Mort et vie d'un soleil - Intégrale - J.P Enderson - E-Book

Mort et vie d'un soleil - Intégrale E-Book

J.P Enderson

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Beschreibung

Mort et vie d'un soleil - Tome 1

Lorsque le jeune dieu Khamgiin Sin reçoit la prière d’un garçon mortel prénommé Azriel, il ne sait pas encore à quel point toute son existence vient de basculer. Découvrant qu’Azriel n’est pas un mortel ordinaire, Khamgiin Sin décide de suivre attentivement la vie du garçon pour lequel il a une affection grandissante. Cependant, aussi sincère que soit cette affection, elle ne parvient pas à le convaincre d’intervenir dans le cours de l’existence d’Azriel. Ainsi l’observe-t-il prendre part à une guerre et souffrir de nombreuses tragédies, mais sans jamais lui envoyer son soutien divin. Ce n’est que lorsqu’Azriel perd la vie au terme d’une longue souffrance que le jeune dieu réalise son erreur.

Déterminé à se rattraper, il supplie l’Empereur Céleste de lui donner une seconde chance. Le souverain des dieux consent à remonter le temps pour que Khamgiin Sin puisse changer le destin funeste d’Azriel, mais la meilleure façon de s’assurer que les mêmes tragédies ne se répètent pas serait d’être toujours présent aux côtés du mortel. Or, un dieu ne peut vivre parmi les humains qu’en en devenant un lui-même. Face à l’ampleur du sacrifice auquel il lui faut consentir, la détermination de Khamgiin Sin ne faiblit pas. Il sauvera Azriel en changeant son destin et deviendra volontiers mortel pour pouvoir être l’ami du garçon et lui offrir le bonheur.

Néanmoins, et même pour un dieu, il n’est pas si facile de contrer un destin.





Mort et vie d'un soleil - Tome 2 




"Il y a des années déjà, le dieu Khamgiin Sin s’est changé en mortel pour vivre aux côtés d’Azriel, un jeune humain.

Devenu Castian, l’ancien dieu s’est juré de tout faire pour changer le destin du sang-mêlé qui avait bouleversé son existence. Le temps a passé, l’amitié des deux garçons a grandi au point de devenir amour. Et comblé de bonheur, Castian en avait presque oublié le danger qui planait sur eux... jusqu’à ce que les dieux le leur rappellent.

Au cœur de la guerre, l’amour des deux jeunes hommes est mis à l’épreuve. Et lorsqu’il lui faut choisir entre Azriel et le monde, Castian est prêt à refaire le même choix, encore et encore : celui d’aimer Azriel et tout faire pour le sauver.

Mais parfois une vie ne peut être changée qu’au prix d’un immense sacrifice... Et lorsque les dieux ont décidé de séparer deux êtres, est-il vraiment possible de les en empêcher ?"




À PROPOS DE L'AUTRICE






Tout juste diplômée d’un Master de recherches en Religions et Sociétés, J.P Enderson travaille dans l’enseignement supérieur à Bordeaux. L’aventure littéraire a commencé pour elle au primaire lorsqu’elle inventait des aventures imaginaires pour jouer avec son cousin. C’est en découvrant les films du studio Ghibli qu’elle a réalisé qu’elle ne voulait pas se contenter d’imaginer des histoires, mais aussi les raconter. Après s’être essayé aux nouvelles et aux pièces de théâtre, elle a attaqué ses premiers romans vers la fin du collège. Elle a écrit "Mort et vie d’un soleil" dans l’idée de combiner dans une histoire les deux choses qui la passionnent le plus : la mythologie et la romance.

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Seitenzahl: 1016

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Couverture et maquette intérieure par Ecoffet Scarlett

Correction par Sophie Eloy

 

 

© 2023 Imaginary Edge Éditions

© 2023 JP Enderson

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés.

 

Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou production intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

Chapitre 1Où un dieu prend pitié

 

Allongé à l’ombre d’un figuier, Khamgiin Sin grattait pensivement les cordes de sa lyre tout en croquant régulièrement ses dents dans la chair tendre d’un fruit. Il réfléchissait à la composition d’un nouveau morceau dont il voulait faire la surprise à l’Empereur Céleste. Nyka Urkhan aimait les chansons de Sin par-dessus tout, et ce dernier éprouvait donc le plus grand plaisir à composer de nouvelles musiques pour séduire les oreilles du dieu des dieux. Sans doute ajouterait-il des paroles à cette mélodie naissante, qu’il chanterait tout en jouant.

— Sin ! Je te cherchais.

Une jeune femme à la beauté remarquable, et ce même pour une déesse, apparut dans son champ de vision.

— Uzesgiin Emetei, la salua Khamgiin Sin. Que se passe-t-il ?

— Je vais recueillir des prières. Veux-tu venir avec moi ?

— Les mortels ne me prient guère, se contenta-t-il de répondre. J’ai plus d’intérêt à rester ici pour trouver les notes de ma prochaine chanson.

— Tu n’as pas consulté tes offrandes depuis quelque temps, soupira Emetei. Va au moins offrir un peu de bonne fortune à ceux qui t’ont honoré. Et, en m’assistant avec mes prières, tu pourrais trouver de l’inspiration pour tes chansons.

— D’accord, je viens.

Cueillant une dernière figue pour la route, il s’engagea à la suite d’Uzesgiin Emetei. Par nature, les dieux de la Cour Céleste n’avaient pas besoin de se nourrir, mais quelques divinités terrestres des vergers et des cultures avaient offert à la Cour Céleste des arbres dont les fruits étaient savoureux, même pour des dieux. Les figuiers étaient les favoris de Sin.

Il suivit Emetei jusqu’à un grand palais de marbre blanc dont la façade avant était gravée des caractères formant les noms Khamgiin Sin  et Uzesgiin Emetei. Puisque l’Empereur les avait fait naître du même éclat de soleil, ils étaient depuis toujours considérés comme des dieux jumeaux et occupaient donc le même palais à la Cour Céleste. Bien que partageant une origine commune, Sin et Emetei étaient vénérés de façon bien différente par les mortels. Ils la priaient parmi les déesses de l’amour et comme déesse suprême de la beauté. Quant à lui, il était vu comme un dieu de la concorde, de la bonne entente. En somme, plutôt que de lui adresser des prières, les mortels avaient plutôt l’habitude de lui faire des offrandes pour éviter que les esprits s’échauffent lors de repas, rassemblements importants ou bien en risque de guerre. Khamgiin Sin ne s’en plaignait cependant pas, même s’il aurait aimé être un dieu de la musique. Pour cela, il aurait fallu qu’il intervienne auprès des humains pour leur faire connaître son amour des arts lyriques et musicaux, mais il n’avait jamais eu la motivation de faire autant d’efforts que ses semblables. L’Empereur Céleste disait qu’il passerait mieux pour un dieu de l’indolence, tandis qu’Emetei insistait pour qu’il se fasse reconnaître en tant que dieu de la beauté également. Après tout, en ce qui touchait l’apparence, il était le parfait penchant masculin de sa sœur. Sin se moquait, à vrai dire, de ce pour quoi on le priait, car, contrairement aux divinités terrestres, les pouvoirs d’un dieu de la Cour Céleste ne dépendaient pas du nombre et de la ferveur de ses fidèles.

Ils se rendirent au patio au centre de leur palais, qu’Emetei avait rempli de décorations au fil des siècles. On y trouvait notamment les statues les plus fidèles et glorieuses que les humains avaient réalisées d’elle. Emetei était probablement un brin narcissique, mais comme bon nombre de déités. Au moins avait-elle, comme Sin, un tempérament paisible qui faisait qu’elle ne prenait jamais ombrage de la beauté des mortelles – contrairement à nombre de déesses jalouses ayant déjà ruiné les existences de jeunes filles ayant eu le malheur de naître trop belles. À vrai dire, Emetei faisait même son possible pour protéger les cibles de la jalousie des autres déités. Incarnation de la beauté et amoureuse de tout ce qui était beau , elle considérait comme son devoir de protéger toutes les belles choses du monde.

Même si ses intentions étaient nobles, Khamgiin Sin savait parfaitement que, si Uzesgiin Emetei n’avait jamais jalousé personne, c’était parce qu’elle était d’avis que nul ne surpasserait jamais sa beauté. Ce n’était probablement pas faux.

Emetei s’assit au bord du bassin qui occupait le centre du patio et effleura des doigts la surface de l’eau translucide. Debout à ses côtés, Sin vit apparaître des formes au fond du bassin et des murmures envahirent les lieux. Lorsqu’un mortel invoquait le nom d’Emetei, sa prière ou son souhait parvenait à la déesse à travers le bassin. L’eau qu’il contenait avait été puisée aux Émérides, les cascades reliant le domaine céleste au monde terrestre, et permettait de transmettre les sentiments des humains.

Parmi les différentes scènes qui se superposaient dans les eaux du bassin, l’une attira l’attention de Khamgiin Sin. On y voyait un jeune adolescent jouer de la syrinx lors d’un repas.

— Il est doué, commenta Sin.

— Et beau, sourit Emetei. Il s’appelle Nezarios. C’est un fils de roi.

— Est-ce lui qui t’a priée ?

— Non, une jeune fille parmi son public qui souhaiterait qu’il l’aime. Je reçois des espérances à son sujet très régulièrement.

— Vas-tu lui accorder son souhait ?

— Non. Je ne le fais que lorsque je sens que deux personnes sont destinées.

Sin hocha distraitement la tête, son attention étant déjà retournée à la musique que produisait Nezarios. Ce garçon était vraiment doué. Il ressentit une légère déception lorsque son image disparut. Emetei ayant traité la prière, il n’y avait pas de raison que l’image de Nezarios demeure plus longtemps. Khamgiin Sin s’assit à ses côtés et observa les différentes images qu’Emetei faisait apparaître, se demandant s’il pourrait trouver de l’inspiration pour ses chansons dans les requêtes des différents fidèles. Au bout d’un temps incertain, il s’éloigna d’Uzesgiin Emetei et plongea sa main à son tour dans l’eau du bassin. Quitte à être là, autant regarder quels mortels avaient invoqué son nom ces derniers temps.

Il observa différentes scènes, notant mentalement des situations qui rendraient bien en musique. Il avait l’habitude d’observer les humains, que ce soit depuis la Cour Céleste ou en se rendant sur place, car il les trouvait particulièrement intéressants. Il se passait rarement grand-chose de nouveau à la Cour Céleste qui puissent inspirer une composition. En revanche, les humains menaient tant de vies différentes qu’ils étaient une source d’inspiration intarissable. Une invocation de son nom, soudain, l’intrigua plus que les autres.

Par Khamgiin Sin, que tout se passe bien et que je devienne ami avec les autres enfants. 

Plus que ces paroles, qui étaient somme toute anodines pour un dieu comme Sin, c’est le garçon qui les avait prononcées qui intéressa Khamgiin Sin. Il devait avoir une dizaine d’années, avait des cheveux blonds de la couleur d’un champ de blé et des yeux d’un noir abyssal.

— Emetei, appela-t-il. Viens voir.

Intriguée, la déesse vint se pencher sur ce qu’il regardait.

— Il n’est pas humain, n’est-ce pas ? demanda Sin.

— Sang-mêlé, acquiesça Emetei. Je n’en avais pas vu depuis longtemps.

— Les déchus sont moins enclins à avoir des enfants avec des humains que les dieux et les divinités…

— Ce garçon a invoqué ton nom ?

— Je crois qu’il veut se faire des amis.

Uzesgiin Emetei eut un rire semblable à un tintement de clochettes.

— Adorable. Je me demande s’il est conscient de sa véritable nature.

Elle retourna à ses propres affaires tandis que Khamgiin Sin observait le jeune sang-mêlé et ce qui l’entourait. En analysant le lieu où il se trouvait, les personnes à ses côtés et ce qu’il pouvait entendre, il comprit que le jeune sang-mêlé venait probablement de rejoindre une classe d’armes. Khamgiin Sin savait que certains rois recevaient de jeunes gens de leurs royaumes pour les former aux armes et en faire de futurs soldats. Sin eut un sourire en coin. Les sang-mêlés étaient particulièrement remarquables en termes de force, d’agilité, d’endurance et d’adresse au combat. Dans un tel cadre, il n’y avait nul doute que le garçon serait remarqué et qu’il se ferait des amis. Il n’avait pas besoin de la bénédiction d’un dieu pour cela. Sin s’apprêtait à dissiper la scène lorsqu’un autre détail retint son attention. Un garçon aux cheveux noirs faisait face aux autres, il devait avoir une dizaine d’années lui aussi. Il était jeune, mais dégageait une aura de force et d’assurance, donc Sin en avait d’abord déduit qu’il était probablement prince ou fils de général. Mais il remarquait désormais quelque chose d’autre. Ce garçon avait des yeux dorés.

— Un sang-divin, prononça-t-il.

— Hm ?

— Il y a un sang-divin en plus du sang-mêlé, expliqua-t-il à Emetei. Quelle est la probabilité que le fils d’un déchu et celui d’une divinité terrestre se retrouvent au même endroit ?

Intriguée, Uzesgiin Emetei revint se coller à lui.

— Cela promet d’être intéressant, sourit-elle. Je crois que je connais le sang-divin. Il est un fils d’Antyal.

Khamgiin Sin savait qu’Antyal comptait parmi les divinités chasseresses du royaume terrestre, mais il ne l’avait jamais rencontrée ou observée.

— Quand il est né, reprit Emetei, les oracles de la Cour Céleste ont prédit à Antyal qu’il deviendrait un guerrier légendaire. Tu devrais garder un œil sur lui. S’il devient un héros, ce qui est fort probable, ses exploits et aventures pourront servir de sujet à tes futures chansons.

Sin observa le visage du jeune sang-divin avec une moue pensive.

— Je ne le lui souhaite pas, cependant, murmura-t-il. Les héros meurent toujours dans le malheur ou bien avant leur heure.

— Qu’il devienne malheureux ou connaisse une mort tragique, ce ne seront que d’autant plus de choses à raconter en chansons, répliqua Emetei.

Sur ce, elle s’éloigna à nouveau. Lassé de toujours voir la même scène se répéter en boucle, Khamgiin Sin fit disparaître l’image.

— Je retourne à ma lyre, déclara-t-il en se levant.

Ramassant son instrument, il alla s’asseoir sur le muret qui séparait le patio des coursives intérieures du palais et, le dos appuyé contre une colonne de marbre, se mit à gratter les cordes.

Lorsqu’il se considéra suffisamment satisfait de l’avancée de sa composition, il décida de faire une pause pour aller se baigner. Après avoir salué Emetei, Khamgiin Sin coinça sa lyre sous son bras et partit en direction du cours d’eau le plus proche. Les Émérides formaient un ensemble de torrents qui finissaient par se réunir en de gigantesques cascades qui tombaient de la Cour Céleste jusqu’au domaine terrestre. Parfois, Sin s’amusait à se laisser porter par le courant jusqu’aux cascades qui l’envoyaient ensuite parmi les mortels. C’était une façon comme une autre de descendre au domaine mortel, même s’il était probablement le seul des dieux à l’utiliser.

— Khamgiin Sin !

Entendant son nom être appelé, il quitta la route des yeux pour remarquer deux dieux qui le saluaient avec des gestes de la main.

— Que vas-tu faire ? lui demanda l’un d’eux.

— Nager, répondit-il avec un grand sourire.

Les deux dieux eurent un rire comme s’ils réalisaient que la réponse à leur question avait été évidente.

— Vas-tu te baigner avec ta lyre ?

— Je travaille sur un nouveau morceau. Je veux toujours l’avoir à portée de mains au cas où l’inspiration me viendrait à tout moment.

— J’ai hâte d’entendre ce nouveau morceau ! s’enthousiasma l’un des dieux.

— Les chansons de Khamgiin Sin sont toujours les plus belles, approuva l’autre avant de se figer. Ne le répète pas à Hogjim Urlag !

Hogjim Urlag était le dieu fondateur des arts… et de la musique. Sin eut un rire amusé devant la figure embarrassée de son ami.

— Ne t’inquiète pas, Kham Gaalagch, je ne risque pas de le répéter ! Je suis content que ma musique te plaise.

Sur ce, il adressa un signe de la main aux deux dieux puis reprit sa route. Malgré ce qu’il avait promis au dieu de la pluie et des récoltes, peut-être répéterait-il ses paroles à Emetei. Mais puisqu’ils étaient des dieux jumeaux, elle ne comptait pas vraiment, n’est-ce pas ?

Il arriva enfin en vue d’un des bras des Émérides et se dépêcha de retirer sa tunique puis déposa sa lyre sur le vêtement avant de plonger dans l’eau. Il nagea au milieu des poissons, s’amusant à en attraper dans ses mains. Ils avaient beau être agiles, ils ne seraient jamais aussi rapides qu’un dieu. Évidemment, aussitôt attrapées, il relâchait ses prises. Parce que les Émérides étaient des eaux particulières, des êtres comme ces poissons pouvaient y vivre alors que le reste de la Cour Céleste était mortel pour tout ce qui n’était pas immortel.

Il joua un bon moment puis finit par s’étendre sur le dos et, le corps bercé par le courant, observa le soleil qui brillait dans le ciel. Lorsqu’il tendait la main, Khamgiin Sin avait l’impression qu’il aurait pu le toucher. Il resta dans l’eau jusqu’à ce que le soleil ait atteint la position qu’il avait lorsque la nuit se levait sur le royaume terrestre. Il n’y avait pas de jour et de nuit à la Cour Céleste, mais Sin avait appris à repérer le cycle journalier du domaine mortel dans le déplacement du soleil dans le ciel. Il revêtit sa tunique, récupéra sa lyre, et repartit se promener en quête de quelqu’un avec qui discuter ou à qui jouer de la musique.

Telle était l’infinie répétition des activités du dieu Khamgiin Sin, et il n’aurait souhaité que cela ne change pour rien au monde.

***

 

Par curiosité, Khamgiin Sin observa de temps un temps le sang-divin aux cheveux noirs. Il découvrit qu’il s’appelait Castian et que son père était le roi Namear, lequel régnait sur la modeste contrée du Yeul sur le territoire vessalien. Les dieux disaient de la Vessalie que c’était un endroit où l’on pouvait croiser un roi à chaque coin de rue, tant les royaumes y étaient grands en nombre, mais petits en taille.

Castian suivait les classes d’armes du palais de son père en compagnie de jeunes garçons d’âge semblable au sien, dont le sang-mêlé. Ces apprentis guerriers étaient des adaichios, les futurs Adaichid1 – lesquels étaient les soldats du Yeul. Le prince était indubitablement l’objet de l’admiration de tous les autres garçons. Cela n’étonnait pas vraiment Khamgiin Sin. Il était le fils d’une divinité mineure, après tout, et grâce à ce sang divin il était remarquablement beau, intelligent, charmant, athlétique et excellent combattant. Personne parmi ses camarades – et dans tout le royaume, si Sin en croyait ce qu’il avait entendu les yeuliens raconter – n’égalait Castian à la course, au tir à l’arc, au combat à l’épée ou à la lance. Comme Uzesgiin Emetei l’avait prédit, et à en croire les oracles prononcés à sa naissance, le jeune garçon semblait bien parti pour devenir un guerrier de légende et probablement un héros divin. Sin trouvait cela triste qu’un garçon aussi talentueux finisse par servir de pion dans un conflit initié par les dieux, qu’il s’agisse d’une guerre ou d’une quête périlleuse, mais le pire était sans doute que Castian lui-même espérait rejoindre le Firmament des Héroïques. Après tout, sa divinité de mère et son roi de père devaient l’y pousser pour qu’il soit couvert de gloire.

S’il savait ce qui lui coûterait d’obtenir cette gloire, la convoiterait-il toujours ? Probablement. Cela semblait être typique des héros. Une fois qu’on les avait laissé entrevoir le faîte des honneurs et de la gloire, ils ne désiraient plus rien d’autre que cela. La perspective de connaître la solitude, le malheur et une mort précoce ou terrible (si ce n’était les deux à la fois) ne suffisait plus à les détourner du désir de recevoir louanges et admiration, et d’ancrer leur nom dans l’histoire.

Le temps passa au Yeul, bien plus vite qu’il ne s’écoulait à la Cour Céleste. Khamgiin Sin s’était pris d’intérêt pour Castian et le jeune sang-mêlé qui s’entraînait avec lui. L’engeance du déchu se nommait Azriel et il n’avait pour l’heure absolument rien de maléfique. Il avait cela dit un comportement assez étrange. Lorsqu’il observait Castian de loin ou à l’entraînement, il semblait complètement émerveillé et admiratif. Pour autant, là où tous les autres garçons exprimaient à Castian leur engouement pour ses prouesses, le jeune Azriel n’avait jamais un mot de compliment pour son prince et était même très silencieux en sa présence. Était-il intimidé ou trop fier pour révéler son admiration ? Khamgiin Sin n’aurait su dire. Castian aussi avait remarqué que, contrairement à tous les autres, Azriel ne semblait pas l’adorer et il en avait donc déduit que le sang-mêlé le méprisait. Khamgiin Sin trouvait la conclusion un petit peu excessive, mais, après tout, le garçon avait du sang divin et avait donc hérité de l’arrogance de sa race. Ainsi que du tempérament extrême de certains de ses semblables, visiblement.

Une fois que Sin observait Castian, il se passa quelque chose d’assez prévisible. Lors d’un soir de banquet en compagnie des habitants du palais royal, l’un des instructeurs demanda à Castian ce qu’il pensait d’Azriel. Il fallait dire qu’Azriel s’était fait remarquer pour ses capacités physiques. Pourtant, Castian fit mine de ne pas comprendre la question et d’avoir du mal à se souvenir de qui était Azriel.

- Azriel ? Le garçon blond aux yeux très noirs ? Ah ! Oubliable. 

Khamgiin Sin fit la moue en entendant sa réponse. Ce n’était pas très gentil et, surtout, plutôt malhonnête quand on considérait le fait qu’Azriel était un sang-mêlé dont les aptitudes physiques, bien qu’inférieures à celles d’un demi-dieu, égalaient probablement celles d’un sang-divin comme Castian.

Le dieu se pencha sur la rivière, à la surface de laquelle il avait la possibilité de regarder le monde des humains, pour mieux observer ce qui se passait. Ses yeux trouvèrent le visage d’Azriel à une table et, au vu de l’expression à la fois malheureuse et embarrassée de son visage, il avait dû entendre ce qui venait d’être dit à son sujet. Khamgiin Sin eut un élan de compassion pour ces yeux noirs qui semblaient au bord des larmes. De toute évidence, le garçon n’avait pas une once de fierté mal placée, mais était juste trop timide pour faire part à Castian de son admiration.

C’est après ce soir-là que les choses commencèrent à prendre une tournure malheureuse. Aux yeux des autres, le sang-mêlé n’était plus que celui que l’honorable prince Castian avait décrit comme étant oubliable  et il fut rapidement rejeté par les autres garçons. Khamgiin Sin avait pitié pour lui, mais il espérait surtout qu’Azriel ne finirait pas par nourrir du ressentiment envers Castian. Les divinités du Khsenos se préoccupaient moins de leurs enfants que les divinités terrestres ou les dieux, mais à l’inverse des déités qui étaient très individualistes, ils formaient une communauté soudée. Si Azriel tentait de s’en prendre à Castian par rancune et que celui-ci le tuait, ce ne serait pas un acte anodin. Même s’ils n’avaient pas d’instinct parental, aucun déchu n’apprécierait le fait que son enfant ait été tué par un sang-divin. Le parent du garçon qui était une divinité du Khsenos pourrait très bien réclamer vengeance pour son enfant et impliquer d’autres déchus si nécessaire. En somme, la situation finale serait très déplaisante.

— Prions Khamgiin Sin que rien de tel n’arrive, commenta Emetei lorsqu’il lui partagea ses inquiétudes.

Il voulut prétendre que cela ne l’amusait pas beaucoup, mais ne put retenir un rire.

 

****

 

Khamgiin Sin continua à observer Castian et Azriel, parce qu’il était curieux des destins du sang-divin et du sang-mêlé. Tout ne se passait pas au mieux pour ce dernier. À force d’être rejeté par ses camarades, Azriel finit par rentrer chez lui. Khamgiin Sin découvrit alors qu’il vivait avec son oncle maternel. C’était donc le père du garçon qui était un déchu, même si personne ne semblait être au courant du fait. Castian ne parut même pas remarquer qu’Azriel était reparti et, avec un peu de chance, les deux garçons s’oublieraient et ne feraient jamais courir le risque d’un conflit entre leurs parents. À mesure que le temps passait, Castian devenait encore meilleur combattant et, bientôt, plus personne ne put lui faire face. Azriel, lui, avait décidé d’abandonner les armes et de se consacrer à l’étude des textes anciens pour se faire oublier. Sin approuvait cette décision, puisqu’elle empêcherait Azriel de recroiser la route de Castian. Cependant, il ne pouvait s’empêcher d’avoir de la peine pour Azriel. Lorsqu’il apercevait des combattants s’entraîner ou que son regard croisait une arme, son expression devenait tout de suite pathétique. Comptait-il vraiment abandonner les armes parce qu’il avait été rabaissé par un prince sang-divin ?

De toute évidence.

Décidément, les mortels avaient parfois des façons de penser bien étranges.

Mais quel âge le garçon avait-il ? Douze ans ? N’était-ce pas un peu jeune pour être aussi désespéré ? Plus Khamgiin Sin y pensait, plus il avait de la peine pour Azriel.

Pourtant, lorsqu’Azriel atteignit l’âge de quatorze ans, quelque chose d’inattendu se produisit. Ses études l’avaient conduit jusqu’à chez un érudit qui possédait une gigantesque collection d’ouvrages. Le fait est que cet érudit n’était pas un individu comme un autre. Il s’agissait d’un sang-mêlé.

Lorsqu’il réalisa cela, Khamgiin Sin voulut d’abord demander confirmation à Uzesgiin Emetei.

— C’est bien un sang-mêlé, acquiesça-t-elle en observant l’érudit aux côtés de Sin. À croire qu’un dieu est derrière leur rencontre si fortunée...

— Je n’ai rien fait, tu sais que je n’interviens jamais dans les affaires humaines.

— Tu n’as jamais fait d’exception et j’ai conscience que cela n’arrivera jamais. Je me demande si c’est le destin ou le hasard qui a réuni ces deux-là. Quelle que soit la force qui les a fait se rencontrer, cela va définitivement changer la vie d’Azriel… et probablement le cours des événements avec.

Emetei ne croyait pas si bien dire.

Tous les sang-mêlés n’étaient pas au courant de leur ascendance et des pouvoirs qu’elle leur faisait bénéficier, Azriel en était la preuve. En revanche, l’érudit auprès duquel il avait l’intention de se former, Hagja de son nom, était parfaitement conscient de sa nature. Khamgiin Sin enquêta auprès des divinités terrestres qui l’informèrent que la mère d’Hagja, une déchue, avait témoigné plus d’intérêt pour sa descendance mortelle que la plupart des autres déchus. C’était elle-même qui avait formé son fils à l’usage de ses pouvoirs de sang-mêlé. Parce qu’il était à la fois savant et puissant, Hagja n’eut aucun mal à remarquer qu’Azriel était un sang-mêlé lui aussi.

Cela lui demanda du temps pour faire prendre conscience au jeune garçon de la vérité, mais il finit par y parvenir. Cependant, Azriel ne l’accepta pas de bon cœur. Le sang qui coulait dans ses veines semblait le révulser et lui rappeler à quel point il était différent de Castian. Dans un monde gouverné par les dieux de la Cour Céleste et où les divinités terrestres veillaient sur les humains… les déchus n’étaient pas les individus les plus appréciés et admirables. Ils habitaient le Royaume des Ombres, au fin fond du Khsenos, le domaine des ombres. Autrefois, ils étaient des divinités mineures comme le sont les divinités terrestres. Tandis que les divinités terrestres recevaient toute l’attention des dieux et des êtres vivants, les divinités du Khsenos finirent par se sentir délaissées au fin fond du domaine des ombres. Ils tentèrent de se rebeller et de s’approprier le domaine terrestre.

Hélas pour eux, leur puissance n’égalait pas celle des divinités terrestres alliées aux dieux de la Cour Céleste.

Ils perdirent nombre de leurs pouvoirs dans cette guerre, suffisamment pour qu’ils ne puissent plus essayer de quitter le Khsenos. Si Khamgiin Sin n’était pas encore né lors de cette guerre – lui et Emetei n’étaient nés que lorsque Nyka Urkhan avait cherché à rendre le domaine terrestre plus viable pour les Humains – il avait entendu suffisamment d’histoires sur les déchus pour savoir quel genre d’êtres ils étaient. Les dieux eux-mêmes pouvaient se montrer injustes et malicieux aux yeux des mortels, mais ce n’était rien à côté de ce dont les déchus étaient capables.

Après la guerre contre les divinités du domaine des ombres, l’Empereur Céleste décida de mettre en place un tribunal funèbre. Seraient envoyés au Khsenos ceux qui avaient mal agi durant leur vie et s’étaient montrés indignes de la félicité éternelle. Depuis ce jour, ceux qu’on surnommait désormais les déchus étaient donc dans l’imaginaire collectif des êtres malfaisants qui se complaisaient à torturer les âmes des pêcheurs et des païens dans les geôles du Khsenos.

Voilà pourquoi Khamgiin Sin comprenait bien les difficultés d’Azriel à assumer ses origines. Il était beaucoup plus réjouissant d’apprendre qu’on était un demi-dieu ou un sang-divin qu’un sang-mêlé.

Finalement, Azriel décida de quitter l’étude d’Hagja et retourna dans son village auprès de son oncle. Mais c’était mal compter sur l’obstination d’Hagja qui était déterminé à faire d’Azriel son élève. Il retrouva le jeune sang-mêlé et, prétendant venir vivre dans son village, entreprit la longue et ardue tâche d’apprivoiser le garçon. Azriel avait un peu plus de quinze ans lorsqu’il accepta enfin. Castian, lui, avait commencé à se faire connaître à travers la Vessalie en remportant de nombreux tournois. Khamgiin Sin se doutait qu’il ne tarderait pas à recevoir ses premières quêtes de la part de déités cherchant à tester ses capacités à être un héros – et donc le pion d’un dieu.

— Pourquoi est-ce que tu ne ferais pas de Castian ton héros ? lui demanda Uzesgiin Emetei une fois qu’ils l’observaient ensemble.

— Pourquoi est-ce que je ferais cela ?

— C’est toi qui soupires à l’idée des épreuves qui l’attendent. Je guiderais bien sa lame, mais je ne pense pas qu’il soit intéressé à servir une déesse de l’amour et de la beauté, ricana-t-elle.

— Je n’ai jamais utilisé un seul mortel et je ne compte pas m’y mettre.

— Ce que tu peux être rabat-joie. Ce n’est pas l’utiliser si c’est pour son bien.

— De toute façon, je suis comme toi. Un simple dieu pacifique.

— Khamgiin Sin, nous savons tous les deux que tu n’es qu’un simple dieu de la bonne entente, uniquement parce que cela te convient.

— C’est faux, je préférerais être un dieu de la musique.

— Tu sais très bien que ce n’est pas ce dont je parle, reprit Uzesgiin Emetei. Parfois, tu m’exaspères. Nyka Urkhan t’a tout donné, absolument tout. Et pourtant… tu n’as rien pris.

Khamgiin Sin observa Emetei avec une expression froide et austère qu’elle ne lui avait pas vue depuis longtemps.

— Non, répondit-il, je n’ai rien pris. Mais toi non plus. Nous sommes nés du même fragment solaire, après tout. Tout ce à quoi je peux prétendre, tu le peux aussi.

— Parce que je suis parfaitement consciente que le résultat ne serait pas le même et l’Empereur Céleste le sait très bien également.

— Ah oui ?

— Khamgiin Sin, tous les dieux ne sont pas bons.

L’expression de Sin se radoucit enfin et il fronça les sourcils en regardant la belle déesse.

— Peut-être, mais ce n’est pas ton cas. Tu es bonne et bienveillante et tu n’as pas la moindre once d’orgueil.

— C’est là que tu trompes, Sin. Tous les dieux sont orgueilleux. C’est dans notre nature. Après tout, nous sommes les êtres les plus puissants qui soient.

Les dieux se cachaient souvent derrière leur nature pour justifier leur orgueil ou encore leurs machinations parfois cruelles. Pourtant, quelle était vraiment la nature d’un dieu ? L’orgueil et la mesquinerie faisaient-ils vraiment partie d’eux ? Lorsque Sin songeait à sa sœur ou à l’Empereur Céleste, ou même encore à ce qu’il éprouvait en son être, il ne pensait pas que ce soit le cas. Les dieux ne pouvaient pas décemment venir au monde orgueilleux. Cela leur venait après. Mais quand, comment, pourquoi ?

— Tu es encore perdu dans tes pensées, sourit Uzesgiin Emetei avec tendresse.

— Désolé, s’excusa Khamgiin Sin en revenant à lui.

— Khamgiin Sin, prononça Emetei avec un sourire en coin, le seul dieu de la Cour Céleste à demander pardon. Ainsi que le seul qui n’ait ni orgueil ni ambition. Un jour tu comprendras pourquoi Nyka Urkhan voulait faire de toi son successeur. Personne d’autre que toi n’en est digne.

— L’Empereur Céleste n’a pas besoin qu’on lui succède.

Uzesgiin Emetei se contenta de hausser les épaules.

— Le dernier arrivé à la rivière a perdu, lança-t-elle en partant en courant.

— Eh ! Tu triches ! protesta Khamgiin Sin en s’élançant à sa suite.

 

****

 

Les années humaines passèrent, Castian et Azriel devinrent deux jeunes hommes. Si Khamgiin Sin s’intéressait d’abord autant aux deux garçons, il finit, sans s’en rendre compte, par pratiquement ne plus observer qu’Azriel. Khamgiin Sin avait le sentiment que le sang-mêlé avait quelque chose que la plupart des autres mortels n’avaient pas. Quelle était cette chose ? Il n’avait pas la réponse à cette question. Peut-être se trouvait-elle dans sa candeur, dans son optimisme, dans son sourire, dans ses doutes, dans ses craintes… ou dans son cœur qui n’avait jamais failli et était demeuré bon. La vie d’Azriel allait changer à jamais lorsqu’une guerre éclata entre le Yeul et un autre royaume. Guerre dans laquelle des déités étaient évidemment impliquées. Puisqu’il avait reçu une formation militaire, et même si elle avait été écourtée, Azriel reçut une missive l’informant qu’il était enrôlé de force dans l’armée. Le jeune homme ne se plaignit pas, fit ses au revoir à la famille de son oncle et ses amis, puis il partit pour la capitale royale. Le roi Namear ne mènerait pas ses troupes, c’est Castian qui s’en chargerait. Mais aucun yeulien et aucune yeulienne n’aurait remis en doute les aptitudes de Castian. Il était un sang-divin et déjà célèbre dans toute la Vessalie pour ses prouesses. Il remporterait la victoire.

Malgré la façon dont il avait été traité par le passé, Azriel prit à cœur de défendre son royaume et ses compatriotes. Même sans s’être exercé depuis des années, il était toujours aussi bon combattant et ses aptitudes de sang-mêlé, qu’il avait développées grâce à Hagja, lui servaient également sur le champ de bataille. Il ne tarda pas à se faire remarquer pendant les combats et il se créa une réputation de guerrier exceptionnel. Les yeuliens commencèrent même à raconter qu’Azriel égalait le prince Castian.

Évidemment, ces rumeurs déplurent à Castian. Comment un soldat issu d’une famille de paysans pouvait être autant acclamé que lui, un prince d’ascendance divine, issu de la plus vénérée des divinités chasseresses ? Cela lui était intolérable.

— Nyka Urkhan ?

L’Empereur Céleste ralentit dans sa marche pour regarder Khamgiin Sin. Cheminant à ses côtés, le jeune dieu avait une expression pensive au visage.

— Qu’y a-t-il, Khamgiin Sin ?

— Pourquoi les humains sont-ils jaloux ?

— Pour quelles raisons ou par quelle façon ?

— Les deux, je suppose.

— Les mortels sont jaloux parce que les dieux l’ont été avant eux. Tous les sentiments des hommes étaient autrefois ceux des déités. Nous leur avons transmis ce genre de choses, Sin.

— Alors pourquoi les dieux, qui sont si parfaits, ont-ils éprouvé de la jalousie ?

Nyka Urkhan soupira en croisant ses bras dans le dos. C’était toujours vers lui que Khamgiin Sin se tournait lorsqu’il avait des questions. Nyka Urkhan n’était pas que le souverain des dieux, il était également le plus ancien d’entre eux. Il était le premier dieu et possédait des pouvoirs supérieurs à toutes les autres déités. Notamment, celui de donner la Vie. Il avait créé la majorité des êtres vivants, les Humains notamment. Si l’Empereur Céleste n’avait pas conçu le monde, les trois domaines existaient depuis bien avant les dieux et le domaine céleste avait d’ailleurs engendré ces derniers, il l’avait façonné à de nombreuses reprises. Bien rares étaient les dieux à pouvoir agir ainsi sur le monde – et à le connaître aussi bien que Nyka Urkhan.

— Parce qu’aussi parfaits que nous soyons, nous sommes différents. La différence, Sin, crée des inégalités et, souvent, la jalousie, l’envie.

— C’est dommage.

L’Empereur Céleste eut un petit rire et tapota l’épaule de Khamgiin Sin.

— Oui, c’est dommage. Je suppose donc que cela répond à la deuxième partie de ta question. On est jaloux de ce qui différencie les autres de nous. Généralement, de ce qui nous fait penser qu’ils sont meilleurs que nous, plus chanceux, plus gâtés par la vie.

— Castian est jaloux d’Azriel parce qu’on les dit aussi puissants l’un que l’autre.

— Dans ce cas, il s’agit d’une jalousie alimentée par l’orgueil et l’ambition. Elle est courante chez les demi-dieux ou les sang-divins, voilà pourquoi ils finissent souvent par s’entretuer. Ils ont tendance à considérer qu’il n’y a la place que pour un au sommet.

— Est-ce le cas ?

— Probablement pas. Mais, évidemment, ce n’est pas pareil d’être l’un des meilleurs que le meilleur.

— Seulement, aucun d’eux ne sera jamais le meilleur. Le temps passera et d’autres héros plus puissants qu’eux naîtront.

— Certes, mais il n’empêche que ton Castian, par exemple, aura au moins été le meilleur guerrier de sa génération.

— Peut-être qu’à l’autre bout du monde, il y a un jeune homme de son âge meilleur que lui.

— Ce n’est pas improbable. Seulement, ce que Castian ignore ne peut pas lui porter préjudice. Comprends-tu ?

— Je crois. Les humains sont si complexes.

À nouveau, l’Empereur Céleste eut un rire léger qui illumina son visage éternellement jeune.

— Pas tant que cela. Du moins, pas plus que les dieux et les divinités.

— Je n’ai pas l’impression d’être si compliqué, répondit Khamgiin Sin. Toi non plus, Empereur Céleste.

— Hm… Tu te méprends probablement à mon sujet. Cela dit, si mon cher Khamgiin Sin est un dieu de la paix et de la bonne entente, c’est probablement parce que tu es aussi limpide que l’eau des Émérides. Tu pourrais être un dieu de l’humilité et de l’enthousiasme également, à vrai dire.

— Pourquoi pas un dieu de la musique ? fit mine de s’offusquer Khamgiin Sin.

— Oui, oui, un dieu de la musique aussi.

— J’aime mieux ça, sourit Sin avec malice.

— Vas-tu faire quelque chose pour ce sang-mêlé ? Azriel ?

— C’est sa vie, je n’ai pas à intervenir. Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas.

— C’est le privilège des déités d’intercéder dans les affaires humaines.

— Un privilège que beaucoup trop exercent à outrance.

— Il s’agit de ton point de vue, Khamgiin Sin. Les humains sont souvent reconnaissants de ces interventions divines.

— Même lorsqu’il s’agit de sacrifier aux dieux des vies humaines, des richesses, leur futur et leur bonheur ?

— Ce n’est pas toujours ainsi.

— Mais ça l’est souvent.

— Khamgiin Sin… Tu as un avis bien arrêté sur les façons de faire de tes semblables. Pourtant, cela ne t’empêche pas de les traiter tous avec amitié.

— Parce qu’ils sont tous bien plus que les pires choses qu’ils ont pu causer. Et qu’ils ont beaucoup aidé les humains, aussi.

— Bien, bonne réponse. Tu ne me déçois jamais, après tout.

— Je ne savais pas que j’étais évalué.

— Tout le monde l’est en permanence, Sin, tout le monde.

— Même toi, Nyka Urkhan ?

L’Empereur Céleste glissa pensivement ses doigts dans ses longs cheveux argentés avant de baisser le regard sur Khamgiin Sin et de lui sourire.

— Surtout moi.

Ils arrivèrent enfin à leur destination, le palais de l’Empereur Céleste. La plus admirable des constructions divines comme humaines. En presque tous les points, la Cour Céleste était à l'image du domaine terrestre : des paysages naturels, des vallées, des forêts, un sol sur lequel marcher, un ciel au-dessus de la tête... et, également, des demeures que les dieux habitaient. En vérité, ce n'était pas la Cour Céleste qui était semblable au domaine terrestre, mais ce dernier qui avait été modelé par Nyka Urkhan et les dieux à l'image de la Cour Céleste.

— Khamgiin Sin, je te soutiendrai toujours et approuverai toujours chacun de tes choix. Seulement… J’espère qu’un jour, tu ne regretteras pas de n’avoir rien fait.

— Pourquoi le regretterais-je ? Si je considère que les existences mortelles ne sont pas de mon ressort, alors je ne peux pas être insatisfait de l’issue de chaque situation.

L’Empereur Céleste observa Khamgiin Sin avec un sourire en coin, avant de lui caresser le crâne avec affection. Khamgiin Sin laissa l’Empereur Céleste malmener ses cheveux sans rien dire.

— Je tiens beaucoup à ta sœur et toi, tu le sais.

— Et je t’en suis reconnaissant, Nyka Urkhan.

L’Empereur Céleste l’observa d’un air songeur avant de soupirer et de se remettre à avancer.

— Bien, allons disputer cette partie de cartes.

 

****

 

Si l’Empereur Céleste avait mis Khamgiin Sin en garde contre la dangerosité de la fierté d’un sang-divin, le dieu n’en prit réellement conscience que lorsque Castian révéla son véritable visage. Sa mère, la divinité Antyal, lui avait révélé la nature déchue d’Azriel. Sous les conseils d’Antyal, Castian exposa au reste de son armée la vérité concernant Azriel. Celui-ci nia d’abord, permettant à Castian et Antyal de jouer leur carte maîtresse. Le sang-divin demanda à Azriel de boire une coupe d’eau des Émérides. Cela aurait été bénin pour n’importe qui d’autre, mais pas pour un déchu ou un sang-mêlé. Les Émérides représentaient un danger mortel pour eux. Azriel en était bien conscient, il fut donc contraint d’avouer. Cela aurait été trop beau si tout le monde avait simplement répondu que, sang-mêlé ou pas, Azriel demeurait l’un de leurs deux meilleurs guerriers. Hélas, tous ses anciens compagnons d’armes le fuirent et le maudirent. Et, comme par le passé, Azriel fut de nouveau rejeté par la faute de Castian. Il ne fut cependant pas renvoyé de l’armée et continua à vouloir se battre et protéger les gens du commun. Seulement, une nouvelle réputation avait remplacé celle qu’il s’était forgée grâce à ses victoires. Il se faisait reconnaître à chaque fois comme étant le sang-mêlé et était repoussé par ceux qu’il tentait de sauver. On ne tarda pas également à lui lancer des pierres et autres injures à la figure. Finalement, Azriel décida d’abandonner et d’arrêter de se battre.

Khamgiin Sin n’avait jamais eu autant de peine pour quelque chose de toute sa vie. Pire, il avait l’impression de ressentir un pincement au cœur face à la tristesse d’Azriel. Cela semblait absurde, car, si les dieux avaient des sentiments, ils ne se manifestaient jamais de façon physique.

Après cela, il devint de plus en plus difficile pour Khamgiin Sin de détourner son attention d’Azriel tant il s’inquiétait pour le jeune homme.

Azriel retourna auprès d’Hagja qui lui expliqua que le rejet qu’il avait expérimenté était celui auquel devait s’attendre tout sang-mêlé et Khamgiin Sin trouva cela encore plus déchirant. La naissance d’un individu n’était pas censée le destiner à la solitude et au malheur. En l’absence d’Azriel sur le champ de bataille, les Yeuliens n’avaient plus que Castian sur qui se reposer. Ils réalisèrent rapidement que ce n’était pas suffisant pour vaincre sur tous les fronts, puisque l’armée ennemie ne faiblissait pas. Après une longue hésitation et de nombreuses pertes, ce n’est que lorsque leur défaite devint presque certaine qu’ils décidèrent de supplier Azriel de reprendre les armes pour eux.

Mais il refusa.

Il refusa par tristesse et par colère. Il refusa parce qu’il avait été blessé et craignait d’être à nouveau rejeté dès qu’il ne leur serait plus utile. Il refusa parce qu’il ne voulait pas se battre pour des personnes qui méprisaient sa nature. Il refusa pour un tas de raisons, mais, ce qui demeura à la fin, c’est qu’il refusa de se battre pour sa nation.

Il y eut une grande bataille qui dura quatre jours sans interruption. Au matin du cinquième, Castian périt sous les attaques répétées des meilleurs guerriers ennemis. Avec lui, c’est le reste de son armée qui s’effondra. Le royaume de Yeul fut envahi et le roi Namear détrôné puis tué. Il ne chercha même pas à lutter, désespéré qu’il était d’avoir perdu son fils adoré.

Lorsqu’Azriel repartit de chez Hagja pour rentrer chez son oncle, il était trop tard. Il trouva sa ville décimée par l’ennemi. Les habitations avaient été saccagées et pillées, les hommes et les enfants tués, les femmes enlevées. Son oncle, sa famille, ses amis… tous étaient morts.

Ce jour-là, ce qui restait de joyeux et d’innocent dans le cœur d’Azriel fut réduit en cendres.

— Est-ce que tu penses que le Yeul aurait gagné la guerre si Azriel était retourné se battre ?

Uzesgiin Emetei observa Khamgiin Sin de son regard argenté.

— Peut-être, répondit sa sœur. Ou peut-être pas. Une chose est certaine, toute action a des conséquences. Les choses auraient donc forcément été différentes s’il avait décidé de retourner combattre.

— Les actions ont des conséquences… Mais l’inaction également. Ah. Pourquoi est-ce si compliqué ? soupira Khamgiin Sin.

— Même les dieux ne peuvent écrire l’histoire.

— N’est-ce pas ahurissant ? Si puissants et pourtant condamnés à ne pouvoir qu’accepter un événement lorsqu’il se produit.

— C’est pour cela que tant d’entre nous chuchotent à l’oreille des mortels, petit frère. Pour essayer d’avoir un peu de pouvoir sur ce qui va se passer.

— Je ne suis pas ton petit frère.

Uzesgiin Emetei eut un sourire en coin.

— J’ai ouvert les yeux la première. Et j’en sais plus que toi sur le monde et les choses.

— Hm… Cela, je n’en suis pas certain.

Emetei leva les yeux au ciel en lui poussant gentiment l’épaule. Khamgiin Sin rit devant sa réaction avant d’appuyer sa tête contre celle d’Uzesgiin Emetei.

— À ton avis, que va-t-il arriver à Azriel ? demanda-t-elle.

— Il est plein de remords… Il pourrait chercher à se venger. Le problème, c’est lorsqu’il réalisera qu’aucune vengeance n’effacera sa peine ou ses regrets… Ce garçon mérite juste d’être heureux.

— Mériter le bonheur et profiter de ses joies sont deux choses très différentes.

Azriel voulut aider les survivants, mais, partout où on le reconnaissait, il était blâmé comme le déserteur, celui qui avait abandonné son armée et son pays. On l’accusait même d’avoir pactisé avec l’ennemi pour détruire le Yeul. Il continua à encaisser jusqu’au jour où il ne put plus supporter un rejet de plus. Il explosa et devint fou de colère. À l’aide de ses pouvoirs et d’une armée de monstres et de créatures du Khsenos, il massacra le royaume ennemi jusqu’au dernier habitant. Sans doute espérait-il être enfin accepté lorsqu’il rentrerait au Yeul. Mais il ne fut accueilli que par plus encore de terreur et de mépris. On racontait de lui qu’il était un monstre sanguinaire, qu’il avait massacré un peuple indistinctement qu’il s’agisse de guerriers, de femmes, d’enfants, de vieillards… Des groupes se formèrent qui tentèrent de le tuer, sans succès. Rejeté et craint par les humains, il devint la plus grande menace du territoire vessalien. Tous les royaumes s’unirent pour le détruire. Il avait fini par renoncer à son humanité et tuait tous ceux qui s’approchaient de lui. À la fin, des déités envoyèrent des demi-dieux et des sang-divins pour le vaincre. Ils n’étaient que quatre enfants de dieux en mesure de s'opposer à lui et tous furent mandés par leurs parents d’annihiler le sang-mêlé.

Azriel les tua un à un, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un seul : Eleftaio, le fils d’Eldmel Dain, dieu de la guerre. Ils s’affrontèrent dans un combat qui dura des heures et des heures. Ils se percèrent l’un et l’autre le corps un nombre incalculable de fois. À la fin, leurs corps s’entrechoquèrent et ils se transpercèrent mutuellement le cœur.

Tout cela, Khamgiin Sin le regarda se dérouler en se demandant pourquoi il n’avait pas empêché les choses de finir ainsi.

 

Chapitre 2Où un dieu se repent

 

Allongé dans une prairie de la Cour Céleste, Khamgiin Sin jouait de la flûte tout en fixant le soleil du regard.

— C’est une mélodie bien lugubre que tu nous joues là, Khamgiin Sin.

Il n’eut pas besoin de regarder pour savoir qu’il s’agissait de Nyka Urkhan. Avec un soupir, Sin éloigna la flûte de ses lèvres.

— Pas aussi lugubre que mon humeur, répondit-il d’un ton morne.

L’Empereur Céleste se pinça les lèvres avant de s’asseoir à côté de Khamgiin Sin.

— Je sais que tu es triste…

— Triste ? Je suis dépité. Affligé. Désabusé. Atterré. Inconsolable. Anéanti.

Nyka Urkhan hocha silencieusement la tête.

— Je vois.

Il n’avait pas vu Khamgiin Sin dans un tel état depuis la tragédie du Fléau qui avait fait périr les deux tiers des formes de vies terrestres, huit cents ans plus tôt.

— Est-ce que tu savais ? demanda Sin en regardant Nyka Urkhan. Est-ce que tu savais que cela se terminerait ainsi ?

— Les sang-mêlés sont des êtres de l’ombre, comme leurs parents déchus. Lorsqu’un sang-mêlé tente de combattre sa nature et de briller… cela finit généralement par se retourner contre lui. On ne peut pas changer ce que l’on est, Sin. Tu peux élever un lion et lui donner tout ton amour, cela ne l’empêchera pas de se retourner contre la main qui l’a nourri s’il se trouvait affamé. Les sang-mêlés ne sont pas des héros et ne sauraient l’être.

— Alors… Si j’étais intervenu… Est-ce qu’il y a quelque chose que j’aurais pu faire ?

— Le convaincre de renoncer, le détourner de cette voie, de ce rôle qui n’est pas pour lui. Seulement… la raison pour laquelle autant de mortels consentent à devenir les outils des dieux, c’est parce qu’ils préfèrent tout sacrifier pour quelques instants dans la lumière plutôt qu’une vie passée dans l’ombre.

— Je sacrifierais tout pour avoir une seconde chance de le rendre heureux.

— Tu ne le penses pas.

Khamgiin Sin jeta un regard mauvais à l’Empereur Céleste. Sin eût-il été un autre, Nyka Urkhan n’aurait jamais laissé passer cela.

— Si, affirma le jeune dieu en fronçant les sourcils.

— Ce n’est qu’un mortel parmi tant d’autres. Il y en aura encore des centaines comme lui, si ce n’est des milliers, qui naîtront avec le même cœur et le même tempérament. Il y a plein de mortels qui connaissant des fins malheureuses et certains pour qui c’est toute leur vie qui a été terrible.

— Je n’en doute pas, seulement… Il n’y a qu’un seul Azriel. Et il s’avère que c’est lui que j’ai regardé grandir, pas un autre mortel aussi infortuné.

— Je ne peux pas ressusciter son âme, soupira Nyka Urkhan. Il est un sang-mêlé, il appartient au Khsenos.

— Je sais. Mais Ar Agoul m’a évoqué une possibilité.

L’Empereur Céleste fronça les sourcils en entendant le nom du dieu de la mort.

— Il m’a rappelé ce que tu avais tenté de faire lorsque le Fléau s’était éveillé. Seulement, cela n’avait pas fonctionné puisqu’il était trop puissant.

— C’était une manœuvre risquée, répondit Nyka Urkhan en comprenant où Khamgiin Sin voulait en venir. Cela m’avait demandé un terrible effort.

— Je sais, j’en ai bien conscience. Cependant, cela serait possible, n’est-ce pas ?

— Combien d’années ?

— Un maximum. Une dizaine, si possible.

L’Empereur Céleste se passa une main sur le visage en réfléchissant.

— Khamgiin Sin, si je fais cela pour toi… Tu vas t’attirer l’envie et la colère d’un grand nombre de déités. Certains n’apprécient pas déjà les égards avec lesquels je vous traite, toi et ta sœur, mais là… C’est plus qu’un traitement de faveur. C’est… Sin… Tu me demandes de remonter le temps.

— Oui, acquiesça Khamgiin Sin. Crois-moi, Nyka Urkhan, je sais que j’en demande beaucoup. Même trop. Mais je me fiche de ce qu’ils pourront penser de moi ou bien dire. Du moment que tu es prêt à entendre leurs reproches, rien ne m’effraie.

— Je me moque de ce qu’ils pourraient bien trouver à me dire. Seulement, Khamgiin Sin… S’ils apprennent que j’ai fait cela pour sauver Azriel, un sang-mêlé ayant tué des sangs divins et des demi-dieux, ils ne le laisseront jamais tranquille. Ils le tueront avant que tu aies eu le temps de changer son futur.

— J’y ai pensé. C’est pourquoi il faudra que je sois à ses côtés pour veiller sur lui.

— Tu ne peux pas, tu n’es pas une divinité terrestre. Les dieux ne peuvent pas s’absenter trop longtemps de la Cour Céleste, c’est là la limite à notre immortalité. Tu en mourrais.

— En effet. C’est bien pour cela que j’ai dit que j’étais prêt à tout sacrifier pour avoir une seconde chance de le rendre heureux.

Nyka Urkhan secoua lentement la tête, les longs fils d’argent de sa chevelure glissant le long de ses épaules.

— Non, lâcha-t-il dans un souffle de voix. Non, pas ça.

— C’est la seule solution. Un dieu de la Cour Céleste ne peut pas devenir une divinité terrestre. En revanche, il peut devenir mortel. C’est ainsi que tu as sanctionné Tag Rajul.

— Tag Rajul avait libéré le Fléau ! s’écria l’Empereur Céleste. Il s’agissait d’une punition, pour qu’il périsse de la même façon que ceux qu’il avait condamnés !

— Tu l’as rendu humain.

— Et il en est mort !

Khamgiin Sin regarda l’Empereur Céleste s’agiter. Son ami remuait les bras comme si cela pouvait chasser au loin les pensées dangereuses de Sin. Ce dernier posa une main apaisante sur l’avant-bras de Nyka Urkhan.

— Tu avais dit que tu avais placé son âme dans un corps humain particulièrement frêle parce que tu savais qu’il en mourrait.

— Pour que tu survives, il faudrait que je place ton âme dans le corps d’un demi-dieu ou d’un sang-divin. Aucun dieu n’acceptera de sacrifier son enfant ! Quant aux divinités terrestres… Cela me demanderait beaucoup, beaucoup de persuasion. Et tu finirais quand même par mourir. Les sang-divins ne sont pas immortels. Sin, une fois ton âme dans un corps mortel, tu perdras tes pouvoirs de dieu. Je ne pourrai plus te rendre ton corps originel, je ne pourrai plus te ramener à la Cour Céleste.

— J’aurai alors absolument tout perdu, tout sacrifié… Je sais.

— Tu n’as pas conscience de ce que cela signifie. Tu n’es encore qu’un enfant et tu voudrais que je te condamne à mourir après une simple existence humaine ?

Khamgiin Sin exerça une pression sur le poignet de Nyka Urkhan tout en lui souriant.

— J’ai presque deux mille ans, Urkhan, je ne suis plus un enfant.

— Que sont deux millénaires pour des dieux comme nous ? Tu n’as certainement pas encore atteint l’âge adulte, il te reste encore tout le temps de vivre. Tu es trop jeune pour me parler de mort.

— Qu’importe que pour un dieu ma vie ait tout juste commencé. Celle d’Azriel n’avait pas duré bien plus longtemps en comparaison.

Nyka Urkhan le regarda avec une grande détresse. Il ne parvenait pas à comprendre comment Khamgiin Sin, son Khamgiin Sin qu'il croyait connaître par cœur, pouvait se mettre dans un tel état pour un seul mortel, au point d'envisager un tel sacrifice.

— Tu ne peux pas me demander cela. Tu es certes le seul pour qui je ferais une telle chose… mais je ne peux pas décemment le faire alors que cela signifie te perdre à jamais.

— Je suis désolé, souffla Khamgiin Sin en rentrant la tête dans les épaules. Je suis égoïste, je le sais. Cruel, aussi. Mais… S’il te plaît. Je ne sais pas quoi faire d’autre.

Il porta sur l’Empereur Céleste un regard implorant, mais ce dernier détourna sèchement le visage.

— Ce n’est pas la première fois que tu vois mourir un mortel auquel tu t’étais attaché, reprit-il sans regarder Khamgiin Sin. C’est ce que font les mortels : ils naissent, vivent, puis meurent.

— Je n’ai jamais regretté de ne pas être intervenu dans les existences humaines et mortelles. Jamais. Pourtant, cette fois-ci… Je ne parviens pas à me le pardonner.

— Alors, ne te pardonne pas. Moi, je te pardonne. Tu oublieras, Khamgiin Sin. Nous finissons toujours par oublier. Je sais de quoi je parle. J’ai eu mon lot de deuils également.

Le jeune dieu se déplaça de sorte à être à nouveau dans le champ de vision de Nyka Urkhan. Cette fois-ci, ce dernier n’évita pas son regard.

— Je suis désolé, Empereur, mais ma décision est prise. Si tu refuses, je n’aurai pas d’autre choix que d’accepter ton choix. Mais je te supplie d’accepter. Je t’en prie.

Nyka Urkhan ferma les yeux et Khamgiin Sin eut l’impression de voir une larme couler sur sa joue. Mais c’était probablement une illusion, car les dieux n’ont pas de larmes à verser.

— Depuis combien de temps réfléchissais-tu à tout cela ?

— Quelque temps, répondit Khamgiin Sin en faisant tourner sa flûte entre ses doigts.

— Laisse-toi le temps d’y réfléchir encore un peu plus…

— Je n’ai fait qu’y penser, répliqua Sin en secouant vivement son visage. On dit que les dieux n’ont pas de destin et, pourtant, c’est comme si Azriel était le mien. J’en porterai le fardeau à jamais si je ne rattrape pas mes fautes envers lui.

Nyka Urkhan resta silencieux un long moment avant de finalement reprendre la parole.

— Si tu voulais être à ses côtés cette fois-ci, le plus simple serait que tu t’incarnes dans un corps viable de son entourage. Je n’en vois qu’un seul. Le sang-divin Castian.

— Alors il faudrait revenir en arrière avant leur première rencontre. Ils ne se sont pas quittés en très bons termes.

— Je ne sais pas si ce sera possible.

— Donc il vaudrait peut-être mieux en choisir un autre. Quitte à ce que je traverse un ou deux continents pour le rejoindre.

— Castian est mort au combat, mais cela ne lui a pas permis d’accéder au Firmament des Héroïques. Antyal avait des ambitions pour lui, des ambitions qui n’ont pas pu se réaliser. Au moins, je peux lui offrir de faire entrer l’âme de son fils au Firmament des Héroïques en échange de son corps. Mais, Khamgiin Sin, es-tu certain de comprendre ce que cela implique ? Voler la vie de quelqu’un pour en sauver une autre…

Khamgiin Sin observa l’Empereur Céleste en silence, son expression indéchiffrable, même pour Nyka Urkhan qui le connaissait par cœur.

— Tu l’as dit. Castian est déjà mort, de toute façon. Ce n’est pas comme si on le tuait. Mais… Nyka Urkhan… Est-ce que cela signifie que tu acceptes ?

— Il n’y a rien que je puisse te refuser. Pas même ta propre destruction.

Khamgiin Sin se jeta contre l’Empereur Céleste pour le serrer dans ses bras.

— Merci. Infiniment, merci.

— Sois certain que je compte consacrer chaque jour de ton existence mortelle à trouver un moyen de m’occuper de ton âme après ta mort. Si je dois l’enfermer dans un arbre de la Cour Céleste, alors qu’il en soit ainsi.

Khamgiin Sin eut un petit rire.

— Je suis certain que Nyka Urkhan trouvera une solution. Après tout, l’Empereur Céleste ne l’est pas sans raison. Mais, Nyka Urkhan… Même s’il n’y avait rien que tu puisses faire, ne te sens pas coupable.

Nyka Urkhan grommela quelques paroles incompréhensibles avant de repousser gentiment Khamgiin Sin.

— Ta sœur est-elle au courant ?

— Je lui en ai parlé.

— Comment a-t-elle réagi ?

— Elle a dit qu’elle me soutiendrait, quelle que soit ma décision. Avant d’ajouter que je ne méritais pas d’avoir une sœur aussi compréhensive qu’elle.

— Elle a probablement raison. Tu as de la chance qu’elle t’aime autant.

— L’amour fait faire des choses terribles et merveilleuses et consentir à d’autres qui nous arrachent le cœur.

Nyka Urkhan caressa tendrement le visage de Khamgiin Sin puis se redressa en soupirant.

— Je vais m’occuper de tout cela.

— Merci.

L’Empereur Céleste eut un dernier regard triste avant de tourner les talons et de s’éloigner. De nouveau seul, Khamgiin Sin porta sa flûte à ses lèvres et se remit à jouer.

 

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— Je peux te faire revenir à l’époque des quinze ans de Castian.

Khamgiin Sin et Nyka Urkhan étaient assis dans l’un des nombreux salons du palais de l’Empereur Céleste. À quelques pas d’eux, Uzesgiin Emetei était adossée à un mur et les observait en silence.

— Pourquoi cette période en particulier ? demanda Khamgiin Sin.

— Cela fait partie des conditions d’Antyal. Elle doit ne pas vouloir effacer certaines choses qu’a vécues son fils avant cela. Onze ans en arrière, cela me semble très bien. Cela me demandera déjà un gros effort et beaucoup de pouvoir.

— Oui, je n’en demande pas plus. Merci beaucoup, Nyka Urkhan.

— Permets-moi de te demander une dernière fois si tu es certain de ta décision ? Une fois que j’aurai commencé la transmigration, il n’y aura plus de retour en arrière possible.

— Je ne changerai pas d’avis, sourit Khamgiin Sin, et je ne renoncerai pas non plus.

— Soit. Il est temps de se faire nos adieux, alors.

— Nous nous reverrons, répliqua Sin. Je compte sur vous deux pour venir me rendre visite de temps en temps, fût-ce seulement en rêves ! Je serai votre mortel préféré, n’est-ce pas ?

Uzesgiin Emetei grommela quelque chose en le rejoignant avant de le serrer dans ses bras.

— Tu vas être le mortel le plus gâté par les dieux de toute l’histoire, affirma-t-elle en l’étreignant.

Khamgiin Sin rit doucement en passant ses doigts dans les longs cheveux blancs d’Emetei, puis il alla étreindre Nyka Urkhan.

— Merci pour tout.

— Ne me remercie pas, répondit l’Empereur Céleste en agrippant Khamgiin Sin avec ses doigts.

Il resta immobile un long moment, son front appuyé contre l’épaule de Khamgiin Sin, puis finit par se lever à son tour.

— Très bien, déclara-t-il. Commençons alors. Le dieu Khamgiin Sin sera désormais mortel. Tu perdras tes pouvoirs et ton immortalité. Tu n’auras plus que les aptitudes d’un sang-divin, puisque tu seras réincarné dans le corps du Castian du passé. Puisses-tu sauver Azriel.

Nyka Urkhan posa ses deux mains sur le sommet du crâne de Khamgiin Sin et une grande lumière les entoura. Après cela, tout devint très confus pour Khamgiin Sin. Il se souviendrait uniquement avoir entendu la voix de l’Empereur Céleste qui disait : Le sang-mêlé prendra encore les mêmes choix et commettra les mêmes erreurs, mais cette fois-ci, tu seras à ses côtés, Khamgiin Sin. Puisses-tu réaliser le seul véritable vœu que tu n’aies jamais eu.

Dans le palais de l’Empereur Céleste, à l’endroit où s’était tenu Khamgiin Sin, il ne restait plus rien. Pas même un corps vidé de son âme.

Prostré, Nyka Urkhan fixait ses mains qui venaient de commettre l’irréparable. Il frémit en sentant une paire de bras entourer sa taille et une joue être appuyée contre son dos. Alors, doucement, il leva l’une de ses mains criminelles pour étreindre celles d’Emetei.

— Je pensais que, de nous deux, tu serais la seule à pouvoir l’arrêter, prononça-t-il d’une voix tremblante. Pourquoi l’as-tu laissé faire ?

Uzesgiin Emetei resta silencieuse un très long moment, mais Nyka Urkhan ne douta jamais qu’elle réponde.

— Que veux-tu, je suis la déesse de l’amour, après tout…

 

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La première chose que Khamgiin Sin ressentit fut la sensation d’un vent frais sur son visage, puis le doux contact de draps contre son corps. Il ouvrit les yeux et, après avoir pris une grande inspiration, observa ce qui l’entourait. Il vit d’abord un grand mur d’albâtre, à quelques pas de là où il se trouvait, qui était percé de grandes alcôves ouvertes sur l’extérieure. De longs voiles suspendus au plafond étaient tirés devant ces alcôves, probablement dans le but de limiter la quantité de lumière entrant dans la pièce. Seulement, le tissu était si léger que le vent soulevait les rideaux, diminuant considérablement leur utilité. La pièce était spacieuse et, étonnamment, meublée très sommairement. Il y avait un lit de bois sur lequel Khamgiin Sin était allongé, quelques meubles de rangement, un fauteuil en cuir sur lequel était posée une épée et pour finir, une petite table avec dessus une vasque et un pichet pour les ablutions.

Il s’agissait de la chambre de Castian au palais royal du Yeul.