Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Extrait : "Avec les heures avancées de la soirée, dès que le silence s'est fait sur Paris et que lentement, comme à regret semble-t-il, le soleil a disparu derrière les hautes maisons dont il a, un instant, incendié les toits, on dirait que, tout à coup, la ville se transforme ainsi qu'en un changement à vue. Même l'aspect topographique paraît se modifier..."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN
Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes.
LIGARAN propose des grands classiques dans les domaines suivants :
• Livres rares
• Livres libertins
• Livres d'Histoire
• Poésies
• Première guerre mondiale
• Jeunesse
• Policier
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 99
Veröffentlichungsjahr: 2015
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
EAN : 9782335087437
©Ligaran 2015
AUX
PARISIENS
DU
MONDE ENTIER
R.D.& A.W.
Comme tout le monde, nous avons appris l’histoire dès notre bas âge, Willette et moi. Aussi ne nous en souvient-il guère ; et je suis bien sûr que, ni l’un ni l’autre, nous ne serions capables de citer la date, même approximative, d’une bataille ou d’un évènement quelconque. En revanchenous avons gardé précieusement le bon souvenir de quelques légendes, qui du fond des ténèbres poussiéreuses des siècles morts resplendissent en notre mémoire comme des traînées de lumière venues jusqu’à nous. Ces légendes, nous nous plaisons à les évoquer parfois. C’est ainsi qu’hier soir, à l’heure de l’apéritif, assis à la terrasse d’un café, un même souvenir de classe vint clore notre causerie. Nous disions que la vie était courte pour réaliser nos rêves. « D’autant plus courte, affirmais-je, que les poètes et les artistes, à de rares exceptions près, meurent jeunes, sans doute à cause de cette habitude – devenue bientôt une nécessité – de ne travailler, de ne s’amuser, de ne vivre enfin que la nuit. »
Mais Willette se récria : « Les poètes et les artistes meurent aussi vieux que M. Chevreul, plus vieux peut-être ! puisqu’ils vivent double, lanuit et le jour ! Nous sommes tous les frères de ce Pharaon de la vieille Égypte dont je ne sais plus le nom. »
« Ni moi non plus – répondis-je, mais son histoire, je la connais : il fit venir un devin et lui demanda danscombien de temps il mourrait. Le devin consulta les astres et y lut que le roi vivrait quinze ans encore. » – « J’en vivrai trente, dit le Pharaon. » Et il tint parole en effet. Car il but des philtres qui l’empêchèrent de dormir, et aux fêtes de chaque jour des fêtes nocturnes succédèrent dans ses palais illuminés ; ainsi vécut-il doublement pendant quinze années.
Nous aussi, un philtre nous empêche de dormir, un philtre qui s’appelle la pensée ; c’est pourquoi nous passons nos nuits à travers la Grande Ville que nous avons parcourue en tous sens, chacun de notre côté. Et la Reine des Cités, mauvaise aux autres, nous est amie ; plus qu’à n’importequi elle s’est montrée à nous sous ses multiples aspects. Puis une belle nuit elle a fini par nous faire remontrer.
De cette rencontre est née notre collaboration et ce petit livre : croquis légers, impressions rapides, parfois ironiques, ce n’est que cela ; des fantaisies dessinées ou écrites au coin d’une table, sur un bout de banc, dans les cabarets nocturnes et dans des bouges à la clarté du gas, comme aussi dehors en pleine rue, sous les bonnes étoiles.
R.D.
Paris, 2 août 1889.
Avec les heures avancées de la soirée, dès que le silence s’est fait sur Paris et que lentement, comme à regret semble-t-il, le soleil a disparu derrière les hautes maisons dont il a, un instant, incendié les toits, on dirait que, tout à coup, la ville se transforme ainsi qu’en un changement à vue. Même l’aspect topographique paraît se modifier. Désormais certaines rues désertées n’existent plus, et des quartiers entiers disparaissent enveloppés d’oubli et de sommeil. Il se crée comme une vie nouvelle, différente de la vie diurne, et qui va avoir besoin de milieux nouveaux pour se développer. Des centres de bruit et de lumière prennent naissance, que mettent en communication tout un réseau de voies, de rues et de boulevards, où va et vient, grouille et se multiplie la foule de cette race spéciale, les noctambules. Un autre Paris surgit dans Paris endormi, et l’espace qu’il occupe semble comprendre une large bande qui va du quartier Latin, englobant les Halles, un bout des boulevards intérieurs de la porte Saint-Denis à l’Opéra, pour s’étendre en ligne droite jusqu’au sommet de la butte Montmartre. C’est une sorte de Voie lactée qui zèbre la Capitale ; de ci de là seulement, comme des nébuleuses détachées sur le ciel, des coins rayonnent, rares, dans le silence et la nuit qui les environnent.
Mais pour se diriger à travers cette ville nocturne, il faut encore plus d’habitude que pour voyager dans le Paris grouillant en pleine lumière du jour. Car la population qui vit la nuit est plus diverse encore, composée d’éléments plus multiples que celle dont l’existence et le travail ont besoin de la clarté du soleil. Dès que l’obscurité est faite, se réveille la foule noctambule, qui renferme des types aussi variés que curieux. Chacun d’eux a sa particulière occupation, sa fonction ; il a aussi son milieu spécial qu’il quitte rarement et où il se complaît. Même parmi les viveurs, lesquels sont plus nomades, il y a des classes différentes les unes des autres qui fréquentent plus spécialement un quartier et qui, très nettement, se distinguent entre eux par leur extérieur seul et par des signes auxquels on ne se trompe guère : il y a le viveur de race, noble ou non, qui dépense sa fortune entre minuit et six heures du matin, correctement, en dilettante ; il y a le petit jeune homme qui s’amuse et fait des parties fines en mangeant l’argent de papa et de maman ; il y a encore le gros commerçant concluant une bonne affaire en l’arrosant de champagne et en l’assaisonnant de filles ; l’homme marié, père de famille, consommant une débauche avec des camarades ; le rastaquouère et le beau garçon aimé par ces dames ; les coulissiers, les commis de banque, ou les parieurs que la chance a favorisés ; les journalistes qui sur un coin de table corrigent l’article au moment de mettre sous presse ; le philosophe bohème, ami des chiens errants, comme eux sans domicile, stoïque et impassible comme eux ; des artistes qui flânent ; des calicots en bonne fortune ; cent et un types différents, facilement reconnaissables pour l’œil exercé du noctambule par goût, qui connaît tout le monde et que tout le monde connaît. Celui-là, vieux ou jeune, est plus aisément reconnaissable encore que les autres ; il a le teint, particulièrement blafard, de ceux qui vivent à la seule clarté du gaz ; et on le sent plus à l’aise que n’importe qui, partout et toujours chez lui, respirant sans difficulté l’atmosphère chargée de tabac des endroits fréquentés et à la mode, où la place manque pour faire même un geste.
Enfin les travailleurs nocturnes ; d’abord le musicien ambulant, affamé et maigre, qui va de café en brasserie, de brasserie en caboulot ; puis les ouvriers typographes, les porteurs de journaux, les laitiers, une infinité de types variés, jusqu’à l’éternel biffin, qui va armé de son crochet inexorable et de sa lanterne, la hotte au dos, fouillant dans la boite aux ordures où finissent aujourd’hui les royautés, les richesses et les amours !
Puisque c’est souvent au « violon » que se terminent de joyeuses nuits, il y a lieu, je crois, d’en parler tout d’abord afin d’indiquer les sûrs moyens d’y aller le moins souvent possible. Nul, en effet, n’en est exempt en notre bonne ville de liberté. On couche au violon, par exemple, pour avoir signé son nom sur l’asphalte des trottoirs, en… l’arrosant. Mais on y est conduit encore pour toutes sortes d’autres motifs excellents, et aussi pour rien, pour le plaisir… des braves sergots. C’est même ce qui arrive la plupart du temps : « Qu’est-ce que j’ai fait, » crie le bon bourgeois attardé, conduit au poste pour tapage nocturne et cris séditieux. – Et les agents de répondre : « Ça ne vous regarde pas ; vous vous expliquerez demain avec M. le Commissaire ! »
Au fait, ils ne font que leur devoir, ces braves sergents de ville ; on leur dit d’arrêter les gens ; ils les arrêtent, voilà tout. Ils ne peuvent cependant pas s’en prendre aux voleurs, lesquels sont armés et ne disent rien quand on ne les dérange pas dans leur besogne. Puis, ces messieurs dégringolent leur pante d’une façon si élégante ! Jules Jouy, lequel est pourtant bien, on le sait, avec le gouvernement, ne va-t-il pas jusqu’à prétendre que, dans les attaques nocturnes, les sergots, en vrais dilettanti, marquent les coups et tiennent ouverts les paris ? – Ça, je ne l’ai jamais vu, mais j’en crois sur parole le chanvre de Gamahut. En tout cas, qu’on ait été rossé ou non, on est fourré au violon. D’où vient, à propos, ce sobriquet ? Les dictionnaires d’étymologies en donnent d’ineptes explications, comme celle qui prétend que les grilles du poste de police donnent vaguement à celui-ci l’apparence d’un instrument à cordes ! La meilleure est celle qui rappelle qu’une sorte de carcan s’appelait au Moyen Âge psalterion. On mettait donc les gens au psalterion et, par analogie, au violon. – Mais Willette m’affirme que ce surnom vient de ce qu’après vous avoir mis dedans, les bons sergots s’en réjouissent, et vous y donnent une aubade ou plutôt un nocturne de leur façon. Je le crois volontiers, car Willette a une excellente mémoire.
Cette nuit est rare à Paris ; aussi, dès onze heures du soir, lorsqu’une exécution capitale doit avoir lieu, le bruit s’en répand-il, propagé à voix basse, comme un secret, de bouche en bouche. On en cause dans les cafés où les habitués de ces sortes de premières se réunissent. Car le Tout-Paris ne répugne pas aux émotions poignantes et dangereuses, qui le secouent un peu de sa sceptique apathie.
Aussitôt après minuit, des groupes se dirigent par les boulevards vers la place de la République ; le boulevard Voltaire, d’ordinaire vide, est animé vers une heure du matin jusque devant la rue de la Roquette, où stationnent, massés aux angles, des sergents de ville. La rue est pleine d’un monde affairé, semble-t-il. Tous ces gens, voyous et gentlemen, en guenilles et à la dernière mode, paraissent intéressés à la chose qui bientôt va se passer. Mais à cette heure, la foule est encore presque silencieuse : de-ci, de-là, elle va, vient. Dans la clarté du gaz, des appels stridents, des coups de sifflet percent seuls, par instants, une rumeur vague, indécise, comme effrayée et contenue.
Une dizaine de mètres avant d’arriver à la place de la Roquette, la rue est barrée ; un cordon d’agents et plus loin des municipaux sur deux rangées, avec, devant eux, de place en place, la clarté aiguë des baïonnettes au bout des fusils en faisceaux.
Mais le long des maisons de droite un passage est ménagé pour les privilégiés autorisés à pénétrer sur la place. Là, il y a un marchand de vin puis un bureau de tabac qui font dans les bâtisses noires de larges taches lumineuses où domine le rouge sanglant d’une lanterne. Les deux boutiques regorgent de monde, – un monde élégant qui cause discrètement, sans éclats de voix déplacés, – tandis qu’à gauche, un peu plus bas, en avant du cordon de gardiens, l’angle de la rue s’illumine des gaz flambant haut d’un vaste mastroquet. Ici la foule est mêlée : des journalistes et de louches personnages que diapre l’apparition de filles, nu-tête, les cheveux défaits, criardes et enrouées, aux nippes tapageuses.