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C’est dans le décor enneigé et animé de New York, juste avant les festivités de Noël, que Nassim retrouve Elizabeth, encore endeuillée par la perte de son fils. Pendant ce temps, Raya rejoint Sacha à Naples et les deux cousines prennent le large en direction de l’île ensoleillée de Capri. L’aventure se poursuit pour les protagonistes en proie aux mains du destin.
À PROPOS DE L'AUTEURE
James la Bruyère écrit pour mettre en musique son imaginaire, pour libérer les mémoires. Elle écrit également pour rendre vivant ce qui n’est plus ou n’a jamais été.
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Seitenzahl: 213
Veröffentlichungsjahr: 2023
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James la Bruyère
Ne pleure pas
Tome II
Roman
© Lys Bleu Éditions – James la Bruyère
ISBN : 979-10-377-8943-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À mon amie Charlotte
Je n’oublierai jamais cette nuit à Beyrouth. La dernière sans doute que nous partagions. Nos corps fusionnaient sous l’intense chaleur, tes baisers portaient le goût des serments, mais ta bouche se refusait à prononcer des mots d’amour.
Je n’oublierai jamais nos étreintes presque douloureuses tant l’absence nous avait déchirés.
Nous avions loué une chambre d’hôtel sur la corniche de la capitale libanaise. Il nous fallait nous retrouver dans une intimité neutre. Tu as échappé à ta mère et à ta cousine le temps d’une nuit. Elles faisaient bloc autour de toi depuis le coup d’État du Hezbollah qui t’avait tant effrayé. Tu avais perdu la parole durant quelques jours comme au temps de la Grande Guerre lorsque tu étais plus jeune. Et puis, le choc de me revoir devant le bâtiment funéraire de Saida, le matin de l’enterrement de mon fils, t’a rendu les mots, le désir, l’envie. Je n’en revenais pas tout comme toi, de te voir dans cette ville, dans cette rue, au pied de cette triste porte. Toi, toujours aussi belle et contenue, mon amour secret.
Au pied de la tombe où la dépouille de Georges repose désormais, entourée de ta cousine, de Nassim et de quelques inconnus, j’ai senti la vie revenir en toi. Je t’ai observée, attendant que tu me donnes ton consentement au travers de ton regard.
Et puis, à la fin de la courte cérémonie, tu es venue me parler, comme le ferait une étrangère désirant faire ma connaissance. Dans tes yeux, j’ai tout retrouvé. Dans ton sourire à peine esquissé, j’ai tout aimé de nouveau.
Tu as timidement dit, encore perplexe par la vérité révélée :
— C’était Georges ton fils, c’était Georges ?
Puis tu t’es enfuie lorsque Nassim s’est approché de nous. Tu as tourné la tête vers moi juste avant de monter dans la voiture de ta cousine Sacha. J’ai su alors que nous allions nous revoir et le temps d’une seconde, l’incandescence d’une braise a brûlé mon cœur.
Le lendemain soir, nous nous retrouvions dans ce bel hôtel face à la mer. J’ai délivré dans tes bras le chagrin de ces trois dernières années de séparation, ainsi que celui de la perte de mon fils et de la violence de l’événement. Je te sentais pleurer toi aussi, mais en silence, étouffant tes sanglots du mieux que tu pouvais.
La capitale brûlante du Liban scellait encore une fois mon âme à la tienne. Avec l’infini s’en vient l’inachevé, c’est ainsi, je m’y suis résignée.
Les quelques jours qui ont suivi nos retrouvailles nocturnes, j’ai tenté de te livrer cette envie, cet espoir, chevillés à mon cœur, de nous réunir à nouveau, de réparer les cassures, de retisser nos liens si forts que tu avais brisés auparavant.
Malgré le deuil, malgré les difficultés de notre union impossible dans ce pays d’orient, malgré les réticences palpables de ton côté, j’ai essayé. J’ai cru que tu me reviendrais. Mais tu n’as donné que ton silence en retour.
Nous ne nous sommes plus revues. Tu m’as laissé repartir à des milliers de kilomètres de toi, sans même me dire adieu.
Je n’oublierai pas cette nuit que tu m’as offerte, transgressant le temps et l’histoire de notre séparation.
Depuis, j’ai pris l’habitude de m’endormir en t’imaginant à mes côtés. Je sais que mon cœur déborde d’amour pour toi, je sais que je t’aimerai jusqu’au dernier de mes souffles, mais je sais aussi que je ne veux plus porter la peine de toi.
Aujourd’hui, seule dans mon Penthouse de Manhattan, dans le froid que New York impose chaque hiver, ma vie n’a plus le même goût. Elle a des heures plus lentes, des matins plus timides, des soirées plus solitaires.
Demain, j’irai chercher Nassim à l’aéroport JFK. Il vient pour installer ses sculptures de bronze dans la galerie de Madeleine. Ses œuvres sont arrivées par bateau la semaine dernière. Le vernissage est prévu pour dans trois jours.
Je le reçois chez moi, dans une des chambres d’ami au bout de mon immense appartement de la 59e rue.
Nous sommes devenus très proches depuis que nous nous sommes rencontrés à Nabatiyeh cet été. Il me raconte mon fils que je n’ai pas connu, il me permet de le faire exister et même d’avoir la sensation de souvenirs.
L’accident de voiture l’a laissé boiteux, il déambule depuis avec une très belle canne qui appartenait à Edouard, mon ex-mari. C’est Georges qui la lui avait offerte peu avant son décès, lui racontant l’histoire de cet objet en bois d’olivier.
Je suis impatiente de le retrouver demain, il restera pour les fêtes de Noël. Peut-être même pour le réveillon de la fin d’année. J’aime sa compagnie, c’est un homme séduisant, élégant, profond. Je sens sa violence éclater parfois dans ses yeux, mais compensée toujours par la douceur qu’il dépose dans ses sculptures.
La froide journée s’achève enfin. Je regarde les lumières de la ville du haut de mon perchoir au-dessus de Central Park. Je pense encore à toi, à nous, quand nous regardions la nuit embrasser les longues tours allumées, dans ces années lointaines, à ce même endroit. Je pense encore à toi, toi que je n’oublierai jamais.
J’ai rassemblé quelques affaires chaudes et les ai jetées dans ma valise. Je n’ai que peu de pull et de pantalon d’hiver, bien que les saisons froides ne soient pas rares dans les montagnes de Nabatiyeh. Il est fréquent que les routes escarpées soient impraticables de décembre à février. Du moins les premières nuits de neige. Ces nuits blanches et silencieuses qui sentent le froid et piquent le corps comme des milliers d’aiguilles plantées dans les mains et les visages. Le haut de mes montagnes disparaît alors dans cette brume épaisse, presque solide, et quand le matin revient, c’est un autre paysage qui nous accueille. On peut toucher le ciel. La terre s’est effacée.
Les lumières d’hiver sont sans doute les plus belles. Le panorama des montagnes blanches éblouit comme un diamant dans le soleil. Quelques fois, avant d’être encombré de ma canne, j’allais dans les oliviers recouverts de givre. Je suivais les traces des animaux sauvages laissées dans la neige, étranges parcours dessinés par quelques urgences ou quelques flâneries d’un renard rêveur ou d’un loup peu inquiet. La trace des loups est très distincte. Ils marchent chacun dans les pas des autres, ce qui ne donne qu’une seule et unique piste dans la neige. Puis ils se séparent d’un coup pour je ne sais quelle raison, alors jaillissent d’un même point, des dizaines d’empreintes partant dans divers sens. Comme un tour de magie, une multiplication du pain.
Ce matin, il n’y a pas de neige. Dans mon petit carnet que je prends soin d’emporter avec moi, j’écris ceci :
« Nabatiyeh, 15 décembre 2003. Mon vol est prévu à 20 h. Demain, Elizabeth m’attendra à New York et jeudi je vernirai mes bronzes à la galerie de Madeleine. Raya voulait m’accompagner, elle s’est désistée hier sans raison. »
Je referme le carnet et soupire. Qu’il est difficile de comprendre les femmes… Puis, en m’entendant penser comme un vieux macho, je souris et envoie le carnet rejoindre les vêtements dans ma valise. Ce ne sont pas les femmes qui sont mystérieuses, c’est Raya, seulement elle, semble-t-il. Elle paraissait enthousiasmée de partir avec moi, de retrouver New York où elle a longtemps vécu, de revoir quelques amis, quelques cafés, quelques rues de son passé. Puis les jours se rapprochant, moi la pressant pour prendre nos billets, elle devenait hésitante, laissant traîner ses réponses, laissant passer le temps dans des absences muettes. J’ai compris qu’elle ne viendrait pas, mais attendait qu’elle le formule. Pourtant tout était simple : Elizabeth m’accueille chez elle à Manhattan, non loin de la galerie de Madeleine, pas besoin donc de prendre un hôtel, et nous aurions même un chauffeur privé. J’attendais d’en être certain pour l’annoncer à Elizabeth. J’ai donc bien fait de ne rien lui dire. Hier, Raya m’a téléphoné et de sa voix suave s’est excusée de ne pas me suivre aux États-Unis.
— Pourquoi Raya, pourquoi ne viens-tu pas ? J’aimerais tellement que tu sois là pour mon vernissage.
Je ne sais plus ce qu’elle a répondu, j’étais triste, mais résigné. Elle m’a simplement dit, avant de raccrocher, qu’elle partirait en Italie pour fêter le Nouvel An. À Capri, plus exactement, où elle a des amis qui l’ont invitée.
Un peu vexé, mais attendri par sa voix douce et désolée, je lui ai souhaité de belles fêtes et lui ai dit mon impatience déjà naissante de la retrouver en janvier.
Depuis cet été, depuis le drame de mon ami Georges, sa disparition dans l’explosion de l’hôpital en venant me rendre visite, depuis l’enterrement où nous étions réunis, nous nous sommes revus de nombreuses fois. Allant dîner à Saida, allant nous promener à Jezzine ou dans la forêt des cèdres du Chouf. Ou encore nous baigner très tôt dans les matins dorés. Je n’ai pas encore osé lui avouer mes sentiments, sa timidité me rend timide. Je ne veux rien brusquer, rien démolir, juste partager des moments complices et tendres. Je devine parfois un peu d’inquiétude en elle, probablement à mon sujet, alors je joue l’indifférence, je joue celui qui n’a pas d’idées derrière la tête, simplement pour la tranquilliser. Si mon ami Georges était encore là, nous échangerions des heures entières sur la meilleure façon de la séduire.
Il m’arrive de lui parler, allongé sur mon banc rouge, au crépuscule chaud et parfumé par les fleurs de gardénias sauvages. Il me manque tellement. Elizabeth a fermé sa maison et elle m’a confié les clés. Je ne suis retourné qu’une seule fois pour chercher la petite statuette de terre qui était sur la commode. Elizabeth a dû la prendre avec elle parce que je ne l’ai pas trouvée. J’aurais aimé la garder en souvenir de ces années où j’espérais si fort Raya, ma chanteuse, mon amour imaginaire.
Aujourd’hui elle est là, sans être là pour autant. Elle est comme la saison froide. Au début était l’hiver, comme un corps vide que les battements de cœur ont déserté. Elle me donne sa compagnie, sa douceur et ses sourires, elle m’effleure de son mystère, puis disparaît dans des limbes épais que je ne peux traverser. Alors je l’attends, je l’espère avec patience. Je tends vers elle une main pleine de mon désir. Peut-être un jour l’acceptera-t-elle ?
Le bougainvillier enroulé au poteau électrique a perdu la plus grande partie de ses feuilles. Ses épines accrochent mon pull quand je sors de la maison. Il faudra le tailler à mon retour. Je jette un dernier regard sur mon beau paysage figé par l’hiver, je tourne la clé dans la serrure de la porte puis monte dans le taxi déglingué qui m’emmène à l’aéroport. La nuit commence à tomber, les journées sont courtes en décembre.
Nous dévalons les collines, nous passons ce fameux virage où j’ai perdu la mobilité d’une de mes jambes. Je souris. À chaque fois, je regarde le ravin où ma Mercedes a basculé, puis je souris. Cet accident m’a mis sur le chemin de ma belle chanteuse. Le destin use parfois de drôles de stratagèmes.
Le chauffeur du taxi allume une cigarette, me regarde dans le rétroviseur et me tend son paquet de clopes par-dessus les sièges. J’en prends une, je la sens. Ça fait si longtemps que je n’ai pas fumé. Je crois que c’était avec Georges, à la fin du printemps. Un soir, près du figuier où nous débattions d’art et de politique comme tant d’autres fois. Nous n’avions plus de cannabis, alors j’ai fumé ses cigarettes. Je regardais sortir de ma bouche les volutes blanches de la fumée puis s’évanouir dans le bleu noir de la nuit sans lune. Il nous manquait de l’arak aussi ce soir-là. Nous étions descendus dans la cave à la lueur d’une bougie pour prendre une bouteille d’eau-de-vie que je gardais depuis des années. L’alcool puissant avait eu raison de nous. Je me souviens seulement de mon réveil au petit matin, sous le figuier, tandis que Georges avait réquisitionné mon banc rouge. Nos têtes avaient été martelées tout le reste de la journée, par les effluves infâmes d’alcool. Nous avions ri comme des adolescents.
La mort n’a pas le pouvoir de tuer ceux à qui l’on pense encore.
À l’aéroport de Beyrouth, je suis surpris par le silence qui y règne. Les Libanais n’aiment pas l’hiver. Ça les rend maussades et dépressifs. Je suis comme eux bien souvent, mais aujourd’hui je me sens joyeux. Demain matin je retrouverai Elizabeth à New York. Même sans Raya, l’idée me réjouit profondément. Quand enfin l’avion décolle avec un léger retard, je vois les côtes libanaises s’éloigner, toutes recouvertes de points lumineux dans la nuit. Nous plongeons dans le grand noir compact, le ronronnement de l’avion me berce, je bloque ma précieuse canne entre le fuselage de l’avion et mon fauteuil, je ferme les yeux et me laisse tomber dans le sommeil comme un nouveau-né bienheureux.
Quatre heures du matin, je ne dors toujours pas. Nassim arrive dans peu de temps, il me faudra aller le chercher à l’aéroport, mais je ne cesse de penser à toi et ne peux trouver le sommeil. Je donnerais tout pour être à nouveau à tes côtés. Pour passer les soirées étoilées au-dehors, dans ton chaud pays du Liban. Pour nous balader dans les villages des montagnes. S’arrêter aux fêtes qui, l’été, y sont données. Dîner sur les terrasses des tables d’hôtes en pleine nature et nous endormir ensemble chaque nuit. Me réveiller et écouter ta respiration, sourire et me rendormir en tenant ta main. Oui, je crois que je donnerais tout pour vivre des moments comme ça avec toi.
L’espoir de te retrouver ne me quitte pas. L’espoir est dangereux. Il nous condamne sur des chemins qui n’ont parfois pas d’issue. À quoi sert d’aimer encore quand l’autre s’est enfui de notre vie, quand l’autre veut aimer autre part ? Le temps immuable des souvenirs est un bourreau. Il lacère la réalité, invente de nouvelles versions que l’on fait nôtres, déforme, transforme, étrangle, nous leurre continuellement. Malgré tout, nous acceptons sa torture sans aucune protestation. Nous acceptons pour ne pas avoir à enterrer, pour ne pas avoir à faire le deuil, pour ne pas mourir un peu plus.
Toi, chaque nuit au long de mes nuits, divin et douloureux fantôme que je serre dans mes bras pour refuser ton absence. Je devrais te rendre la liberté. Mais ton illusion m’est précieuse, elle m’aide à supporter tant de choses. J’ai un peu réussi à m’éloigner, mais depuis que nous nous sommes revues en juillet, la braise me consume. « Un feu mal éteint est bien vite rallumé, on a peine à haïr ce qu’on a bien aimé », écrivait Corneille…
C’est d’ailleurs ainsi que l’on connaît nos sentiments. N’es-tu pas déchirée au fond de toi, n’es-tu pas effondrée, ne sens-tu pas le besoin de nous ? Tes baisers disaient le contraire, tes regards aussi, même ta bouche, bien que muette, hurlait que tu m’aimais.
Quelques secousses me réveillent. Nous devons être au-dessus de l’Atlantique. J’allume le petit écran sur le dossier du siège devant moi. Le GPS du vol indique bien que nous survolons l’océan. J’ai fait escale au Qatar et à présent nous avons dépassé l’Europe, la plus longue partie de mon voyage. Comme j’aurais aimé que tu sois là Raya, ma douce chanteuse, ma mutine, ma secrète. J’aurais pris ta main pendant ces petites turbulences, je t’aurais souri pour que tu n’aies pas peur. Nous aurions demandé du champagne et aurions ri de ces instants. Comme je regrette ton absence.
Je balaie d’une grimace ces aliénantes pensées et décide de retrouver le sommeil. Tout le monde dort dans cet avion. À travers le hublot, c’est le noir profond percé par la lueur des étoiles. Ça me plaît d’être en plein ciel, petit point lumineux parmi d’autres. Toi aussi, mon ami, tu es dans ce ciel-là. Je repense à notre voyage à New York que nous avions fait huit ans auparavant. Les souvenirs se pressent dans ma mémoire. Cette fois, c’est sans toi que je m’y rends.
Je ferme les yeux pour ne plus voir les blessures de mon cœur. Mon ami, mon fidèle ami, je te regrette tellement.
Premier jour de neige. Le taxi est coincé dans les embouteillages. Les flocons blancs ralentissent la circulation. C’est ainsi chaque hiver. Tous les axes et les autoroutes sont bouchés. Le pont sature systématiquement. Pourquoi les New-Yorkais prennent-ils leurs voitures ? Il y a tant de taxis, de bus et de métro, les routes sont déjà suffisamment encombrées. J’ai peur d’être en retard à l’aéroport. L’avion de Nassim se pose à 8 h 35.
Le chauffeur, un Pakistanais peu aimable, se faufile avec brutalité entre les voitures. Après bien des coups de volant, des accélérations et des freinages secs, il me dépose à temps devant la grande salle des arrivées.
— Attendez-moi, ne prenez pas d’autres clients, et laissez tourner le compteur.
Je n’ai pas long à repérer Nassim. Il est debout au milieu des passagers encombrés de leurs bagages, de leurs enfants, leurs manteaux sur les bras. Lui ne bouge pas. Il porte un pull à col roulé blanc, un pantalon de velours noir et des chaussures aux semelles de crêpe noires bien trop légères pour la saison. Ses grosses boucles brunes mangent son visage, son teint s’est un peu éclairci depuis l’été.
Il m’aperçoit, me sourit et s’avance vers moi, faisant rouler sa valise derrière lui d’une main et s’appuyant sur sa canne de l’autre. Dans une petite bousculade, nous nous embrassons, je le serre contre moi et passe un bras sur ses larges épaules comme pour le protéger des mouvements de la foule.
— Je suis si heureuse que tu sois là ! Tu as pu dormir pendant le voyage ? L’escale n’était pas trop longue à Doha ?
— J’ai dormi pratiquement tout le temps. Je me sens bien, merci, Liz.
Je lui prends le bras et nous sortons tous les deux de l’aéroport en nous frayant un passage dans la cohue. Le taxi jaune du Pakistanais s’engouffre à nouveau dans le trafic. J’observe Nassim qui regarde silencieusement la ville enneigée que nous traversons. Les hautes tours de Manhattan surplombent les autoroutes où que nous soyons. Les lignes et les courbes des routes, les voies, les panneaux, les feux de stop sont tous tendrement saupoudrés de blanc. Sur le pont de Brooklyn où nous sommes à l’arrêt, il soupire un peu.
— Comme c’est étrange d’être ici, murmure-t-il. Comme c’est étrange…
Il fait très probablement allusion à Georges et s’interrompt sans doute pour ne pas me blesser. Alors je tranche le silence pesant :
— Je pense que tu vas avoir froid avec ces mocassins. Si tu veux, on va tout de suite t’acheter une belle paire de boots. Et puis Madeleine nous attend pour déjeuner. Elle a hâte de te voir. Mais si tu préfères, on va à la maison maintenant et tu te reposes.
— Non, c’est bien, je ne suis pas fatigué. Allons trouver des chaussures !
Dans un sourire, il dévoile ses belles dents blanches tout en repoussant ses cheveux en arrière. Je le trouve très beau, chacun de ses mouvements, aussi légers soient-ils, est empreint d’une imperceptible grâce.
— Tes sculptures sont bien arrivées. Madeleine n’a pas encore ouvert les caisses. Elle préfère que tu le fasses avec elle. Ton expo va être un succès, je crois que tu as déjà vendu deux ou trois bronzes sur catalogue. Avant même l’ouverture de l’exposition. Madeleine me disait qu’un collectionneur de Los Angeles lui a réservé des œuvres. Il ne pourra pas se déplacer pour le vernissage jeudi. Alors, il les a achetées sous réserve qu’elles soient en bon état.
Il ne me répond rien. Un peu absent, il colle son visage sur la vitre de la portière pour regarder les immeubles de Manhattan. À son expression que j’aperçois dans le reflet du carreau, je comprends qu’il a les yeux humides. Il gagne du temps pour dissimuler son émotion. Alors je détourne moi aussi la tête et ordonne au chauffeur de nous amener dans un quartier où je connais de beaux magasins pour homme.
Nous nous baladons maintenant sur les trottoirs recouverts de la première neige. Le bas du pantalon de Nassim est un peu mouillé. Ses mocassins souples trempent dans le froid revêtement blanc. Nous rentrons dans une luxueuse boutique. Je lui choisis des boots couleur camel en cuir de veau, très belles formes, une lanière ornée d’une boucle dorée sur les extérieurs resserre la cheville.
— Regarde, celles-ci sont parfaites. Tu veux les essayer ? Elles te plaisent ?
Il les chausse, nous demandons la taille supérieure. Elles lui vont, je les lui offre. Il accepte en me récompensant d’un grand et doux sourire. Je lui achète également de bonnes chaussettes en fil d’Écosse et un joli foulard en soie à nouer sous son col roulé. Il se laisse gâter comme un enfant sage que j’ai envie de couvrir de baisers et de serrer contre moi. J’ai envie de l’aimer comme l’enfant que je n’ai pas vu devenir adulte. Il le sent et se laisse faire. Toute la tendresse de son regard me réconforte et me remplit de joie. Je ressens tout comme cet été quand je l’ai rencontré à Nabatiyeh, un grand désir de ne plus jamais le quitter.
Je le regarde encore, je ne peux détacher mes yeux de cet homme qui a si belle allure. Il lui manque un manteau, alors je l’entraîne dans une autre boutique non loin de là. Nous choisissons un long pardessus gris foncé, doublé d’un satin noir et rehaussé d’un col en fourrure noire également. Il est terriblement chic. La couleur de ses cheveux brillants se mélange à la matière foncée de l’habit, il est grand et mince, ses boots claires aux pieds donnent un éclat sur sa silhouette. Il ne lui manque que des gants. Nous en trouvons une paire en cuir, finement doublée.
C’est un plaisir de l’habiller, tout lui va et il porte les vêtements avec élégance.
— Tu seras magnifique pour ton vernissage. As-tu des chemises et des vestes avec toi ?
— Elizabeth, me coupe-t-il en riant, je pense que tout est bien maintenant. Tu fais de moi un dandy. C’est suffisant, tu ne crois pas ?
Il se détourne, je le retiens.
— S’il te plaît, laisse-moi te choisir de jolis habits, tu es si beau, ça te donne beaucoup de prestance et ça me fait tellement plaisir ! Allez, viens voir les chemises dans la boutique un peu plus loin. Je passe souvent devant en allant à ma galerie. J’aime beaucoup ce qu’ils ont. Ce ne sont pas des classiques, ça va te plaire, j’en suis sûre.
— Tu me transformes en businessman, ma chère Elizabeth. Je suis un simple artiste qui vit au Liban, je n’ai pas besoin de tous ces vêtements chers quand je travaille.
— Allons, allons, il n’y a pas que le travail dans la vie. Tu dois te faire beau, tu dois sortir dans des endroits chics, tu dois rencontrer de jolies filles. Tu n’as pas envie d’avoir une petite amie ? Et d’ailleurs, as-tu une petite amie ? C’est bien d’avoir une fiancée. C’est important, ça donne de l’équilibre dans la vie, une stabilité, c’est important de recevoir de l’affection, c’est très important, tu sais.
Il s’amuse de moi et hoche la tête de droite à gauche pour me mimer. Je m’emballe dans mon rôle de styliste, ça m’amuse aussi. Je joue à la maman avec lui, je l’infantilise, mais il n’en prend pas ombrage.
— Me voici à peine arrivé à New York et je suis vêtu comme un prince italien ! Liz, tu exagères. Je ne veux pas de chemises, j’ai ce qu’il faut, je t’assure. Et puis pense à mon retour. Il me faudrait d’autres valises pour ramener tout ça au Liban.
— Mon petit, j’ai réponse à tout. Alors voilà : nous laisserons tous ces habits dans le dressing de la chambre d’ami. Ce sera ta chambre et quand tu reviendras, tu n’auras pas besoin d’amener une valise avec tes affaires.