Mort et vie d'un soleil - Tome 2 - J.P Enderson - E-Book

Mort et vie d'un soleil - Tome 2 E-Book

J.P Enderson

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Beschreibung

"Il y a des années déjà, le dieu Khamgiin Sin s’est changé en mortel pour vivre aux côtés d’Azriel, un jeune humain.

Devenu Castian, l’ancien dieu s’est juré de tout faire pour changer le destin du sang-mêlé qui avait bouleversé son existence. Le temps a passé, l’amitié des deux garçons a grandi au point de devenir amour. Et comblé de bonheur, Castian en avait presque oublié le danger qui planait sur eux... jusqu’à ce que les dieux le leur rappellent.

Au cœur de la guerre, l’amour des deux jeunes hommes est mis à l’épreuve. Et lorsqu’il lui faut choisir entre Azriel et le monde, Castian est prêt à refaire le même choix, encore et encore : celui d’aimer Azriel et tout faire pour le sauver.

Mais parfois une vie ne peut être changée qu’au prix d’un immense sacrifice... Et lorsque les dieux ont décidé de séparer deux êtres, est-il vraiment possible de les en empêcher ?"


À PROPOS DE L'AUTRICE

Tout juste diplômée d’un Master de recherches en Religions et Sociétés, J.P Enderson travaille dans l’enseignement supérieur à Bordeaux. L’aventure littéraire a commencé pour elle au primaire lorsqu’elle inventait des aventures imaginaires pour jouer avec son cousin. C’est en découvrant les films du studio Ghibli qu’elle a réalisé qu’elle ne voulait pas se contenter d’imaginer des histoires, mais aussi les raconter. Après s’être essayé aux nouvelles et aux pièces de théâtre, elle a attaqué ses premiers romans vers la fin du collège. Elle a écrit "Mort et vie d’un soleil" dans l’idée de combiner dans une histoire les deux choses qui la passionnent le plus : la mythologie et la romance. 

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Seitenzahl: 503

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Couverture et maquette intérieure par Ecoffet Scarlett

Correction par Sophie Eloy

 

 

© 2024 Imaginary Edge Éditions

© 2024 JP Enderson

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés.

 

Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou production intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

ISBN 9782374645070

1. Où le destinse joue

 

 

Minassia fixait Castian de ses grands yeux bruns, comme si elle attendait de lui qu’il la rassure en lui expliquant que ce qu’elle venait de lui annoncer n’était qu’un mensonge – une grossière erreur tout au moins.

« Les prêtres ont tous reçu un message divin. Amater Dani s’est adressée à eux. Elle dit qu’il y a un sang-mêlé dans notre camp. Castian, elle dit que c’est Azriel ! »

— Qui est au courant ? demanda-t-il à la place. À qui les prêtres ont-ils révélé ce message ?

— Aux chefs de guerre, confia Minassia dans un souffle de voix.

Autant dire à tout le monde, alors. L’information ne tarderait pas à se répandre comme un feu de forêt. Bientôt, elle serait incontrôlable.

— Castian, l’appela Minassia en prenant sa main, étais-tu au courant ? Est-ce la vérité ? Qu’allons-nous faire ?

Castian observa le bras constellé de taches de rousseur de Minassia, cette jeune réfugiée ossiane devenue une amie si proche qu’il aurait pu l’appeler sœur. Il ne voulait pas lui mentir. Enfin, dans une certaine mesure. Il ne pouvait évidemment pas lui dire qu’il connaissait la nature de sang-mêlé d’Azriel depuis bien longtemps ; que lui-même était le dieu Khamgiin Sin s’étant fait homme sous les traits du prince Castian du Yeul. Il ne pouvait pas lui confier que tout ce qu’il avait entrepris en tant que Castian avait été dans le but de changer le destin d’Azriel, ce même destin qui semblait décidé à vouloir s’accomplir malgré tous ses efforts.

— Le fils d’Amater Dani me l’a révélé à Azin. Minassia… Je crois que la déesse de la stratégie militaire fait cela pour se venger de moi, pour me punir. J’ai tué son demi-dieu de fils. Je l’ai tué pour protéger Azriel et son secret.

— Oh, Castian…

La pression de la main de Minassia sur la sienne se fit plus forte.

— Qu’allons-nous faire ? répéta-t-elle.

— Je vais continuer ce que j’ai commencé : je vais protéger Azriel. Je resterai à ses côtés, même si cela signifie que le monde entier doit devenir mon ennemi. Je ne les laisserai pas lui faire du mal, Minassia.

— Et je ne les laisserai pas non plus, assura Minassia en lui souriant.

Son visage n’avait plus rien de l’inquiétude ou du désarroi avec lesquels elle avait couru jusqu’à Castian. Désormais, elle affichait un air assuré et vaillant.

— Tu n’as pas à le faire.

— Bien sûr que si, insista la jeune femme. Nous sommes une famille, non ? Crois-tu que je vous aie suivis au milieu des combats pour vous abandonner face à un péril supplémentaire ? Que les dieux me foudroient sur l’instant si j’en étais capable !

— Prends garde, Minassia. Certains dieux seraient trop ravis de t’arracher à nous.

— Je ne partirai pas, Castian. Maintenant, laisse-moi te reposer la question : qu’allons-nous faire ? Les souverains de la Vessalie ne vont pas tarder à venir vous demander de rendre des comptes. Tout le monde sait à quel point tu as œuvré pour notre victoire, peut-être pourras-tu leur faire entendre raison ?

— Les raisonner sur la mise en garde d’une déesse de la Cour Céleste ? Sur le fait qu’il y a un sang-mêlé dans leur camp ? Les mortels haïssent les sang-mêlé plus que tout, presque plus encore que leurs parents déchus.

Dépité, Castian se prit le visage entre les mains. Il avait beau avoir conservé son assurance de dieu, désormais qu’il n’était plus qu’un sang-divin, il avait conscience de ses limites. Comment était-il censé aider Azriel ? Comment pourrait-il le protéger du mépris et de la haine ? Le pouvait-il seulement ?

— Cela ne te ressemble pas de douter, murmura Minassia.

— Ce doit être mon côté humain qui ressort, soupira-t-il.

Il avait envie de pleurer et cette faiblesse humaine le révulsait. En quoi pleurer arrangerait-il quoi que ce soit ? Cela ne changerait rien. Cela le ferait même se sentir un peu plus misérable.

— Je vais trouver une solution, déclara-t-il en redressant le visage.

Peut-être que s’il prétendait savoir ce qu’il faisait, son assurance lui reviendrait et, avec elle, une solution à leurs problèmes.

— Je vais commencer par m’entretenir avec les chefs de guerre vessaliens, leur rappeler le rôle qu’Azriel et moi avons joué dans cette guerre.

Évidemment, il s’abstiendrait de mentionner le rôle qu’ils avaient joué dans le déclenchement de ce conflit. Après tout, si les contrées de l’Ysar et de la Vessalie se livraient une guerre sans merci, c’était uniquement parce que les dieux avaient découvert que Khamgiin Sin se trouvait dans l’une de ces deux régions… En effet, Castian avait un jour fait appel aux pouvoirs de l’éclat solaire qui l’avait fait naître en tant que dieu et subsistait toujours en lui. Cela avait aussitôt révélé sa présence aux autres déités qui avaient décidé de tout mettre en œuvre pour qu’il sorte de sa cachette et réponde de sa trahison envers eux.

Castian aurait voulu tout arranger en s’expliquant avec son ancienne famille, mais aucun dieu de la Cour Céleste, même ceux qui l’adoraient, ne l’aurait laissé vivre aux côtés d’Azriel. La furie d’Amater Dani en était bien la preuve. Si elle en voulait à Castian d’avoir tué l’un de ses enfants, elle lui reprochait surtout d’avoir agi ainsi pour protéger un sang-mêlé.

— Je viendrai avec toi, affirma Minassia. Je témoignerai en sa faveur. Veux-tu nier les faits ?

— À quoi bon ? Si Amater Dani est décidée à révéler la vérité, elle le fera. Qui plus est, il existe plus d’une façon de révéler la nature d’un sang-mêlé.

— Alors nous leur dirons que cela ne change rien à qui il est et à tout ce qu’il a accompli pour notre nation. Nous leur rappellerons qu’il est ton asyniti et donc protégé par les lois du Yeul. Nous leur rappellerons que ce n’est pas lui, l’ennemi.

— Merci, Minassia, de rester la même malgré cette découverte.

— Le sang peut mentir, pas les actes. Je connais Azriel, je sais qui il est. Je sais ce qu’il est… et ce n’est pas un monstre ou un danger. Quoi qui nous attende, nous y ferons face ensemble.

— Ce n’est pas votre fardeau à porter, prononça une voix derrière eux.

Castian se retourna brusquement et découvrit Azriel qui les observait depuis l’embrasure de leur chambre. Ses cheveux blonds décoiffés et ses yeux fuyant la lumière matinale révélaient qu’il venait juste de sortir du lit. Il avait dû partir en quête de Castian en ne le trouvant pas à son réveil. Pire, il avait dû craindre que Castian ait changé d’avis et décidé de ne pas s’associer plus encore à un sang-mêlé.

Castian avait beau avoir répété à Azriel qu’il l’aimait plus que tout, il savait que ses mots de réconfort ne parviendraient jamais à chasser totalement le doute de l’esprit du jeune homme. Ses craintes semblaient faire partie de lui.

— Et pourtant, répondit Castian, je le porte volontiers.

— Il sera bien plus léger si nous nous en partageons la charge, sourit Minassia.

Azriel les regarda avec des yeux de chien battu.

— Je ne veux pas que vous souffriez par ma faute.

— Je ne peux pas souffrir de ce que je fais pour toi, répliqua Castian. Je ne peux pas souffrir de ce que je fais par amour.

— Je suis un monstre.

Castian fronça les sourcils. Il avait l’impression qu’ils avaient déjà eu cette conversion à maintes reprises, même avant qu’il apprenne de façon officielle la nature d’Azriel.

— Tu es une merveille, Azriel. Et ils sont en tort tous ceux qui ne sauraient pas s’en rendre compte.

— Tout le monde ne pense pas comme toi. Tout le monde ne me voit pas à travers tes yeux.

— Je ne pense pas non plus que tu sois un monstre, Azriel, intervint Minassia. Je te connais depuis moins longtemps que Castian et je ne t’aime pas de la même façon qu’il t’aime…, mais je sais qui tu es. Il n’y a rien de monstrueux en toi.

— Je crains que vous regrettiez de m’avoir choisi.

— Impossible. Castian te l’a dit. On ne peut pas regretter un choix fait par amour.

Azriel s’apprêtait à protester à nouveau, mais Castian ne lui en laissa pas le temps.

— Minassia et moi comptons nous entretenir avec les autres chefs de guerre, déclara-t-il.

— Je viens également !

Castian échangea un regard avec Minassia. Il ne savait pas si c'était une bonne idée. Il lui arrivait souvent de constater qu'il ne connaissait pas aussi bien les humains qu'il le croyait – même après avoir vécu parmi eux pendant presque dix ans. En revanche, il savait avec certitude que les mortels rejetaient les sang-mêlés comme la source de tous leurs maux. Dans la temporalité originelle, le fait qu'Azriel se soit si ardemment battu pour le Yeul n'avait rien changé aux réactions de ses frères d'armes et compatriotes lorsqu'ils avaient découvert son ascendance déchue. Cependant, dans la temporalité originelle, Azriel n'avait pas Castian et Minassia à ses côtés.

— Peut-être serait-il plus judicieux que nous y allions sans toi dans un premier temps ?

— Non, refusa Azriel. Je... Je ne veux pas vous laisser y aller seuls. Et que penseront les gens si je vous envoie mener mes batailles à ma place ?

Finalement, Minassia et Castian consentirent à ce qu'Azriel les accompagne. Les deux jeunes hommes allèrent s'habiller, délaissant leurs armes et leurs armures pour ne pas témoigner la moindre intention belliqueuse. Ils n'eurent cependant pas le temps d'aller bien loin une fois sortis de leur chambre : Eleftaio et Amadea venaient à leur rencontre. Elle était la fille de Gyal Alzsan, la déesse de la gloire et de l'héroïsme, et venait de Garvanie. Il était le fils d'Eldmel Dain, le dieu de la guerre, et venait du Thèce. Tous deux avaient choisi de prêter main-forte à la Vessalie et Amadea avait déjà perdu beaucoup pour cette guerre. Nombre de ses Edrions, les guerriers qu'elle menait au combat, avaient péri lors du piège que leur avait tendu le fils d'Amater Dani à Azin. Parmi eux, l'asyniti d'Amadea, son ami d'enfance avec lequel elle avait grandi et fait ses classes. Castian également avait perdu des Adaichid à Azin, notamment Aldeic, un vieil ami du roi Namear et son conseiller politique et militaire. Le roi du Yeul serait sûrement effondré d'apprendre la mort de celui avec lequel il avait partagé tant de combats.

— Castian, prononça Eleftaio en plantant ses yeux argentés dans ceux du sang-divin.

Dans la temporalité que l’Empereur Céleste avait effacée, après qu'Azriel avait décimé le royaume de l'Ossian à lui seul, de nombreux sang-divins et demi-dieux avaient essayé de le tuer. Seul Eleftaio était parvenu à lui porter un coup fatal – non sans être mortellement blessé lui aussi.

— Minassia a dû vous avertir, reprit le demi-dieu en les observant tous les trois.

— Est-ce vrai ? demanda Amadea.

Minassia avait proposé qu'Azriel prétende ne pas avoir été au courant. Après tout, nombreux étaient les sang-mêlés à ne jamais découvrir leur véritable nature.

— Ça l'est, répondit calmement Azriel.

Eleftaio et Amadea lui jetèrent le même regard désemparé.

— Donc vous nous avez menti tout ce temps ? demanda la demi-déesse.

— Castian n'en savait rien ! protesta Azriel. Et… Je n'ai pas menti, je n'ai jamais prétendu être ce que je n'étais pas.

— Tu as pourtant bien prétendu être notre ami, répliqua Eleftaio.

— Car je le suis !

— Castian, l'apostropha Eleftaio. Cela ne te fait rien ? D'apprendre que ton asyniti est un sang-mêlé ?

Castian le jaugea du regard avant de sourire insolemment.

— Non. Pourquoi, cela devrait ?

— Ta propre mère, Antyal, a pris part à la guerre contre les déchus.

— Tu me parles d'une époque où je n'étais même pas né.

Pas en tant que Khamgiin Sin et encore moins en tant que Castian.

— Azriel n'est pas un déchu, reprit Castian, il n'est pas l'ennemi de la Cour Céleste.

— C'est dans son sang, grinça Eleftaio. Tout comme il est dans le tien d'exceller aux arts de la chasse.

— Bien, alors il est dans son sang d'être plus endurant et fort que le commun des mortels.

— Castian, pourquoi prétends-tu ne pas comprendre la gravité de la situation ? demanda Amadea.

— Je devrais vous retourner la question. Pourquoi agissez-vous comme s’il s’agissait là de notre plus gros problème ? Avez-vous oublié ce qui s’est passé à Azin ? Le coup que l’Ysar nous a porté ? Les pertes qu’ils nous ont infligées ? J’ai tué leur stratège, c’est le moment ou jamais de rassembler nos forces et d’attaquer. Je ne compte pas rester ici à discuter du sang qui coule dans les veines d’Azriel au lieu de chercher à venger le sang yeulien que l’Ysar a fait couler. Ils ont tué mes Adaichid et Aldeic. Amadea, Azriel n’a pas tué Taricio, c’est l’Ysar.

Les yeux argent de la jeune femme brillèrent de larmes retenues.

— Crois-tu que je l’aie oublié ? Mais comment faire face à l’ennemi si nous ne sommes pas capables de voir les menaces au sein même de notre camp ?

— Azriel n’est pas une menace ! Amadea, je t’en prie, tu as eu un asyniti. Tu connaissais Taricio comme toi-même. Tu sais que l’âme d’Azriel m’est aussi familière que la mienne. L’identité de son père n’a aucune importance. Je sais qui il est et il n’est pas une menace et encore moins notre ennemi.

— Pourtant, tu ignorais cette information le concernant, intervint Eleftaio. Il t’a déjà caché une telle chose, qui sait ce qu’il peut te dissimuler d’autre ? Peut-être même complote-t-il avec l’Ysar !

Azriel poussa une exclamation outrée et se serait probablement défendu si le demi-dieu n’avait pas continué sur sa lancée :

— Peut-être même sa présence sur le sol vessalien est-elle ce qui a contribué à outrager les dieux !

— Azriel n’est en rien responsable de cette guerre !

— Qu’en sais-tu, Castian ?

Je le sais, car ce n’est nulle autre que ma présence à moi sur le sol vessalien qui a causé cette guerre.

— Les sang-mêlés sont peut-être moins nombreux et fréquents que les sang-divins ou les demi-dieux, mais Azriel n’est ni le premier ni le dernier. Les dieux et leurs héros sont responsables de bien plus de guerres que les sang-mêlés, accusa Castian.

La main de Minassia vint se poser sur la sienne et il sut que la jeune femme lui demandait de surveiller ses paroles. Si Amadea et Eleftaio l’accusaient de parjure en plus de soutenir un sang-mêlé, la situation risquait de s’aggraver plus encore.

— Amater Dani elle-même nous l’aurait fait savoir si Azriel nous avait attiré le courroux divin, intervint la jeune femme ossiane.

— Ou bien elle s’attendait à ce que nous fassions le lien par nous-mêmes.

— Ne comprenez-vous pas ? s’écria Castian. Amater Dani ne fait cela que pour me punir d’avoir tué son fils. C’est moi qui me suis attiré son courroux et elle se venge à travers Azriel.

Amadea l’observa de ses yeux argentés et, un instant, Castian y lut de la compassion.

— Cela n’est pas la question, répondit-elle. Quelle que soit la raison pour laquelle Amater Dani s’est adressée à nos prêtresses et à nos prêtres, le fait demeure que nous ne pouvons sciemment ignorer le contenu de son message. Nous ne pouvons pas prétendre ne pas savoir la vérité.

— Je ne vous demande pas de feindre l’ignorance, seulement de comprendre que cela n’a pas d’importance.

— Cela n’en a peut-être pas pour toi, Castian, mais ce n’est pas le cas pour tout le monde. Quoi qu’il en soit, nous cinq ne sommes pas les seuls concernés. Nous en discuterons avec les autres chefs de guerre. Ils doivent s’être déjà réunis.

— Allons les rejoindre, alors, déclara Azriel.

Le ventre de Castian l'élança en approchant de la pièce où s'était réuni le concile de guerre. Il connaissait désormais suffisamment la sensation de la faim et, à l'inverse, d'un ventre trop plein, pour savoir qu'il ne s'agissait pas de cela. C'est en croisant les yeux d'Azriel qu'il sut ce dont il s'agissait. Il avait peur. Peur de ce qui les attendait. Peur de ce qui était à venir. Peur d'échouer.

Il eut presque envie d'en rire. Minassia avait raison, cela ne lui ressemblait pas de douter autant de lui. Ce n'était pas bon, il fallait qu'il témoigne d'une confiance sans failles – autant pour rassurer Azriel que pour déstabiliser leurs opposants potentiels.

C’est Adénagore, le roi de la Niébie, qui présidait le conseil comme à son habitude depuis le début du conflit. Son royaume était le plus frontalier de l’Ysar et il avait été le premier à appeler à l’effort de guerre. Il les accueillit avec gravité.

— Prince Castian, tu dois être au courant du message divin qu’ont reçu nos prêtres et prêtresses cette nuit.

— On me l’a rapporté. Est-ce pour cela que vous êtes tous rassemblés ainsi ? Ou est-ce plutôt pour revenir sur les événements d’hier et réfléchir à comment venger nos pertes et récupérer Azin ?

— Nous parlerons de guerre bien assez tôt. Tu n’es pas le seul à avoir des morts à venger, prince du Yeul. En revanche, nous ne saurions ignorer un message céleste.

— Qui a parlé de l’ignorer ? Nous remercions la déesse de la stratégie militaire pour cette information, seulement je suggère que nous nous concentrions sur quelque chose de plus important. Comme la prise d’Azin. Le stratège des Ysars est mort, il faut saisir cette opportunité pour attaquer.

— Nous sommes d’accord avec toi, intervint Nezarios – le prince du Lidam ainsi que gendre d’Adénagore. Cependant, nous ne pouvons pas faire comme si de rien n’était. L’homme qui se tient derrière toi est un sang-mêlé.

Des murmures parcoururent la salle.

— Azriel, l’interpella Adénagore, qu’as-tu à dire pour ta défense ?

— Quelle défense accepteriez-vous ? demanda le concerné. Je ne l’ai pas choisi, pas plus que je ne l’ai voulu ou demandé. Je… Cela ne change pas qui je suis. Vous me connaissez. Nous avons vécu des mois et des mois ensemble, combattu des mois et des mois ensemble. Je suis le même Azriel que vous avez connu. Je suis yeulien, je suis vessalien. Je suis ici pour défendre ma nation, tout comme vous. Je suis comme vous.

— Qui nous dit qu’il ne travaille pas avec l’ennemi ? demanda quelqu’un.

— Ou qu’il n’a pas participé à causer cette guerre ?

Castian ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel.

— Je l’ai déjà dit à Amadea et à Eleftaio et je vous le redis à vous tous : je connais Azriel comme ma propre personne. Son âme et la mienne ont été façonnées ensemble. Je vous parle en tant que prince du Yeul, je ne garderais jamais à mes côtés quelqu’un dont je puisse douter, quelqu’un qui pourrait mettre mon peuple en danger. Je vous parlerai en tant que fils d’Antyal et petit-fils d’Eleni s’il le faut ! Il n’y a rien de mal en lui. Pas dans ses veines et pas plus dans son cœur.

— Il s’est battu pour nous tous, intervint Minassia. Il a saigné pour vous. Il a pansé vos blessures. Il a ri avec vous, pleuré avec vous. Il est votre ami, votre compagnon. Ne laissez pas des préjugés ancestraux vous faire oublier l’essentiel. Azriel est l’un des meilleurs d’entre nous. Et l’origine du sang qui coule dans ses veines n’y changera rien.

— Il n’empêche, prononça le roi de la Féradie, que sa race a été déclarée notre ennemie par les dieux il y a bien longtemps. Vous n’envisagez tout de même pas de prétendre que les dieux ont eu tort ?

— Les sang-mêlés n’ont jamais été dignes de confiance et ne le seront jamais ! approuva une princesse oun’gaise.

— L’histoire nous le prouve, continua Aëtios, le fils d’Adénagore. Les crimes commis par le Parjure Erazel n’en sont que l’un des nombreux exemples !

Castian s’esclaffa à l’entente de ces mots.

— Ne tentez pas de m’apprendre l’histoire. Dois-je vous rappeler que mon asyrios est Pollux, le fils de Ling Sen ? Je connais l’Histoire. Lorsque les divinités du Khsenos se sont rebellées contre la Cour Céleste, certaines d’entre elles avaient des enfants. Des sang-divins, comme on les nommait encore à l’époque. La majorité de ces enfants se rangèrent du côté de leurs parents et les soutinrent dans leur soulèvement. Et lorsque les dieux de la Cour Céleste, aidés des divinités terrestres, l’emportèrent contre les déités du Khsenos… Ils en firent des déchus, des parias. Les créatures qui les avaient soutenus devinrent des monstres et les sang-divins qui s’étaient battus pour eux furent nommés sang-mêlés, car la Cour Céleste ne pouvait tolérer qu’on nomme divins les enfants de divinités déchues. Ces sang-mêlés furent traqués et ceux qui ne parvinrent à s’enfuir au Khsenos furent exécutés. Pas parce qu’ils avaient quoi que ce soit de démoniaque, mais pour punir leurs parents à travers eux.

Castian, ou du moins le dieu Khamgiin Sin, n’était lui-même pas encore né à cette époque. En revanche, les autres dieux lui avaient raconté cette guerre et, surtout, Emoria la lui avait montrée. La divinité de la mémoire renfermait en elle tout le passé du monde.

— Depuis, reprit-il, lorsqu’un ou une déchue quitte le Khsenos et se rend au domaine terrestre, il arrive que l’une de ces anciennes divinités se prenne d’affection pour un ou une mortelle et conçoive un enfant avec. Les dieux, dans un premier temps, voulurent sanctionner ces mortels s’étant épris d’un déchu. Cependant, ils réalisèrent deux choses. La première, que les déchus révélaient rarement leur véritable nature à leurs compagnons mortels. La seconde, que le contact du Khsenos finissait toujours par abréger la vie de ces humains. La Cour Céleste n’avait pas besoin de les punir, la mort s’en chargeait elle-même en venant les cueillir avant leur heure. Que faire alors des enfants issus de cette union ? Les dieux hésitèrent. Certains voulaient les laisser en paix, ils n’étaient pas une menace, après tout. D’autres craignaient ce qu’ils représentaient. Au Khsenos, les déchus gagnaient en puissance en maniant les arts sombres et il apparut que, à l’inverse des sang-divins ou des demi-dieux qui ne sont dotés que de capacités physiques, mentales ou intellectuelles, les sang-mêlés pouvaient hériter des pouvoirs de leurs parents. C’est cela qui dérangea les dieux, autant que les magiciens et les magiciennes les dérangent. L’idée qu’un mortel puisse posséder une puissance divine. Voilà pourquoi ils continuèrent à déclarer les sang-mêlés comme les ennemis de la Cour Céleste.

— Quelle qu’en soit la raison, intervint Eleftaio, les ennemis des dieux sont nos ennemis.

— Et nous ne saurions ignorer la mise en garde d’une déesse, approuva Adénagore. Encore plus alors que nous risquons le courroux des dieux à chaque instant.

— Une déesse qui soutenait le camp opposé au nôtre depuis le début et qui cherche à me punir d’avoir tué son fils ! Amater Dani ne vous veut pas du bien, elle ne cherche pas à vous protéger d’Azriel… Elle veut simplement jeter la discorde entre nous.

Cela révoltait Castian de l’admettre, mais le débat était stérile. Non seulement les Vessaliens avaient-ils appris qu’Azriel était un sang-mêlé, mais, surtout, ils l’avaient appris par l’entremise d’une déesse et dans un contexte de guerre divine. Azriel et Castian n’avaient aucune chance.

Plusieurs arguments furent encore invoqués des deux côtés, mais dont aucun de ceux avancés par Castian ou Minassia ne parvinrent à convaincre leurs amis d’hier que l’existence d’Azriel ne se résumait pas à sa nature de sang-mêlé.

Finalement, il fut décidé par une unanimité quasi parfaite que la Vessalie n’accepterait plus Azriel au sein de son commandement. Il ne serait plus le bienvenu parmi les chefs de guerre et ne pourrait plus mener de troupes. Également, il lui serait désormais refusé de loger parmi les différents commandants de l’armée et de manger à leurs tables. Il lui faudrait vivre parmi le commun des soldats. Du moins, ceux qui accepteraient sa présence. Quant à Castian, il pouvait conserver son statut et ses privilèges tant qu’il ne gardait plus Azriel à ses côtés.

— Vous êtes tous plus idiots que vous n’en avez l’air si vous imaginez un seul instant que je resterais à vos côtés plutôt qu’aux siens. Et vous êtes doublement plus idiots si vous pensez avoir une seule chance de remporter cette guerre sans moi à vos côtés. Vous ne seriez jamais arrivés aussi loin aussi facilement sans mes Adaichid et moi. Je sais que vous le savez. Votre fierté et votre entêtement vous empêchent juste de le reconnaître.

— Ton arrogance est sans précédent, fils d’Antyal, siffla Adénagore.

— Je me demande ce que l’Histoire retiendra… Mon arrogance ou bien la vôtre ?

Sans attendre de réponse supplémentaire, Castian leur tourna le dos et, prenant Minassia et Azriel par la main, les entraîna loin de cette pièce et de ses occupants obtus.

Ils s’éloignèrent à grands pas, retournant dans l’intimité dans leur chambre que, de toute évidence, il leur faudrait bientôt libérer. Une fois seuls, ils plongèrent dans un silence pensif.

— Nous pouvons peut-être encore leur faire entendre raison…, murmura Minassia.

— Je vois difficilement comment, répondit Castian avec un sourire tordu.

— Retournes-y, déclara Azriel. Retournes-y et dis-leur que tu continueras pour et avec eux. Tu n’as pas à être puni par ma faute.

— Rien de ce qui pourrait m’arriver ne le serait par ta faute. Tout est de la leur.

— Je vais parler à Amadea. J’ai senti qu’elle était tiraillée. Elle n’a pas voté contre Azriel.

Ayant dit cela, Minassia sortit en veillant à bien refermer la porte derrière elle. Castian lui fut reconnaissant de vouloir encore se battre et, aussi, d’avoir très certainement cherché à leur offrir un peu d’intimité en faisant cela.

Son regard se porta sur le visage d’Azriel, sur sa peau bronzée par le soleil, ses cheveux blonds noués sur sa nuque, ses yeux noirs qui le regardaient avec tristesse.

— Je suis désolé, murmura Azriel d’un air coupable.

— C’est moi qui le suis. Tu n’as rien fait de mal et rien à te reprocher. Je suis désolé de ne pas être parvenu à leur faire entendre cela.

— Tu ne comprends pas. J’ai l’habitude d’être rejeté. On reproche aux orphelins d’apporter le mauvais œil, à la campagne. Les enfants et même certains adultes ne voulaient rien avoir à faire avec moi. J’ai cru que les choses pourraient changer lorsque j’ai rejoint les classes d’armes du Yeul, mais… Non. Encore une fois, je n’étais pas à ma place parmi les autres. Je n’étais pas le bienvenu. Puis il y a eu toi. Toi qui m’as donné des choses dont j’ignorais avoir tant besoin. Et je pensais que toute cette infortune était derrière moi, mais ce n’était pas le cas. Peut-être ont-ils raison. Peut-être est-ce dû à ce sang qui coule dans mes veines. Peut-être que tout cela m’arrive parce que je suis un sang-mêlé, parce que je le mérite.

— Azriel, non…

— Je peux le supporter, le coupa le jeune homme. Je peux supporter leur rejet, leurs regards, leurs murmures. Je peux tout supporter, mais pas que tu en pâtisses aussi. Ils n’ont pas le droit de te juger ou te rejeter à cause de moi.

— Cela n’a pas d’importance. Je ne voudrais pas de leur amitié si tu es le seul à en être privé.

— Castian, allons… Tu es un prince. Tu es un sang-divin. Ils n’ont pas le droit de traiter ainsi !

— Et pourquoi auraient-ils plus le droit de te traiter ainsi ? Je te l’ai déjà dit. Tout ce qui est à moi est à toi. Tout ce qui m’est dû te revient également.

Avec un soupir, Azriel appuya son front contre celui de Castian.

— Tu ne veux vraiment pas comprendre ?

— Que voudrais-tu que je comprenne ?

— Que je suis en train de tout gâcher. De te gâcher.

Castian donna un léger coup de tête à Azriel, comme si cela pouvait le raisonner.

— Que faudrait-il que je te dise pour que tu comprennes que c’est faux ?

— Je sais que tu as dit que je sois un sang-mêlé ne changeait rien, mais… Tu ne savais pas encore ce qui arriverait. Castian, ils vont t’ostraciser à cause de moi.

— Tant pis pour eux. Cela ne changera rien à la façon dont je t’aime.

Ils se fixèrent dans les yeux en silence, chacun tentant de comprendre les pensées de l’autre.

— Je ne comprends pas pourquoi, admit finalement Azriel dans un souffle.

— Tu sais pourquoi. Parce que je te vois. Je te vois et je vois tous ces aspects de toi qui font l’homme que je regarde. Je vois l’érudit, le guerrier, le guérisseur, le sang-mêlé… et aussi ce petit garçon effrayé et enragé. Je vois tout et j’aime tout.

Ils restèrent blottis l’un contre l’autre, silencieux tout en se disant un million de choses. Jusqu’à ce que, au bout d’un temps, Azriel recule d’un pas pour regarder Castian dans les yeux :

— Qu’allons-nous faire ?

— Que veux-tu faire ? Nous pouvons partir et rentrer chez nous. Nous pouvons rester, continuer à prendre part aux combats en nous faisant les plus discrets pour satisfaire les exigences de cette bande d’idiots… Nous pouvons même partir grossir les rangs de l’Ysar, pour ce que cela vaut ! Crois-tu que je pourrais retourner le cours de la guerre et faire en sorte que les Vessaliens s’en mordent les doigts ?

— Ne sois pas ridicule ! Tu ne le penses pas.

— Tu serais surpris, le contredit Castian.

C’était vrai. Il s’était attaché à la Vessalie et à ses habitants, mais il serait capable de leur imposer une bonne leçon s’ils venaient à blesser Azriel ou le menacer. Tant que le Yeul et Azriel demeuraient sains et saufs, Castian dormirait l’esprit tranquille même s’il devait regarder brûler tous les autres royaumes vessaliens. Qu’en dirait son vieil ami, Nyka Urkhan, l’Empereur Céleste et souverain des dieux ? Et qu’en penserait sa jumelle, Uzesgiin Emetei, la déesse de l’amour et de la beauté ? Que cela n'était pas digne de lui, pas digne du dieu de la paix. Mais il n’était plus un dieu, après tout. Il était un mortel et ce mortel avait juré de protéger Azriel envers et contre tous.

— Que veux-tu faire ? demanda-t-il à nouveau.

— C’est un choix que nous devons prendre à deux. Je ne veux pas que tu suives ma décision uniquement pour me faire plaisir et en viennes à la regretter.

— Tu n’as pas à t’inquiéter, le rassura Castian. Agis comme tu l’entends et accomplis ce que ton cœur désire. Car je serai toujours de ton côté.

— Je ne veux pas abandonner la Vessalie, mais… Les Adaichid… Voudront-ils encore seulement se battre à mes côtés ? En sachant ce que cela signifie ?

— Je peux me charger des Adaichid.

Azriel lui jeta un regard pensif, comme s’il se demandait si Castian pouvait vraiment convaincre ses Adaichid de se battre aux côtés d’un sang-mêlé tandis que leur prince était démis de ses fonctions de chef de guerre. Et si ni Castian ni Azriel n’étaient autorisés à mener des troupes, qui guiderait les Adaichid ?

Minassia revint à ce moment, les sourcils froncés et les lèvres pincées. Son échange avec Amadea n’avait pas dû être satisfaisant. Elle se laissa tomber sur une chaise et croisa les bras, rejetant une mèche de cheveux roux d’un geste brusque du visage.

— Amadea est navrée pour nous, déclara-t-elle. Il n’empêche qu’elle ne pourra rien faire et ne prendra pas le risque d’offenser sa mère en prenant le parti d’un sang-mêlé. Les guerriers du Yeul pourront suivre ses Edrions au combat, mais vous ne mènerez plus aucune attaque. Et… elle m’a dit de vous prévenir que, désormais, il fallait vous attendre à ce que tout ce qui puisse nous arriver de malheureux soit attribué à Azriel…

— Évidemment, pesta Castian, ces idiots superstitieux !

Minassia lui lança un regard qui signifiait qu’elle n’en pensait pas moins.

— Que comptez-vous faire ? leur demanda-t-elle.

— Je vais aller m’entretenir avec les Adaichid, vérifier l’état des blessés et… leur expliquer la situation.

Azriel voulut proposer à Castian de l’accompagner, mais quelque chose l’en empêcha. Il ne savait pas si c’était la peur d’affronter ses frères d’armes et de voir dans leurs yeux ce qu’il avait lu dans ceux des commandants de l’armée vessalienne… ou bien la honte de les regarder en sachant que les Adaichid, ces troupes de légendes, et leur prince seraient désormais relégués au plus bas rang de l’armée vessalienne par sa faute uniquement. Probablement un peu des deux.

Ainsi resta-t-il en retrait lorsque Minassia déclara qu’elle accompagnait Castian, autant pour le soutenir que pour aider à soigner les blessés. Avant de partir, Castian vint lui serrer une dernière fois la main en lui promettant que tout irait bien.

Et Azriel voulait le croire, il voulait désespérément croire que tout irait bien pour eux. Cependant, une fois qu’il se retrouva seul dans cette chambre volée aux anciens habitants de ce château, aucune pensée d’espoir ne vint à lui. Hagja avait raison. Le sang-mêlé qui avait révélé sa véritable nature à Azriel lui avait toujours dit que les mortels le rejetteraient s’ils apprenaient ce qu’il était. Les mises en garde d’Hagja s’étaient également appliquées à Castian… Castian dont le regard qu’il portait sur Azriel n'avait pas changé. Castian qui n’avait cessé de l’aimer. Castian qui avait tué un demi-dieu pour protéger le secret d’Azriel, en vain.

Castian qui avait apporté tant de bien dans la vie d’Azriel – tandis que ce dernier n’allait lui apporter que du malheur. Il s’était toujours dit qu’il ne méritait pas d’être aux côtés d’un être comme Castian, qu’il n’y avait pas sa place. Et, pourtant, après avoir goûté à l’amitié et l’amour du sang-divin, après avoir partagé toutes ces années avec lui… Il savait que personne d’autre au monde ne voulait être aux côtés de Castian plus que lui. Il le souhaitait tant qu’il était tenté de croire qu’ils pourraient continuer à protéger la Vessalie et le Yeul ensemble, même si le reste de leur armée leur tournait le dos.

Mais le pouvaient-ils vraiment ?

 

 

2. Où l’histoirese répète

 

Il fut décidé que l’armée vessalienne reprendrait d’abord Velika avant de s’attaquer à Azin. La ville de Velika avait été sous leur contrôle avant qu’ils ne la quittent pour attaquer Azin, y laissant une petite garnison en charge de veiller sur la cité. Seulement, en l’absence du gros de l’armée, cette garnison avait été attaquée par les troupes du roi de Sabomir. Ainsi, lorsque les survivants du piège d’Azin avaient tenté de se replier à Velika, ils avaient été accueillis par l’armée sabomiranne. Cette bataille, après le désastre d’Azin, avait été impossible à remporter pour les Vessaliens qui avaient à nouveau essuyé de nombreuses pertes.

Il fallut cependant d’abord attendre que la plupart des blessés aient suffisamment récupéré, car ils n’étaient pas assez en forme pour mener un siège. Adénagore s’impatienta, craignant que les Ysars profitent de leur état de faiblesse pour les attaquer et les contraindre à rebrousser encore plus chemin. Castian était du même avis, même si son opinion n’était plus écoutée ou prise en compte puisqu’il s’était obstiné à garder Azriel à ses côtés.

Les Adaichid étaient incertains. Tous auraient suivi Castian jusqu’au bout du monde et dans chacune de ses décisions. Tous connaissaient Azriel, l’avaient vu grandir aux côtés de leur prince, savaient qu’il se jetterait de ce même bout du monde pour Castian. Pour autant, tous savaient également ce qu’on leur avait appris sur les sang-mêlés et leurs parents, qu’on ne pouvait se fier à eux. Et, surtout, tous s’indignaient de voir leur prince être ainsi rétrogradé dans la hiérarchie de leur armée. Nombreux enrageaient également de ne pas pouvoir mener la charge lorsqu’il serait temps de venger leurs frères d’armes et Aldeic.

— Peut-être qu’il pourrait simplement… ne plus prendre part aux combats…, suggéra Nakoa un soir.

Nakoa était un deslegi yeulien – un commandant de troupes – qui avait vaillamment servi le véritable Castian et le Yeul lors de la temporalité originelle… ce, jusqu’à la mort.

— Il pourrait rentrer à Ichidie, continua le jeune homme. Il y retrouverait Namear et Niran. Il y serait en sécurité.

Castian mentirait s’il disait que l’idée n’était pas tentante. Envoyer Azriel loin du danger et de ceux qui ne voulaient pas de lui ? Il ne demandait que ça ! En revanche, il savait qu’il ne pourrait pas faire entendre raison au jeune homme. Après tout, il avait déjà échoué à l’empêcher de prendre part à cette guerre stupide.

— Je ne parviendrai jamais à l’en convaincre, avoua Castian.

Lui et Nakoa revenaient des quartiers des blessés où ils avaient surveillé la rémission des Adaichid et cheminaient désormais côte à côte dans l’obscurité naissante qui enveloppait la ville d’Osani.

— En es-tu certain ? insista Nakoa. Je veux dire… Il ferait tout ce que tu lui demandes.

— Cela, non. Il ne me laisserait jamais seul au beau milieu d’une guerre. Il faudrait que je parte avec lui.

— Nous ne nous battrons pas sans toi, protesta Nakoa. Et la Vessalie ne peut pas gagner sans toi.

Castian eut un demi-sourire. Nakoa, au moins, était lucide sur la situation. Certes, leur armée pouvait compter sur Amadea et Eleftaio qui étaient tous deux des guerriers plus que remarquables. Mais leurs troupes étaient affaiblies et ils avaient perdu beaucoup de soldats. Sans Castian et les Adaichid, la Vessalie risquait de se retrouver en très mauvaise posture.

Ils l’auront cherché, ne put s’empêcher de penser Castian.

En approchant des baraquements où Castian et Azriel avaient été relogés, ils croisèrent un groupe de soldats tervaniens. Ces derniers se firent silencieux en reconnaissant Castian et lui lancèrent de nombreux regards appuyés. Le sang-divin put sentir Nakoa se raidir à ses côtés et porter la main à son épée. Avec un rire, Castian posa la main sur l’avant-bras du guerrier.

— Nakoa, prononça-t-il doucement.

Ce dernier baissa ses yeux sombres sur le visage de Castian. L’expression de Nakoa était coléreuse, ses sourcils froncés donnant un air menaçant à son visage d’ordinaire si joyeux.

— N’as-tu pas vu la façon dont ils te regardaient ? siffla-t-il. Dont ils te jugeaient ?

— Cela n’a pas d’importance.

— Tu es le fils d’Antyal et Namear. Tu es notre Alzsangal ! Ils… Ils n’ont pas le droit de te manquer de respect.

Alzsangal, l’Étincelant, c’était ainsi que les Yeuliens appelaient leur prince.

— Ce ne sont que des regards, Nakoa, cela ne va pas me tuer. Et que voudrais-tu que je fasse ? Ils sont trop nombreux à m’en vouloir dans l’armée pour que je puisse tous leur rappeler qui je suis. Ils me reprochent d’avoir gardé Azriel à mes côtés alors que nous sommes au beau milieu d’une guerre divine où le moindre de nos actes pourrait nous faire perdre les faveurs des dieux… Qui je suis ou qui sont mes parents n’a plus d’importance pour eux.

— Si tu ne leur rappelles pas qui tu es, alors je le ferai.

Castian balaya les paroles de Nakoa d’un geste de la main.

— Non, je n’attends pas de toi que tu mènes mes batailles à ma place. Ils peuvent m’en vouloir, s’ils le veulent. Ils peuvent même m’accuser de traîtrise, si cela les chante ! Ils finiront par comprendre leurs torts bien assez tôt…

— Quelqu’un t’a insulté de traître ? s’indigna Nakoa.

Il semblait prêt à aller égorger cette personne sur-le-champ.

— Non, non, personne, le rassura Castian. Je me doute juste que certains doivent le penser très fort.

— Eh bien, qu’ils osent le penser à voix haute ! Ni moi ni aucun Adaichid ne laisserons sa langue à la personne qui médirait de toi !

— Aucun Adaichid, vraiment ? demanda Castian d’un ton pensif.

Ils étaient arrêtés, désormais, se trouvant trop près de là où les Yeuliens séjournaient pour pouvoir continuer cette conversation sans craindre de tomber sur l’un des leurs.

— Certains sont inquiets, je te le concède. Ils n’approuvent pas tous ta décision. Moi-même, je n’aurais pas gardé Azriel comme bras droit, si j’avais été à ta place. Je l’aurais renvoyé au Yeul. Pour autant… Rien ne les dérange plus que les offenses qui te sont faites. Tu as tué le stratège ennemi. Tu as vaincu tant de chefs de guerre ysars… Ta place n’est pas dans ces baraquements, elle est à la tête de cette armée !

— Ne vous indignez pas pour moi, soupira Castian en reprenant sa route. Gardez votre colère pour quand il faudra venger nos frères Adaichid tombés au combat.

— Ne t’en fais pas, mon prince. Nous ferons regretter aux Ysars le piège qu’ils nous ont tendu.

— J’espère que nous en aurons le temps avant qu’ils élaborent une nouvelle stratégie. La perte de leur stratège ne saurait les handicaper encore bien longtemps.

— Certes, mais n’oublie pas qu’il ne leur reste également plus beaucoup de princes ou de rois. C’était ton but de les priver de leur commandement et tu l’auras bientôt atteint.

— Tu as raison. Dalibor mort, cette guerre va peut-être vraiment enfin pouvoir toucher à sa fin.

Ils se séparèrent à l’entrée de la tente que Castian et Azriel partageaient. Ce dernier s’y trouvait, assis sur un tabouret en sculptant une petite figurine de bois. Ces derniers temps, cela semblait l’apaiser.

— Minassia est passée, l’informa Azriel sans lever les yeux de son ouvrage.

Il n’avait pas besoin de le regarder pour reconnaître Castian.

— Les entraînements d’aujourd’hui ont été satisfaisants, reprit Azriel, on devrait se remettre en route après-demain. Ceux qui ne sont pas en état de marcher et de se battre resteront à Osani.

— Enfin, commenta simplement Castian en allant s’asseoir sur leur couchette.

— Comment vont nos blessés ?

Cette fois encore, Azriel ne leva pas les yeux de ce qu’il était en train de faire. Pour autant, Castian savait que la raison pour laquelle il gardait la tête baissée était différente. Azriel aurait voulu être auprès de leurs blessés, il aurait voulu panser leurs plaies avec Castian et Nakoa. Qui plus est, il était l’un de leurs meilleurs guérisseurs. Il avait appris auprès de sa mère, qui était elle-même une guérisseuse, et s’était perfectionné grâce aux conseils de Pollux. Seulement, les deux jeunes hommes s’étaient rapidement rendus à l’évidence qu’il ne valait mieux pas. Les autres soldats qui le croisaient dans les allées du camp réagissaient comme s’il était l’ennemi en personne. Quant aux Yeuliens, même s’ils respectaient trop Castian pour rejeter Azriel, il était évident que ce dernier les mettait mal à l’aise. Alors Azriel restait enfermé dans leur tente, tel un pestiféré. Castian trouvait cette situation ridicule, mais il ne savait pas ce qu’il pouvait faire de plus.

Protéger Azriel des dieux était une chose, le protéger des mortels en était une autre. Comment combattait-on quelque chose d’insidieux comme la peur et le rejet ?

Comment combattait-on la haine ?

Il avait été un dieu de la paix pendant si longtemps, il avait pour sœur la déesse de l’amour et, pourtant, il n’en savait rien. Il était impuissant face à la haine de leurs semblables envers Azriel. Amater Dani l’avait prévenu, après tout. Elle l’avait prévenu qu’il y avait des choses contre lesquelles il ne pourrait rien. La punition de la déesse de la stratégie militaire était que Castian perde Azriel aux mains de ce qu’il ne pouvait ni arrêter ni empêcher : son destin. Et, si Castian avait cru pouvoir déjouer la destinée d’Azriel, tout semblait l’assurer du contraire. Il croyait que sa présence aux côtés du sang-mêlé changerait quelque chose à l’attitude du reste de l’armée envers lui, mais, pour l’heure, il n’en était rien.

— Castian.

Son cœur sursauta en sentant les doigts d’Azriel courir sur son bras. Il ne l’avait pas entendu arriver.

— À quoi est-ce que tu pensais ? demanda Azriel en l’enlaçant.

— Au repas de ce soir, mentit-il en souriant.

À toi, Azriel. Je ne pense jamais qu’à toi.

 

***

 

Ils quittèrent Osani deux jours plus tard. Comme cela avait été décidé, l’armée yeulienne se retrouva en bout de file. Avant le départ, Adénagore laissa à Castian une dernière chance de se séparer d’Azriel et de reprendre la place qui lui était due en tête de file. Il refusa.

Azriel montait Khertolgoî, le cheval de Castian à l’ascendance divine et qui lui avait été offert par la divinité Antyal. Le prince, lui, avait repris son char tiré par les deux Lynidites qui l’accompagnaient.

— Tout cela est honteux, déclara Sirador lorsqu’ils se mirent en marche. Si c’est ainsi que la Vessalie traite le fils de Namear et Antyal, ce n’est pas étonnant que les dieux aient des reproches à l’encontre de votre nation.

Castian tendit le bras pour caresser la croupe du cheval gris.

— Je suis désolé, Sirador. Ce n’est probablement pas ainsi que ton frère et toi imaginiez mener cette guerre.

— N’aie pas de peine pour nous, protesta le cheval. Nous, Lynidites, avons mené bien assez de guerres aux côtés de ton père. En revanche, il s’agit de ta première guerre. Je me désole à l’idée du souvenir que tu en garderas. Ne savent-ils donc pas que même les divinités du destin t’ont promis les honneurs et la gloire ? Et le roi de la Niébie veut t’en priver ?

— Adénagore n’a pas pris la décision seul…

Sirador renâcla pour toute réponse.

— C’est ma faute, déclara Azriel sur leur gauche.

Sirador ne chercha pas à le contredire, aussi Castian entreprit-il aussitôt de rassurer le jeune homme :

— Nous en avons déjà parlé, tu sais que c’est faux.

Azriel croisa le regard intelligent de Sirador et sut que le cheval divin ne partageait pas l’avis de Castian. Ce n’était pas surprenant. Hormis Minassia, il n’y avait probablement pas une seule personne dans toute cette armée qui serait d’accord avec Castian. Même les Adaichid lui lançaient parfois des regards hostiles. Comment leur en vouloir ?

Il n’eut pas l’opportunité d’aller plus loin dans ses ruminations, car des sons de corne retentirent. Castian et Azriel échangèrent un regard. Ils connaissaient ce bruit, cela signifiait que l’armée ennemie était en vue. Or, placés comme ils l’étaient, ils n’avaient aucun visuel sur ce qu'il se passait. Il pouvait tout aussi bien s’agir d’une garnison ysar ou bien de l’armée entière et les troupes ysars pouvaient être en train de mener l’assaut contre eux tout comme il pouvait s’agir d’un camp de repos.

Il leur fallut donc attendre que les informations et consignes leur soient transmises depuis l’avant. Il s’agissait des troupes du Sabomir ainsi qu’une partie des forces restantes de la Petria. Plutôt que de tenir le siège de Velika, ils avaient dû préférer prendre les devants pour essayer de chasser les Vessaliens d’Osani. Castian pouvait comprendre leur raisonnement : les Vessaliens avaient déjà occupé Velika une fois et connaissaient donc bien la ville. Y subir un siège aurait été risqué pour les Ysars. À l’inverse, enorgueillis de leur première véritable victoire, ils avaient dû penser que s’ils parvenaient à contraindre les Vessaliens à se retrancher dans les terres de la Petria, alors l’issue de la guerre pouvait encore basculer en leur faveur. Seulement, les Vessaliens les avaient probablement pris de court en rassemblant leurs forces aussi rapidement après la défaite qu’ils avaient essuyée et en marchant sur Velika. Ainsi, au lieu de s’affronter à Osani comme l’espéraient les Ysars, les deux armées allaient devoir se faire face dans une forêt de pins. Le terrain n’était à l’avantage d’aucun belligérant.

Pour la première fois, Azriel et Castian découvrirent ce que cela faisait de vivre une charge sans être en première ligne ; d’entendre ce qui se passait à l’avant sans rien voir. Des chevaux ayant perdu leurs cavaliers furent les premiers éléments des combats à leur parvenir puis, finalement, des soldats ennemis qui avaient fendu les rangs vessaliens.

Castian et ses Adaichid ne les laissèrent pas aller beaucoup plus loin. Les Adaichid faisaient face à chaque soldat ennemi comme s’il s’agissait de l’individu exact ayant blessé un ami, tué un frère, causé la mort d’Aldeic. C’est en voyant deux soldats ysars faire demi-tour et en les entendant crier « Il est là ! Il est là ! Il est vivant ! » qu’Azriel comprit que, ne voyant pas Castian et ses Adaichid en tête de l’armée, les Ysars avaient dû croire qu’ils étaient parvenus à le vaincre à Azin. Après s’être débarrassé d’un Sabomiran, Azriel guida Khertolgoî jusqu’au char de Castian.

— Ils te croyaient mort, l’informa-t-il.

— Surprise, grimaça Castian. Ils doivent être déçus…

Le prince balaya du regard les environs, constatant avec fierté que ses Adaichid n’avaient laissé aucun Ysar leur échapper.

— Je vais descendre, informa-t-il Sirador. Le char ne peut rouler que sur les chemins forestiers et les Ysars ne se gênent pas pour arriver depuis les fourrés.

— Tu seras plus vulnérable, à pied. Détache-moi et monte sur mon dos. Tu n’as besoin ni d’une selle ni d’un filet pour me chevaucher, de toute façon.

Castian fit comme lui conseillait Sirador, puis confia son char et le second Lynidite à un jeune Adaichid.

— C’est plutôt mon frère qui veillera sur ton soldat, fit remarquer Sirador alors que Castian se hissait sur son dos.

— L’un ou l’autre me suffiront.

Ils prirent le galop sans plus tarder, Castian désormais plus à l’aise pour repousser leurs opposants. L’agilité et l’intelligence de Sirador lui permettaient de galoper entre les pins et dans les fourrés sans risquer de se blesser ou de se briser une patte. Témoignant de la même robustesse, Khertolgoî les suivait de près. Il n’était pas un fils direct de l’esprit du vent pour rien.

À force de repousser les Sabomirans et les Petrians, les troupes yeuliennes étaient remontées en tête de leur corps d’armée. Cela dit, il n’y avait plus vraiment d’avant ou d’arrière, seulement des amas de combattants. Juché sur Sirador, Castian slalomait entre les arbres et les soldats alliés pour attaquer l’ennemi. Souvent, il intervenait pour prêter main-forte à un Vessalien en mauvaise posture. Azriel voulut faire de même, mais ses interventions étaient rarement accueillies par des sourires lorsque ses alliés reconnaissaient qui il était. Castian, lui, se moquait bien de la façon dont on acceptait son aide. Sa présence à leurs côtés soulageait tous les autres Vessaliens et il le savait pertinemment, il n’avait pas besoin qu’on lui exprime la moindre gratitude pour cela. Tout ce qui lui importait, c’était de mettre fin à ce combat puis à cette guerre et de rentrer au Yeul avec Azriel.

Deux soldats niébiens le regardaient se battre, portant sur Castian des regards complexes, leurs visages exprimant tour à tour l’admiration, la déception, le respect et la colère. L’un d’eux remarqua Azriel qui les observait et donna un coup de coude à son camarade en lui désignant le sang-mêlé.

— Tu ne vois pas ? demanda-t-il à Azriel. Tu es en train de le ruiner. Sa place est aux côtés d’Amadea et d’Eleftaio. Il devrait être à la tête de cette armée, pas ici à combattre dans la boue du sol déjà retourné par tous ceux passés avant lui.

— Tu le gâches, approuva le second soldat. Tu gâches tout ce qu’il est, tout ce qu’il représente, tout ce qu’il devrait être. S’il est trop bon ou généreux pour te répudier, c’est toi qui devrais avoir la décence de partir. Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour lui.

Azriel sentit ses joues le brûler et eut l’impression que, s’il se laissait aller, il se mettrait à verser des torrents de larmes. Il eut envie de leur hurler qu’il savait tout cela. Il eut envie de crier qu’il n’avait pas besoin d’eux pour se blâmer, qu’il se détestait déjà bien assez pour l’opprobre qu’il avait jeté sur Castian. Il eut envie de leur répondre que, pire que tout, il se détestait de se réjouir encore en son cœur que Castian ne l’ait pas rejeté en découvrant sa nature, qu’il ait continué à l’aimer.

Mais il ne dit rien de cela. À la place, il baissa la tête et détourna le regard.

Les deux soldats eurent des reniflements méprisants et partirent en quête de nouveaux opposants à affronter. Ils s’étaient déjà éloignés depuis longtemps qu’Azriel entendait encore leurs mots résonner autour de lui. Soudain, quelqu’un lui saisit l’épaule et le secoua brusquement.

— Ne reste pas planté là ! cria la personne dans son oreille.

Azriel tourna la tête sur le côté pour regarder l’Adaichid qui le rabrouait.

— Allez, remue-toi ! Il y a encore beaucoup à faire !

Azriel acquiesça, mortifié de s’être autant laissé distraire sur ce qui restait un champ de bataille. D’ailleurs, un javelot lancé dans sa direction acheva de le ramener à lui. Il n’évita le coup que grâce à la robustesse de son bouclier et son réflexe de se protéger derrière celui-ci. Puis, prenant une grande inspiration, Azriel se relança dans la mêlée, commençant par s’élancer en direction du Sabomiran qui avait tenté de lui planter son javelot dans la gorge. Azriel bondit en hurlant sur le soldat, extériorisant sa rage et toute sa détresse, sa large épée levée en l’air. L’Ysar plaça instinctivement son bouclier de sorte à parer l’attaque venue d’en haut, mais Azriel pivota sur lui-même, faisant effectuer un arc de cercle à son épée pour l’enfoncer dans le flanc droit de l’homme, là où son armure ne le protégeait pas. L’épée traversa le corps du Sabomiran avec un bruit d’os brisés et Azriel dut empoigner la garde à deux mains pour dégager la lame des chairs déchirées, recevant une gerbe de sang sur le visage lorsqu’il retira son arme. Azriel observa le corps s’effondrer au sol puis, après avoir essuyé le sang qui coulait sur sa joue, se tourna en direction de Castian. Son regard croisa celui du sang-divin, bien que Castian soit lui-même en plein combat. Le prince du Yeul avait juré de toujours garder un œil sur son asyniti et, même au cœur de l’action, il tenait sa promesse.

Le combat dura encore longtemps, peut-être des heures, peut-être la journée entière, c’était difficile à dire. Le soleil n’était pas encore couché lorsque le calme revint petit à petit, mais il était déjà bas dans le ciel. Azriel et Castian se rejoignirent en entendant le son des cors de repli ysars.

— Ils abandonnent ? demanda Azriel en regardant autour d’eux.

Il apercevait plus de dépouilles de soldats ysars que de guerriers vessaliens. Si l’Ysar était en trop grande infériorité numérique désormais, il n’était pas aberrant que les chefs de guerre aient sonné le repli.

Castian se pinça les lèvres, songeur.

— Il faudrait les poursuivre.

Il ne fit pourtant pas mine de rassembler les Adaichid pour les lancer sur les traces des Ysars, comme il l’avait déjà fait tant de fois depuis le début de la guerre. À la place, il nettoya ses armes et vérifia que Sirador ne souffrait d’aucune blessure. Puisqu’il n’avait plus une fonction de commandement au sein de l’armée vessalienne, Castian n’avait pas l’autorité nécessaire pour lancer des hommes à la poursuite des ennemis cherchant à se replier. Il ne pouvait qu’attendre qu’on lui transmette les ordres donnés par d’autres. Comment les fantassins pouvaient-ils supporter une telle attente ? Elle lui était insupportable.

Aidé de Nakoa et de ses quatre autres deslegi, Castian réunit les Adaichid et supervisa les premiers soins donnés aux blessés. Ils comptabilisaient très peu de pertes et de blessés graves, ce qui était un soulagement. Progressivement, ils commencèrent à ressentir une ambiance étrange. La Vessalie avait de toute évidence remporté ce combat – puisque c’était l’Ysar qui avait été contrainte à se replier – pourtant, on n’entendait pas de réjouissances. Les pertes vessaliennes avaient-elles été si nombreuses que cela ?

C’est Amadea qui leur apporta une explication lorsqu’elle vint les trouver, le visage grave.

— Ils ont tué Adénagore, annonça-t-elle dès qu’elle fut à portée de voix. Nous avons tenté de le soigner, mais c’était trop tard et sans espoir.

Castian et Azriel échangèrent un regard. La mort d’Adénagore expliquait mieux le calme étrange qui régnait. L’armée vessalienne avait perdu son commandant, certes autoproclamé, mais soutenu et suivi par tous.

— Les troupes de la Niébie et du Lidam sont en deuil, continua Amadea. Aëtios va prendre la relève de son père, secondé par Nezarios.

Ce dernier était le prince puiné du Lidam qui avait épousé la fille d’Adénagore et sœur d’Aëtios. Aëtios comme Nezarios n’étaient que des jeunes hommes qui n’avaient pas l’expérience du défunt roi de la Niébie. Ils n’avaient pas la carrure de commandants d’une armée aussi large que la leur – et encore moins les épaules pour tenir ce rôle.

— La relève d’Adénagore dans quelle mesure ? s’inquiéta Castian.

L’expression d’Amadea se passa de réponse verbale.

— C’est ridicule ! Comment peuvent-ils l’accepter ? Encore Adénagore avait-il l’expérience d’avoir pris part à de nombreuses batailles…, mais son fils ? Il n’est pas plus expérimenté qu’aucun prince participant à cette guerre.

La demi-déesse eut un soupir résigné.

— Il ne prendra aucune décision seul. Nous monterons le camp ici pour la nuit. Les funérailles d’Adénagore seront célébrées ce soir. Tout le monde est convié à rendre ses hommages au roi.

— Le Yeul sera présent pour partager le deuil de la Niébie.

— À ce soir, Castian. Prends bien soin des tiens.

Amadea adressa un léger sourire à Azriel puis elle les quitta, partant rejoindre ses propres troupes. Castian annonça aux Adaichid la nouvelle de la mort d’Adénagore puis, parce que les choses devaient continuer à suivre leur cours, donna les ordres pour la mise en place de leur camp. Les troupes vessaliennes dînèrent sommairement, Azriel et Castian contraints de s’isoler pour manger afin d’épargner au sang-mêlé les regards de mépris ou de méfiance que lui réservaient les autres soldats.

Castian eut l’impression que l’animosité des autres combattants était plus palpable ce soir-là que les jours auparavant, ce qu’il ne comprenait pas. Azriel s’était pourtant bien battu pour la Vessalie lors de l’affrontement contre les forces ysars.

La tension devint encore plus palpable lors de la veillée pour Adénagore. Les Niébiens endeuillés pointaient sur Azriel et Castian des regards accusateurs, comme s’ils étaient responsables de la mort de leur roi. Amater Dani avait-elle encore transmis le moindre message à leur encontre ? Ou peut-être les Ysars avaient-ils dit quelque chose ?

C’est en allant rendre ses hommages à Aëtios que Castian obtint une réponse à ses questions. Le prince – ou, plutôt, roi – de la Niébie l’accueillit avec froideur.

— Tu ne manques décidément pas d’aplomb, prince Castian, en venant me présenter tes condoléances.

Castian ne savait pas pour son aplomb, mais une chose était certaine, c’est de mots qu’il manqua suite à la réflexion d’Aëtios.

— Je ne suis pas certain de comprendre où tu veux en venir, Aëtios.

— Tu n’as pas quitté mon père en très bons termes, ce matin. Beaucoup vous ont vus vous disputer.

Insinuait-il que Castian se réjouissait intérieurement de la mort d’Adénagore ?

— J’ai simplement maintenu ma position… Nos récents différends ne m’empêchent pas de regretter sa perte. Je suis venu pour partager ta peine.

— Es-tu certain que tu n’es pas plutôt venu apaiser ta culpabilité ?

Castian fronça les sourcils de perplexité. Quelle culpabilité ? Devait-il se sentir coupable d’être en vie alors que ce n’était plus le cas d’Adénagore ? Il s’apprêtait à faire part de son incompréhension lorsqu’un éclair de réalisation le frappa. Il recula d’un pas sous l’affront.

— Sûrement, Aëtios, tu ne serais pas en train d’insinuer que j’ai causé sa mort ? Je menais mes propres combats quand ton père est tombé.

— Je sais que ce n’est pas toi qui l’as tué. En revanche, le sang-mêlé est capable de l’avoir maudit. À ta demande, pour te venger de mon père qui t’avait puni. Ou de sa propre initiative, pour lui faire payer ses décisions à votre encontre.

Castian était estomaqué. Il sentit ses mains trembler de colère et le sang lui monter au visage. Ce que disait Aëtios était ridicule et, pourtant, tous ceux qui l’entouraient gardèrent le visage grave. Personne ne parut s’indigner de cette accusation. Pire, certains acquiescèrent d’un hochement de tête.

— Te rends-tu compte de la gravité de tes accusations ? siffla Castian. Azriel n’est pour rien dans la mort de ton père ! Il ne maîtrise pas une telle magie ! Il n’aurait rien pu causer, même s’il le voulait ! Et il n’a jamais souhaité la mort d’Adénagore.