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À New York, un homme d’affaires de renom se réveille, couvert de sang. Mais ce n’est pas le sien. Il n’a aucun souvenir des heures qui viennent de s’écouler, et cela le trouble profondément. A-t-il pu, dans un élan inconscient, commettre un meurtre ? Et si tel est le cas, quelle en est la raison ? Face à cette situation, doit-il fuir pour échapper à ses actes ou, au contraire, assumer la gravité de ses responsabilités ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
David Sauvage explore divers supports allant de la nouvelle au sketch, en passant par la chanson. Il se distingue par sa passion pour la diversité des genres. En 2024, il remporte le Prix du roman gay dans la catégorie « Carnet de Bord » pour son ouvrage "Page blanche – Polaroïd(e) sentimental", publié en 2023 chez Le Lys Bleu Éditions. "Mors ultima ratio" est son premier roman, un thriller audacieux.
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Seitenzahl: 411
Veröffentlichungsjahr: 2025
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David Sauvage
Mors ultima ratio
Roman
© Lys Bleu Éditions – David Sauvage
ISBN : 979-10-422-5641-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
New York, 1998
New York, vu du ciel, ressemble à un mirage, une illusion d’immensité et de superbe.
Les avions s’en approchent avec timidité, avec prudence surtout, pour ne pas froisser leurs ailes de métal sur les gigantesques tours de Babel ; concourant à chercher les nuages pour les caresser de leurs flèches d’acier, noyées dans les reflets azurés que leur procure le soleil quand il se décide à venir se baigner dans leurs miroirs.
Quel vertige ! Les foules dévalent les rues comme autant de trombes humaines. Les hommes et les femmes déferlent par vagues incessantes et en un raz-de-marée dévastateur. Cette cohorte bruyante rejoue chaque jour cette inlassable monotonie, dès que sonne l’heure de se rendre au travail.
On croirait survoler le monde juste en traversant la cité : Chinatown et son décor or et écarlate, constellé d’idéogrammes clignotants et de vitrines peuplées de chats saluant le chaland de la main pour l’inviter à entrer se perdre dans les échoppes, Little Italy, souvenir d’un vieux continent y ayant acclimaté ses pizzas et sa Mafia, Harlem et ses joueurs de basket, ses règlements de compte, ses affranchis et ses airs de salsa, Hell’s Kitchen et ses pubs, ses coupe-gorge et sa parade de la St Patrick, le Bronx, nouvelle Babel horizontale où se mélangent 75 langues, où les rubriques nécrologiques rivalisent avec les avis de baptêmes et où les corps se tordent sous l’effet du Hip-Hop ou des opioïdes, sans qu’on sache toujours en distinguer l’origine…
D’en haut comme d’en bas ; on ne peut être qu’impressionné par ce majestueux flambeau tout doré, dressé vers les cieux au bout du bras victorieux de la Liberté, semblant appeler de sa lumière les regards depuis l’autre rive de l’Atlantique. Pays d’immensité, de démesure où tout se doit d’être à la taille de sa gardienne ; des buildings scintillants aux câbles entremêlés du pont de l’Hudson. Faste, ostentatoire et tape-à-l’œil de l’argent roi, du bonheur de carte postale, du paradis de film publicitaire… Lot grossier d’images en relief donnant de la perspective au bien nommé « Rêve américain ».
Amérique, pays des libertés, de l’espoir, de l’illusion. Amérique, fédération de l’apparence, où le bonheur n’a de valeur que marchande, où l’essence même du mot liberté se voit foulée au pied par ses contempteurs, faisant fi de la violence, seule maîtresse au sein des ghettos livrés à d’incessants conflits interethniques.
Amérique, pays du mélange érigé en dogme, tranchant les racines au point de contraindre les êtres à se combattre pour ne pas avoir à partager la terre d’où ils tireront leur nouveau souffle de vie. La ville se forme à l’identique des forêts, sans tolérer l’intrusion d’une espèce nouvelle, sauf qu’à leur lutte pour leur survie et la sauvegarde de leur espace s’ajoute la haine, une haine viscérale, savamment nourrie et entretenue par ceux qui en récoltent les fruits.
Amérique, terre de richesse où des milliers de sans-abri meurent quotidiennement de faim, de froid, d’assassinat dans des rues grasses de papiers d’emballage de hamburgers, de cadavres de canettes de Coca-Cola et noircies par les pollutions automobiles. Terre d’espoir où des millions d’enfants se perdent dans une superficialité vendue en poudre ou en gélules.
Un pays à survoler, à observer les yeux à demi clos, l’esprit encore imprégné des séries télévisées où les bons sont toujours vainqueurs et la morale toujours sauve. Refuge imaginaire, mais enfer permanent pour les malheureux exclus de la middle-class.
New York, grosse pomme, nouveau fruit défendu condamnant immanquablement le pauvre pêcheur s’avisant de la croquer à se voir ouvrir les portes d’un monde d’exclusion, de violence, de haine, d’inégalités, un monde où bienheureux est celui qui parvient à souffler ses vingt bougies avant son dernier soupir dans certains quartiers. Village de damnés, surpeuplé. Le crime y est souverain, qu’il se manifeste par les rivalités meurtrières entre « Blacks » et « Latinos », par la mainmise des Yakusas sur le quartier asiatique ou de la petite sœur de la Camorra dans la nouvelle Italie.
Pourtant, à un enjambement d’East River prolifère un autre type de New-Yorkais, peut-être élu de Dieu ; les « businessmen » ; hommes et femmes ne vivant que par et pour les affaires, portés au sacrifice pour trouver le slogan le plus vendeur, créer de nouveaux besoins chez ceux qui sont incapables de les assouvir, faire fructifier leurs énormes investissements. Les vrais et faux self-made-men, parvenus à fuir leur misère originelle en gagnant de l’argent toujours aussi rapidement qu’honnêtement, constamment guidés par leur conscience ; les jeunes courtiers, beaux, ambitieux, dynamiques qui s’époumonent au cœur de Wall Street à vendre ou acheter dix heures par jour… Bref, un monde parallèle, flirtant avec l’infini.
Ici, c’est la rage de vaincre qui dicte sa loi. En changeant de quartier, on change d’univers, découvrant l’oasis au milieu d’un désert. C’est si vrai qu’on peut d’ailleurs douter qu’un « boss », enferré dans sa tour de dollars, ait jamais eu connaissance des sites d’explosion de ce vaste puits à milliards qu’est cette bonne vieille New York autrement qu’au travers des fictions qu’il produit pour le petit écran.
La violence, ici, on ne connaît pas. En tout cas, pas celle que l’on voit dans les journaux. Tout au plus s’échauffe-t-on au volant de sa Porsche lorsque l’on se fait emprisonner dans le trafic, on ne connaît de violence que celle des rapports commerciaux, souvent acharnés et impitoyables, celle de la cohue qui nous bouscule sur les trottoirs, mais les empoignades, les règlements de compte à l’arme automatique ne sont pas assez subtils pour susciter l’intérêt. On se contente de s’en offusquer en feuilletant son Herald Tribune.
Quant à la drogue, c’est un mal nécessaire. La compétitivité est à ce prix, la lutte contre le stress et la créativité justifient l’usage de ce genre de produit. Et puis, la drogue, elle aussi, est sélective, pas de crack ou d’héroïne, tout juste bonne pour les minables n’ayant pas les moyens de ce snobisme. La cocaïne, en revanche, se prise avec élégance, et celui qui ne s’y est jamais essayé n’est qu’un rétrograde qui n’a pas su se mettre à la page de la vie moderne.
Deux mondes ! Deux biotopes coexistant dans un même espace où évoluent les diverses variantes d’une même espèce. Deux extrêmes d’un pays en déséquilibre constant : anarchie et ultralibéralisme. Deux poisons qui font mourir peu à peu les dernières lueurs d’humanité qui brillent encore dans les yeux d’une majorité de déclassés, ni riches ni désœuvrés, se contentant de vivre, navigant entre deux eaux, enviant les uns, craignant les autres, n’ayant pour seule grille de lecture du monde qu’un manichéisme primaire où tout ce qui est doré est forcément meilleur. Ultime étincelle permettant de qualifier les États-Unis de démocratie et non de dictature de l’argent ou d’infernale pétaudière. Deux faces d’une même pièce qui tendent de plus en plus à se confondre. L’une mortifiant l’homme dans sa chair, l’autre dans son âme.
Kevin E. Milton est de cette race de gagneurs qui ont su générer leur propre fortune en partant de zéro, à force d’ambition, de travail et d’intelligence. Mais aussi, et surtout, grâce à une rencontre avec la chance, chance nommée Mickaël Benson, audacieux homme d’affaires qui n’hésita pas un instant lorsqu’il s’agit d’accorder sa confiance à ce brillant étudiant pour le lancer dans le monde impitoyable des affaires ; et le temps aidant, et la compétence servant son intérêt, il fut l’objet de nombreuses promotions qui l’amenèrent à gravir sans interruption les échelons de la hiérarchie jusqu’à ce qu’il soit apte à voler de ses propres ailes et à donner son nom à une nouvelle société.
Milton, par son talent immense et son dynamisme sans égal, était rapidement parvenu à rivaliser avec les plus grands de ses concurrents et à leur rafler leur clientèle la plus fidèle et la plus fortunée. Tous se battaient pour obtenir le privilège des judicieux conseils juridiques et fiscaux de cet expert-comptable de formation. Sa compagnie n’avait cessé de croître et, devant la demande insistante, avait étendu ses limites géographiques jusqu’à couvrir les deux tiers du territoire ; et l’on put ainsi voir fleurir, ici ou là, l’enseigne où brillait en lettres d’or ce nom dont la renommée avait conquis l’ensemble de ce qui se comptait d’agents économico-industriels sur le sol américain. Ce fut d’abord un cabinet d’avocats à Chicago, un autre à Boston, quelques immeubles fourmillant de comptables, tous sélectionnés sur les « critères Milton », disséminés dans tout l’est du pays.
Seulement, malgré cette formidable victoire sur la destinée, malgré sa fortune incommensurable, les milliards qui s’affichaient quotidiennement en colonnes sur l’écran de son ordinateur, l’homme avait gardé toute sa simplicité originelle, conservé les valeurs humaines qu’il n’aurait sacrifiées pour rien au monde.
Il n’avait rien oublié de son passé. Il était issu d’un milieu modeste, de parents s’étant usés à la tâche dans un petit commerce de quincaillerie situé dans la cité militaire de Scranton et ayant tout abandonné à l’amour de leur fils, unique trace de leur passage sur terre, que sa mère avait enfanté dans une douleur qui lui interdit à jamais d’espérer lui donner un frère. En retour de l’immense affection dont il avait été enrobé, il leur avait offert, dès qu’il avait réuni son premier million de dollars, un superbe manoir où ils passaient désormais une paisible retraite. Il gardait à l’esprit que sans leur renoncement, il n’aurait jamais pu s’ouvrir les portes de l’université et jamais il n’aurait pu goûter aux joies de l’opulence et du confort.
Marié depuis dix ans, c’est l’amour flamboyant de la jeunesse qui l’avait amené à s’unir à Claudia, dont le seul regard valait bien plus pour lui que l’éclat de mille diamants. Ils s’étaient croisés sur le chemin de leurs études, d’une façon très banale ; elle cherchait un livre dans un rayonnage de la bibliothèque, il s’était proposé de l’aider dans sa démarche, avait engagé la conversation et il n’en fallut pas davantage pour que Cupidon décochât sa flèche.
Elle était alors somptueuse, et lui, auréolé d’un charme dont il n’avait encore jamais usé, au grand regret de toutes celles qui y succombaient malgré lui.
Ils s’étaient épousés sans manière, dans une petite église, en petit comité ; mais peu importait, ils s’aimaient et Dieu leur en porterait témoignage, c’était l’essentiel et cela marquait un grand mariage.
Claudia, à trois reprises, lui offrit l’inestimable bonheur de trois garçons merveilleux qui venaient peupler son ordinaire de mille joies, de mille surprises, de mille colères… Cela suffisait à lui faire oublier la solitude de son vaste bureau.
Il en venait presque à regretter cette époque où il n’était pourtant encore qu’un simple employé, mais où la convivialité effaçait l’ennui.
Ces dix années étaient passées comme une seule, sans qu’il s’en rendît compte. À brûler les étapes, il avait laissé échapper de longs moments de vie.
Ce qui lui manquait ? Peut-être une fille. Une fille qui aurait hérité de la fraîcheur de son épouse afin qu’il pût admirer ses traits de jeunesse jusqu’au seuil de sa mort. La famille ! Voilà ce pour quoi il vivait. La famille, l’honneur et l’honnêteté.
Kevin était là, la mine sombre. Assis dans son très confortable fauteuil de cuir souple, il contemplait la ville. Du haut du cinquantième étage de cette immense tour où scintillait sa griffe, derrière un mur de glaces sans tain il fixait l’horizon sans craindre de se faire piquer par les dards de l’astre incandescent qui rebroussait chemin en se heurtant sur les vitres et pour aller étouffer les rues de sa chaleur.
Il surplombait Central Park, surnommé d’une manière toutefois fort compréhensible, « The lung of New-York City », les poumons de la ville, cet immense jardin semblant perdu au cœur des barricades d’un squelette de verre et d’acier.
Ce décor quelque peu surréaliste suffisait, la plupart du temps, à lui redonner le moral, lorsqu’il lui arrivait de se laisser emporter par la déprime. Il fermait alors les yeux, se replongeant dans son enfance, songeant aux arbres qu’il s’amusait à gravir dans sa témérité juvénile et dans lesquels, par un secret de Polichinelle, il se réfugiait lorsqu’il ne désirait pas que ses parents le retrouvent, tandis qu’eux se plaisaient à faire semblant de le chercher tout en évitant bien soigneusement de lever le regard au-delà de leur front.
Sur le rideau de ses paupières apparurent les visages de ses fils. Il pensait aux vacances qu’il s’était promis de leur offrir ; après tout, il n’était pas forcément besoin de s’envoler à l’autre bout du monde pour trouver un bonheur que l’on avait à sa portée. Il les emmènerait donc en pèlerinage sur les lieux qui l’avaient vu grandir, il pourrait s’y ressourcer et ses enfants, connaître les joies du grand air et refaire à l’identique le chemin merveilleux que son protecteur avait cru bon de tracer pour lui. Mais non, ce n’était pas une si bonne idée ! S’il y retournait, jamais plus il ne pourrait en repartir.
Soudain, la sonnerie du téléphone le ramena aux pesantes réalités auxquelles il devait faire face quotidiennement. C’était sa jeune secrétaire, jeune, mais déjà femme d’expérience et personnalité affirmée sous des dehors de rose fragile. Il avait en elle une confiance aveugle pour ce qui était d’expédier consciencieusement et prestement les affaires courantes qui le lassaient profondément.
« Oui, Paula ? fit-il d’une voix trahissant ses états d’âme. Que voulez-vous ?
— Oh, rien de bien important, monsieur Milton ! J’aurais simplement besoin de deux ou trois choses à vous faire signer. Je vous apporte les documents ? demanda-t-elle, prudemment, ayant senti la morosité de son patron.
— De quoi s’agit-il ?
— Des contrats avec la Stafford Building Company. Mais ce n’est pas si urgent ! ajouta-t-elle.
— Apportez-les-moi, je vous prie !
— Bien, monsieur ! »
Il reposa le combiné sans vigueur et se passa la main sur les yeux, tant il ne supportait plus d’occuper un poste qui ne lui procurait pour seule satisfaction que celle de gagner toujours plus d’argent.
Après de longues semaines de réflexion, à peser et repeser chaque argument contraire, il avait fini par prendre sa décision, elle était à présent irrévocable, il laisserait la présidence, se contentant de recevoir les dividendes des 70 % qu’il détenait dans la société. Il ne voulait plus rester là, des journées entières, coincé dans son fauteuil, coupé du monde et de ses réalités ; enfin, il pourrait à nouveau bouger, se distraire, s’amuser, sans rien planifier… Vivre, tout simplement.
Paula entra dans le bureau, comme toujours, le sourire accroché aux lèvres. D’un pas léger et discret, néanmoins très élégant, elle s’approcha sans faire de bruit, furtivement, et déposa les documents à côté de l’ordinateur, et, parce qu’elle le connaissait bien et qu’il n’était besoin qu’il dise quoi que ce fût pour qu’elle le comprît, elle lui tendit un gobelet de café, court, avec deux sucres ; c’était un bien maigre plaisir qu’elle lui offrait, mais c’était bien souvent assez pour lui dégriser les idées. Seulement, cette fois, cela n’y changerait rien, il n’y trempa même pas les lèvres. Elle comprit qu’il souhaitait rester seul et s’effaça dans le même silence, refermant la porte en faisant disparaître lentement sa silhouette gainée de mauve, lentement dans son entrebâillement.
Elle reparut bientôt pour annoncer l’arrivée d’Adam Silkwood, le bras droit de Kevin. Adam, il le considérait comme le seul apte à lui succéder dans sa tâche, non que les autres membres du personnel ne rassemblassent pas toutes les qualités nécessaires à l’exercice de cette responsabilité, mais Adam avait ceci de plus qu’il était un ami de longue date, et il trouvait normal que ce fût lui qui bénéficiât de cette promotion.
Ils étaient tous deux de vieux compagnons de route. Ayant commencé ensemble dans la profession au sein du même cabinet jusqu’à ce que la chance désigne Kevin. Il avait donc vu une compensation à cette injustice originelle dans la proposition qu’il lui fit de le seconder, ce à quoi il s’exerçait avec art.
« Faites-le entrer, Paula ! » dit-il d’un ton moins taciturne, comme libéré d’un poids par l’arrivée de son sauveur.
« Salut, Adam ! Qu’est-ce qui t’amène ?
— À vrai dire, pas grand-chose, je voulais juste avoir ton avis avant d’engager quoi que ce soit avec les Stagliano. Sa boîte semble marcher à plein tube, mais ils paraissent aussi avoir quelques difficultés avec le fisc. J’ai étudié le dossier, on devrait pouvoir faire quelque chose. Je me suis dit qu’on pourrait peut-être leur proposer nos services.
— Fais comme tu le sens. Je sais que tu feras pour le mieux. Si tu crois vraiment qu’on peut en tirer quelque chose… Je te propose un verre ?
— Non, désolé ! Ç’aurait été avec plaisir, mais je suis vraiment pressé. J’ai dix mille trucs à faire… d’ailleurs, j’ai un déjeuner dans 10 minutes ! Je suis déjà en retard, merde !
— Tant pis ! J’avais à te parler. C’est pas grave, on verra ça plus tard…
— C’était important ?
— Pour toi, certainement. Pour moi, incontestablement.
— Écoute, passe prendre l’apéritif chez moi ce soir. De toute façon, il faut que je te parle, moi aussi… en privé. Je compte sur toi, à ce soir. »
À peine avait-il terminé sa phrase qu’il était dehors. Kevin ne put que soupirer sans espoir d’être entendu : « C’est ça, à ce soir. »
Il resta immobile un long moment avant de s’emparer en hâte de sa serviette et de se précipiter au-dehors. Il n’avait plus qu’une idée en tête : partir. Sans s’arrêter, il glissa à Paula qu’il ne reviendrait pas cet après-midi, laissant planer le sous-entendu qu’elle risquait bien de ne plus le voir que pour les conseils d’administration. Mais elle fit mine de ne pas comprendre et lui répondit d’un de ses plus jolis sourires, enrobé d’un simple « Bonsoir, monsieur. À demain ! »
Il garda le silence et tourna la tête pour qu’elle n’aperçoive pas la perle qui glissait le long de sa joue.
Milton descendit dans les sous-sols où se détachait, parmi les Porsche et autres grandes sportives qu’affectionnaient ses employés, son immense limousine aux vitres d’un noir absolu et à la robe d’un sombre luisant dans la lumière des néons. Ce navire des routes semblait comme échoué en l’absence de son inséparable capitaine vissé à son volant, portant casquette et adoptant une déférence outrée qui était habituellement fournie en complément ; mais Milton ne goûtait que peu ce genre de cérémonials et préférait se passer de leurs services tant qu’il ne se trouvait pas en situation d’accompagner un client au restaurant, circonstance particulière où le face-à-face convivial durant le trajet était de rigueur pour parler affaires autour d’un bon premier verre de connivence.
Il détourna le regard, cette masse obscure lui rappelait trop ce qu’il s’évertuait à oublier ; cette marque ostensible de pouvoir et d’opulence, il ne l’avait que trop affichée jusqu’alors.
Il marcha jusqu’à la sortie du parking, ne manquant évidemment pas d’attirer l’attention de quelques cadres en mal d’avancement qui se proposèrent tous de s’écarter de leur destination pour déposer « Monsieur Milton » là où le désirait. À leur grand désespoir, il déclina chacune de leurs invitations ; ils en étaient quittes pour une tentative ultérieure de se glisser dans les petits papiers du patron.
Au sortir de son empire, il se dirigea vers Central Park. Il y erra de longues heures avant de s’écrouler dans l’herbe verte et moussue, bras et jambes écartés, essayant de retrouver des sensations qu’il croyait à jamais effacées de sa mémoire. Il s’emplit les poumons de l’odeur apaisante des arbres toujours en fleurs, se laissant porter par le souffle tiède et apaisant d’un vent chargé de chlorophylle. Bercé par cette divine douceur, il s’enferma dans une intime obscurité pour éprouver sur sa peau la chaude caresse de la lumière du jour. Flatté par cette atmosphère pacifique, il s’assoupit et se mit à rêver. Il voyait ses enfants ; il les voyait heureux, contrairement à lui, ne se souciant que de leurs jeux futiles, ne pensant qu’à jouir de la vie qu’à leur âge ils ne pouvaient que trouver extraordinairement belle.
Les cris des gosses qui s’amusaient tout autour de lui le sortirent de sa semi-torpeur et son regard plongea dans les profondeurs insondables d’un ciel d’azur clair, d’un bleu pâle dans lequel il cherchait à sculpter le contour des nuages pour leur donner forme vivante, comme il s’amusait à le faire, enfant, à l’heure où il se riait de ces drôles de grimaces que le vent dessinait sur leurs visages.
Il était déjà plus de 15 heures. Le temps avait couru sans qu’il cherche à le rattraper. Pas même l’appétit n’était venu troubler ses réjouissances pour lui rappeler que l’heure du déjeuner était largement dépassée. Cette courte excursion au pays nommé bonheur, dans cette réalité somptueuse qu’il n’entrevoyait plus que dans son sommeil et qui s’évaporait au bruit du réveil, avait suffi à le nourrir ; et il s’en était repu jusqu’à l’indigestion.
Scrutant son proche horizon, il surprit le baiser passionné de deux jeunes amoureux, partagea l’extase d’une jolie maman dont le bambin esquissait maladroitement ses premiers pas. Il voulait à son tour retrouver cette part de bonheur dont il avait pendant trop longtemps négligé de s’occuper au profit de son travail. Son désir le plus cher, pour l’heure, était de se poser comme témoin de la croissance par trop rapide de ses enfants.
Le Soleil continuait inlassablement sa lente course déclinante l’emmenant vers sa couche et Kevin se trouvait toujours là, imprégné de ses rêves, absorbé par ses pensées.
Il serait bien resté quelques heures encore à oublier le tumulte de la ville, mais il lui pressait de regagner ce domicile dont il ne s’était que trop tenu à l’écart. Et puis, si le rêve était beau, la réalité qui l’attendait l’était bien plus.
Sa montre, pièce d’orfèvrerie unique, sonnait 6 h du soir.
Il stoppa un taxi au confort bien médiocre qui traversa la ville pour le conduire jusque chez lui. La carcasse jaune et encrassée du véhicule faisait tache dans le décor de cette immense demeure immaculée d’enduit blanc et parfaitement lisse, cernée d’un parc flamboyant de verdure.
L’intérieur de la bâtisse qui n’était pas sans rappeler les cottages des bourgeois fédérés était tout aussi épuré que pouvait l’être l’extérieur, pas un mur peint ou papiété, juste une ou deux tapisseries médiévales, une pâleur qui se faisait le parfait reflet du vide avec lequel Kevin avait décidé d’en finir. Çà et là, les miroirs alternaient avec les toiles de maîtres magnifiés par des cadres d’un classicisme baroque, chargés, mais pas trop, de sculptures et de peinture d’or.
Chaque pièce était un hymne à la lumière au point que les cascades de lustres et leur écume de cristal ne semblaient avoir été pendues au plafond que pour donner un peu d’âme à cette triste et bien fade nudité.
Dans la trop vaste salle à manger, où d’ailleurs ils ne déjeunaient jamais, tant ils se seraient sentis seuls autour d’une aussi grande table, une cheminée de marbre imposait sa majesté au regard des rares visiteurs.
Kevin entendit du bruit en provenance du salon ; les enfants y regardaient la télévision sur la toile couvrant un large carré du mur, affalés sur le divan, totalement hypnotisés par un épisode de Batman, la chauve-souris masquée, prise dans une bagarre avec l’infâme Joker. Lorsqu’il entra dans la pièce, il dut manifester sa présence en claquant bruyamment des mains pour que l’écran animé n’attire plus leur attention et qu’ils courent sauter au cou de leur père, le couvrant de leur affection.
« Bonjour mes chéris ! Ah, ah, ah… pas tous en même temps, vous m’étouffez ! dit-il, faisant semblant de suffoquer. Papa a une surprise pour vous !
— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? » le harcela l’aîné avec une curiosité mêlée d’impatience.
Ses deux frères entonnèrent aussitôt le même refrain.
« Je vous le dirai tout à l’heure ! Si vous êtes sages, bien entendu ! dit-il, en haussant les sourcils, prenant un air sévère qui ne collait pas au personnage. Il faut d’abord que je voie maman ; où est-elle ?
— Dans la piscine ! répondit Alexander, de sa petite voix timide, lui qui portait avec beaucoup de fierté ses quatre ans “et demi”, manifestement pressé de savoir quelle était cette surprise tant promise.
— Ne bougez pas, continuez à regarder la télé… vous me direz si le Joker a encore perdu ! » murmura-t-il comme s’il s’agissait d’un secret de Batman.
Il fit quelques pas sur la terrasse et s’arrêta pour admirer la nage de Claudia : elle filait dans l’eau avec la grâce d’une sirène. Il s’accroupit sur le bord de la piscine et lui prit la main pour l’aider à sortir du bain avec la même élégance. Elle attrapa une serviette posée sur le transat et tout en se séchant les cheveux, elle vint étreindre Kevin qui redécouvrait avec délice ce bonheur qu’il avait toujours eu envie de bâtir et qu’il avait laissé de côté quand enfin il y était parvenu. Elle enroula ses bras autour de sa nuque et posa tendrement sa tête sur son épaule, lui soufflant chaudement au creux de l’oreille :
« Quelque chose ne va pas, chéri ?
— Non, non ! fit-il en esquissant un bref sourire. Tout va très bien, au contraire.
— Tu en es sûr ?
— Certain ! Simplement, je cherchais un moyen de t’annoncer la nouvelle…
— Quelle nouvelle ? s’intrigua-t-elle.
— Une bonne, une très bonne nouvelle. Ne t’en fais pas. Voilà, j’ai… j’ai pris ma décision… je cède ma place ! J’ai envie de prendre un peu de recul ; je veux pouvoir m’occuper des enfants, de toi… de nous !
— Mais, enfin… tu…
— Laisse-moi finir ! ordonna-t-il d’une infinie douceur. Je me suis dit qu’un peu de vacances nous feraient le plus grand bien. Que dirais-tu d’un voyage en France, ça fait longtemps qu’on n’a pas changé d’air… et puis, tu aimes la France, non ? »
Elle resta muette un instant, ne sachant que répondre, encore abasourdie d’étonnement.
« Alors, qu’en dis-tu ?
— Je… oui… pourquoi pas. Ça me fait plaisir, tu sais, mais… tu ne peux pas tout abandonner comme ça, du jour au lendemain, en claquant des doigts sur un coup de tête. Tu ne vas quand même pas tout plaquer ? Tu t’es donné tant de mal pour arriver là où tu es…
— Rassure-toi, j’ai pensé à tout ! dit-il emporté par la joie. Et puis, je n’abandonne pas ; disons que j’ai décidé de m’accorder une longue pause, pendant un ou deux ans. Tu ne sais pas à quel point j’en ai besoin, ce n’est même plus par envie, c’est tout simplement vital. Il faut que je vive. Mais ne te préoccupe pas de tout ça, c’est trop ennuyeux. Dis juste : OUI !
— Dans ce cas… Oui… »
Il resserra l’étreinte et embrassa longuement Claudia. De ce petit mot, elle l’affranchissait de ses servitudes.
Entre deux respirations, Claudia continua de le questionner.
« As-tu au moins trouvé quelqu’un pour te remplacer ?
— Adam saura prendre les choses en main. »
De nouveau, un baiser.
« À propos, il a téléphoné ; il voulait savoir si c’était toujours d’accord pour ce soir.
— C’est vrai, j’avais totalement oublié ! Quand veux-tu qu’on y aille ?
— Vas-y seul, c’est sûrement pour affaire…
— Je ne te parle pas de ça, chérie… Quand veux-tu qu’on parte ?
— Où ?
— Mais en France !
— Je ne sais pas… quand tu voudras.
— Pourquoi pas dimanche ? Les enfants seront en vacances, non ?
— Si tu veux… »
Une nouvelle fois, il colla ses lèvres sur la bouche de son épouse et ils revécurent soudain ce moment magique de leur première soirée passée ensemble.
Les enfants, les observant avec une tendre curiosité, trépignaient d’impatience, désireux de percer le mystère dont leur père enrobait la surprise qu’il leur avait tant promise. Harcelés par l’insistance de leurs regards chargés de supplications, ils s’interrompirent et Kevin, ne pouvant résister plus longtemps à leur apitoiement, céda à cette insoutenable pression psychologique.
« Très bien… vous avez gagné, je vais tout vous dire, mais je veux qu’avant vous fassiez le plus grand silence. »
Pas un mot ne s’échappa dès lors de leurs lèvres qu’ils s’efforçaient de garder soudées l’une contre l’autre, se retenant presque de respirer pour ne faire aucun bruit.
« Est-ce que des vacances vous feraient plaisir ? »
Il les observa, étudiant leurs réactions, et, avant même qu’ils ne trouvent le temps de s’enthousiasmer, il s’empressa d’ajouter :
« Bah ! et puis non, vous préférez sûrement vous amuser avec vos petits copains… et je vous comprends… »
La provocation avait dépassé les limites et les enfants rompirent le silence et manifestèrent avec force cris le peu de cas qu’ils pouvaient bien faire de leurs habituels camarades de jeu quand on leur proposait en échange de partir en voyage.
« On veut partir ! hurlèrent-ils tous en chœur.
— Vous en êtes sûrs ? Vous ne le regretterez pas ? les nargua-t-il un peu plus. »
Ils hochèrent la tête avec vigueur pour témoigner du caractère irrévocable de leur décision et de leur détermination indéboulonnable.
« Dans ce cas, on peut partir tranquillement pour la France. »
Les trois gamins sautèrent de joie, poussèrent des hourras interminables pour concélébrer leur victoire, couvrirent leur papa de baisers, l’étranglèrent de leur affection débordante… Jusqu’à ce que Bruce, l’aîné, qui n’avait que huit ans, posât la question qu’attendait Kevin :
« Dis, papa, où c’est, la France ? »
Les fossettes de « papa » se creusèrent un peu plus que d’usage, et il entama rapidement un condensé de cours de géographie, leur expliquant avec des mots qu’il voulait simples que la France, c’était juste en face, de l’autre côté de l’océan sur lequel donnaient les fenêtres de leur grande demeure.
Mais, si c’était vraiment de l’autre côté, pourquoi est-ce qu’ils ne l’avaient jamais vue, pas même le jour où ils étaient montés tout en haut de la couronne de la Statue de la Liberté ?
Kevin éclata de rire ! Il leur fit comprendre que la France était bien trop loin pour qu’on puisse la voir d’ici, même par temps très clair, et même avec de bonnes jumelles.
Il en profita pour leur apprendre que la Miss Liberté était née de l’imagination d’un Français, il leur parla de la fameuse tour portant le nom du même ingénieur, à Paris. Il leur conta l’aventure de La Fayette…
Les enfants étaient fascinés par leur historien de papa « qui savait tout ». Ils n’avaient plus qu’une hâte : embarquer dans le Concorde et partir à la découverte du vieux continent et des merveilles parisiennes.
20 heures sonnaient lorsque Milton arriva devant la propriété de Silkwood. La Lune s’était déjà perchée dans les cieux qui commençaient de s’assombrir sous le voile gris de nuages obstruant la luminosité mourante.
Sans doute la pluie ne tarderait-elle pas à donner son spectacle, d’ailleurs, il semblait bien que quelques gouttes furent déjà échouées sur le pare-brise de la voiture. Fort heureusement, il n’y avait pas loin jusqu’à la porte d’entrée, tout au plus une dizaine de mètres.
Milton enfonça le bouton d’une sonnette qui, manifestement, donnait quelque signe de fatigue en refusant de chanter sa mélodie ; après trois pressions insistantes, la porte restait désespérément close. Il frappa alors avec force contre la lucarne alvéolée qui laissait transparaître la lumière ; Silkwood était bien à demeure. Quelques secondes eurent à peine le temps de s’écouler que le rideau tendu en travers ne frémisse, donnant le signe qu’une main se portait sur la clé.
« Ah, c’est toi ! Je désespérais de te voir ce soir… J’allais justement passer à table, si tu veux te joindre à moi…
— Non, merci, je ne voudrais pas abuser. Et puis, Claudia m’attend…
— Je te sers quand même un petit verre ? Vodka, Gin, Martini ?
— Un scotch… avec de la glace, si ça ne te dérange pas. »
Silkwood passa derrière le petit bar en briquettes, se versa un grand verre de vodka et prépara le Whisky de son invité en l’invitant à s’asseoir.
« À ta santé, Kevin !
— Tchin.
— Alors, ainsi tu avais quelque chose à me dire ? Je suis très curieux de savoir de quoi il peut s’agir.
— Toi d’abord ! Qu’est-ce qui était si urgent pour que tu tiennes absolument à ce que je passe chez toi ? Je dois dire que tu m’as intrigué, jamais tu n’avais fait tant de mystère que ce matin.
— Comme tu voudras ! De toute façon, je suppose que c’est de la même chose dont nous voulions parler… c’est pour ça que j’ai préféré qu’on en discute en privé, chez moi.
— C’est si sérieux ?
— Plus encore. À propos, je crois que c’est la première fois que tu viens chez moi, je ne me trompe pas ?
— C’est exact ! La première fois que je viens chez toi depuis que tu as quitté ta femme en lui laissant ton appartement…
— Et comment tu trouves ?
— Eh bien… confortable ! dit-il en plongeant son regard dans la braise d’un feu bien inutile en cette saison, flambant dans une cheminée s’élevant au beau milieu du salon.
— Bien sûr, il manque la touche féminine, mais les décorateurs intérieurs sont là pour ça, pas vrai ? »
Kevin n’écoutait qu’à moitié, perdu dans ses pensées. Il avait hâte que Silkwood finisse par en venir aux faits. Il ne cessait de regarder sa montre, ce qu’Adam ne manqua pas de remarquer, se reprenant aussitôt.
« Excuse-moi ! Je parle, je parle… j’ai si peu de visite que je finis par en oublier l’essentiel.
— S’il te plaît, Adam, voudrais-tu en terminer ?
— J’y viens, j’y viens. Veux-tu que je te serve un deuxième verre ?
— Écoute, cesse de tourner autour du pot ! Je suis fatigué, alors épargne-moi ces banalités, tu veux ? C’est une augmentation que tu cherches ? Alors, demande-la-moi simplement, on se connaît depuis suffisamment longtemps pour que tu m’épargnes tout ce cinéma.
— Mais… ce n’est pas de cela qu’il s’agit ! Je m’étonne d’ailleurs que tu ne sembles pas avoir la moindre idée de ce dont je veux t’entretenir. Tu n’as donc pas consulté les comptes de la société ?
— Non, pas depuis un petit moment, pourquoi ?
— Parce que ça fait trois mois que certains chiffres manquent dans certaines colonnes.
— Et après ?
— Ça signifie tout simplement que de l’argent disparaît mystérieusement on ne sait où. Ça veut surtout dire de graves ennuis avec le fisc en perspective, ça veut dire des démêlés avec la justice du New Jersey. Tu comprends ?
— Mais, ce ne peut être qu’une erreur.
— Non, non ! Quelqu’un se sert bel et bien dans la caisse et s’amuse à en trafiquer les chiffres.
— Comment en es-tu si certain ?
— C’est vraiment très simple : c’est moi qui me suis amusé avec. »
Kevin ne comprenait pas, il croyait à une plaisanterie de très mauvais goût.
« Tu veux dire que tu t’es enrichi en jouant avec ma comptabilité ?
— Holà ! Surtout pas ! J’ai pas envie d’avoir Elliot Ness à mes trousses.
— Mais, alors, qu’est-ce que tout ça signifie ?
— Tout simplement que c’est toi qui as fraudé le fisc ! fit-il simplement, l’air amusé en sirotant sa vodka.
— Non, tu plaisantes ! D’accord, on arrête ce jeu stupide, tu m’as bien eu ! Mais je n’apprécie pas du tout ce genre d’humour.
— Tu crois franchement que j’aurais le rire si bête ? Je suis tout ce qu’il y a de plus sérieux, Kevin. Tu n’as qu’à vérifier par toi-même.
— Mais enfin, pourquoi fais-tu cela ? Pourquoi à moi ? Qu’est-ce que ça peut bien te rapporter ?
— L’argent, Kevin ! L’argent ! dit-il en appuyant à mi-voix sur chaque syllabe qu’il prononçait.
— Tout ça uniquement pour l’argent ? soupira-t-il d’une déception facilement mesurable dans ces circonstances particulières. Toi ? Un ami. Comment as-tu pu me faire ça ? Qui t’a payé ?
— Absolument personne, rassure-toi ! Je ne suis pas de ceux qui se laissent acheter pour une bouchée de pain. Je suis un homme libre et n’ai besoin de personne pour me dire ce que je dois faire et comment je dois le faire. Non, en fait, cet argent dont je te parle, c’est toi qui vas me le donner.
— Et en échange de quoi ? »
Silkwood ouvrit un tiroir et en extirpa quelques livres qu’il tendit à Milton qui tenta de les lui arracher des mains.
« Oh, oh ! N’y touche pas ! J’y tiens comme à la prunelle de mes yeux, ce sont les vrais. Ils valent très, très cher.
— Rends-les-moi, espèce de salopard ! ordonna-t-il d’un ton sévère et chargé de colère ?
— Tu perds ton calme légendaire, Kevin ? Mais ça ne sert absolument à rien puisque je suis tout à fait disposé à te les rendre. Je suis conciliant ! Pas très honnête il vrai, mais conciliant. À toi de décider, la balle est dans ton camp ; tu me donnes ce que je veux, et ils retrouvent leur place normale. Tu as ma parole !
— Ta parole ? Hum ! Et combien tu en veux ? Dis-le !
— Enfin une parole sensée. Puisqu’on est amis, j’accepte de te faire un prix… deux millions de dollars, en liquide bien sûr. C’est raisonnable, non ?
— Rien que ça ?
— Non, fit-il, toujours aussi sarcastique. Je n’en fais pas qu’une histoire d’argent, ce serait par trop mesquin, je ne suis pas complètement vénal. J’aimerais beaucoup que tu penses à prendre une retraite anticipée, en me laissant ta place ; cela va sans dire. »
Tant de bassesse, de vilenie, de vice, masqué pendant de si longues années derrière la façade d’une vieille amitié, Kevin ne parvenait toujours pas à le croire, et pourtant, cette infamie était bien réelle.
Comment avait-il pu se laisser abuser de la sorte et accorder sa confiance à ce brigand sans jamais éprouver le moindre doute à son égard ? Avait-il toujours été ainsi, ou bien avait-il simplement changé ?
« Tu me dégoûtes ! Quand je pense que je voulais justement te demander de prendre ma succession… Comment ai-je pu me tromper de la sorte sur ton sujet ?
— Tu vois, les grands esprits se rencontrent. Ce ne sera donc pas pour toi un très gros sacrifice. Nous avons déjà un terrain d’entente. Je te remercie pour cette superbe promptitude à répondre à mes demandes, cela t’honore, crois-moi !
— Rien ! Tu n’auras absolument rien de moi ! N’y compte surtout pas, je ne céderais jamais à ton chantage.
— Comme tu le voudras ! Alors adieu les livres ! Bonjour la prison ! Pense à m’écrire.
— Jamais ! Je ne te laisserai pas faire. La prison, elle sera pour toi, et pour personne d’autre. »
Porté par la colère et la haine qui s’étaient accrues durant toute la durée de l’entretien, Kevin assaillit Silkwood et lui envoya une volée de coups. Silkwood tomba à la renverse sur le sol et tenta d’esquiver tant bien que mal les attaques qui pleuvaient sur lui. Sous l’impulsion de la rage, Kevin ne parvenait plus à se contenir, il était comme possédé par une force irrésistible bien supérieure à celle de Silkwood. Rien ne pouvait plus l’arrêter, ses yeux pétillaient de l’incandescence du bûcher qu’allumait le bourreau. Silkwood ne bougeait plus, rien ne pourrait plus le sortir des griffes de celui qui s’était transformé en son prédateur ; déjà, son visage tuméfié s’était couvert de sang. Milton irait jusqu’au bout, il allait bientôt franchir le point de non-retour.
21 heures. Harlem, l’un des quartiers les moins fréquentables et pourtant l’un des plus fréquentés. Ici, peu de carrosses dorés, peu de costumes italiens, peu de chaussures de cuir. L’uniforme local s’apparente davantage au survêtement, baskets, bandana, lunettes sombres. Ici, c’est le territoire des clans : Black Panthers, Black Muslims, Snakes… et ceux qui les craignent, population du désœuvrement qui, elle aussi, voudrait bien sa part du ghetto.
La lumière opacifiée par le gris des nuages donnait le signal d’une vie qui, dans ce quartier, s’animait essentiellement à la tombée du jour. Quand la pénombre commençait à étendre son noir manteau sur les ruelles plongées dans des ténèbres que ne parvenaient plus à combattre les quelques lampadaires survivants. Les autres ayant eu à subir tant de fois les agressions de défoulement des casseurs et autres filous en manque d’un mauvais coup ou d’une dose de fée blanche qu’ils avaient définitivement refusé de fonctionner.
Quand on était Blanc et que l’on prétendait s’aventurer dans ce microcosme, on avait tout intérêt à filer droit, à ne pas descendre du véhicule, voire ne pas même s’arrêter à moins que d’avoir réservé sa place à l’hôpital ou dans les cas extrêmes, au cimetière. Car le Blanc était forcément coupable, on voyait encore en lui l’esclavagiste, le donneur d’ordre, le pouvoir, la répression, l’argent, la domination, la police… autant de choses qu’on exécrait par ici, qu’on foulait du pied et souhaitait voir disparaître à jamais.
Ces messages chargés de haine et de violence se répétaient inlassablement dans les paroles des chansons entonnées sur un rythme « Rap » – « Rock Against Police » – appelant au rassemblement afin de créer un « Black Power », à la Révolution, à la guerre sans merci contre les institutions, à l’agressivité quotidienne envers ceux que l’on rendait responsables de la pauvreté démesurée qui marquait de son empreinte la vie du quartier. Les Blancs n’étaient d’ailleurs pas les seuls à devoir supporter ces attaques, les Asiatiques, eux, s’ils s’attiraient leurs foudres, c’est parce qu’on pensait qu’ils s’enrichissaient sur leurs dos ; à la vérité, le peu d’argent qu’ils possédaient, ils l’investissaient pour créer des commerces qui parvenaient à marcher tant bien que mal. Ils en voulaient aussi aux Juifs, pour leur influence et leur argent, et aux Portoricains contre lesquels ils n’avaient de cesse de se battre afin de marquer les limites de leur territoire.
Mais ils ne nourrissaient jamais autant de haine qu’après la Police ou les autorités judiciaires. En effet, pour un flic, surtout s’il s’agissait d’un de leurs « frères », parce qu’il devenait alors un traître, oser se pavaner en arborant insigne et uniforme équivalait la plupart du temps à signer son arrêt de mort. Malheur à celui qui se faisait attraper par un des gangs qui écumaient Harlem à la nuit tombée et embrigadant pour leurs basses œuvres des mômes d’à peine douze ans qui les prenaient pour modèles et dont l’initiation consistait à prouver sa vaillance et sa bravoure en égorgeant un flic, en saignant une petite vieille, ou en violant une jeune fille, blanche, évidemment.
Ces gangs, marché de la drogue aidant, étaient parvenus en quelques années à atteindre une ampleur telle qu’il eût sans doute fallu faire appel à l’armée pour espérer enrayer ce phénomène et sortir victorieuse de cette guérilla urbaine. Encore que les GI n’aient jamais fait preuve de leurs capacités à devenir des guérilleros, le Vietnam de triste mémoire est là pour nous le rappeler. Mais en fait, les pouvoirs publics se souciaient bien peu du sort de ceux qui, par malchance, vivaient là, cernés par la violence et la mort ; tant que l’on se contentait de s’entre-tuer sans s’aventurer au-delà de ce périmètre maudit, il n’y avait qu’à laisser courir. Le mal finirait bien par se dévorer lui-même.
La seule alternative était la peur ou la soumission, parfois – souvent même – les deux tendaient à se confondre. Ici, les enfants, pour leur quatre-heures, n’allaient pas à la boulangerie, mais s’adressaient aux dealers qui avaient pignon sur rue et pour distraction, jouaient aux cow-boys et aux indiens à balles réelles.
Le notable, dans ces quartiers, c’était le dealer, exemple de réussite dont on tressait des louanges, idole pharisienne hissée au rang de demi-dieu. Il symbolisait la plus haute dignité sociale, la richesse, le confort, le vendeur de rêve, le fabricant d’espoir, le mythe du self-made-man avec un arrière-goût de mort.
Dans l’ombre d’une impasse, une voiture attendait patiemment, moteur ronflant et feux allumés. Ses trois occupants étaient tous à demi couchés sur leur siège afin qu’on ne pût trop facilement les reconnaître. Au volant, un Noir, la trentaine, moustache épaisse et courte, les yeux masqués par de larges lunettes aux verres fumés, cheveux presque ras taillés en une brosse imperceptible. À ses côtés, un Blanc, sans doute du même âge, une main crispée sur l’accoudoir, ses « cherche-amour » gris-vert fixés droit devant lui, retenant et ses mots et son souffle, visiblement pas très à l’aise, une mèche châtain clair échouée sur son front humide de transpiration. À l’arrière, complètement allongé sur la banquette, un autre Noir, plus jeune celui-là, un visage fin, les yeux éclatant d’un regard espiègle, poussait une balle dans le barillet d’une arme étincelante qu’il referma sans bruit.
Tous trois paraissaient préoccupés. Par quoi ?
Le chauffeur rompit le silence qui s’était naturellement imposé dans la voiture depuis leur arrivée.
« Soyez prêts, les voilà ! »
Deux faisceaux de lumière blancs s’approchaient d’eux du bout de l’impasse. Alors que leur progression stoppa, les phares restèrent braqués sur leur Chrysler. Ils s’éteignirent par deux fois avant que de se rallumer pour de bon. C’était le signal. Les deux hommes installés à l’avant redressèrent le buste tandis que le troisième resta immobile, le visage collé contre la banquette, à l’écoute, attentif à tout ce qui pourrait se produire. « Reste là ! recommanda le moustachu. Si jamais ça devait mal tourner, fais ce qu’il faut faire, O.K ?
— Te bile pas, je veille au grain. »
Le Blanc restait enfermé dans sa mutité ; son ami le rassura d’une tape amicale sur l’épaule.
Deux hommes sortirent de la Ford qui leur faisait face avec une assurance et une prétention qui en disait long sur leur compte, ils semblaient totalement à leur aise, chez eux, comme les maîtres des lieux, ce qui, à en juger par la bosse que dessinait leur arme sous leur veste taillée sur mesure, n’était sans doute pas tout à fait inexact.
L’éblouissement des phares dans la pénombre de la ruelle empêchait de distinguer leur visage, mais il était une chose certaine, le quartier les avait portés dans son ventre et mieux valait ne pas tenter de s’y frotter de trop près.
À leur tour, ils posèrent les pieds sur l’asphalte de Harlem en claquant leurs portières.
« C’est toi qu’on appelle Turner ? lança dans la nuit le moustachu à son interlocuteur aux traits encore anonymes.
— Ouais, grogna-t-il en projetant au loin le mégot de sa cigarette et soufflant une épaisse volute de fumée se désagrégeant lentement dans la lumière artificielle. Qu’est-ce qu’on me veut ? Et pour commencer, qui est-ce qui se donne tant de mal pour chercher à me rencontrer ? J’aime bien savoir à qui j’cause.
— Je m’appelle Harvey ! Lui, c’est Willis ! reprit-il sur un même ton désagréable.
— Ah, s’esclaffa -t-il. Et qu’est-ce qu’une face de craie comme lui vient foutre chez moi ? Il s’est perdu ? Il a besoin qu’on lui indique le chemin de la sortie ? Ah ! ah ! ah !
— Tu sais ce qu’elle te dit la face de craie ? s’emporta Willis. Sans nous, où est-ce que vous la trouveriez la came espèce de primate. Vous ne savez pas faire la différence entre le pavot et un bouquet de violettes, pour vous c’est juste de la poudre et rien d’autre.
— Du calme, Dick ! lui murmura Harvey. N’en fais pas trop, laisse-moi opérer, à trop charger le trait, tu vas lui donner des soupçons. Turner ! héla-t-il, j’te d’manderais d’pas chercher d’embrouilles à mon associé si tu veux pas qu’on se quitte mauvais amis.
— J’m’étonnais, rien d’plus ! Alors, qu’est-ce que vous avez à me proposer ?
— À ton avis, tu crois p’t-être qu’on passe faire la quête pour la Croix-Rouge ? C’qu’on veut, c’est traiter avec toi, afin de monter une… petite entreprise en commun. Les rumeurs laissent entendre que c’est toi qui tiens le mieux la route dans le coin pour monter ce genre d’affaires.
— Ah ouais ? Et vous avez de quoi m’intéresser ?
— Absolument ! Toi, comme beaucoup d’autres d’ailleurs.
— Allons, allons ! Pourquoi aller chercher ailleurs alors que vous avez le meilleur fourgue de toute la côte est devant vous ?