Mon frère Yves - Pierre Loti - E-Book

Mon frère Yves E-Book

Pierre Loti

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Beschreibung

Le livret de marin de Mon frère Yves ressemble à tous les autres livrets de tous les autres marins.
Il est recouvert d’un papier parchemin de couleur jaune, et, comme il a beaucoup voyagé sur la mer, dans différents caissons de navire, il manque absolument de fraîcheur. Kermadec, c’est son nom de famille ; 2091, son numéro dans l’armée de mer, et P, la lettre initiale de Paimpol son port d’inscription.  
En ouvrant, on trouve, à la première page, les indications suivantes :
« Kermadec (Yves-Marie), fils d’Yves-Marie et de Jeanne Danveoch. Né le 28 août 1851, à Saint-Pol-de-Léon (Finistère). Taille, 1m,80. Cheveux châtains, sourcils châtains, yeux châtains, nez moyen, menton ordinaire, front ordinaire, visage ovale. »

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Mon frère Yves

Pierre Loti

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385743611

À ALPHONSE DAUDET

Voici une petite histoire que je veux vous dédier, acceptez-la, avec mon affection.

On a dit qu’il y avait toujours dans mes livres trop d’amour troublant. Eh bien, cette fois, il n’y aura qu’un peu d’amour honnête, et seulement vers la fin.

C’est vous qui m’avez donné cette idée, d’écrire une vie de matelot et d’y mettre la grande monotonie de la mer.

Ce livre va peut-être me faire des ennemis, bien que j’aie touché le plus légèrement possible aux règlements maritimes. Mais vous, qui aimez toutes les choses de la mer, même le vent, la brume et les grosses lames, — même les matelots simples et braves, — vous comprendrez certainement Monfrère Yves. — Et cela me dédommagera.

PIERRE LOTI

I

Le livret de marin de mon frère Yves ressemble à tous les autres livrets de tous les autres marins.

Il est recouvert d’un papier parchemin de couleur jaune, et, comme il a beaucoup voyagé sur la mer, dans différents caissons de navire, il manque absolument de fraîcheur.

En grosses lettres, il y a sur la couverture :

KERMADEC, 2091. P.

Kermadec, c’est son nom de famille ; 2091, son numéro dans l’armée de mer, et P, la lettre initiale de Paimpol son port d’inscription.

En ouvrant, on trouve, à la première page, les indications suivantes :

« Kermadec (Yves-Marie), fils d’Yves-Marie et de Jeanne Danveoch. Né le 28 août 1851, à Saint-Pol-de-Léon (Finistère). Taille, 1m,80. Cheveux châtains, sourcils châtains, yeux châtains, nez moyen, menton ordinaire, front ordinaire, visage ovale. »

« Marques particulières : tatoué au sein gauche d’une ancre et, au poignet droit, d’un bracelet avec un poisson. »

Ces tatouages étaient encore de mode, il y a une dizaine d’années, pour les vrais marins. Exécutés à bord de la Flore par la main d’un ami désœuvré, ils sont devenus un objet de mortification pour Yves, qui s’est plus d’une fois martyrisé dans l’espoir de les faire disparaître. — L’idée qu’il est marqué d’une manière indélébile et qu’on le reconnaîtra toujours et partout à ces petits dessins bleus lui est absolument insupportable.

En tournant la page, on trouve une série de feuillets imprimés relatant, dans un style net et concis, tous les manquements auxquels les matelots sont sujets, avec, en regard, le tarif des peines encourues, — depuis les désordres légers qui se payent par quelques nuits à la barre de fer jusqu’aux grandes rébellions qu’on punit par la mort.

Malheureusement cette lecture quotidienne n’a jamais suffi à inspirer les terreurs salutaires qu’il faudrait, ni aux marins en général, ni à mon pauvre Yves en particulier.

Viennent ensuite plusieurs pages manuscrites portant des noms de navire, avec des cachets bleus, des chiffres et des dates. Les fourriers, gens de goût, ont orné cette partie d’élégants parafes. C’est là que sont marquées ses campagnes et détaillés les salaires qu’il a reçus.

Premières années, où il gagnait par mois quinze francs, dont il gardait dix pour sa mère ; années passées la poitrine au vent, à vivre demi-nu en haut de ces grandes tiges oscillantes qui sont des mâts de navire, à errer sans souci de rien au monde sur le désert changeant de la mer ; années plus troublées, où l’amour naissait, prenait forme dans l’âme vierge et inculte, — puis se traduisait en ivresses brutales ou en rêves naïvement purs au hasard des lieux où le vent le poussait, au hasard des femmes jetées entre ses bras ; éveils terribles du cœur et des sens, grandes révoltes, et puis retour à la vie ascétique du large, à la séquestration sur le couvent flottant ; il y a tout cela sous-entendu derrière ces chiffres, ces noms et ces dates qui s’accumulent, année par année, sur un pauvre livret de marin. Tout un étrange grand poème d’aventures et de misères tient là entre les feuillets jaunis.

II

Le 28 août 1851, il faisait, paraît-il, un beau temps d’été à Saint-Pol-de-Léon, dans le Finistère.

Le soleil pâle de la Bretagne souriait et faisait fête à ce petit nouveau venu, qui devait plus tard tant aimer le soleil et tant aimer la Bretagne.

Yves apparut dans ce monde sous la forme d’un gros bébé tout rond et tout bronzé. Les bonnes femmes présentes à son arrivée lui donnèrent le surnom de Bugel-Du, qui, en français, signifie : petit enfant noir. C’était, du reste, de famille, cette couleur de bronze, les Kermadec, de père en fils, ayant été marins au long cours et gens fortement passés au hâle de mer.

Un beau jour d’été à Saint-Pol-de-Léon, c’est-à-dire une chose rare dans cette région de brumes : une espèce de rayonnement mélancolique répandu sur tout ; la vieille ville du moyen âge comme réveillée de son morne sommeil dans le brouillard, et rajeunie ; le vieux granit se chauffant au soleil ; le clocher de Creizker, le géant des clochers bretons, baignant dans le ciel bleu, en pleine lumière, ses fines découpures grises marbrées de lichens jaunes. Et tout alentour la lande sauvage, aux bruyères roses, aux ajoncs couleur d’or, exhalant une senteur douce de genêts fleuris.

Au baptême, il y avait une jeune fille, la marraine ; un matelot, le parrain, et, derrière, les deux petits frères, Goulven et Gildas, donnant la main aux deux petites sœurs, Yvonne et Marie, avec des bouquets.

Lorsque le cortège fit son entrée dans l’antique église des évêques de Léon, le bedeau, pendu à la corde d’une cloche, se tenait prêt à commencer le carillon joyeux que commandait la circonstance. Mais M. le curé, survenant, lui dit d’une voix rude :

— Reste en paix, Marie Bervrac’h, pour l’amour de Dieu ! Ces Kermadec sont des gens qui jamais ne donnent rien à l’offrande, et le père dépense au cabaret tout son avoir. Nous ne sonnerons pas, s’il te plaît, pour ce monde-là.

Et voilà comment mon frère Yves fit sur cette terre une entrée de pauvre.

Jeanne Danveoch, de son lit, prêtait l’oreille avec inquiétude, guettait avec un mauvais pressentiment ces vibrations de bronze qui tardaient à commencer. Elle écouta longtemps, n’entendit rien, comprit cet affront public et pleura.

Ses yeux étaient tout baignés de larmes quand le cortège rentra, penaud, au logis.

Toute la vie, cette humiliation resta sur le cœur d’Yves ; il ne sut jamais pardonner ce mauvais accueil fait à son entrée dans ce monde, ni ces larmes cruelles versées par sa mère ; il en garda au clergé romain une rancune inoubliable et ferma à notre mère l’Église son cœur breton.

III

C’était vingt-quatre ans plus tard, un soir de décembre, à Brest.

La pluie tombait, fine, froide, pénétrante, continue ; elle ruisselait sur les murs, rendant plus noirs les hauts toits d’ardoise, les hautes maisons de granit ; elle arrosait comme à plaisir cette foule bruyante du dimanche qui grouillait tout de même, mouillée et crottée, dans les rues étroites, sous un triste crépuscule gris.

Cette foule du dimanche, c’étaient des matelots ivres qui chantaient, des soldats qui trébuchaient en faisant avec leur sabre un bruit d’acier, des gens du peuple allant de travers, — ouvriers de grande ville à la mine tirée et misérable, des femmes en petit châle de mérinos et en coiffe pointue de mousseline, qui marchaient le regard allumé, les pommettes rouges, avec une odeur d’eau-de-vie ; — des vieux et des vieilles à l’ivresse sale, qui étaient tombés et qu’on avait ramassés, et qui s’en allaient devant eux le dos plein de boue.

La pluie tombait, tombait, mouillant tout, les chapeaux à boucle d’argent des Bretons, les bonnets sur l’oreille des matelots, les shakos galonnés et les coiffes blanches et les parapluies.

L’air avait quelque chose de tellement terne, de tellement éteint, qu’on ne pouvait se figurer qu’il y eût quelque part un soleil ; on en avait perdu la notion. On se sentait emprisonné sous des couches et des épaisseurs de grosses nuées humides qui vous inondaient ; il ne semblait pas qu’elles pussent jamais s’ouvrir et que derrière il y eût un ciel. On respirait de l’eau. On avait perdu conscience de l’heure, ne sachant plus si c’était l’obscurité de toute cette pluie ou si c’était la vraie nuit d’hiver qui descendait.

Les matelots apportaient dans ces rues une certaine note étonnante de gaîté et de jeunesse, avec leurs figures ouvertes et leurs chansons, avec leurs grands cols clairs et leurs pompons rouges tranchant sur le bleu marine de leur habillement. Ils allaient et venaient d’un cabaret à l’autre, poussant le monde, disant des choses qui n’avaient pas de sens et qui les faisaient rire. Ou bien ils s’arrêtaient sous les gouttières, aux étalages de toutes les boutiques où l’on vendait des choses à leur usage : des mouchoirs rouges au milieu desquels étaient imprimés de beaux navires qui s’appelaient la Bretagne, la Triomphante, ou la Dévastation ; des rubans pour leur bonnet avec de belles inscriptions d’or ; de petits ouvrages en corde très compliqués destinés à fermer sûrement ces sacs de toile qu’ils ont à bord pour serrer leur trousseau ; d’élégants amarrages en ficelle tressée pour suspendre au cou des gabiers leur grand couteau ; des sifflets en argent pour les quartiers-maîtres, et enfin des ceintures rouges, des petits peignes et des petits miroirs.

De temps en temps, il y avait de grandes rafales qui faisaient envoler les bonnets et tituber les passants ivres, et alors la pluie tombait plus dure, plus torrentielle et fouettait comme grêle.

La foule des matelots augmentait toujours ; on les voyait surgir par bandes à l’entrée de la rue de Siam ; ils remontaient du port et de la ville basse par les grands escaliers de granit et se répandaient en chantant dans les rues.

Ceux qui venaient de la rade étaient plus mouillés que les autres, plus ruisselants de pluie et d’eau de mer. Leurs canots voilés, en s’inclinant sous les risées froides, en sautant au milieu des lames pleines d’écume, les avaient amenés grand train dans le port. Et ils grimpaient joyeusement ces escaliers qui menaient à la ville, en se secouant comme des chats qu’on vient d’arroser.

Le vent s’engouffrait dans les longues rues grises, et la nuit s’annonçait mauvaise.

En rade, — à bord d’un navire arrivé le matin même de l’Amérique du Sud, — à quatre heures sonnantes, un quartier-maître avait donné un coup de sifflet prolongé, suivi de trilles savants, qui signifiaient en langage de marine : « Armez la chaloupe ! » alors on avait entendu un murmure de joie dans ce navire, où les matelots étaient parqués, à cause de la pluie, dans l’obscurité du faux pont. C’est qu’on avait eu peur un moment que la mer ne fût trop mauvaise pour communiquer avec Brest, et on attendait avec anxiété ce coup de sifflet qui décidait la question. Après trois ans de campagne, c’était la première fois qu’on allait remettre les pieds sur la terre de France, et l’impatience était grande.

Quand les hommes désignés, vêtus de petits costumes en toile cirée jaune paille, furent tous embarqués dans la chaloupe et rangés à leur banc d’une manière correcte et symétrique, le même quartier maître siffla de nouveau et dit : « Les permissionnaires à l’appel ! »

Le vent et la mer faisaient grand bruit ; les lointains de la rade étaient noyés dans un brouillard blanchâtre fait d’embruns et de pluie.

Les matelots permissionnaires montaient en courant, sortaient des panneaux et venaient s’aligner, à mesure qu’on appelait leur numéro et leur nom, la figure illuminée par cette grande joie de revoir Brest. Ils avaient mis leurs beaux habits du dimanche ; ils achevaient, sous l’ondée torrentielle, des derniers détails de toilette, s’ajustant les uns les autres avec des airs de coquetterie.

Quand on appela : « 218 : Kermadec ! » on vit paraître Yves, un grand garçon de vingt-quatre ans, à l’air grave, portant bien son tricot rayé et son large col bleu.

Grand, maigre de la maigreur des antiques, avec les bras musculeux, le col et la carrure d’un athlète, l’ensemble du personnage donnant le sentiment de la force tranquille et légèrement dédaigneuse. Le visage incolore, sous une couche uniforme de hâle brun, je ne sais quoi de breton qui ne se peut définir, avec un teint d’Arabe. La parole brève et l’accent du Finistère ; la voix basse, vibrant d’une manière particulière, comme ces instruments aux sons très puissants, mais qu’on touche à peine de peur de faire trop de bruit.

Les yeux gris-roux, un peu rapprochés et très renfoncés sous l’arcade sourcilière, avec une expression impassible de regard en dedans ; le nez très fin et régulier ; la lèvre inférieure s’avançant un peu, comme par mépris.

Figure immobile, marmoréenne, excepté dans les moments rares où paraît le sourire ; alors tout se transforme et on voit qu’Yves est très jeune. Le sourire de ceux qui ont souffert : il a une douceur d’enfant et illumine les traits durcis, un peu comme ces rayons de soleil, qui, par hasard, passent sur les falaises bretonnes.

Quand Yves parut, les autres marins qui étaient là le regardèrent tous avec de bons sourires et une nuance inusitée de respect.

C’est qu’il portait pour la première fois, sur sa manche, le double galon rouge des quartiers-maîtres qu’on venait de lui donner. Et, à bord, c’est quelqu’un, un quartier-maître de manœuvre ; ces pauvres galons de laine, qui, dans l’armée, arrivent si vite au premier venu, dans la marine représentent des années de misères ; ils représentent la force et la vie des jeunes hommes, dépensées à toute heure du jour et de la nuit, là-haut, dans la mâture, ce domaine des gabiers que secouent tous les vents du ciel.

Le maître d’équipage, s’étant approché, tendit la main à Yves. Jadis il avait été, lui aussi, un gabier dur à la peine ; il s’y connaissait en hommes courageux et forts.

— Eh ! Bien, Kermadec, dit-il, on va les arroser, ces galons ?

— Mais oui, maître…, répondit Yves à voix basse, en gardant un air grave et très rêveur.

Ce n’était pas de l’eau du ciel que voulait parler ce vieux maître ; car, sous ce rapport-là, l’arrosage était assuré. Non, en marine, arroser des galons signifie se griser pour leur faire honneur le premier jour où on les porte.

Yves restait pensif devant la nécessité de cette cérémonie, parce qu’il venait de me faire, à moi, un grand serment d’être sage et qu’il avait envie de le tenir.

Et puis il en avait assez, à la fin, de ces scènes de cabaret déjà répétées dans tous les pays du monde. Traîner ses nuits dans tous les bouges, à la tête des plus indomptés et des plus ivres, et se faire ramasser le matin dans les ruisseaux, on se lasse à la longue de ces plaisirs, si bon matelot qu’on soit. D’ailleurs, les lendemains sont pénibles et se ressemblent tous. Yves savait cela et n’en voulait plus.

Il était bien noir, ce temps de décembre pour un jour de retour. On avait beau être insouciant et jeune, ce temps jetait sur la joie de revenir une sorte de nuit sinistre. Yves éprouvait cette impression, qui lui causait malgré lui un étonnement triste ; car tout cela, en somme, c’était sa Bretagne ; il la sentait dans l’air et la reconnaissait rien qu’à cette obscurité de rêve.

La chaloupe partit, les emportant tous vers la terre. Elle s’en allait toute penchée sous le vent d’ouest ; elle bondissait sur les lames avec un son creux de tambour, et, à chaque saut qu’elle faisait, une masse d’eau de mer venait se plaquer sur eux, comme lancée par des mains furieuses.

Ils filaient très vite dans une espèce de nuage d’eau dont les grosses gouttes salées leur fouettaient la figure. Ils se tenaient tête baissée sous ce déluge, serrés les uns contre les autres, comme font les moutons sous l’orage.

Ils ne disaient plus rien, tout concentrés qu’ils étaient dans une attente de plaisir. Il y avait là des jeunes hommes qui, depuis un an, n’avaient pas mis les pieds sur la terre ; leurs poches à tous étaient garnies d’or, et des convoitises terribles bouillonnaient dans leur sang.

Yves, lui aussi, songeait un peu à ces femmes qui les attendaient dans Brest, et parmi lesquelles tout à l’heure on pourrait choisir. Mais c’est égal, lui seul était triste. Jamais tant de pensées à la fois n’avaient troublé sa tête de pauvre abandonné.

Il avait bien eu de ces mélancolies quelquefois, pendant le silence des nuits de la mer ; mais alors le retour lui apparaissait de là-bas sous des couleurs toutes dorées. Et c’était aujourd’hui, ce retour, et au contraire son cœur se serrait maintenant plus que jamais. Alors il ne comprenait pas, ayant l’habitude, comme les simples et les enfants, de subir ses impressions sans en démêler le sens.

La tête tournée contre le vent, sans souci de l’eau qui ruisselait sur son col bleu, il était resté debout, soutenu par le groupe des marins qui se pressait contre lui.

Toutes ces côtes de Brest qui se dessinaient en contours vagues à travers les voiles de la pluie, lui renvoyaient des souvenirs de ses années de mousse, passées là sur cette grande rade brumeuse, à regretter sa mère… Ce passé était rude, et, pour la première fois de sa vie, il songeait à ce que pourrait bien être l’avenir.

Sa mère !… C’était pourtant vrai que, depuis tantôt deux ans, il ne lui avait pas écrit. Mais les matelots font ainsi, et, malgré tout, ils les aiment bien, leurs mères ! C’est la coutume : on disparaît pendant des années, et puis, un bienheureux jour, on revient au village sans prévenir, avec des galons sur sa manche, rapportant beaucoup d’argent gagné à la peine, ramenant la joie et l’aisance au pauvre logis abandonné.

Ils filaient toujours sous la pluie glacée, sautant sur les lames grises, poursuivis par des sifflements de vent et de grands bruits d’eau.

Yves songeait à beaucoup de choses, et ses yeux fixes ne regardaient plus. L’image de sa mère avait pris tout à coup une douceur infinie ; il sentait qu’elle était là tout près, dans un petit village du pays breton, sous ce même crépuscule d’hiver qui l’enveloppait, lui ; encore deux ou trois jours, et, avec une grande joie, il irait la surprendre et l’embrasser.

Les secousses de la mer, la vitesse et le vent, rendaient incohérentes ses pensées qui changeaient. Maintenant il s’inquiétait de retrouver son pays sous un jour si sombre. Là-bas, il s’était habitué à cette chaleur et à cette limpidité bleue des tropiques, et, ici, il semblait qu’il y eût un suaire jetant une nuit sinistre sur le monde.

Et puis aussi il se disait qu’il ne voulait plus boire, non pas que ce fût bien mal après tout, et, d’ailleurs, c’était la coutume pour les marins bretons ; mais il me l’avait promis d’abord, et ensuite, à vingt-quatre ans, on est un grand garçon revenu de beaucoup de plaisirs, et il semble qu’on sente le besoin de devenir un peu plus sage.

Alors il pensait aux airs étonnés qu’auraient les autres à bord, surtout Barrada, son grand ami, en le voyant rentrer demain matin, debout et marchant droit. À cette idée drôle, on voyait tout à coup passer sur sa figure mâle et grave un sourire d’enfant.

Ils étaient arrivés presque sous le château de Brest, et, à l’abri des énormes masses de granit, il se fit brusquement du calme. La chaloupe ne dansait plus ; elle allait tranquillement sous la pluie ; ses voiles étaient amenées, et les hommes habillés de toile cirée jaune la menaient à coups cadencés de leurs grands avirons.

Devant eux s’ouvrait cette baie profonde et noire qui est le port de guerre ; sur les quais, il y avait des alignements de canons et de choses maritimes à l’air formidable. On ne voyait partout que de hautes et interminables constructions de granit, toutes pareilles, surplombant l’eau noire et s’étageant les unes par-dessus les autres avec des rangées symétriques de petites portes et de petites fenêtres. Au-dessus encore, les premières maisons de Brest et de Recouvrance montraient leurs toits mouillés, d’où sortaient de petites fumées blanches ; elles criaient leur misère humide et froide, et le vent s’engouffrait partout avec un grand bruit triste.

La nuit tombait tout à fait et les petites flammes du gaz commençaient à piquer de brillants jaunes ces amoncellements de choses grises. Les matelots entendaient déjà les roulements des voitures et les bruits de la ville qui leur arrivaient d’en haut, par-dessus l’arsenal désert, avec les chants des ivrognes.

Yves, par prudence, avait confié à bord, à son ami Barrada, tout son argent, qu’il destinait à sa mère, gardant seulement dans sa poche cinquante francs pour sa nuit.

IV

— Et mon mari aussi, madame Quémeneur, quand il est soûl, tout le temps il dort.

— Vous faites votre petit tour aussi, Madame Kervella ?

— Et j’attends mon mari, moi aussi donc, qui est arrivé aujourd’hui sur le Catinat.

— Et le mien, Madame Kerdoncuff, le jour qu’il était revenu de la Chine, il avait dormi pendant deux jours ; et moi aussi donc, je m’étais soûlée, madame Kerdoncuff. Oh ! comme j’ai eu honte aussi ! Et ma fille aussi donc, elle était tombée dans les escaliers !

Avec l’accent chantant et cadencé de Brest, tout cela se croise sous les vieux parapluies retournés par le vent, entre des femmes en waterproof et en coiffe pointue de mousseline, qui attendent là-haut, à l’entrée des grands escaliers de granit.

Leurs maris sont revenus sur ce même bâtiment qui a ramené Yves, et elles sont là postées, soutenues déjà par quelque peu d’eau-de-vie, elles font le guet, l’œil moitié égrillard, moitié attendri.

Ces vieux marins qu’elles attendent étaient jadis peut-être de braves gabiers durs à la peine ; et puis, gangrenés par les séjours dans Brest et l’ivrognerie, ils ont épousé ces créatures et sont tombés dans les bas-fonds sordides de la ville.

Derrière ces dames, il y a d’autres groupes encore, où la vue se repose : des jeunes femmes qui se tiennent dignes, vraies femmes de marins celles-ci, recueillies dans la joie de revoir leur fiancé ou leur mari, et regardant avec anxiété dans ce grand trou béant du port, par où les désirés vont venir. Il y a des mères, arrivées des villages, ayant mis leur beau costume breton des fêtes, la grande coiffe et la robe de drap noir à broderies de soie ; la pluie les gâte pourtant, ces belles hardes qu’on ne renouvelle pas deux fois dans la vie ; mais il faut bien faire honneur à ce fils qu’on va embrasser tout à l’heure devant les autres.

— Voilà ceux du Magicien qui entrent dans le port, madame Kerdoncuff !

— Et voilà ceux du Catinat aussi donc ! Ils se suivent tous les deux, madame Quémeneur !

En bas, les canots accostent, tout au fond, sur les quais noirs, et ceux qui sont attendus montent les premiers.

D’abord les maris de ces dames, place aux anciens, qui passent devant ! Le goudron, le vent, le hâle, l’eau-de-vie, leur ont composé des minois chiffonnés de singes… Et on s’en va, bras dessus bras dessous, du côté de Recouvrance, dans quelque vieille rue sombre aux hautes maisons de granit ; tout à l’heure, on montera dans une chambre humide qui sent l’égout et le moisi de pauvre, où sur les meubles il y a des coquillages dans de la poussière et des bouteilles pêle-mêle avec des chinoiseries. Et, grâce à l’alcool acheté au cabaret d’en bas, on trouvera l’oubli de cette séparation cruelle avec un renouveau de ses vingt ans.

Puis viennent les autres, les jeunes hommes qu’attendent les fiancées, les femmes ou les vieilles mères, et enfin, quatre à quatre, escaladant les marches de granit, toute la bande des grands enfants sauvages qu’Yves conduit à la fête de ses galons.

Celles qui les attendent, ceux-ci, sont dans la rue des Sept-Saints, déjà sorties sur leur porte et au guet : femmes aux cheveux à la chien peignés sur les sourcils, — à la voix avinée et au geste horrible.

Tout à l’heure, ce sera pour elles, leur sève, leurs ardeurs contenues, — et leur argent. — C’est qu’ils payent bien, les matelots, le jour du retour, et, en plus de ce qu’ils donnent, il y a surtout ce qu’on leur prend après, quand par bonheur ils sont ivres à point…

Ils regardaient devant eux indécis, comme effarés, grisés déjà rien que de se trouver à terre.

Où aller ? Par où commencer leurs plaisirs ?… Ce vent, cette pluie froide d’hiver et cette tombée sinistre de la nuit, — pour ceux qui ont un logis, un foyer, tout cela ajoute à la joie qu’on a de rentrer. À eux, cela leur faisait bien sentir le besoin de se mettre à l’abri, d’aller se réchauffer quelque part ; mais ils étaient sans gîte, ces pauvres exilés qui revenaient…

D’abord ils errèrent, se tenant les uns les autres par le bras, riant à propos de tout, obliquant de droite ou de gauche, — ayant des allures de bêtes captives qu’on vient de lâcher.

Puis ils entrèrent À la descente des navires, chez madame Creachcadec.

À la descente des navires, c’était un bouge de la rue de Siam.

L’air chaud y sentait l’alcool. Il y avait un feu de charbon dans une corbeille, et Yves s’assit devant. Depuis deux ou trois ans, c’était la première fois qu’il se trouvait dans une chaise. — Et du feu ! — Comme il savourait ce bien-être tout à fait inusité, de se sécher devant un brasier rouge ! — À bord, jamais ; — même dans les grands froids du cap Horn ou de l’Islande ; même dans les humidités pénétrantes, continues des hautes latitudes, jamais on ne se chauffe, jamais on ne se sèche. Pendant des jours, pendant des nuits, on reste mouillé, et on tâche de se donner du mouvement, en attendant le soleil.

C’était une vraie mère pour les matelots, cette madame Creachcadec ; tous ceux qui la connaissaient pouvaient bien le dire. Et puis elle leur comptait toujours, au plus juste prix, leurs dîners et leurs fêtes.

D’ailleurs, elle les reconnaissait tous. Ayant déjà de l’alcool dans sa tête grosse et rouge, elle essayait de répéter leurs noms, qu’elle les entendait se dire entre eux ; elle se souvenait bien de les avoir vus, du temps qu’ils étaient canotiers à bord de la Bretagne ; — et même elle croyait se rappeler leur enfance de mousse, sur l’Inflexible. Mais comme ils étaient devenus grands et beaux garçons depuis cette époque ! — Vraiment il fallait son œil à elle, pour les reconnaître, ainsi changés…

Et, au fond du cabaret, le dîner cuisait, sur des fourneaux qui répandaient une assez bonne odeur de soupe.

Dans la rue, on entendit un grand vacarme. Une troupe de matelots arrivait, chantant, scandant à pleine voix, sur un air très gai, ces paroles d’église : Kyrie Christe, Dominum nostrum ; Kyrie eleison…

Ils entrèrent, chavirant les chaises, en même temps qu’une rafale du vent d’ouest couchait la flamme des lampes.

Kyrie Christe, Dominum nostrum… : les Bretons n’aimaient pas ce genre de chanson, venu sans doute des barrières de quelque grande ville. Pourtant cette discordance était drôle entre les mots et la musique, et cela les fit rire.

Du reste, c’était une bande débarquée de la Gauloise, et ils se reconnaissaient, ceux-ci et les autres ; ils avaient été mousses ensemble. L’un d’eux vint embrasser Yves : c’était Kerboul, son voisin de hamac à bord de l’Inflexible. Lui aussi était devenu grand et fort ; il était baleinier de l’amiral, et, comme il était assez sage, il portait depuis longtemps sur sa manche les galons rouges.

L’air manquait dans ce cabaret, et on y faisait grand tapage. Madame Creachcadec apporta le vin chaud tout fumant, premier service du dîner commandé, — et les têtes commencèrent à tourner…

Il y eut du bruit, cette nuit-là, dans Brest ; les patrouilles eurent fort à faire.

Dans la rue des Sept-Saints et dans celle de Saint-Yves, on entendit jusqu’au matin des chants et des cris ; c’était comme si on y eût lâché des barbares, des bandes échappées de l’ancienne Gaule ; il y avait des scènes de joie qui rappelaient les rudesses primitives.

Les matelots chantaient. Et les femmes, qui guettaient leurs pièces d’or, — agitées, échevelées dans ce grand coup de feu des retours de navire, — mêlaient leurs voix aigres à ces voix profondes.

Les derniers arrivés de la mer, on les reconnaissait à leur teint plus bronzé, à leurs allures plus désinvoltes ; et puis ils traînaient avec eux des objets exotiques ; il y en avait qui passaient avec des perruches, mouillées, dans des cages ; d’autres avec des singes.

Ils chantaient, les matelots, à tue-tête, avec une sorte d’accent naïf, des choses à faire frémir, — ou bien des airs du midi, des chansons basques, — surtout, de tristes mélopées bretonnes qui semblaient de vieux airs de biniou légués par l’antiquité celtique.

Les simples, les bons, faisaient des chœurs en parties ; ils restaient groupés par village, et répétaient dans leur langue les longues complaintes du pays, retrouvant encore dans leur ivresse de belles voix sonores et jeunes. D’autres bégayaient comme de petits enfants et s’embrassaient ; inconscients de leur force, ils brisaient des portes ou assommaient des passants.

La nuit s’avançait ; les mauvais lieux seuls restaient ouverts, et, dans les rues, la pluie tombait toujours sur l’exubérance des gaîtés sauvages…

V

… Six heures du matin, le lendemain. Une masse noire ayant forme humaine dans un ruisseau, — au bord d’une espèce de rue déserte surplombée par des remparts. — Encore l’obscurité ; encore la pluie, fine et froide ; et toujours le bruit de ce vent d’hiver — qui avait veillé, comme on dit en marine, et passé la nuit à gémir.

C’était en bas, un peu au-dessous du pont de Brest, au pied des grands murs, à cet endroit où traînent d’habitude les marins sans gîte, ivres-morts, qui ont eu une intention vague de retourner vers leur navire et sont tombés en route.

Déjà une demi-lueur dans l’air ; quelque chose de terne, de blafard, un jour d’hiver se levant sur du granit. L’eau ruisselait sur cette forme humaine qui était à terre, et, tout à côté, tombait en cascade dans le trou d’un égout.

Il commençait à faire un peu plus clair ; une sorte se décidait à descendre le long de ces hautes murailles de granit. — La chose noire dans le ruisseau était bien un grand corps d’homme, un matelot, qui était couché les bras étendus en croix.

Un premier passant fit un bruit de sabots de bois sur les pavés durs, comme en titubant. Puis un autre, puis plusieurs. Ils suivaient tous la même direction, dans une rue plus basse qui aboutissait à la grille du port de guerre.

Bientôt cela devint extraordinaire, ce tapotement de sabots ; c’était un bruit fatigant, continu, martelant le silence comme une musique de cauchemar.

Des centaines et des centaines de sabots, piétinant avant jour, arrivant de partout, défilant dans cette rue basse ; une espèce de procession matineuse de mauvais aloi : — c’étaient les ouvriers qui rentraient dans l’arsenal, encore tout chancelants d’avoir tant bu la veille, la démarche mal assurée, et le regard abruti.

Il y avait aussi des femmes laides, hâves, mouillées, qui allaient de droite et de gauche comme cherchant quelqu’un ; dans le demi-jour, elles regardaient sous le nez les hommes à grand chapeau breton, — guettant là, pour voir si le mari, ou le fils, était enfin sorti des tavernes, s’il irait faire sa journée de travail.

L’homme couché dans le ruisseau fut aussi examiné par elles ; deux ou trois se baissèrent pour mieux distinguer sa figure. Elles virent des traits jeunes, mais durcis, et comme figés dans une fixité cadavérique, des lèvres contractées, des dents serrées. Non, elles ne le connaissaient pas. Et puis ce n’était pas un ouvrier, celui-là ; il portait le grand col bleu des matelots.

Cependant l’une, qui avait un fils marin, essaya, par bonté d’âme, de le retirer de l’eau. Il était trop lourd.

— Quel grand cadavre ! dit-elle en lui laissant retomber les bras.

Ce corps sur lequel étaient tombées toutes les pluies de la nuit, c’était Yves.

Un peu plus tard, quand le jour fut tout à fait levé, ses camarades qui passaient le reconnurent et l’emportèrent.

On le coucha, tout trempé de l’eau du ruisseau, au fond de la grande chaloupe, mouillée des embruns de la mer, et bientôt on se mit en route à la voile.

La mer était mauvaise ; le vent debout. Ils louvoyèrent longtemps et ils eurent du mal pour atteindre leur navire.

VI

… Yves s’éveilla lentement vers le soir ; c’étaient d’abord des sensations de douleur, qui revenaient une à une, comme au sortir d’une espèce de mort. Il avait froid, froid jusqu’au cœur de ses membres.

Surtout il était engourdi et meurtri, — étendu depuis des heures sur une couche dure : alors il essaya un premier effort, à peine conscient, pour se retourner. Mais son pied gauche, qui lui fit tout à coup grand mal, était pris dans une chose rigide contre laquelle on sentait bien qu’il n’y avait pas de lutte possible. — Ah ! oui, il reconnaissait cette sensation, il comprenait maintenant : les fers !…

Il connaissait bien déjà ce lendemain inévitable des grandes nuits de plaisirs : être rivé à la barre par une boucle, pour des jours entiers ! Et ce lieu où il devait être, il le devinait sans prendre la peine d’ouvrir les yeux, ce recoin étroit comme une armoire, et sombre, et humide, avec une odeur de renfermé et un peu de jour pâle tombant d’en haut par un trou : la cale du Magicien !

Seulement il confondait ce lendemain de fête avec d’autres qui s’étaient passés ailleurs, — là-bas, bien loin, en Amérique ou dans les ports de la Chine… Était-ce pour avoir battu les alguazils de Buenos-Ayres ? Ou bien était-ce la mêlée sanglante de Rosario qui l’avait mené là ? ou encore l’affaire avec les matelots russes à Hong-Kong ?… Il ne savait plus bien, à quelques milliers de lieues près, n’ayant pas la notion du pays où il se trouvait.

Tous les vents et toutes les lames de la mer avaient bien pu promener le Magicien par tous les pays du monde ; elles l’avaient secoué, roulé, meurtri au dehors, mais sans parvenir à défaire l’arrangement de toutes ces choses qui étaient dans cette cale, de toutes ces bobines de cordes sur des étagères, — sans déplacer cet habit de plongeur qui devait être là pendu derrière lui, avec ses gros yeux et son visage de morse ; ni changer cette odeur de rat, de moisissure et de goudron.

Il sentait toujours ce froid, si profond, que c’était comme une douleur jusque dans ses os ; alors il comprit que ses vêtements étaient mouillés et son corps aussi. Toute cette pluie de la veille, ce vent, ce ciel sombre, lui revinrent vaguement à la mémoire… On n’était donc plus là-bas dans les pays bleus de l’Équateur !… Non, il se rappelait maintenant : c’était la France, la Bretagne, c’était le retour tant rêvé.

Mais qu’avait-il fait pour être déjà aux fers, à peine arrivé dans son pays ? Il cherchait et ne trouvait pas. Puis un souvenir lui revint tout à coup, comme d’un rêve : pendant qu’on le hissait à bord, il s’était un peu réveillé, disant qu’il monterait tout seul et il avait vu justement devant lui, par fatalité, certain vieux maître qu’il avait en aversion. Il lui avait dit aussitôt de très vilaines injures ; après, il y avait eu bousculade, et puis il ne savait plus le reste, étant à ce moment-là retombé inerte et sans connaissance.

Mais alors… La permission qu’on lui avait promise pour aller dans son village de Plouherzel, on ne la lui donnerait pas !… Toutes ces choses attendues, désirées pendant trois ans de misère, étaient perdues ! Il songea à sa mère et sentit un grand coup dans le cœur ; ses yeux s’ouvrirent effarés, regardant en dedans, dilatés dans une fixité étrange par un tumulte de choses intérieures. Et, avec l’espoir que ce n’était qu’un mauvais rêve, il essaya de secouer dans l’anneau de fer son pied meurtri.

Alors un éclat de rire sonore, profond, partit comme une fusée dans la cale noire : un homme, vêtu d’un tricot rayé collant sur le torse, était debout devant Yves et le regardait ; dans son rire, il renversait en arrière une tête admirable et montrait ses dents blanches avec une expression féline.

— Alors, tu te réveilles ? interrogea l’homme de sa voix mordante, qui vibrait avec l’accent bordelais.

Yves reconnut son ami Jean Barrada, le canonnier, et, levant les yeux vers lui, il lui demanda sije le savais.

— Té ! dit Barrada avec sa gouaillerie de Gascon, s’il le sait ! Il est descendu trois fois et même il a mené le docteur ici pour te voir ; tu étais raide, tu leur as fait peur. Et je suis de faction ici, moi, pour le prévenir si tu bouges.

— Et pour quoi faire ? Je n’ai pas besoin qu’il revienne, ni lui ni personne. — N’y va pas, Barrada, entends-tu bien, je te le défends !

… Ainsi c’était fait ; il était retombé encore, et toujours, dans son même vice. Et, toutes les rares fois qu’il touchait la terre, cela finissait ainsi, et il n’y pouvait rien ! C’était donc vrai, ce qu’on lui avait dit, que cette habitude était terrible et mortelle, et qu’on était bien perdu quand une fois on l’avait prise. De rage contre lui-même, il tordit ses bras musculeux qui craquèrent ; il se souleva à demi, serrant ses dents, qu’on entendit crisser, et puis retomba, la tête sur les planches dures. Oh ! sa pauvre mère, elle était là tout près et il ne la verrait pas, depuis trois ans qu’il en avait envie !… c’était ça, son retour en France ! Quelle misère et quelle angoisse !

— Au moins tu devrais te changer, dit Barrada. Rester tout mouillé comme tu es, ça n’est pas sain, et tu attraperas du mal.

— Tant mieux alors, Barrada !… À présent, laisse-moi.

Il parlait d’un ton dur, le regard sombre et méchant ; et Barrada, qui le connaissait bien, comprit qu’en effet il fallait le laisser.

Yves détourna la tête et se cacha d’abord le visage sous ses deux bras relevés ; puis, craignant que Barrada ne s’imaginât qu’il pleurait, par fierté il changea sa pose et regarda devant lui. Ses yeux, dans leur atonie fatiguée, gardaient une fixité farouche, et sa lèvre, plus avancée que de coutume, exprimait ce défi de sauvage qu’en lui-même il jetait à tout. Dans sa tête il formait de mauvais projets ; des idées conçues déjà autrefois, à des heures de rébellion et de ténèbres lui étaient revenues.

Oui, il s’en irait, comme son frère Goulven, comme ses frères ; cette fois, c’était bien décidé et bien fini. La vie de ces forbans qu’il avait rencontrés sur les baleiniers d’Océanie, ou dans les lieux de plaisir des villes de la Plata, cette vie aux hasards de la mer sans loi et sans frein, depuis longtemps l’attirait : c’était dans son sang d’ailleurs, c’était de famille.

Déserter pour aller naviguer au commerce à l’étranger, ou faire la grande pêche, c’est toujours le rêve qui obsède les matelots, et les meilleurs surtout, dans leurs moments de révolte.

Il y a de beaux jours en Amérique pour les déserteurs ! Lui ne réussirait pas, il se le disait bien ; il était trop voué à la peine et au malheur ; mais, si c’est la misère, au moins, là-bas, on est affranchi de tout !

Sa mère !… Eh bien, en se sauvant, il passerait par Plouherzel, la nuit, pour l’embrasser. Toujours comme son frère Goulven, qui avait fait cela, lui, jadis ; il s’en souvenait, de l’avoir vu arriver une nuit, avec l’air de se cacher ; on avait tenu tout fermé pendant la journée d’adieu qu’il avait passée à la maison. Leur pauvre mère avait beaucoup pleuré, il est vrai. Mais qu’y faire ? c’est fatal, cela !… Et ce frère Goulven, comme il avait l’air décidé et fier !

À part sa mère, Yves avait à ce moment tout le reste en haine. Il songeait à ces années de sa vie déjà dépensées au service, dans la séquestration des navires de guerre, sous le fouet de la discipline ; il se demandait au profit de qui et pourquoi. Son cœur débordait de désespoirs amers, d’envies de vengeance, de rage d’être libre… Et, comme j’étais cause, moi, qu’il s’était rengagé pour cinq ans à l’État, alors il m’en voulait aussi et me confondait dans son ressentiment contre tous les autres.

Barrada l’avait quitté, et la nuit de décembre était venue. Par le panneau de la cale, on ne voyait plus descendre la lueur grise du jour ; ce n’était plus qu’une buée d’humidité qui tombait par là et qui était glacée.

Un homme de ronde était venu allumer un fanal, dans une cage grillée, et tous les objets de la cale s’étaient éclairés confusément. Yves entendit au-dessus de lui faire le branle-bas du soir, tous les hamacs qui s’accrochaient, et puis le premier cri des hommes de quart marquant les demi-heures de la nuit.

Au dehors, il ventait toujours, et, à mesure que le silence des hommes se faisait, on percevait plus fort les grandes voix inconscientes des choses. En haut, il y avait un mugissement continu dans la mâture ; on entendait aussi la mer au milieu de laquelle on était et qui, de temps en temps, secouait tout, comme par impatience. À chaque secousse, elle faisait rouler la tête d’Yves sur le bois humide, et lui avait mis ses mains dessous pour que cela lui fît moins de mal.

La mer, elle aussi, était cette nuit-là sombre et méchante ; tout le long des parois du navire, on l’entendait sauter et faire son bruit.

Sans doute, à cette heure, personne ne descendrait plus dans la cale. Yves était seul par terre rivé à sa boucle, l’anneau de fer au pied, et maintenant ses dents claquaient.

 

 

VII 

Pourtant, une heure après, Jean Barrada reparut encore, ayant l’air d’être venu ranger un de ces palans dont on se sert pour les canons.

Et, cette fois, Yves l’appela tout bas :

— Barrada, tu devrais bien me donner un peu d’eau douce pour boire.

Barrada alla vite chercher sa petite moque, qu’il portait pendue à sa ceinture le jour et qu’il serrait la nuit dans un canon ; il y mit de l’eau, qui était couleur de rouille, ayant été rapportée de la Plata dans une caisse de fer, et un peu de vin volé à la cambuse et un peu de sucre volé à l’office du commandant.

Et puis il souleva la tête d’Yves, tout doucement avec bonté, et le fit boire.

— Et à présent, dit-il, veux-tu te changer ?

— Oui, répondit Yves d’une toute petite voix, devenue presque enfantine, et qui était drôle par contraste avec sa manière de tout à l’heure.

À deux, ils le déshabillèrent, lui se laissant câliner comme un enfant. On essuya bien sa poitrine, ses épaules et ses bras, on lui mit des vêtements secs et on le recoucha en plaçant sous sa tête un sac pour qu’il pût mieux dormir.