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Les Nouvelles Aventures de Sherlock Holmes est un recueil de nouvelles policières écrit par Sir Arthur Conan Doyle et mettant en scène son célèbre détective privé. Nouvelles du recueil L'Association des Hommes Roux Un cas d'identité Le Mystère de la vallée de Boscombe L'Aventure des Cinq Pépins d'orange L'Homme à la lèvre retroussée
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Seitenzahl: 196
Veröffentlichungsjahr: 2018
L’année dernière, un jour d’automne, j’entrai chez mon ami Sherlock Holmes. Je le trouvai en conférence avec un gros clergyman, d’âge moyen et dont la face rubiconde et les cheveux roux ardent me frappèrent singulièrement.
J’étais sur le point de me retirer en balbutiant une excuse, lorsque Sherlock Holmes m’attira brusquement dans le salon et fermant la porte derrière moi :
– Vous ne pouviez arriver plus à point, cher docteur, me dit-il, d’un ton cordial.
– Vraiment. Je vous croyais pourtant très occupé ?
– Je le suis, en effet.
– Alors permettez-moi de vous attendre dans la pièce voisine.
– Pas du tout. – Monsieur Wilson, dit-il, en s’adressant au gros clergyman, le docteur ici présent a été mon associé et mon collaborateur dans plusieurs circonstances où j’ai pu éclaircir des affaires fort embrouillées ; il sera assurément un auxiliaire utile dans le cas que vous venez me soumettre.
Le personnage à qui s’adressait Holmes se souleva sur son siège en esquissant un salut et son petit œil, dissimulé sous les plis de l’arcade sourcilière, lança un éclair.
– Asseyez-vous sur le canapé, dit Holmes ; tandis que lui-même s’installait dans son fauteuil, en serrant les doigts nerveusement, comme il avait coutume de le faire lorsqu’il s’agissait d’une cause importante. Je sais, cher Watson, que vous partagez avec moi la passion du bizarre ; que vous êtes attiré aussi par tout ce qui sort du convenu et du monotone train-train de chaque jour. Vous l’avez prouvé jusqu’à l’enthousiasme par la chronique, quelque peu embellie, ne vous en déplaise, que vous avez faite de mes petites aventures.
– Vous savez bien, cher ami, à quel point vos causes judiciaires m’ont intéressé, répondis-je.
– Vous rappelez-vous à ce propos la remarque que me suggéra l’autre jour le problème si simple exposé par miss Mary Sutherland ? J’émettais cette assertion que, dans la vie réelle, il y a de ces effets si singulièrement étranges, de ces circonstances si extraordinaires qu’ils dépassent tout ce que l’imagination la plus fantastique et la plus audacieuse pourrait inventer.
– Oui, je me souviens, de cette remarque que je me permis même de contredire.
– Parfaitement, docteur, ce qui n’empêche pas que vous allez être obligé de vous ranger à mon avis, écrasé que sera votre raisonnement par les preuves les plus indiscutables. Voici M. Jabez Wilson qui a eu la bonté de venir me voir ce matin pour me faire le récit le plus empoignant qu’il soit possible d’entendre.
Ne vous ai-je pas souvent fait remarquer cette étrange anomalie qu’entre deux crimes, ce sera toujours le plus grave qui sera le plus simple tandis que l’autre sera compliqué de circonstances si étranges, si invraisemblables même, qu’on en arrive à se demander si le crime a jamais existé.
Jusqu’ici et dans le cas présent, il m’est impossible d’exprimer une opinion quelconque tant les faits qui se présentent à moi me semblent extraordinaires. Seriez-vous assez bon, monsieur Wilson, pour recommencer votre récit. Vous rendrez service non seulement à mon ami le docteur Watson qui n’est pas au courant de la situation, mais aussi à moi, en me permettant de recueillir encore de votre bouche, pour m’en pénétrer plus complètement, tous les détails de cette étrange aventure.
Bien souvent une notion sommaire des événements suffit à me guider, surtout en me remémorant toutes les causes célèbres que j’ai eues à étudier. Mais, dans le cas présent, j’avoue que je me trouve en présence de circonstances absolument en dehors du convenu.
Le gros client bomba sa large poitrine avec affectation, et tira de la poche de sa redingote un vieux journal tout froissé. En le voyant ainsi, devant moi, penché en avant (il parcourait la colonne des annonces dans le journal qu’il avait étalé sur ses genoux), j’essayai d’employer les procédés d’analyse de mon camarade, de me faire une opinion sur cet individu d’après ses vêtements et d’après sa personne elle-même.
Mon inspection n’aboutit à rien de saillant : notre visiteur avait toute l’apparence du vulgaire commerçant anglais : obèse, pompeux et lent. Il portait un pantalon à carreaux gris et assez large, une redingote noire légèrement déboutonnée et un gilet gris ; une lourde chaîne Albert en cuivre et un morceau de métal en guise de breloque complétaient sa toilette. À côté de lui, sur une chaise, un chapeau haut de forme éraillé et un pardessus d’un brun passé avec un col de velours tout froissé n’apportèrent aucune lueur à mon investigation. Je ne distinguais aucun signe caractéristique, si ce n’est ses cheveux d’un roux ardent et une expression d’extrême mécontentement et même de chagrin répandue sur ses traits.
Sherlock Holmes, avec sa vivacité habituelle, saisit ma pensée et mon regard inquisiteur le fit même sourire. Il secoua la tête.
– Il est bien évident, dit-il, qu’à une époque quelconque de sa vie, monsieur s’est livré à des travaux manuels ; il prise, il est franc-maçon, il a été en Chine et il a beaucoup écrit ces temps derniers ; je n’en sais pas plus long.
M. Jabez Wilson bondit de sa chaise, son journal à la main, et fixant mon camarade, d’un air effaré :
– Comment, au nom du ciel ! savez-vous cela, monsieur Holmes ? s’écria-t-il. Qui vous a dit que j’avais travaillé de mes mains ? C’est vrai, ma parole, j’ai été charpentier dans la marine.
– Cela saute aux yeux, cher monsieur. La main droite est sensiblement plus grande que la gauche, preuve que les muscles en ont été développés par le travail.
– Mais encore où voyez-vous que j’ai l’habitude de priser ? que je suis franc-maçon ?
– Je ne vous ferai pas l’injure de vous dire comment je l’ai su ; car, en dépit de toutes les règles de votre association, vous en portez les insignes, le triangle et le compas, en épingle de cravate.
– Ah ! c’est vrai, je n’y pensais pas. Et comment savez-vous que j’ai beaucoup écrit ces temps-ci ?
– Que signifieraient alors, sur votre manche droite, cette marque luisante longue de cinq pouces et, sur la gauche, une reprise si bien faite, à l’endroit où votre coude reposait sur le pupitre ?
– Et où prenez-vous que je suis allé en Chine ?
– Il me semble que le poisson tatoué, juste au-dessus de votre poignet droit n’a pu l’être que dans le Céleste-Empire. J’ai fait sur le tatouage une étude spéciale que j’ai même publiée. Ce coloris rose tendre des écailles de poisson est tout à fait particulier à la Chine. Lorsqu’en plus, je vois un sou chinois suspendu, comme breloque, à votre chaîne de montre, il me semble qu’il ne faut pas être sorcier pour avancer que vous êtes allé dans ce pays-là.
M. Jabez Wilson rit d’un gros rire vulgaire.
– Ma parole, dit-il, je vous croyais très habile, avant de connaître votre procédé ; il est bien simple après tout.
– Je commence à croire, Watson, repartit Holmes, que j’ai tort de donner des explications. Vous connaissez le proverbe : Omne ignotum pro magnifico, et ma pauvre réputation sombrera si je continue à être aussi franc. Ne pouvez-vous pas retrouver l’annonce dont vous me parliez, monsieur Wilson ?
– La voici enfin, répondit-il, en montrant de son gros doigt la colonne du journal, la voici, et c’est le début de toute l’histoire. Lisez-la vous-même, monsieur.
Je pris le journal de ses mains et lus ce qui suit : « À l’Association des roux. En raison du legs de feu Ezekiah Hopkins, de Lebanon, Penn, États-Unis d’Amérique, il se trouve y avoir dans la Ligue une nouvelle place vacante qui donne droit à un salaire de quatre livres par semaine pour des services purement nominaux. Tous les hommes roux, sains de corps et d’esprit, et ayant plus de vingt et un an sont éligibles. S’adresser en personne, lundi à onze heures, à Duncan Ross, au bureau de la Ligue, 7, Pope’s court Fleet Street. »
– Que diable cela peut-il signifier ? m’écriai-je, après avoir relu deux fois cette singulière annonce.
Holmes esquissa un sourire et se trémoussa sur sa chaise ; c’était chez lui un signe d’extrême contentement.
– Cela sort de l’ordinaire, n’est-ce pas ? dit-il. Et maintenant, monsieur Wilson, tranchons dans le vif et racontez-nous tout ce qui vous concerne, vous et les vôtres. Quelle a été l’influence de cette annonce sur votre sort ? Veuillez, docteur, inscrire sur votre calepin le nom du journal et sa date.
– C’est le Morning Chronicle du 27 avril 1890. Il y a deux mois de cela.
– Parfaitement. Vous avez la parole, monsieur Wilson.
– Eh bien ! je vous disais donc, monsieur Sherlock Holmes, reprit Jabez Wilson en fronçant le sourcil, que j’ai un petit bureau de prêts sur gages à Coburg-Square, près de la Cité. Ce n’est pas un bureau important, et, dans ces dernières années, j’ai eu bien de la peine à ajuster les deux bouts. J’avais deux employés ; j’ai dû en supprimer un, et encore aurais-je été obligé de renoncer au second si ce brave garçon n’avait consenti, pour apprendre le métier, à entrer chez moi pour la moitié des gages ordinaires.
– Quel est le nom de ce jeune homme obligeant ? demanda Sherlock Holmes.
– Il s’appelle Vincent Spaulding et il n’est pas aussi jeune qu’on pourrait le croire à première vue ; je ne saurais cependant lui assigner un âge, mais par exemple c’est un employé de premier ordre, monsieur Holmes ; il pourrait facilement gagner le double de ce que je lui donne. Après tout, s’il est satisfait, ce n’est pas mon rôle de lui donner des idées d’ambition.
– En effet ? Vous devez vous estimer très heureux d’avoir un excellent employé à des conditions aussi modestes. C’est rare chez des employés de cet âge, et je me demande ce qu’il faut le plus admirer de votre annonce ou de votre employé.
– Mon Dieu ! il a ses défauts aussi, dit M. Wilson. Je n’ai jamais vu la passion de la photographie poussée plus loin que chez lui. S’esquivant avec un appareil aux heures où il devrait travailler, il descend au fond de la cave, comme un lapin qui se terre, pour développer ses plaques. Voilà son principal défaut. En dehors de cela c’est un bon travailleur, et il n’a pas la moindre malice.
– Je pense qu’il est encore chez vous ?
– Oui, monsieur, je n’ai que lui et une gamine de quatorze ans qui fait un peu de cuisine et balaye la maison ; car je suis veuf, et je n’ai plus de parents. Nous vivons très tranquillement, monsieur, tous les trois ; gagnant juste de quoi nous abriter sous un toit et payer nos dettes, rien de plus.
La première chose qui vint rompre la monotonie de notre existence fut cette annonce. Spaulding arriva au bureau, je me rappelle que ce fut précisément il y a aujourd’hui huit jours, avec ce même journal à la main et s’écria :
– Quel malheur, monsieur Wilson ! que je ne sois pas roux.
– Et pourquoi cela ? demandai-je.
– Pourquoi ? voici une place à prendre dans l’Association des hommes roux. Cela équivaut à de bonnes rentes pour celui qui y est admis. Je crois savoir qu’il y a plus de places que d’associés, de sorte que les administrateurs ne savent que faire du capital. Si seulement mes cheveux pouvaient changer de couleur, voilà un bon petit fromage dans lequel je pourrai me loger !
– Mais que signifie cette histoire ? m’écriai-je. Remarquez bien, monsieur Holmes, que je suis un homme très casanier. Les affaires viennent à moi ; je n’ai donc pas à me déranger ; et je passe souvent des semaines entières sans franchir le seuil de ma porte. De cette façon, j’ignore tout ce qui se passe au dehors ; et la moindre nouvelle a de l’intérêt pour moi.
– N’avez-vous jamais entendu parler de l’Association des hommes roux ? demanda mon employé, en écarquillant les yeux.
– Jamais.
– C’est fort étonnant ; car vous êtes apte vous-même à en faire partie.
– Combien paye-t-on les associés ?
– Oh ! environ huit mille francs par an ; le travail est peu considérable, du reste, et cela ne nuit pas beaucoup aux autres occupations qu’on peut avoir.
Vous pensez bien qu’à cette réponse je dressai l’oreille ; car les affaires n’ont pas été brillantes dans ces dernières années et une somme de huit mille francs n’est pas à dédaigner.
– Racontez-moi donc tout cela par le menu, dis-je à Spaulding.
– Eh bien ! me dit-il, en me montrant l’annonce, vous voyez vous-même que l’Association est en quête d’un membre et voici l’adresse du bureau auquel vous devez vous présenter pour avoir de plus amples renseignements. Ce que je puis vous dire, c’est que l’Association a été fondée par un millionnaire américain, très original, Ezekiah Hopkins. Il était roux lui-même et avait beaucoup de sympathie pour les gens qui avaient aussi cette couleur de cheveux ; de sorte que, à sa mort, on découvrit qu’il avait laissé son immense fortune à cinq fidéi-commissaires, à charge d’en servir les intérêts aux hommes roux besogneux. D’après ce que j’entends dire, c’est une situation bien payée et le travail est peu considérable.
– Mais cette place doit être briguée par des millions de roux ?
– Il n’y en a pas autant que vous croyez, car on n’admet que les habitants de Londres et des hommes faits. Cet Américain avait quitté Londres tout jeune et n’avait pas voulu être ingrat envers la vieille cité. J’ajouterai que les hommes à cheveux roux clair, ou roux foncé, sont exclus ; une seule nuance est admise : le roux aux reflets ardents.
Si maintenant vous désirez vous présenter, monsieur Wilson, vous le pouvez ; mais, après tout, pour huit mille francs ce n’est peut-être guère la peine de se déranger.
– Vous le voyez, messieurs, mes cheveux sont d’une teinte très accentuée ; il me semblait donc que je dusse avoir dans un concours plus de chances qu’un autre. Vincent Spaulding me semblait si bien renseigné que je n’hésitai pas à me l’adjoindre, après lui avoir fait fermer le bureau pour la journée. Lui, ravi du congé que je lui proposais, partit avec moi et nous dirigeâmes nos pas vers l’adresse indiquée par le journal. Je ne reverrai jamais pareil spectacle, monsieur Holmes : du nord au sud, de l’est à l’ouest, tout individu ayant les cheveux d’une teinte rougeâtre quelconque s’était dirigé vers la Cité pour répondre à l’annonce. Fleet Street était encombré de gens aux cheveux roux, et Pope’s court ressemblait à une voiture à bras remplie d’oranges. Je n’aurais jamais cru qu’il y eût un aussi grand nombre d’hommes roux. Toutes les nuances étaient représentées : le paille, le citron, l’orange, le brique, la couleur chien d’arrêt irlandais, le jaune foie, le jaune argile ; mais, comme me l’avait dit Spaulding, il y en avait peu de cette nuance roux ardent qui est la mienne.
Livré à moi-même et en voyant le nombre des concurrents, j’aurais volontiers renoncé à entrer en compétition. Mais Spaulding ne voulut pas me permettre de me retirer. Je ne sais comment il s’y prit ; il poussa, coudoya, bouscula, jusqu’à ce qu’il m’eût fait traverser la foule et m’eût amené au haut de l’escalier qui conduisait au bureau et sur les marches duquel se heurtait le flot montant plein d’espoir, et le flot descendant, triste et désappointé ; enfin nous forçâmes le passage et nous entrâmes.
– Ce début est fort intéressant, interrompit Holmes, pendant que son client s’arrêtait et rassemblait ses souvenirs au moyen d’une bonne prise. Je vous en prie, continuez votre récit.
– Il n’y avait dans le bureau que quelques chaises en bois et un comptoir, derrière lequel se tenait un petit homme encore plus roux que moi. Il disait un mot à chaque candidat, au moment où ce dernier s’approchait, et lui trouvait toujours quelque défaut qui le disqualifiât. L’admission ne me semblait pas une tâche aussi facile que je me l’étais laissé persuader tout d’abord. Enfin, lorsque vint mon tour, le petit homme roux sembla m’être plus favorable qu’aux autres ; il ferma même la porte afin de causer seul avec nous.
– Je vous amène M. Jabez Wilson, dit mon employé ; il est prêt à entrer dans l’Association.
– Et il a certainement toutes les qualités requises pour cela, répondit l’autre. Je ne me rappelle pas avoir vu une nuance de cheveux aussi parfaite.
Il recula d’un pas, comme pour mieux chercher le jour, regarda à droite, à gauche, et fixa mes cheveux jusqu’à m’intimider. Puis, tout à coup, s’avançant vers moi, il me serra la main et me félicita chaudement de mon succès.
– Il serait injuste d’hésiter un instant à vous faire entrer dans l’Association, permettez-moi cependant une précaution qui ne saurait vous blesser, j’espère.
Et, ce disant, il saisit des deux mains une poignée de mes cheveux et tira dessus avec une telle violence qu’il m’arracha un cri de douleur involontaire.
– Vous avez les yeux pleins de larmes, me dit-il, en me lâchant enfin. Je vois qu’il n’y a aucune supercherie ; mais vous comprenez bien que nous sommes tenus aux plus grandes précautions, ayant déjà été mis dedans deux fois par des perruques et une fois par de la teinture. Je pourrais vous faire des récits qui vous montreraient notre pauvre humanité sous un jour fâcheux.
À ce moment mon interlocuteur s’approcha de la fenêtre et cria, de toutes ses forces, à la foule, que la place était prise. Un murmure de désappointement s’ensuivit et chacun rentra chez soi plus ou moins penaud.
Je restai en tête à tête avec l’étrange personnage à la chevelure non moins rousse que la mienne.
– Je m’appelle Duncan Ross, me dit-il, et je suis l’un des membres bénéficiaires de l’Association fondée par notre noble bienfaiteur. – Êtes-vous marié, monsieur Wilson ? Avez-vous une famille ?
Et sur ma réponse négative, la mine de M. Duncan Ross s’allongea prodigieusement.
– Mon Dieu, dit-il d’un air grave, c’est très fâcheux et je le regrette pour vous, la dotation ayant pour but de perpétuer les têtes rousses et d’en augmenter le nombre. Il est vraiment déplorable que vous soyez célibataire.
– Ce fut à mon tour, monsieur Holmes, de prendre une expression navrée en voyant cette situation m’échapper. Mais, après un instant de réflexion, le gérant m’assura que je serais admis quand même.
– Pour un autre, nous n’aurions peut-être pas consenti à cette faveur, mais vos cheveux sont d’un roux si admirable et si rare que nous ferons pour vous une exception. Pouvez-vous entrer rapidement en fonctions ?
– Voilà ce qui m’embarrasse, mon métier me laissant peu de loisirs.
– Oh ! ne vous inquiétez pas de cela, monsieur Wilson, s’écria Vincent Spaulding ; je me charge de vous seconder et de vous remplacer au besoin.
– Quelles seraient les heures qui vous conviendraient ?
– J’aurais besoin de vous de dix heures du matin à deux heures de l’après-midi.
Il faut que vous sachiez, monsieur Holmes, qu’un prêteur sur gages est surtout occupé à la fin de la journée, et en particulier le jeudi et le vendredi qui précèdent les jours de paye. J’étais donc ravi de trouver pour la matinée une occupation lucrative, et je savais que mon brave employé me suppléerait auprès de mes clients. Je répondis que c’était chose entendue et je m’informai des appointements ?
– Cent francs par semaine, me fut-il répondu.
– Et qu’y a-t-il à faire ?
– Ceci est purement accessoire.
– Qu’entendez-vous par là ?
– Eh bien ! ce qui est exigé avant tout est que vous ne bougiez pas du bureau, ou tout au moins de la maison, pendant le temps convenu ; une seule infraction à cette règle vous ferait immanquablement perdre votre situation. Le testament insiste sur cette condition que tout associé doit s’engager à remplir.
– Quatre heures sont bien vite passées ; comptez sur moi.
– Rappelez-vous bien que nous n’admettrons aucune excuse, dit M. Duncan Ross, fût-ce maladie, affaires, etc. Il faut rester là, sous peine de perdre la place.
– Quel travail me demanderez-vous ?
– La copie de l’Encyclopédie britannique. Voici le premier volume sous cette presse. Vous aurez à fournir l’encre, les plumes et le papier buvard ; de notre côté, nous vous fournissons cette table et cette chaise. Serez-vous prêt à venir demain ?
– Certainement, répondis-je.
– Alors, au revoir ! monsieur Jabez Wilson, et permettez-moi de vous féliciter encore de la position importante que vous avez eu le bonheur d’obtenir.
Il me donna congé et je rentrai avec mon employé, la tête absolument perdue par cette bonne aubaine.
J’y réfléchis tout le long du jour, et le soir venu je n’avais déjà plus l’enthousiasme du matin, obsédé que j’étais par l’idée d’une mystification ou d’une fraude, mais dans quel but ? voilà ce qui me semblait incompréhensible. D’un autre côté, quoi de plus invraisemblable qu’un pareil testament, ou qu’il fût alloué une aussi forte somme pour un travail aussi simple que la copie de l’Encyclopédie britannique. Donc, malgré ce que put faire Vincent Spaulding pour me remonter, j’étais bien décidé, en me couchant, à renoncer à cette situation. Toutefois, à mon réveil, je fus tenté d’aller voir de quoi il retournait et après m’être muni d’un petit flacon d’encre, d’une plume et de sept feuilles de papier pot, je me dirigeai vers Pope’s court.
Là, à ma grande joie, rien ne me parut suspect : la table était bien en place et M. Duncan Ross m’attendait pour voir si je me mettrais sérieusement au travail. Il me fit commencer par la lettre A et me quitta, revenant de temps à autre s’assurer que tout marchait bien. À deux heures il me dit au revoir, me félicita sur la rapidité avec laquelle j’écrivais et ferma la porte derrière moi.
Ceci, monsieur Holmes, se renouvela tous les jours pendant une semaine. Le samedi, le directeur entra, et étala devant moi cent francs pour prix de mon travail ; de même les deux semaines suivantes. Tous les matins j’arrivais au bureau à dix heures pour en repartir à deux heures. Peu à peu M. Duncan Ross exerça sur moi une surveillance moins active. Il ne vint plus qu’une fois dans la matinée ; puis plus du tout. Quant à moi, fidèle à ma consigne, je n’osais pas quitter le bureau, ne fût-ce qu’une seconde, tant je craignais d’être pris en faute et de perdre ainsi une situation si largement rétribuée.
Huit semaines s’étaient écoulées, j’avais traité successivement des abbés, de l’art, du tir à l’arc, des armures, de l’architecture, des attiques, bref la plupart des mots commençant par un A avaient été copiés par moi. J’avais noirci une certaine quantité de papier, j’avais presque couvert une étagère de mes copies, et j’espérais, en me hâtant un peu, commencer la lettre B lorsque tout s’effondra subitement.
– Non ? vraiment.
– Oui, monsieur. Pas plus tard que ce matin, je me suis rendu à dix heures comme d’habitude à mon bureau ; j’ai trouvé la porte close avec la petite annonce que voici clouée sur le panneau. Lisez plutôt vous-même.
L’homme aux cheveux rouges nous exhiba un morceau de carton, grand comme une feuille de papier à lettre, et sur lequel étaient tracées les lignes suivantes :
« L’Association des hommes roux est dissoute, 9 octobre 1890. »
L’annonce lue, nous portâmes instinctivement, Sherlock Holmes et moi, nos regards sur le visage déconfit de notre interlocuteur ; et, le côté comique de l’affaire l’emportant sur toute autre considération, nous partîmes tous deux d’un bruyant éclat de rire.
– Je ne vois rien de risible à cette histoire, s’exclama notre visiteur en rougissant de colère ; si vous n’avez que des sarcasmes à m’offrir, je vais ailleurs.
– Non, non, s’écria Holmes, en le forçant à se rasseoir sur la chaise qu’il avait déjà quittée. Vrai, cette affaire vaut pour moi son pesant d’or. C’est si neuf et si original ! Mais vous conviendrez bien avec moi du côté drolatique de l’aventure. Maintenant, soyons sérieux.
– Quelles démarches avez-vous faites lorsque vous avez trouvé cette carte sur la porte ?
– Je suis resté cloué sur place, monsieur. Je ne savais que faire. J’entrai chez les voisins ; je questionnai à droite et à gauche ; personne ne put me donner le moindre renseignement. Enfin j’allai chez le propriétaire de la maison qui est un caissier, et qui demeure au rez-de-chaussée ; je lui demandai s’il savait ce qu’était devenue l’Association des hommes roux.
Il me dit n’avoir jamais entendu parler d’une association de ce genre. Alors je lui parlai de M. Duncan Ross. Ce nom lui était totalement inconnu. Mais enfin, lui dis-je, quel est le monsieur du n° 4 ?
– Comment, l’homme roux ?
– Oui.
– Oh ! vous voulez dire William Moriss, l’avoué ; il n’avait loué chez moi qu’en attendant que son nouveau local fût prêt. Il a déménagé hier.
– Où pourrais-je le trouver ?
– Voici son adresse : 17, King Edward street, près Saint-Paul.
– J’y allai sur l’heure, monsieur Holmes ; mais au lieu de M. Moriss, je me trouvai en présence d’une fabrique de rotules artificielles et personne ne connaissait ni M. William Moriss, ni M. Duncan Ross.
– Qu’avez-vous fait alors ? demanda Holmes.
– Je suis rentré chez moi à Saxe-Coburg square, et j’ai consulté mon employé qui n’a su que m’exhorter à la patience en ajoutant que probablement je recevrais une lettre. Vous comprenez que ce n’était pas suffisant pour moi, monsieur Holmes ; je ne voulais pas perdre une situation semblable sans me démener ; et comme j’avais entendu dire que vous vouliez bien prêter votre concours aux pauvres malheureux qui se trouvent dans une situation difficile, je suis venu tout droit chez vous.
– Et vous avez bien fait, répondit Holmes ; votre affaire est extrêmement intéressante ; je serai heureux de chercher à l’éclaircir. D’après votre récit, je me figure que tout cela est plus sérieux et plus grave qu’on ne le croirait à première vue.
– Sérieux, en effet, murmura M. Jabez Wilson ; pensez donc : perdre 4 livres par semaine !
– Pour votre part, remarqua Holmes, je ne vois pas que vous ayez à vous plaindre de cette extraordinaire association. Vous êtes au contraire de trente livres plus riche, sans compter la science complète que vous avez pu acquérir sur les mots commençant par la lettre A. Vous n’avez donc rien perdu.
– Assurément, monsieur, mais je voudrais découvrir ce que sont ces gens et quel était leur but en me jouant cette farce, si farce il y a. En tout cas cela leur a coûté trente-deux livres.
– Nous tâcherons de vous fixer là-dessus. Et d’abord permettez-moi de vous faire deux ou trois questions, monsieur Wilson. C’est votre employé qui le premier a attiré votre attention sur l’annonce, n’est-ce pas ? Depuis combien de temps était-il à votre service ?
– Depuis environ un mois.
– Comment l’avez-vous trouvé ?