Nouvelles de Corse - Andria Costa - E-Book

Nouvelles de Corse E-Book

Andria Costa

0,0

Beschreibung

À la découverte des traditions et de la culture de la Corse.

Au sud-est de la Côte d’Azur, à l’ouest de la Toscane dont elle est proche et au nord de la Sardaigne, la Corse, « Île de Beauté », véritable « montagne dans la mer », balcon sur la Méditerranée, est un pays en soi, un monde miniature à la fibre identiaire forte, où l’on écrit en français et en corse. Dans cette île noire et rouge sur fond de bleu marin, où les chants polyphoniques, les lamenti, sont un terreau commun aux créateurs, les thèmes imaginaires ou réels qui inspirent les auteurs corses sont la politique, les indépendantistes, la musique et les chants, la pauvreté, le huis clos, les mythes, les légendes… mais aussi le « silence », l’honneur, le clanisme, la « cursia », ce mal du pays, cette nostalgie…
Les nouvelles réunies dans ce volume explorent plusieurs voies avec force : le polar (Manuel Vasquez Montalban en Catalogne, Andrea Camilleri en Sicile, Jean-Claude Izzo à Marseille, Yasmina Khadra en Algérie ont tracé les contours d’un polar méditerranéen où la Corse ne demande qu’à figurer), le roman noir et le roman historique. Elles reflètent ce moment particulier de la création litéraire corse.

Laissez-vous emporter dans un formidable voyage grâce aux nouvelles corses de la collection Miniatures !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Andria Costa (alias Jean-Pierre Santini) est né en 1944 dans le village de Barretali (Cap Corse). Enseignant à la retraite, éditeur (A Fior di carta), il est l’auteur d’essais politiques sur le nationalisme corse et de romans noirs ayant pour cadre la Corse.

EXTRAIT

Polo Vincetti, qui garait le camion-benne municipal tout près de chez lui, sur un terre-plein spécialement aménagé, grimpa à six heures précises dans la cabine du véhicule pour entamer, comme tous les matins, une tournée qui le ramènerait au village vers midi après un parcours de cent vingt kilomètres. Une telle distance sur les routes sinueuses du Cap Corse est toujours épuisante mais elle l’est d’autant plus quand les arrêts sont fréquents, qu’il faut couper le moteur, descendre, passer à l’arrière, charger les containers, attendre qu’ils se soient vidés puis les remettre en place avant de repartir.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 114

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Avant-propos

On peut aborder la littérature dite « française » de différentes façons. La façon la plus courante (et sans doute la plus convenue) est par le prisme de l’édition et des médias parisiens, à savoir par le prisme du centralisme. On pourrait aussi changer de point de vue, se déplacer sur le territoire français et l’aborder sous un angle régional (et non pas « régionaliste »).

« Garante de la conservation et de la protection d’un patrimoine culturel, la “littérature régionale” devrait être au cœur de certaines préoccupations. En effet, à l’heure de la mondialisation, nombreuses sont les entreprises réalisées pour préserver les régions d’une unicité nationale ôtant toutes les spécificités locales. Ainsi, la démarche de reconnaissance d’une littérature régionale en tant que telle s’inscrit dans le contexte actuel de conservation de l’identité des minorités culturelles. Souvent jugée péjorativement et réduite au simple folklore local, la “littérature régionale” est pourtant un genre abondant qui concerne de nombreux acteurs du livre. Il répond ainsi à une demande d’un public soucieux de se rapprocher de sa région, de sa culture », écrit Élodie Charbonier, docteur es lettres modernes.

Véritable « montagne dans la mer », balcon sur la Méditerranée situé à deux cents kilomètres environ au sud-est de la Côte d’Azur, à deux cents kilomètres à l’ouest de la Toscane dont elle est proche et au nord de la Sardaigne, la Corse, « Île de Beauté », devrait être au cœur de ces préoccupations touchant à la bibliodiversité. C’est un pays en soi, à la fibre identitaire forte, un monde miniature où l’on écrit en français et en corse. Les chants polyphoniques, les lamenti, y sont un terreau commun aux créateurs. Dans cette île noire et rouge sur fond de bleu marin, les thèmes imaginaires ou réels qui inspirent les auteurs corses sont la politique, les indépendantistes, la musique et les chants, la pauvreté, le huis clos, les mythes, les légendes… mais aussi le « silence », l’honneur, le clanisme, la cursita, ce mal du pays, cette nostalgie…

Le choix de six auteurs que nous avons fait pour ce volume de la collection « Miniatures » correspond à un moment particulier de l’éclosion d’une littérature corse où plusieurs voies sont explorées avec force : le polar (en Catalogne, Manuel Vasquez Montalban, en Sicile, Andrea Camilleri, à Marseille, Jean-Claude Izzo, en Algérie, Yasmina Khadra, ont tracé les contours d’un polar méditerranéen où la Corse ne demande qu’à figurer), le roman noir, le roman historique. Les nouvelles de Andria Costa, Marcu Biancharelli, Archange Morelli, Paul Milleliri, Éliane Aubert-Colombani et Kentaro Okuba reflètent cet état.

Pierre ASTIER

Andria Costa (alias Jean-Pierre Santini) est né en 1944 dans le village de Barretali (Cap Corse). Enseignant à la retraite, éditeur (A Fior di carta), il est l’auteur d’essais politiques sur le nationalisme corse et de romans noirs ayant pour cadre la Corse.

REPÈRES BIBLIOGRAPHIQUES

- Non-lieu, roman, Le Mercure de France, 1967

- FLNC, de l’ombre à la lumière, essai, l’Harmattan, 2000

- Petite anthologie du racisme anti-corse, essai, Lacour, 2001

- Indipendenza, essai, Lacour, 2003

- Corsica Clandestina, roman, Albiana, 2004

- Isula Blues, roman, Albiana, 2005

- Nimu, roman, Albiana, 2006

- L’Intervenant, roman, A Fior di Carta, 2007

- L’Exil en soi, roman, Éditions Clémentine, 2008

- Le Sentier lumineux, roman, Albiana, 2008, sous le pseudonyme Andria Costa

LES CERCLES DU SILENCE

La passion amoureuse est un délire ; mais le délire n’est pas étrange ; tout le monde en parle, il est désormais apprivoisé. Ce qui est énigmatique, c’est la perte de délire : on rentre dans quoi ?

Roland BarthesFragments d’un discours amoureux

Polo Vincetti, qui garait le camion-benne municipal tout près de chez lui, sur un terre-plein spécialement aménagé, grimpa à six heures précises dans la cabine du véhicule pour entamer, comme tous les matins, une tournée qui le ramènerait au village vers midi après un parcours de cent vingt kilomètres. Une telle distance sur les routes sinueuses du Cap Corse est toujours épuisante mais elle l’est d’autant plus quand les arrêts sont fréquents, qu’il faut couper le moteur, descendre, passer à l’arrière, charger les containers, attendre qu’ils se soient vidés puis les remettre en place avant de repartir. Bref, le travail n’est pas de tout repos, surtout en été quand le ramassage des poubelles est quotidien. Mais Polo Vincetti n’était pas homme à se plaindre. Il avait trente ans et s’estimait bien heureux, après une dizaine d’années de galère dans des petits boulots en ville, de travailler depuis un an à Imiza. On l’avait recruté en remplacement de Bébert Liccioni, qui venait de prendre une retraite méritée. Au moment de la « passation des pouvoirs », ce dernier avait donné quelques conseils utiles. Sur la sécurité d’abord (ne pas laisser le moteur en marche quand on descend charger les containers, parce que les freins risquent de lâcher…), sur la vitesse ensuite (ne pas se presser, parce que ce qu’on croit gagner sur le temps on le retrouve en fatigue, et on perd plus de temps encore à récupérer…), sur la relation aux « clients » enfin (ne pas s’attarder en conversation, quelques mots suffisent, et même un simple geste…). C’est comme ça, selon Bébert Liccioni, qu’on pouvait tenir la distance. « L’intérêt du métier, avait-il ajouté, c’est qu’on finit par en savoir beaucoup sur la vie des gens à force de ramasser leurs poubelles. Tu découvriras chaque jour un petit rien qui, comme ça, ne veut pas dire grand-chose mais, mis bout à bout, tous les détails en disent long. »

Or, ce matin-là, le 28 juin 2006 exactement, après avoir parcouru les hameaux du Petricaghju, d’Olmi, de Chiesa, du Poghju, de Mascaracce, de Casanova, et tandis qu’il abordait la fausse ligne droite qui conduit à Stazzona, un spectacle inhabituel se présenta au regard éberlué de l’employé communal.

Des cercles blancs assez réguliers mais de circonférences variables étaient tracés à même le bitume.

***

– Monsieur le maire, mes hommes sont en mission de l’autre côté du Cap. Encore une histoire de divagation de bétail, figurez-vous, mais je vous promets que les brigadiers Strabba et Labartier seront chez vous en fin d’après-midi.

Antonio Antoni, premier magistrat de la commune d’Imiza, régulièrement élu depuis quinze ans sur une liste unique (il restait si peu de monde au village qu’il y avait même quelque difficulté à trouver onze personnes volontaires pour former un conseil municipal), parut rassuré. Il se tourna vers son premier adjoint, passionné d’histoire locale, qui compulsait comme d’habitude des archives poussiéreuses.

– Voilà, le chef a promis d’envoyer deux gendarmes avant ce soir. Cette affaire nous dépasse.

– Selon moi, ce n’est pas si grave, répondit calmement Mathieu Maurizi. Ça ressemble même à une blague de potache.

– Oui, mais maintenant tout le village en parle et tout le monde ne pense pas comme toi. Certains sont inquiets à juste titre…

L’adjoint délaissa un instant ses archives et jeta un regard étonné par-dessus ses lunettes.

– Pourquoi inquiets à juste titre ?

– Tu sais bien… Les nationalistes…

– Tu plaisantes ?

– Pas du tout. Ça pète partout depuis une semaine !

– Mais pas ici. Il n’y a jamais eu de plasticage à Imiza. Et puis là, c’est une réaction à la condamnation d’Yvan Colonna.

– Peut-être, mais ça veut dire qu’ils sont encore nuisibles…

– Tout le monde sait qu’ils ne sont plus vraiment opérationnels sur ce plan-là… Ils sont devenus comme toi et moi. Ils se présentent aux élections. Ils sont même élus dans plusieurs municipalités…

– Moi, je me méfie toujours. Ils sont imprévisibles. D’ailleurs, au village tout le monde se méfie encore de Samuel.

– Samuel ! Enfin, tu le connais comme moi ! Il y a belle lurette qu’il ne s’occupe plus de tout cela…

– Ouais, apparemment…

Antonio Antoni se méfiait de tout le monde et moins il y avait d’habitants à Imiza, dont la population ne cessait de décroître, plus il avait tendance à se méfier de ceux qui subsistaient encore – environ quatre-vingts personnes – dans les douze hameaux que compte la commune. Il était obsédé par l’idée qu’une opposition puisse se manifester aux prochaines municipales. Il avait été élu deux fois sans concurrence et espérait bien que ses mandats seraient ainsi renouvelés, jusqu’à ce qu’il décide lui-même de passer la main. Le titre de maire flattait sa vanité, et l’indemnité qui accompagne la fonction complétait une retraite modeste de représentant de commerce. Il tenait donc à son poste, et tout signe qui venait rompre l’ordre habituel des choses le préoccupait.

– Tu reconnaîtras, dit-il à l’adresse de l’adjoint qui s’était tranquillement replongé dans ses archives, que nous n’avons pas connu ça depuis longtemps sur la commune…

– C’est-à-dire ? interrogea distraitement Mathieu Maurizi.

– Eh bien, des inscriptions…

– Ça te travaille vraiment cette affaire ! Mais quelles inscriptions ? Il n’y a rien d’écrit !

– Justement !

– Justement quoi ?

– C’est pire ! Ce sont des signes. Ça veut dire quelque choses mais on ne sait pas quoi !

– Mais peut-être aussi que ça ne veut rien dire du tout, que c’est un jeu. Je te l’ai déjà dit.

– Et toi, tu vois quelqu’un au village capable de faire ça ?

– Franchement non ! Il faut avoir la forme !

– Quarante-six cercles, tu te rends compte !

– Oui, c’est pour ça qu’il faut avoir la forme… Et ici on a tous passé l’âge ! C’est une affaire à attraper un lumbago !

Quand Polo Vincetti avait appelé la mairie avec son portable pour signaler les inscriptions, Antonio Antoni était aussitôt descendu avec son petit 4 x 4 pour les constatations officielles. Il avait pris l’adjoint au passage et tous deux avaient décompté le nombre de cercles tracés sur la chaussée. Il y en avait tout juste quarante-six, sur une centaine de mètres, entre l’embranchement du sentier de Pughjale et la première maison du hameau de Stazzona, celle de la famille Falcucci.

***

Polo Vincetti revint de sa tournée aux alentours de midi. Avant d’aller nettoyer son camion-benne au jet d’eau comme il le faisait régulièrement pour chasser les odeurs, il descendit à la mairie se renseigner un peu sur les suites données à cette histoire de cercles qu’il avait été le premier à découvrir de bon matin.

Une animation inhabituelle régnait autour de la grande table recouverte du tapis vert qui sert habituellement aux réunions du conseil municipal. Il y avait là Antonio Antoni, Mathieu Maurizi et les quatre conseillers résidant encore au village, Christian Blanc, Éric Pingard, Georges Sacaux, Bernard Louis. Les cinq conseillers manquants habitaient en ville et ne pouvaient pas répondre aux convocations urgentes.

Lorsque Polo Vincetti pénétra dans la pièce, il y eut un court silence interrompu par le maire.

– Tu tombes bien. Justement on parlait de toi, plus exactement de ces inscriptions sur la route de Stazzona. Merci de m’avoir prévenu aussitôt…

– Hé, c’est normal, fit l’employé communal avec un air faussement modeste.

– Assieds-toi avec nous. Ce n’est pas une réunion officielle. On essaie juste de comprendre de quoi il pourrait s’agir.

Polo Vincetti, flatté par l’invitation, hocha la tête et s’installa auprès des autres autour de la grande table du conseil municipal.

– Donc, reprit le maire, tu as découvert ces inscriptions ce matin ?

– C’est ça, à six heures et quart. Je commençais à peine ma tournée. J’ai attendu huit heures pour vous prévenir. Je ne voulais pas vous réveiller…

– Bien. Tu dois savoir que j’ai prévenu la gendarmerie de Canari aussitôt. Ils ont promis de passer en fin d’après-midi. Mais si on pouvait avoir quelques indications à leur donner ça pourrait être utile à la suite de l’enquête. Toi, tu n’as aucune idée de qui pourrait avoir fait ça ?

Polo Vincetti était désolé. Non, il n’avait aucune idée et il s’en expliqua :

– Vous comprenez, monsieur le maire, je ne suis pas d’ici. Je ne connais pas vraiment l’histoire de ce village ni la vie des gens, et puis je ne m’en occupe pas.

– Personne ne te le reproche, au contraire. Mais si quelque chose peut aider aux enquêtes de police, bien sûr, il faut le dire.

Pour toute réponse, l’employé communal hocha plusieurs fois la tête en signe d’approbation. Antonio Antoni remua sur sa chaise. Chez lui, c’était un signe habituel d’excitation. Cela faisait une heure qu’il était en discussion avec l’adjoint et les quatre conseillers municipaux. Il n’en était rien sorti de tangible. Pas le moindre commencement d’explication.

– Plus personne ne sait ce qui se passe dans ce village ! C’est quand même incroyable ! Autrefois on savait presque tout, et maintenant presque plus rien !

– Mais toi-même tu n’as pas connu cette époque, répondit Mathieu Maurizi d’une voix douce. Ni toi ni aucun d’entre nous.

L’effondrement démographique avait facilité l’installation de nouveaux venus, totalement étrangers aux valeurs et aux modes de communication de la société corse. Et Imiza était, si l’on ose dire, une commune pilote en la matière, puisque la gestion des affaires communales était assurée par ces « nouveaux résidents » déconnectés de l’histoire et de la mémoire locale. Mathieu Maurizu faisait exception, mais sa connaissance du milieu traditionnel relevait plus d’un travail d’historien amateur que d’un lien réel avec les anciennes familles d’Imiza, désormais résiduelles. Il était originaire du hameau de Torra, mais il avait passé sa jeunesse à Marseille puis accompli une longue carrière dans la marine, ce qui l’avait tenu éloigné du village. Depuis qu’il avait pris sa retraite, il s’y était installé, et ne ménageait pas ses efforts pour approfondir sa connaissance du patrimoine et de l’histoire locale. Antonio Antoni, maire par défaut parce que plus personne ne souhaitait occuper la fonction, était aussi originaire d’Imiza mais n’y avait jamais vécu. Il y était revenu à l’âge de la retraite parce qu’il avait hérité de la maison familiale, mais les Corses restés dans l’île étaient pour lui des incapables. Partir travailler sur le continent était une forme de promotion sociale et la marque d’une capacité d’adaptation au monde moderne. Antonio Antoni considérait les gens d’ici comme des perdants, bien que son parcours professionnel se fût limité à une médiocre carrière de représentant de commerce. Il aimait la Corse pour ses paysages et son climat mais n’aimait pas les Corses, et moins encore les nationalistes.