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"Ne pleure pas - Tome I" explore les destins entrelacés de plusieurs personnages dans le Liban tumultueux de 2003. À travers différentes voix narratives, le lecteur découvre comment des protagonistes apparemment indépendants sont reliés par des liens invisibles. Ce roman polyphonique s’immerge dans un Liban vibrant et authentique, révélant les connexions inattendues qui unissent ces vies au sein d’un paysage riche en émotions et en couleurs.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Pour
James la Bruyère, écrire est une dynamique incessante où son imaginaire s’épanouit et prend vie. À travers ses mots, elle tisse des récits vibrants et des univers captivants, invitant les lecteurs à explorer des mondes inédits et à ressentir des émotions profondes.
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Seitenzahl: 216
Veröffentlichungsjahr: 2025
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James la Bruyère
Ne pleure pas
Tome I
Roman
© Lys Bleu Éditions – James la Bruyère
ISBN : 979-10-422-5793-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À May Chehab Abourousse
Ce matin, lorsque j’ai ouvert les vieux volets bleus de ma maison, j’ai aperçu sur la route en contrebas, le camion que j’attendais depuis un mois. Il suivait péniblement la route étroite de la colline. C’était un gros fourgon un peu rouillé, un peu vétuste. De son pot d’échappement sortait une épaisse fumée noire, produit de son effort.
Avant que le camion n’arrive à moi, j’éparpillais nerveusement les papiers sur la vieille commode du séjour et y trouvais mon petit carnet. Dedans, j’écrivais ces mots :
« Nabatiyeh, 22 mai 2003. Aujourd’hui, l’argile est arrivée. Je commence ma sculpture. »
Puis je sortais attendre la livraison. Le chauffeur ne pouvait se tromper. J’habite la seule maison de toute la colline à l’est de Nabatiyeh. La route ne mène qu’à moi. Pour certains, les routes mènent à Rome, pour moi elle mène au paradis. Même pour tout l’or du monde, jamais je ne céderai mon emplacement stratégique.
De ma jolie maison qui ressemble à un cube, sur lequel s’enlacent la vigne vierge et le lierre par endroits, volets et porte bleus, toit-terrasse et grosses pierres blanches, je domine tous les valons de la région. Il faut dire que cette partie des terres est peu arborée. La vue y est très large, et j’aime ça. J’aime l’aridité, j’aime la sécheresse, les herbes éparses aussitôt nées, déjà grillées par la chaleur.
Auparavant, c’était une ancienne maison de berger. Il n’y a pas grand-chose à l’intérieur, juste une pièce à vivre que j’ai promue en séjour, et une chambre dans laquelle j’ai aménagé un semblant de salle d’eau. C’est très rudimentaire, mais ça me convient.
Derrière la maison, j’ai un petit patio ombragé où je m’amuse à faire pousser quelques pieds de cannabis un peu dissimulés par le grand figuier, toujours généreux en été, et sous lequel je fais des siestes souvent prolongées jusqu’au soir.
J’ai aussi un caroubier et des néfliers, des eucalyptus, des orangers et des citronniers.
Et puis tout autour de mon Eden, à perte de vue, des champs d’oliviers. La terre est rouge, les oliviers sont petits et j’ai l’immense ciel pour moi tout seul. Au milieu de ces petits arbres torturés, j’ai construit voilà quelques années mon grand atelier. Tout un pan est habillé de verre soutenu par des structures métalliques, il y fait une chaleur insoutenable, et même si j’ai arrangé un système de toit ouvrant, je ne peux y tenir en journée.
Alors je travaille la nuit, aidé d’un groupe électrogène pour éclairer l’endroit, dont l’incessant ronronnement me force à la paresse bien souvent. Depuis un mois, j’ai préparé l’espace pour accueillir les 2000 kg de terre commandés. J’ai sorti tous les bronzes et les ai disposés entre les oliviers. C’est plutôt étonnant toutes ces formes figées, à peine plus petites que les arbres, et surtout, sous la lune, le bronze s’illumine sur certaines courbes. Pour quelques hasardeux promeneurs nocturnes ou quelques chiens errants, j’imagine aisément que la vision puisse être effrayante.
Il y a beaucoup d’animaux qui passent devant chez moi. Des chiens, des hyènes, des renards… Si j’étais braconnier, j’aurais de quoi me distraire. Je les vois la nuit se faufiler en silence, la truffe raclant le sol, suivant sans doute une odeur laissée par un prédécesseur. Ils ont une vie bien à eux et je crois que je leur ressemble en beaucoup de points.
Je suis sauvage, je n’aime pas qu’on me fréquente de près, je n’aime pas trop les rassemblements et je n’aime pas le bruit.
J’observe et pour observer il faut savoir écouter le silence. C’est tellement bavard un paysage, un arbre, un mur, un objet, un banc comme celui que j’ai volé un soir à Saïda et que j’ai installé près des néfliers. L’après-midi, je m’allonge sur lui et je l’écoute me raconter ses mémoires.
On s’aime bien lui et moi. Il est paisible. Je n’ai pas de gêne avec lui, il ne bouge pas et ne fait pas de bruit. Il est toujours là quand j’en ai besoin, il ne craint ni le soleil ni la pluie, il donne un peu de couleur à mon jardin. Je l’ai peint en rouge. Le même rouge que celui de l’énorme bougainvillier qui s’agrippe au poteau électrique devant ma maison.
Je vais au-devant du fourgon. Il pollue, il grince et ronfle. Le conducteur en descend et s’avance vers moi :
« Nassim, c’est vous ? Nassim Sabbah ? »
Il est un peu gros, il s’essouffle sous le soleil déjà brûlant de cette matinée de mai. Il porte une casquette blanche, plus vraiment blanche. Il s’essuie le visage, il tente un sourire, mais je ne le lui rends pas, alors il me tend des papiers que je dois signer. J’emprunte son stylo et tout en signant le bordereau de livraison, je lui fais remarquer la lenteur du service.
« Ça fait un mois que j’attends cette terre. J’espère qu’elle n’a pas séché ! Montrez-moi. »
On s’avance à l’arrière du fourgon dont il ouvre les deux portes dans un grincement douloureux.
À l’intérieur, mon argile suinte sous les plastiques qui emballent les 200 pains de 10 kg. J’enfonce mon doigt au travers de quelques paquets pour vérifier la souplesse de la terre. J’en soupèse un. Il est bien lourd, donc plein d’eau.
Je suis satisfait. Je lui demande de décharger le stock juste à côté du puits. Il s’exécute tandis que j’amène ma vieille brouette en bois, aussi pimpante qu’une jeune fille.
Il demande à se rafraîchir, il voudrait sans doute s’asseoir et prendre un café aux frais de ma maison, mais je n’ai pas envie de sa compagnie. Je fais mine d’être préoccupé et lui offre un verre d’eau, puis lui donne une poignée de main et le regarde remonter dans son camion. Quelques minutes plus tard, le véhicule n’est plus qu’un petit objet, glissant lentement sur la route sinueuse des collines.
J’enlève ma chemise et torse nu, j’achemine les pains d’argile jusqu’à mon atelier à coups de plusieurs aller-retour en brouette. Une fois tous réunis dans l’atelier, j’empile les blocs trois par trois. Une hauteur naît devant moi.
Elle est là. La belle œuvre dont je rêve depuis si longtemps. Je la vois enfin.
Je te vois, toi, qui pleures au bout de mes pensées.
Il y a beaucoup d’embouteillages aujourd’hui. Paris est irrespirable ce printemps-là, je n’en peux plus de cette ville et de ce vacarme. Paris n’est plus le Paris que j’aimais autrefois. Paris n’a plus l’indolence de Saint-Germain, la magie des cafés animés et des magasins chics. Paris est devenu sale et invivable.
Beyrouth me manque. Dans mes nuits sans rêves, je repense à mes années d’enfance là-bas, au bord de la Méditerranée. Il y a tant d’images, il me faudrait ne plus jamais dormir avant de mourir, pour faire l’inventaire de tous mes souvenirs.
Et j’ai mal, mal de ce passé qui me revient sans cesse quand je suis loin de mon pays. Comment faire taire la mémoire ? Cette mémoire, ce bourreau des âmes en peine, des âmes blessées, des âmes figées dans le passé. Comment s’en délivrer, s’en libérer ?
Beyrouth, mon Beyrouth, bientôt je te retrouve, bientôt tu me serreras dans tes bras.
Ma mère m’y attend, chaque matin elle me téléphone et me demande si j’ai pris mon billet d’avion, elle m’attend, elle ne sait faire que ça. À son âge, hormis les quelques amies dans le quartier, elle ne voit plus personne. Je suis son rocher, son ancrage, même si tout reste flottant, impalpable. Parfois, ça me pèse, sa possession m’exaspère presque. Mais c’est ainsi, comment lui faire comprendre de lâcher un peu son attention sur moi, son unique enfant.
C’est rare au Liban de n’avoir qu’un enfant. Elle a toujours senti le regard étonné, voire désapprobateur des autres, parce qu’après une grave maladie elle n’a pu enfanter à nouveau. Mon père, malgré lui, ne lui a pas pardonné et a quitté le domicile sans jamais lui donner le divorce, l’aliénant ainsi à une solitude masquée par des papiers de mariage encore persistants.
Je n’ai qu’une envie, c’est de laisser la voiture sur cette autoroute A13 et de continuer à pied jusqu’à Paris. Je n’en peux plus de ce temps perdu dans les bouchons, de cette mauvaise organisation des réseaux routiers.
J’ai rendez-vous avec mes amis ce soir et François, mon mari, attend la voiture pour filer en Normandie auprès de son père, malade et fatigué. Il y a longtemps que son père n’en finit plus de mourir, c’est usant les agonies, les fausses alertes, les tristesses devancées. Je sens que François est à bout. Je crois qu’au fond de lui il aimerait que tout cela se termine. Bien sûr, c’est un sentiment inavouable, mais finalement tellement humain.
Mes deux enfants n’aiment pas leur grand-père. Il n’est pas très chaleureux. Trop Normand comme on dit. Il donne et reprend aussitôt ce qu’il vient d’offrir. C’est très déstabilisant pour mes petits préados qui ne réalisent pas la vénalité ou la cupidité des adultes. Ils sont attachés à lui, mais lui accordent une affection timide et rétractable bien compréhensible.
Porte d’Auteuil, enfin ! Le trafic est plus fluide, je serai bientôt Porte de la Muette où j’habite. François prendra la voiture et moi un taxi pour rejoindre Claude et Lamia, mes amis, arrivés de Beyrouth ce midi.
Ton absence me brûle. Mon cœur a déménagé.
Les pieds sont bien positionnés, ça tiendra debout. Un équilibre parfait. Toi, en mouvement avec une partie de mon cœur, le deuxième temps de ses battements.
Un jour tu viendras t’asseoir sur le banc rouge où je suis allongé les yeux noyés dans la nuit. Les oiseaux mystérieux ne sont pas perdus. Je les entends se parler, ils me voient sans doute, mais poursuiventleur conversation codée. Par moments, quelques branches souples du grand figuier s’affolent sous le départ ou l’arrivée d’un des leurs. Je perçois aussi le souffle de leur envol, une douce caresse, un baiser de la nuit sur mon visage.
Je vais m’endormir là comme tant d’autres nuits, confortable place, endroitidéal pour entremêler mes rêves aux étoiles.
Et puis non ! Je me lève et rejoins dans le noir mon atelier. La nuit est sans lune. On dit que c’est la lune nouvelle, le temps de la renaissance. Je vais en profiter pour te faire naître. Au bout de plusieurs nuits sans lune, je finirai par t’accoucher.
Je n’ai plus d’essence pour mettre dans le moteur du groupe électrogène. Georges devait en apporter hier. Il n’est pas venu. C’est habituel. Je devrais le savoir et ne rien lui demander.
J’ai rassemblé toutes les bougies trouvées dans la maison. Sur la structure en grillage, les flammes incertaines et vacillantes font danser ta silhouette. Je te vois déjà, tu seras divine.
Je déshabille délicatement tes pieds des tissus mouillés qui les protègent. Ils sont encore infirmes. Bientôt, tu pourras t’en servir et te promener avec moi dans les oliviers. Tu seras aussi agile que les chevreuils qui habitent mes collines.
On cueillera des oranges dans les après-midi de l’hiver, on les pressera et on en offrira le jus à nos enfants de chair et d’argile. Il en faut peu pour eux, les oranges sont gorgées de sucre. Ils ont déjà trop d’énergie.
J’aime à imaginer leurs têtes bouclées se faufiler dans mon atelier. J’entends leurs rires et leurs chamailleries, tout en lissant, creusant, raclant, modelant finement tes pieds qui ne demandent qu’à s’échapper de ce socle en bois. Je te retiens pour quelques mois encore. Je ne suis pas pressé de te voir t’en aller. Qui voudras-tu rencontrer ? Où voudras-tu aller ?
À Nabatiyeh, il n’y a que des rustres. Des paysans qui ne respectent pas leurs terres. Ils les morcellent et les vendent aux Saoudiens qui viennent construire des immeubles inachevés en béton. Ils défigurent mes collines, dessinent des grimaces sur les visages de mes vallons. Ils creusent la montagne pour en extraire la pierre, chaque année un peu plus, chaque année, plus profond dans la plaie. La poussière blanche se colle sur les oliviers plusieurs kilomètres alentour, et le vacarme des engins cassant la montagne, éloigne mes oiseaux dans un mouvement apeuré.
Je les déteste. Tu ne trouveras rien de bon avec eux.
Si tu veux, tu pourras aller à Saïda, revoir la place où tu chantais chaque été pour la fête annuelle. Je t’accompagnerai et te redirai comment mon cœur a déménagé chez toi dès que j’ai entendu ta voix.
Je te redirai comment j’ai été troublé quand j’ai croisé ton regard sur cette scène en bois surélevée, au milieu de cette foule bruyante.
Tes mots pleuraient un disparu, l’oud tentait de consoler ta peine. Tu chantais le silence d’un cœur cassé, tu chantais l’absence et la nostalgie. Tu semblais si loin de cette ville, de ce pays, de cette planète. Une étoile décrochée de la nuit, esseulée, éperdue.
À l’aube naissante, j’ai fini ton pied droit. Mon cœur commence à se reconstituer, à s’irriguer enfin. Petit à petit, tu deviens son écrin. Au creux de toi, nous aurons un cœur pour deux.
Je regarde sur le calendrier accroché au mur de l’atelier. Dans un mois et quelques jours, il y aura cette fête à Saïda. J’espère que tu viendras encore cette année m’enivrer de la mélodie de ton chagrin. Peut-être que cette fois j’oserai venir à toi, peut être que cette fois tu trouveras dans mon regard la fièvre de juillet qui ne me quitte plus tout au fil des autres mois.
Le soleil rose s’élève au-dessus des oliviers, je recouvre tes pieds de linges humides, je sors dans le matin déjà chaud.
J’ai du retard. Lamia me laisse des messages écrits sur mon téléphone portable. Elle s’inquiète de savoir s’ils sont au bon lieu du rendez-vous. Je leur ai indiqué Le Fumoir à l’angle de la rue de Rivoli, parce qu’ils sont à l’hôtel juste à côté. À Pyramides.
Je presse le taxi, mais sur les quais il y a encore ces embouteillages. C’est infernal. Je rêve d’une ville où il n’y aurait personne, juste mes enfants, mon mari et moi. C’est bête, je sais, mais j’en rêve. Quel luxe de pouvoir circuler rapidement dans une grande ville sans emprunter les transports en commun que je déteste, parce qu’encombrés et mal odorants !
Le taxi me dépose, je pousse la porte du Fumoir, la petite terrasse est vide, car il fait frais en ce début de soirée.
À l’intérieur, le bruit me frappe comme une gifle. Dans la pénombre de la brasserie, j’aperçois Claude face à la porte et Lamia de dos. Je les embrasse, on se sourit, nos yeux ne se quittent plus. Ils sentent l’Orient et les parfums d’encens drainés avec eux. Ils sentent le soleil, celui qui s’absente si souvent ici. Ils sentent le sel de la mer, et leurs peaux sont brunies sous leurs vêtements.
Lamia et ses yeux verts, Claude et son charme si libanais. Je les aime. Je les aime depuis si longtemps. Nous rions ensemble depuis des années, par tous les temps, tous les événements et de tous les temps et de tous les événements.
Pendant la Grande Guerre au Liban, nous faisions des parties de cartes à la bougie dans les abris. Nous avons aussi déblayé de nombreuses fois les entrées des immeubles détruits avec nos parents et trimballé nos valises d’un lieu à un autre. Nous avons trinqué sous les bombardements, dansé et sauté au rythme des mitraillettes, déjouant ainsi les peurs engendrées par les feux des furieux. Notre façon à nous de résister et de ne jamais nous sentir concernés par ces atrocités, ces absurdités.
Lamia m’apprend en serrant la main de Claude qu’elle attend son premier enfant. Elle me demande d’être la marraine. J’accepte avec une grande joie et commande une bouteille de champagne que Claude et moi buvons rapidement. L’ivresse nous gagne comme toujours, un enivrement recherché, car il est si bon de s’enivrer dans la joie avec des amis que l’on aime.
Nous nous quittons après de longues conversations sur nos vies si éloignées désormais, mais si importantes les unes pour les autres. Ils sont de passage à Paris et reprennent l’avion demain soir pour New York où Claude donnera une conférence.
Je les quitte avec quelques larmes et nous fixons d’ores et déjà nos retrouvailles à Beyrouth comme chaque été.
La vie dévorante, ce sentiment d’urgence qui s’installe en moi à chaque fois que je commence une œuvre, cette impossibilité à trouver le sommeil pour reposer mon corps et mon esprit, cette anxiété mêlée d’impatience à vouloir déjà finir un travail à peine commencé, me ronge les entrailles.
Je travaille jour et nuit, je vis dans mon atelier, je maigris et mon regard s’aiguise. Je ne vois plus qu’en couleurs d’argile, je ne respire plus qu’en odeurs de terre humide.
La nuit, la lune, le vent, le soleil défilent derrière les grandes verrières de mon espace bouillonnant. Je n’y prête plus attention. Je sais qu’au-delà il y a les oliviers, les néfliers, les caroubiers, les orangers et le grand figuier. Il y a le banc rouge, attendant le retour de mes rêveries. Il y a le bougainvillier se balançant contre le poteau électrique, ma maison en grosses pierres et un lit à l’intérieurqui n’accueilleplus désormais mon corps fatigué.
Il y a aussi mes cheveux noirs et épais qui dansent au-dessus de moi en toute anarchie, une barbe hirsute qui avale mon visage et mes doigts qui se pressent, habiles, contre ton corps, toutes les heures, toutes les minutes, toutes les secondes.
Tu commences à grandir, à te tenir debout. Bientôt, tu me regarderas et te tourneras fébrile vers moi. Tes cheveux viendront caresser tes épaules, ta poitrine frémira sous le tissu léger de ton chemisier un peu trop grand, celui que tu portais à Saïda lorsque tu chantais tonamour brisé.
Quand ton cœur commencera à battre, je pourrais enfin me reposer, m’allonger à tes pieds. Je pourrais manger et boire, me laver, me raser, me couper les cheveux et m’endormir pour quelques jours.
Pour l’heure, je suis pressé que tu naisses, je suis pressé que tu grandisses, je suis pressé que tu fasses exploser les verrières par ta présence obsédante.
Mais hélas, la chaleur de juin a séché beaucoup trop vite la terre de ton corps. Tu te fissures lentement, chaque jour un peu plus. Je panse tes plaies sans relâche avec de l’eau, rageant d’impuissance. J’essaie de te sauver de ta propre nature.
Ce soir, un orage claque derrière les oliviers. Je hurle en même temps que lui. Moi aussi je veux lancer des éclaboussures de feu, je veux enflammer le sol, je veux broyer le ciel devenu noir de cendres. Que l’air devienne irrespirable, que l’incendie assèche la mer et les rivières, que le soleil devienne une pierre calcinée.
Te voir disparaître, t’effriter, te désintégrer, retourner à la poussière me rend fou ! Je ne gagnerai pas contre la chaleur et la sécheresse qui t’emportent loin de moi. Je ne peux pas rafraîchir l’atelier ni provoquer la pluie qui humidifierait l’air, je ne peux plus te protéger par des linges trempés, je ne peux plus te sauver de ces craquelures qui t’emmènent au tombeau.
Toute cette nuit d’orage, j’ai lutté contre ta mort, j’ai combattu de toutes mes forces contre cet arrachement arbitraire, ce vol intempestif et au petit matin, alors que pas une seule goutte d’eau n’est tombée du ciel, de ce ciel encore noir que je maudis de mes poings, je m’évanouis sur le tas d’argile séchée que tu me laisses en disparaissant.
Épuisé, harassé, confondu par la rage, la colère et le désespoir, je n’ai plus rien à tenter pour te redresser et t’insuffler la vie qui commençait à soulever ta poitrine. Cette poitrine que j’espérais tant caresser, serrer contre moi, respirer, embrasser, et sur laquelle coucher ma fatigue.
Ce cou que j’aurais baisé si passionnément, ces épaules sur lesquelles jamais je n’aurais cessé les caresses, prolongées dans ton dos, jusqu’à tes reins, soulevant les cheveux de ta nuque, y déposant mes dents le temps d’une morsure.
C’est fini, tu n’existes plus, mon cœur s’est couché dans un cercueil en poussières d’argile.
Je n’ai pas le courage de te balayer, de ranger et nettoyer l’atelier. Je sais que je n’ai plus d’argent pour racheter de la terre et il ne me reste plus assez de blocs pour te recommencer.
Le ciel reste sombre, les nuages noirs qui me donnaient un peu d’espoir à l’aube, s’éloignent encore plus à l’est. Vers la fin du pays. Ils venaient de la mer, chargés de cette eau salée, chargés de toutes les larmes de l’Ouest qui n’en finit plus de les verser partout sauf sur mon petit territoire de Nabatiyeh. Obstinés à simplement survoler mon royaume, orphelin ce matin de toi.
Je traverse le patio. Le figuier exulte un parfum entêtant qui me dérange, les nèfles ne sont pas encore mûres. Je n’ai rien à manger dans mon placard et mon frigidaire a rendu l’âme depuis quelques mois déjà. J’ai juste un peu d’essence dans ma Mercedes break que je démarre nerveusement. Il est tôt, mais je réveillerai Georges s’il dort encore. Je lui emprunterai un peu d’argent une fois de plus et j’irai commander d’autres pains d’argile.
Tu renaîtras, je t’en fais la promesse.
Je manque de perdre le contrôle de ma voiture dansquelques virages. Je n’ai pas conduit depuis quelques semaines déjà, tant occupé à ma sculpture. Mon regard s’élargit peu à peu sur les collines arides que je dévale. Ça me fait du bien aux yeux. Dans le rétroviseur, je me vois et me fais peur. Il me faut trouver un barbier immédiatement.
Je m’arrête à Nabatiyeh et sonne fort chez Fadi. Ouvrant ses volets à l’étage au-dessus de son salon de coiffure, il éclate de rire en m’apercevant. Je n’ai pas besoin de parler, il me fait signe qu’il descend. Il m’offre un café, me parle, se moque un peu, je n’arrive pourtant pas à engager avec luile début d’une conversation.
Je suis taciturne, triste, en colère, épuisé, déçu, découragé. Il ne pose pas de question. Tout le monde dans le village sait que je suis un loup solitaire, peu commode et peu affable. On me laisse tranquille, on me laisse dans ma solitude qui me meurtrit autant qu’elle me ressource. Tout dépend des tourments,des orages qui traversent mon esprit.
Je sais que je ne pourrais vivre autrement. Je suis fait pour être libre et créer, pour respirer la terre et caresser le bronze, pour enfoncer mes mains dans le plâtre et en sortir les bandelettes de tissus qui deviendront une fois sèches, le moule dans lequel je coulerai la cire. À la fonderie de Tyr, ils me connaissent bien. Le patron me fait des prix et toujours des crédits. Grâce à lui, j’ai vendu beaucoup de bronzes au début de ma carrière.J’ai ainsi puacheter mon petit cube de pierres qui fait office de maison, et un peu de terrain autour, juste avant les oliviers.
Quelques galeries de Beyrouth m’ont exposée et ont envoyé certaines de mes sculptures en France, en Suisse et aux États-Unis. J’ai eu du succès sur une série de formes abstraites et tous les collectionneurs en ont voulu une ou plusieurs. Et puis je me suis lassé de cette répétition. Je n’étais plus créatif, je n’avais plus cette vibration excitante de la découverte, de l’innovation, de l’unique travail. Il me fallait refaire et refaire les formes dans les mêmes codes et proportions pour l’unité d’une série qui n’en finissait plus d’augmenter sans se renouveler.
Alors j’ai lâché mes galeristes qui ont surenchéri les prix de mes œuvres puisque j’arrêtais ma production. Ils n’ont pas redistribué l’argent de leurs ventes comme ils auraient dû le faire. J’aurais pu faire des procès, mais je ne suis pas ce genre d’homme. J’ai préféré me concentrer sur de nouvelles créations, plus monumentales et plus figuratives.
Fadi enlève la serviette de mes épaules, il me tend un miroir. Me voilà enfin présentable. Il a taillé ma barbe et coupé mes cheveux. Pas trop courts comme il sait le faire, ce qui est rare pour un coiffeur. Je lui tends les derniers billets qu’il me reste et m’en vais dévaler à nouveau les collines jusqu’à Georges.