais venue aux Terres Vieilles pour me reposer. Je me délectais de ma journée d’essartage, loin de tout. Vous avez eu le toupet, cher Ange, de m’extraire hardiment de mon retranchement. Une fois laissé Genève, je préfère, et de loin, le Pays au bois et sa grande marge boisée à cette part du Périgord qui serait le nec le plus ultra. La part la plus fréquentée. On y vient en foule, on y court en horde, on en est entiché ! Certes, les Beunes et la proche vallée de la Vézère sont le lieu même de l’énigme, l’éblouissante énigme de débuts magnifiés, l’éclatante énigme des bégaiements de l’Homo sapiens sapiens. Il n’empêche, ce n’est pas le bon jour pour un déplacement. »

Le gendarme Seignabous presse le volant. Elle entend la réplique et le petit rire narquois du commissaire. Ou de l’homme. « L’Homo sapiens sapiens, autant dire toi et moi. »

Qu’est-ce qu’il lui a raconté au téléphone ? Qu’un corps de sexe inconnu était peu à peu exhumé par l’archéologue Xavier Lenormand, mandaté par le ministère de l’enseignement supérieur et de la Recherche avec une équipe de trois étudiants amateurs de passé. Et voilà qu’un mystère s’est fait jour au petit matin, greffé sur la grande énigme des origines. « Le chercheur a été assassiné. » Un homme d’aujourd’hui qui avait affaire, comme tout bipède parlant, avec le temps et la finitude. Et qui, par le choix de son métier, le signifiait plus clairement que la masse ? « Spécialiste des sépultures du Paléolithique… »

Il y a eu une conversation farouche au téléphone.

— Ange, je n’ai aucune légitimité pour vous rejoindre.

— Je vous ai appelée.

— C’est à vous, commissaire, que l’enquête a été confiée par les ministères de la Culture et de l’Intérieur.

— Un, vous avez une expérience des tombes retournées. Deux, vous êtes d’ici. Trois, vous vous aventurez sur des territoires vers lesquels je ne vais pas, vous avez une perspicacité singulière.

— Un, les sépultures sur lesquelles je travaille ne relèvent pas de la préhistoire et de la recherche, mais des conflits et des guerres contemporains et de leurs égarements. Deux, je refuse que chaque fois qu’il y a ici un homicide ou un problème l’on fasse appel à moi. Trois, vous avez votre manière de travailler, une manière efficace et qui fait ses preuves, sans besoin d’y adjoindre…

— Avant, je ne vous connaissais pas, Élina.

— Je ne suis pas désireuse de…

— Le croyez-vous vraiment ?

— Oui.

— Pourtant, à mon appel, vous allez accourir. En vingt minutes, chrono en main.

— Vous êtes têtu.

— Je suis corse. Pied-noir. Et juif.

— Courageux triptyque !

— Trois types dans un, ça donne du cran et du caractère. Sans parler des femmes qui m’ont élevé. Vous le savez, Élina, que j’ai été élevé par des femmes. Leur constance me tient. Alors ?

— Alors, enquêtez. Je me contenterai de vous livrer mes vaticinations, pas plus, pas moins. J’ai dix jours à consacrer au prieuré, Ange. J’ai quelque peu cessé mes querelles ante et post mortem avec ma sœur Marguerite. Quelque chose de neuf s’annonce. Et puis, je me dois à l’équipe de jardiniers qui m’aident à réhabiliter le jardin des simples.

Traversée d’une partie des Eyzies au ralenti. Foison d’appareils photo, de shorts, de gosses et de toutous. Les images tombent, crues, sur le pare-brise du 4 x 4. Prendre la direction de Sarlat, rouler. Fin des virages, brève ligne droite. Quatre silhouettes de gendarmes au bord du talus, des véhicules de la gendarmerie, des voitures banalisées. Aucune auto visible de médias, mais des journalistes et des photographes qui se précipitent et que les forces de l’ordre éloignent. Des badauds, écartés de même. La voix de Stutzmann stoppée, Vivaldi bec cloué. Vitre baissée. Un jeune en tenue se penche.

— Je suis Élina Seignabous. Le commissaire Rossello-Obarowski m’a sollicitée.

— Stagiaire Léonardi Julien. Je vous conduis.

Bref salut militaire.

— Garez-vous. Nous allons à pied.

Il faut un rien de temps à Élina pour basculer dans le corps du gradé Seignabous. Aucune tenue extérieure cependant. Partie précipitamment des Terres Vieilles en tenue de jardinière, vieux pantalon et tunique en lin, baskets, débardeur, chapeau, auréoles de sueur et terre fraîche sur les fringues. « Impeccable pour ce que j’ai à faire. » Partie trop vite au grand dam de Louis Laugerie qui voulait l’accompagner. Engueulade avec Jean.

— Je vais te mettre mon pied au cul.

— La mémé m’y fichait les orties.

Le 4 x 4, prêté par le beau-frère hollandais, garé à l’entrée d’un chemin caillouteux, au bord de la départementale, Élina avance sans bruit et dans une épargne de mouvements, zigzague au rythme des creux d’espace que ses yeux repèrent en un rien de temps entre pins, genièvres et chênes, sur un territoire sans chemin ni tracé, sous le couvert du crissement des cigales, retient ses jambes qui la poussent en avant, évite les obstacles que lui balance son guide. Le novice écarte maladroitement les branches, les ronces, et les lui renvoie en pleine figure. Le corps du gendarme Seignabous retrouve la connaissance des dénivelés, de la roche qui affleure en soutien ou en ennemie, des premiers rudiments du métier acquis durement sur le terrain, des larmes refoulées et des dents serrées, du quelque chose d’une tension constante à chaque mouvement. Apprentissage de l’extrême. La pensée vigilante.

— Étrange crime au bord d’une tombe datée de milliers d’années, madame, n’est-ce pas ?

— En effet.

Le jeune ne sait pas si bien dire. Qu’est-ce que l’événement vient ébranler en Élina aux prises avec ses ruminations sur le temps ? Là-bas, sur le promontoire, occupée à ressusciter la vieille abbaye, elle était happée par les choses de l’existence et de la mort. Est-ce pour cela que la demande pressante de Rossello-Obarowski l’irrite quelque peu ? « Qu’est-ce que je me disais il y a à peine une heure ? Tu te fais archéologue… J’ai besoin de temps pour songer. Nulle envie de me disperser. »

En elle un dépouillement. La place faite, nette, réservée toute aux fantaisies et aux questionnements. Le novice se retourne, vérifie qu’elle suit. Elle lui fait signe que tout va bien. Au fond, être sollicitée par le commissaire va apporter de l’eau à son moulin. Ici se tient une double mort, une mort étrange et inattendue, un squelette de quinze mille ans – femme ou homme ? La discussion est en cours – délicatement remonté à la lumière par un homme de trente-cinq ans retrouvé inanimé ce matin à côté de la dépouille qu’il avait passé la nuit à veiller.

— Dans un éblouissement imaginable.

Belle image et brève explication données par le commissaire Ange Rossello-Obarowski qui les tenait de quelqu’un. Un des trois étudiants ? Du conservateur ? Élina avait été inattentive. Aucune envie de s’arracher au promontoire, au retrait, à la restauration. À sa réjouissance.

Le terrain se fait aride et abrupt, met le corps à l’épreuve, lui fait reprendre les savoirs incrustés à coup d’années d’entraînements forcenés, un corps rodé qui se sait néanmoins hors mission, hors danger, et qui songe à sa guise. Façon sobre et pudique d’atteindre l’aire profanée sans l’outrager à son tour. Devant le temps et la mort, tout s’avère superflu et risible, et à l’heure brûlante du zénith montant, à l’heure du repas reposant, Élina Seignabous renoue avec les marques inscrites au fond d’elle qui a eu pour mission les terrains de guerre, de guérillas et d’attentats, puis pour métier de visiter des tombes, des charniers, des sépultures sauvages et des cadavres abandonnés en pleines ruines, au final de conflits pitoyables.

« Eh bé, dis donc, toi, tu peux dire que t’as arrêté à temps de courir après les guerres, tu peux te dire que t’as de la chance d’avoir plus à galoper après des cinglés, que là, ces Arabes qui font tout sauter, c’est pas de la gnognotte. » La voix aimable de la tante Denise Cousinié, avant-hier. Avenante, républicaine, fine.

Le jeune gendarme avance, les branches claquent en rafales, des cailloux giclent. Il ralentit, se tourne à demi, s’égosille.

— On est à deux pas des grottes des Combarelles et de Font-de-Gaume.

À deux pas des grottes préhistoriques, les Eyzies-de-Tayac… Élina entend, ne se distrait pas. Évite des blocs de pierre effrités, un tamier et des carex, fait deux pas sur place pour ne pas perdre le rythme, amorce la côte improvisée par les circonstances de la découverte de la sépulture, sous un abri-sous-roche. Pas aisé de grimper. Avancer d’un pas sûr, ne pas perdre son allant. La colline se mue en falaise, le sol s’avère friable.

— À deux pas des Combarelles et de Font-de-Gaume… C’est là-bas, à gauche, de l’autre côté de la route.

Les deux noms propres soulèvent une tempête. Les débuts de l’art. Marguerite l’avait obligée à visiter, l’avait poussée de force dans la moiteur ombreuse des excavations.

— On ne peut pas être née ici et ne pas entrer là-dedans.

Marguerite disait juste. Elle disait juste souvent, mais d’un ton impérial qui rendait ses dires ostentatoires et ridicules. Repoussants. Élina avait dix ans. Trop jeune, pas prête, pas envie. Amoureuse de la lumière des coteaux. Plus tard, en Afrique, des grottes dans le désert. Les peintures rupestres. Un éblouissement. L’âge était venu. Le désir. La hauteur d’entendement. Combarelles et Font-de-Gaume. Sont apparus des tracés, des empreintes, des dessins, des représentations, des gravures. L’émergence de quelque chose. « Et tu vas visiter deux drôles de cadavres… »

Élina voudrait avancer plus fermement. Elle s’élève sur la rocaille sans hésitation, le corps debout. Rester debout, voilà l’enseignement reçu. L’honneur sauf. Les alliés de sa fresque secrète lui font signe depuis ses bas-fonds secrets, ils l’attendent au tournant, debout pareillement, et muets, attentifs, vigilants même, la fleur de safran à la proue de l’étrange arche de Noé, lama, renard, serpentine, jasmin…, à l’image des fresques préhistoriques. Ce qu’ils portent, l’humanité profonde qui résonne dans leur sillage, fait écho aux hommes des lointains obscurs.

Le jeune collègue s’écarte, laisse passer Élina qui débouche sur le sanctuaire, dents serrées et odorat en alerte, happée par l’odeur mêlée de merde et de mort, qui saute au nez. À dix pas, entre les jambes et les pieds des gendarmes, d’un médecin légiste, de deux étudiants et de trois policiers de la scientifique, son regard repère un squelette exhumé aux trois quarts, tête et buste hors de terre, une deuxième tête chevelue écrasée sur son bassin, un corps encore humain vêtu d’un tee-shirt blanc et d’un short maculé – l’homme s’est vidé sous la pleine chaleur qui tape sur la caillasse du coteau. Élina s’empare de ses mains et les porte à ses narines. Les fragrances du jardin des simples qui ont empli ses pores durant toute la matinée aux Terres Vieilles ne lui sont d’aucun secours, la puanteur qui se dégage du cadavre récent la saisit. C’est à chaque fois pareil, et avec cela la sourde crainte que l’homme tout en chair pourrait se retourner, se relever et parler à nouveau, rire, s’animer. Pauvre vœu ! Elle porte ses mains à son cou, étonnée. Où est-elle ? Dans quel ailleurs ? En Irak ou en Bosnie, en Afrique, à l’approche des suites d’un attentat ? Elle s’arrête, incrédule. « Je suis au pays. »

Le novice s’efface ; elle le remercie. Il paraît surpris.

Le commissaire, debout en plein soleil, lunettes noires et chemisette blanche, l’accueille d’un signe de la tête, désigne le commandant de gendarmerie qui lui tend la main après le salut de rigueur.

— Bienvenue, madame Seignabous. Commandant Mercier, du secteur des Eyzies. Merci, Léonardi.

Le commissaire poursuit.

— Voici M. Roland Majurel, directeur de recherche au CNRS et paléontologue. M. Matthieu Delval et Sophie Léger, étudiants, qui fouillaient le site, avec la victime. Adrien Causse, qui veillait la nuit avec Xavier Lenormand, n’est pas ici. M. le conservateur du musée de Paléontologie non plus. En visite à Sydney.

Élina salue, serre les mains, se glisse à la droite de Rossello qui se penche vers son oreille.

— Merci, Élina.

Le commandant Mercier transpire ; deux gouttières de sueur coulent le long de ses tempes. Ses yeux bleus se plissent sous l’assaut de la lumière vive.

— Vous avez été missionnée sur l’affaire, madame ?

— Non, bien sûr, vous en auriez été le premier informé. J’ai été appelée par le commissaire.

Un sourire des plus anodins glisse sur le visage d’Obarowski.

— À titre purement privé.

Le gradé approuve d’un signe de tête. Sa haute stature maigre l’oblige à se tenir courbé vers ses interlocuteurs ; l’homme semble vivre au-dessus des autres, « un grand peuplier ».

— L’affaire Marguerite Seignabous et l’affaire Jean Mazelaygue me sont connues. Une collaboration Seignabous-Rossello avait été évoquée lors des deux enquêtes.

— Collaboration ? Du tout. Disons plutôt un concours de circonstances.

— La gendarmerie est chargée de rassembler et de coordonner toutes les informations. Huit de nos hommes, lancés depuis huit heures ce matin dans un interrogatoire de tous les riverains du site, commencent à apporter les premiers résultats. Rien de spectaculaire. Une Picasso blanche a été aperçue à cinq heures quarante-cinq, entrant sur le chemin de terre qui mène au bas du coteau. Nous avons également lancé un appel à témoins il y a une heure par le biais des radios libres et de France Bleue Périgord. Nous sommes début juin, la saison touristique est commencée. Des randonneurs à pied ou à vélo ont pu passer de bonne heure. Quant aux habitants, ce sont des lèvetôt. C’est un facteur en retraite, qui se trouvait dans son jardin, qui a aperçu le véhicule. Plusieurs de mes hommes demeureront en faction ici même tant que les fouilles et le dégagement du squelette ne pourront pas avoir lieu. Des badauds trépignent en bas de la colline, vous avez dû les apercevoir. Il y a tout lieu de craindre des débordements, des curiosités malsaines, voire des actes de malveillance. Sans parler des journalistes de la presse écrite, du Net et de la télévision qui ne supportent pas que l’on refuse de les laisser s’approcher de la scène de crime.

Là est l’aire, un abri-sous-roche au plafond en partie effondré, délimitée par le ruban de plastique bicolore ; là est le trou, sur un replat, en surplomb du coteau.

— La parcelle appartient à un monsieur Albert Mespoulet, plombier à la retraite, et à son fils, Jérémy Mespoulet, plombier en exercice.

La voix du commandant résonne sous la voûte.

Pan de terre jusqu’à ce jour des plus anonymes, les quelques centiares sont soudainement passés de l’anodin à la lumière, passés du privé au public.

— La trouvaille du site comme lieu funéraire a été faite par le propriétaire, il y a huit jours alors qu’il passait en contrebas avec son chien. Il avait repéré l’éboulement de l’auvent, comme vous le voyez à la béance qui se trouve au-dessus de nos têtes. C’était il y a deux mois, suite sans doute à la vague de froid de janvier. Puis sous l’effet des pluies de printemps le terrain s’est soudainement affaissé, la partie supérieure des sédiments s’est effondrée à son tour et a mis au jour le tombeau.

Une fosse si vieille que c’est à se demander si le défunt appartient à la même lignée que soi, à la même filiation, s’il ne tiendrait pas d’une autre humanité, si ancienne que c’est à se dire que sur le terre-plein du prieuré, à l’autre bout du Périgord, rêver du temps et tenter de l’imaginer jusqu’aux premiers hommes avait quelque chose de prémonitoire. Et d’ailleurs, quels premiers hommes ? Néandertal ? Cro-Magnon ? Et puis, à partir de quelle date a-t-on commencé à enterrer les morts ?

L’archéologue s’avance d’un pas.

— À ce stade des recherches, nous ne savons pas affirmer si le squelette est celui d’un homme ou d’une femme. Nous penchons pour le sexe féminin. Paris va nous envoyer les résultats d’analyses.

M. Majurel reprend la conversation interrompue par l’arrivée d’Élina.

— L’avancement des sutures crâniennes indique qu’il s’agit d’un adulte, mais pour ce qui concerne le sexe, pour l’instant, nous n’avons pas de réponse. Trois éléments font pencher pour une femme. Un, dans cette zone du Sud-Ouest de la France, les sépultures de défunt seul, au Paléolithique supérieur, révèlent qu’il s’agit majoritairement de femmes. Deux, les corps repliés en position fœtale sont le plus souvent ceux de femmes et d’enfants. Trois, l’orientation est-ouest, comme celle-ci, serait plutôt réservée aux femmes.

Pour ce qu’Élina en distingue entre les silhouettes des enquêteurs et des étudiants, le défunt immémorial avait été inhumé de profil, soigneusement enroulé ; sa tête, de trois quarts, arbore toute sa dentition et semble figée dans un sourire insistant et énigmatique, presque ironique. Il connaît la vérité de ce qui a eu lieu, il connaît la vérité et ne la dira pas, pas une parole ne passera entre ses dents serrées. À vous, pauvres vivants, de faire toute la lumière sur le drame.

— Vos premières impressions, madame Seignabous ?

— Trop tôt, commissaire.

* * *