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Sur les hauteurs de Capri, dans une villa suspendue entre ciel et mer, le temps semble s’être arrêté. Le souvenir d’un être cher flotte encore dans l’air, rassemblant un petit cercle d’âmes en quête d’apaisement. Tandis que les jours passent, une présence diffuse s’impose. Les silences s’épaississent, les rêves deviennent étrangement bavards. Une parole soufflée, un regard, un frisson… Quelque chose résiste à l’oubli. Peu à peu, les liens se tendent, se nouent ou se brisent. Des vérités émergent là où l’on ne les attendait pas. Dans l’ombre du chagrin, l’amour ose un pas de plus. Et chacun, à sa manière, interroge l’invisible.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Pour James la Bruyère, écrire est une dynamique incessante où son imaginaire s’épanouit et prend vie. À travers ses mots, elle tisse des récits vibrants et des univers captivants, invitant les lecteurs à explorer des mondes inédits et à ressentir des émotions profondes.
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Veröffentlichungsjahr: 2025
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James la Bruyère
Ne pleure pas
Tome III
Roman
© Lys Bleu Éditions – James la Bruyère
ISBN : 979-10-422-7277-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À ma sœurette
Au début, le vent soufflait fort. Suffisamment en tout cas pour agiter les hautes cimes des pins parasols. Elizabeth, allongée sur un transat, protégée de l’air froid par un plaid blanc à carreaux mauves, regardait au loin, l’œil fatigué, les pensées éparses. Raya, assise à côté d’elle, réajustait sans cesse un voile chaud sur ses cheveux noirs que le vent ébouriffait à chaque rafale. Elle aussi avait l’air songeur. Clara et Luigi jardinaient sur la terrasse, arrachant quelques mauvaises herbes entre les dalles ou dans les bordures de pierres, grattant un peu la terre sous les hortensias qui refleuriraient en juin, passant un râteau aux longues tiges souples sur le gravier, taillant les rosiers le long du muret qui nous protégeait du vertigineux abîme jusqu’à la mer en contrebas. Taylor, discrète et timide, s’intéressait aux activités de nos hôtes et leur prêtait main-forte. Dans cet après-midi ensoleillé du premier jour de janvier, les heures s’étiraient paresseusement et moi, je m’ennuyais…
Puis, derrière les massifs d’hortensias, pour l’heure endormis, le joli chapeau de feutre brun est apparu, disciplinant les éclats d’or des longs cheveux de Giulia. Son amie, la comédienne, lui emboîtait le pas. Elles avaient fière allure, leurs têtes habillées chacune par d’élégants couvre-chefs, leurs regards heureux et leurs sourires aux lèvres.
Malgré moi, mes yeux se perdaient sur leurs silhouettes.
Clara et son mari se sont redressés, Taylor s’est un peu mise en retrait. Ne parlant pas l’italien, mais parlant le français, je pouvais donc approximativement comprendre leurs échanges.
Quand elles se sont avancées vers moi, j’ai tenté de m’extirper du fauteuil en rotin dans lequel je cachais mon ennui. Ma jambe, à cause du froid, me faisait souffrir plus que d’ordinaire, et c’est sans doute en grimaçant que j’ai poussé de toutes mes forces sur ma canne pour me lever. C’est pour cela que Giulia a pressé son pas jusqu’à moi et a serré sa main sur mon bras, un air soucieux parcourant rapidement son visage. Je lui ai souri en guise de remerciement. Elle m’a demandé où je voulais aller, je lui ai répondu que je voulais simplement la saluer. Elle m’a souri à son tour et tout a vibré en moi.
Les mèches blondes balayaient son visage quand son Fédora s’est envolé sous le vent. Elle continuait de me soutenir bien que nous ne bougions pas. J’ai pu voir l’ovale de ses yeux bleus, presque bleu marine, son nez assez droit, sa peau de fille de marin, légèrement brunie par le soleil d’hiver. J’ai pu sentir l’odeur de la mer s’échapper de ses lèvres entrouvertes sur de jolies dents très blanches.
En l’espace d’une seconde, mon cœur s’est contracté si fort que j’ai chancelé sous la douleur. Elle m’a aidé à me rasseoir. Son visage s’est alors trouvé tout près du mien dans le mouvement. Il m’a semblé que la seconde se multipliait en heures quand son regard m’a transpercé. Je n’avais jusqu’alors jamais connu une telle proximité avec quiconque, moi le sculpteur sauvage qui n’aime ni les rapprochements ni les intimités trop rapides.
Je pense qu’elle a compris mon trouble et ma gêne. Elle m’a regardé plus profondément encore en souriant toujours, et a pris son temps pour se redresser. Elle semblait amusée tandis que je me sentais chavirer.
— Tutti, va bene ! a-t-elle murmuré de sa voix cassée.
Son amie lui a rapporté son chapeau de feutre et le lui a posé sur la tête. Puis elles sont entrées dans la maison, précédées de Clara et Luigi.
J’ai regardé autour de moi, presque un peu honteux, espérant que nul n’ait assisté à ce naufrage intérieur.
Elizabeth regardait toujours dans le vague, Raya avait abandonné la bataille contre le vent, le châle reposait à présent sur ses genoux.
J’étais rassuré, le trouble ridicule pouvait se dissiper et j’allais reprendre de l’assurance. Mais mon regard croisa celui de Taylor, dissimulée derrière les hortensias. Appuyée sur le râteau aux longues dents, elle avait tout vu, elle avait tout saisi. Je le compris à son sourire en coin et à la lumière de ses yeux pétillants.
J’ai aussitôt détourné la tête, mal à l’aise.
Giulia avait mordu dans mon cœur et je lui en ai voulu.
J’ai attendu quelque temps avant de m’avancer près d’Elizabeth. Elle est sortie doucement de son absence comme on se réveille d’une longue nuit qui nous laisse rêveur encore quelques instants. J’ai échangé deux trois mots avec elle. Sa peine, visible dans ses larmes muettes, faisait d’elle une de ces roses en fin de saison, trop lourde de pétales, aux contours brunis et dont la tige n’a plus la force de la maintenir dressée vers le ciel. Je lui ai tendu la main, l’invitant ainsi à se lever.
— Viens, Liz, nous allons nous réchauffer avec un thé au jasmin.
Lentement, moi boitant, et elle, enroulant son plaid autour de son buste, nous sommes rentrés dans la grande villa, laissant le ciel froid, les mouettes bavardes dans le vent et les grognements de la mer au-dehors.
Sans m’en rendre compte, j’évitais Raya. Sans doute que je lui en voulais à elle aussi.
— C’est la tradition, chaque premier jour de l’année, nous nous baignons par tous les temps, ici à Capri !
Luigi, une serviette de bain à la main, s’impatiente en nous attendant.
Clara, Giulia et moi, nous nous hâtions de le rejoindre, sans trop de conviction. L’idée de prendre un bain, aussi rapide soit-il, dans la mer froide et surtout par ce vent, ne nous enchante guère. Mais la tradition l’exige, semble-t-il, alors j’obtempère docilement. Raya et Taylor nous suivent également pendant que Nassim et Elizabeth se réchauffent près du poêle dans le salon, en buvant un thé.
Nous traversons l’île à pied jusqu’à la crique de la Marina Piccola. La descente est facile, la plage de galets est déjà investie par la hardiesse de quelques courageux baigneurs. Notre petit groupe, Luigi, le seul homme, en tête, se fraye un chemin parmi eux. L’eau est sombre, loin de la limpidité des cartes postales. Le vent, qui ne cesse pas, remue la mer brutalement. Le bain du premier janvier ne s’annonce pas des plus délicieux. Je décide de ne pas pratiquer l’exercice, tandis que Clara, Giulia et Taylor se déshabillent rapidement, imitant Luigi. Tous les quatre s’élancent dans l’eau en hurlant, à l’instar d’un cri de guerre pour se donner de la force.
Le choc paraît violent, le contact de l’eau froide sur les corps presque nus semble terriblement douloureux, spécialement pour la jeune Américaine. Sa belle peau foncée de métisse ne supporte pas l’agression. Je vois d’ici les frissons contracter chaque centimètre de ses épaules. Elle fait immédiatement demi-tour et se dirige vers nous, qui, timides et amusées, sommes restées au sec.
Je prends la serviette de Luigi, l’enroule autour d’elle et la serre dans mes bras en la frictionnant. Elle grelotte de tout son être, ses lèvres virent au bleu, je m’inquiète. Raya lui tend son manteau et nous la rhabillons prestement.
— What a fucking tradition ! We will go from here ! lance-t-elle, furieuse.
Giulia et Clara sortent maintenant de l’eau, hurlantes de joie et de détresse tout à la fois. Tandis que je m’apprête à aller vers elles, une voix derrière moi me retient :
— Pardon, Madame, vous êtes… Vous êtes Fanny Ardant ? C’est bien vous ?
Je me retourne, souriante. Un homme jeune, avec un fort accent italien et un drap de bain autour du corps, tremble presque joyeusement devant moi. Ses yeux s’ouvrent comme les enfants devant les vitrines de jouets, ses cheveux trempés se collent sur ses tempes, une barbe naissante recouvre son menton.
— Oui, c’est bien moi, mais ne le dites à personne, lui répondis-je malicieusement.
Il me retient encore un peu :
— Alors c’est vous ! Mais oui ! Nous étions assis côte à côte sur le ferry hier. Je n’osais pas le croire. Fanny Ardant sur le ferry !
Je me souviens alors de lui, lisant son livre calmement, une casquette et un caban bleu marine.
— Vous lisiez, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est exact, je lisais pendant la traversée. J’ai cru vous reconnaître, mais je n’ai pas osé… enfin, je n’étais pas sûr, avec votre chapeau et vos lunettes…
— Pouvez-vous me dire le titre de votre livre ?
— Oh, heu, je ne sais plus… Si, si je me souviens, pardon, je suis un peu perturbé par vous. Je lisais un livre d’Italo Calvino !
— Ah… Lequel ?
— Il barone rampante.
— Oh, il est merveilleux ce livre. « Le Baron perché ». Je l’aime beaucoup. Ce petit enfant qui parcourt le monde de branche en branche sans plus jamais revenir sur le sol, par déception de la société. C’est une très belle fable.
Il me sourit largement, puis avant de se détourner, me souhaite une bonne année et espère, peut-être, me recroiser sur l’île.
Clara et Giulia braillent en chœur leur joie d’avoir affronté la difficulté tout en se séchant vigoureusement et en revêtant leurs chauds habits. Luigi, en sexe fort, continue de nager, accompagné par d’autres braves, à son image. Nous rions, légères, un peu moqueuses.
Taylor, que le froid paralysait, n’arrivait plus à articuler son désir de rentrer. Il faut remonter toute la côte de la Marina Piccola. C’est une épreuve quand on est aussi mal en point. Mais avant tout, il nous faut attendre Luigi. Nous nous retournons vers la mer, distraites un instant par les grelottements de Taylor. Giulia lui sèche les cheveux comme elle peut. Les locks de la jeune Américaine ne sont pas propices au séchage rapide par voie de serviette. Elle exprime alors l’envie de s’en débarrasser. Giulia, taquine, lui propose de lui raser elle-même la tête. Elle inspecte les locks une à une, les soupèse, les mesure et semble épatée. Taylor esquive le contrôle autoritaire en remettant à plus tard une réponse à la proposition.
Les minutes passant, le froid handicapant de plus en plus les baigneuses, nous nous impatientons de retourner à nos villas. Luigi tarde. Clara s’inquiète et scrute la mer toujours un peu agitée. Nous avons du mal à distinguer les silhouettes des nageurs. Quelques-uns sont restés près des rochers, bien que d’autres aient préféré s’éloigner. C’est apparemment le cas de son mari. La lumière faible et grise de l’après-midi, noyée dans l’eau sombre, secouée sans cesse par les vagues, ne nous permet pas d’apercevoir Luigi. Giulia s’approche de son amie et nous entreprenons de retrouver Luigi, une inquiétude naissante picotant nos jambes et nos bras.
C’est à notre grand soulagement qu’enfin nous apercevons le buste de Luigi se rapprocher de la plage. Il semble flotter, la tête penchée sur son épaule, se laissant porter par les vagues, sans vraiment bouger. Il semble s’échouer sur les galets. Clara file à sa rencontre, suivie de Giulia. Elles le hissent tant bien que mal et tentent de le redresser. Il semble complètement épuisé.
Arrivé à notre hauteur, soutenu par les deux jeunes femmes, enroulé aussitôt dans une grande serviette et frictionné par Clara, je peux constater qu’il est plus blanc que la neige. Il est littéralement gelé, il ne peut pas plus articuler un seul mot que bouger un seul bras. Raidi, transi par l’eau glacée, le vent augmentant la sensation du froid, il s’est fait entraîner au large par les courants sans pouvoir lutter physiquement. La détresse s’est emparée de lui quand il a réalisé qu’il ne pouvait se battre, que son corps ne répondait plus, qu’aucun cri ne sortait de sa gorge, que l’eau allait le tuer, l’entraîner bien plus loin encore et qu’il allait mourir de froid. La détresse s’est emparée de lui quand il ne nous a plus aperçus dans la crique, alors que nous étions sans doute occupées à nous réchauffer les unes et les autres, insouciantes de son sort. L’imprudence banale peut avoir des conséquences tragiques.
— Heureusement que ce jeune homme m’a ramené sur le rivage. Heureusement… peine-t-il à prononcer.
Clara, elle aussi blanche comme un linge, se remet de sa frayeur.
Mon amie Giulia m’interroge du regard. Moi non plus je n’ai pas vu de jeune homme aider Luigi. Je lui fais signe que je ne comprends pas ce qu’il vient de dire.
Puis nous levons le camp, soutenant Luigi et Taylor dans la grande montée de la Marina. Le chemin fût bien plus difficile au retour, la fatigue, le froid et le coup de frayeur nous ayant affaiblis.
Timidement, Elizabeth me regarde tout en posant sa tasse de thé sur la petite table entre nous. Après la soirée de réveillon d’hier qu’elle a passée quasiment seule dans sa chambre, en état de choc, elle revient à la vie doucement, fragile. Raya s’est occupée d’elle. J’ai respecté leur intimité. Taylor et moi avons fêté le Nouvel An avec nos hôtes et leurs deux amies, Giulia et Fanny.
Je raconte à Liz notre soirée dans une ambiance détendue, heureuse. Je lui décris notre escapade rapide dans les rues de Capri pour le concert de la fin d’année sur la place principale. Les pétards agressifs et les feux d’artifice éructés de tous les endroits de l’île. Les ruelles sombres et glissantes, les échanges avec Luigi, le seul homme avec moi dans le groupe, la danse de Taylor sur un rap américain quand nous sommes rentrés à la villa, la dernière bouteille de champagne, les vœux adressés à chacun, puis ma douleur à la jambe et enfin, après cette longue journée de voyage en avion puis en bateau, mon repos, mon sommeil réparateur dans cette chambre si romantique de la villa.
Elle s’intéresse, ce qui me soulage. Depuis le décès de Georges à l’hôpital de Manhattan, son esprit s’était enfui, sa raison s’était absentée. C’est sur le bateau, hier après-midi, qu’elle a compris la situation. Son fils était mort dans ses bras, alors qu’elle le croyait déjà mort l’été dernier à Saida. Son seul fils qu’elle n’avait plus revu depuis ses 5 ans. Sa sidération était bien compréhensible. Elle avait fait un déni jusqu’à hier, où, brutalement, sur le ferry, elle a réalisé, elle s’est réveillée.
Il m’a semblé important d’extraire Elizabeth de son environnement new-yorkais. Loin du Sarabeth’s, où Georges travaillait et qu’elle croisait ainsi régulièrement tout en ignorant qui il était. J’avais donc décidé de rapprocher Elizabeth de Raya, connaissant leur ancienne liaison et leur profond attachement. Il m’avait également semblé important d’emmener avec nous la jeune Taylor, petite amie de Georges, qui se retrouvait bien démunie désormais sans lui. La belle métisse, danseuse et dynamique, ne pouvait rester sans Georges dans le squat qu’ils habitaient ensemble. Je l’avais accompagnée pour rassembler ses affaires avant le voyage à Capri. Un vieil immeuble dans le Bronx, menaçant de s’éventrer par endroits. Un sordide lieu où j’avais du mal à imaginer que Georges ait vécu de longs mois, depuis son arrivée aux États-Unis à la mi-été dernière. La visite était tellement étrange ! Traverser ce lieu, où mon ami que j’avais tant pleuré était venu se cacher, où mon ami que je croyais mort vivait pauvrement, lui si rayonnant, si enthousiaste et joyeux comme je l’avais connu et aimé, me semblait complètement irréel. J’avais l’impression d’être entré dans une autre dimension. Pourtant, Taylor, bien présente, en chair et en os, me racontait leurs petites habitudes et leurs difficultés à se protéger des accros au crack, de leurs violences, de leurs humeurs bipolaires, de leurs agressions ainsi que du froid qui s’invitait, sans scrupule, dans toutes les pièces de l’immeuble.
Je lui raconte ainsi ma visite dans ce lieu où Georges vivait avec Taylor. Je ne veux rien cacher à Elizabeth, rien lui épargner comme détails, importants ou non, pour qu’à la fin elle assemble à son rythme toutes les pièces du puzzle, celles, en tout cas, que je connais.
Parfois, les mots sont durs à prononcer. Ceux qui portent la réalité, ceux qui trahissent les difficultés et la souffrance, ceux qui décrivent la vie de Georges, coupé de nous et pourtant si près de nous.
— Combien de temps allons-nous rester ici ? me demande-t-elle subitement.
Son regard s’est voilé, elle fronce les sourcils.
— Je ne sais pas, Liz, quelques jours encore, pour que tu te reposes, que tu respires l’air de la mer.
Elle semble attristée.
— Tu n’es pas contente de retrouver Raya ?
Elle ne répond pas et détourne la tête.
— Je voudrais rentrer chez moi. Je suis fatiguée, murmure-t-elle tristement.
— Je sais, je le vois, mais je ne crois pas que tu sois prête à rentrer toute seule à New York. Tu as besoin de repos, tu as besoin d’être entourée.
Elle me regarde, les yeux embués de larmes. Je reprends courageusement :
— Je ne pourrai pas partir avec toi, tu sais. Il faut que je rentre au Liban. J’ai du travail. Mais j’ai pensé à quelque chose qui me paraît être une très bonne solution.
Sans montrer l’ombre d’une curiosité, elle tend tout de même l’oreille.
— Serais-tu d’accord pour garder Taylor avec toi à New York ? Elle ne peut plus vivre seule. Sans Georges, je veux dire. Il la protégeait avant. J’ai pensé que vous seriez utiles l’une pour l’autre. Tu as la place qu’il faut et elle te tiendrait compagnie, et moi je serais rassuré malgré la distance qui nous sépare.
Elle t’aime beaucoup, tu sais. Elle est mature et douce. J’ai observé, pendant le voyage, comment elle s’occupait de toi. Elle ne t’a pas quittée une seconde, elle t’a protégée, elle t’expliquait ce que nous faisions à chaque instant. L’aéroport, l’escale, le deuxième avion, le bateau… Elle était très attentionnée. Je suis certain qu’elle prendra soin de toi. Et toi, tu lui offres la sécurité. Un toit, un logement, un soutien. C’est un bon échange.
Liz ne semble pas étonnée de ma proposition. À vrai dire, aucune émotion ne s’inscrit sur son visage. Seules les larmes sous-jacentes dans ses yeux trahissent quelquefois sa douleur intérieure. Devinant qu’elle a besoin de plus de précisions avant de répondre, je continue :
— C’était la petite amie de Georges. Ils vivaient ensemble dans un squat, dans le Bronx. Ils se sont connus à Madison Avenue. Elle dansait. Elle te racontera tout ça. Je crois qu’elle pourra t’apprendre beaucoup de choses sur ton fils.
Une légère réaction l’anime alors.
— Je sais qui elle est. Je me souviens quand tu me l’as présentée. Tu es venu avec elle à l’appartement. Elle était là aussi au cimetière pour l’enterrement.
Je me réjouis qu’Elizabeth ait gardé quelques souvenirs de cette turbulente période. N’osant pas creuser trop sa mémoire, je tente de revenir rapidement sur notre présent.
— Vous pourriez repartir ensemble dans quelques jours. Je m’occuperai des billets d’avion, tu es d’accord ?
— Oui, Nassim, c’est une bonne idée. Elle viendra vivre chez moi. Je m’occuperai d’elle, ne t’en fais pas. Elle ne manquera de rien.
— Oh, merci, je suis si heureux, Elizabeth !
Je la serre dans mes bras, l’embrasse, lui souris.
— Et Raya ? me demande-t-elle soudain.
— Raya ? Je n’en sais rien. Vois avec elle.
— Tu vas rentrer avec elle au Liban ?
Au ton légèrement acide de sa question, un trouble s’installe en moi, comme une culpabilité dont j’ignore la provenance.
— Avec Raya ? Je n’en sais rien. C’est elle qui décide quand elle rentre, ce qu’elle fait, où elle va.
Son regard fixe, essayant sans doute de dénicher une vérité cachée, me gêne légèrement. Je décide de ne pas jouer son jeu de la suspicion.
— Le mieux c’est que tu lui demandes directement ! lui dis-je en lui collant un baiser sur le front.
C’est à ce moment précis que la petite troupe d’effrontés nageurs est entrée dans la villa.
C’est en grelottant nerveusement que nous sommes entrés dans la villa, surprenant Nassim qui embrassait Elizabeth. Il s’est alors tourné vers nous et son regard tomba dans le mien. Un étrange sentiment caressa mon cœur. Un trouble un peu étrange, un peu amer. Je ne saurais le décrire. Il y a longtemps que quelqu’un n’avait pas semé le désordre en moi. Depuis Elizabeth, précisément. Cependant, ce trouble que j’ai ressenti ne correspondait pas à ceux que Liz avait souvent provoqués en moi.
Il s’est avancé vers Clara qui, aidée de Taylor, soutenait son mari. Il les questionna sur l’état fatigué de Luigi. Je n’oublierai pas l’expression alors interdite de son visage quand elles lui évoquèrent le secours mystérieux d’un jeune homme au large de la Marina Piccola. Il s’occupa de Luigi et l’allongea sur un des vieux sofas du salon. Recouvert d’un grand couvre-lit épais, Luigi s’est endormi, épuisé. Nous sommes restés quelque temps autour de lui, buvant du thé et grignotant des petits gâteaux. Giulia et Fanny étaient retournées dans leur villa voisine, Nassim alimentait le feu dans le poêle, Elizabeth regardait Taylor silencieusement, Clara feuilletait un magazine, assise à côté de son mari et moi je regardais, à travers les grandes portes-fenêtres, les nuages noirs galoper dans le ciel gris. Le vent ne cessait toujours pas, le froid humide de l’île pénétrait en sifflant par les jeux des vieilles et hautes fenêtres de la maison.
L’après-midi s’achevait doucement dans une langueur si relative à l’hiver.
Fatiguée par mon voyage depuis Paris et la soirée du réveillon hier, je m’allonge quelques instants sur le lit. Giulia a pris soin de fleurir ma chambre. Un grand bouquet de renoncules trône sur la petite table de ma chambre et aussi sur le dessus de la cheminée d’appoint, un vase art déco accueille de charnus camélias rouges. Je souris. J’ai toujours aimé les camélias et elle le sait. Pour les générales de ses pièces de théâtre, elle me faisait livrer des dizaines de bouquets dans ma loge. Beaucoup d’entre eux étaient des camélias. Leurs feuilles bien vertes et épaisses me rassurent, comme une solidité face à la rudesse de l’hiver. Quelque chose émane de ces fleurs, quelque chose de fort, de vigoureux. Le vieux papier peint, lui aussi fleuri de pâles dessins de roses et de pivoines, s’harmonise tendrement avec les bouquets. Ma chambre ressemble à un cocon printanier un peu désuet. J’aime le charme de cette pièce. Giulia a aussi pris soin de remplir la cheminée de quelques bûches de bois, si l’envie me venait d’y démarrer un feu. Tant d’attention de la part de mon amie me touche au cœur.
Karamelito, le chat roux, le seul mâle de la fratrie féline de Giulia, entre en poussant de sa tête la porte entrouverte. Il m’aperçoit, ne bouge plus, puis se met à miauler au début timidement, puis de plus en plus affirmé. C’est un petit chat très bavard. Il lui prend régulièrement, depuis le grand escalier de bois unissant les deux étages, de nous enchanter de ses mélodies aiguës bien que nous ne comprenions pas toujours les raisons de ces démonstrations vocales. Parfois, quand il se donne un peu trop, nous l’interpellons fermement pour qu’il se taise. Alors, après nous avoir longuement regardées, courroucé et boudeur, semblerait-il, il reprend de plus belle en nous tournant le dos, assis sur une marche de l’escalier.
Il s’approche de ma valise, reposant dans un des fauteuils de la chambre. Il en longe les contours, renifle, s’éloigne, miaule un peu, puis aperçoit devant lui un petit amas sombre, gisant sur un des tapis. Il s’élance dans un bond remarquable et commence à s’amuser du cadavre d’une souris. Je n’avais pas vu sa présence jusqu’alors. Le voilà qui projette le petit corps sans vie, comme un ballon léger, dans l’espace de ma chambre. Je lui parle, exprime un peu de compassion pour le rongeur décédé, que lui ou un autre chat a dû tuer récemment, mais rien ne l’arrête. La petite souris, toutes pattes et queue disloquées, vole de griffe en griffe, de meuble en meuble, rebondissant sur un fauteuil, puis roulant sous l’armoire, ressortie aussitôt par l’adorable et cruel carnassier, pour finir sa course sur mon lit, tout à côté de ma jambe.