Oeuvres Complètes de Platon - Platon . - E-Book

Oeuvres Complètes de Platon E-Book

Platón

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L'intégralité des ooeuvres du philosophe grec Platon traduites par Victor Cousin : Le Banquet, Les Lois, La République, Apologie de Socrate... EUTHYPHRON ou de la Sainteté APOLOGIE DE SOCRATE CRITON ou du Devoir PHEDON ou de l'Âme THEETETE ou de la Science PHILEBE ou du Plaisir PROTAGORAS ou les Sophistes GORGIAS ou sur la Rhétorique LYSIS ou de l'Amitié HIPPIAS ou du Beau MENEXENE ou l'Oraison funèbre ION ou de l'Iliade LE SECOND HIPPIAS ou du Mensonge EUTHYDEME ou le Disputeur LE PREMIER ALCIBIADE ou de la Nature humaine LE SECOND ALCIBIADE ou de la Prière HIPPARQUE ou l'Amour du gain LES RIVAUX ou de la Philosophie THEAGES ou de la vraie Instruction CHARMIDE ou de la Sagesse LACHES ou du Courage PHEDRE ou de la Beauté MENON ou de la Vertu LE BANQUET ou de l'Amour LES LOIS: les 12 livres LA REPUBLIQUE: les 10 livres CRATYLE ou de la Propriété des noms LE SOPHISTE ou de l'Être LE POLITIQUE ou de la Royauté PARMENIDE ou sur les Idées TIMEE ou de la Nature CRITIAS ou l'Atlantide TIMEE de Locres EPINOMIS ou le Philosophe MINOS CLITOPHON LETTRES DE PLATON DIALOGUES APOCRYPHES

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Oeuvres Complètes de Platon

EUTHYPHRONAPOLOGIE DE SOCRATECRITONPHÉDON ou De l'ÂmeTHÉÉTÈTEPHILÈBEPROTAGORASGORGIASLYSISHIPPIASMÉNEXÈNEIONLE SECOND HIPPIASEUTHYDÈMELE PREMIER ALCIBIADELE SECOND ALCIBIADEHIPPARQUELES RIVAUXTHÉAGÈSCHARMIDELACHÈSPHÈDREMÉNONLE BANQUETLES LOISLA RÉPUBLIQUECRATYLELE SOPHISTELE POLITIQUEPARMÉNIDETIMÉECRITIASLe manuscrit de Platon finit sur ces mots.ÉPINOMISMINOSCLITOPHONLETTRES DE PLATONDIALOGUES NON AUTHENTIQUESTESTAMENT DE PLATONPLATON SELON DIOGÈNE LAËRCELA VIE ET L’ŒUVRE DE PLATONBIOGRAPHIE DE PLATONSOCRATEPage de copyright

EUTHYPHRON

ou De la Sainteté

Traduction : Victor COUSIN

Argument philosophique

Dieu n'étant que le bien lui-même, l'ordre moral pris substantiellement, toutes les vérités morales s'y rapportent comme les rayons au centre, les modifications au sujet qui les fait être et qu'elles manifestent. Loin donc de se combattre, la morale et la religion se rattachent intimement l'une à l'autre et dans l'unité de leur principe réel et dans celle de l'esprit humain qui les conçoit, et ne peut pas ne pas les concevoir simultanément. Mais quand l'anthropomorphisme, abaissant la théologie au drame, fait de l'éternel un dieu de théâtre, tyrannique et passionné, qui, du haut de sa toute puissance, décide arbitrairement de ce qui est bien et de ce qui est mal ; c'est alors que la critique philosophique peut et doit, dans l'intérêt des vérités morales, s'autoriser de l'immédiate obligation qui les caractérise, pour les établir sur leur propre base, indépendamment de toute circonstance étrangère, indépendamment même de leur rapport à leur source primitive, se plaçant ainsi à dessein sur un terrain moins élevé, mais plus sûr, sachant perdre, quelque chose, pour ne pas tout perdre, et sauver au moins la morale du naufrage de la haute philosophie. Tel est le point de vue particulier sous lequel il faut envisager l'Euthyphron. Le devin Euthyphron représente une théologie insensée qui s'arroge le droit de constituer à son gré la morale ; Socrate, la conscience qui réclame son indépendance.

Socrate s'empresse de reconnaître qu'il y a une harmonie essentielle entre la morale et la religion, que tout ce qui est bien plaît à celui que nous devons concevoir comme le type et la substance de la raison éternelle ; mais il demande pourquoi le bien plaît à Dieu, s'il pourrait ne pas lui plaire, et s'il serait possible que le mal lui plût ? Non. Pourquoi donc le bien ne peut-il pas ne point plaire à Dieu ? C'est, en dernière analyse, par cela seul qu'il est bien ; toutes les autres raisons qu'on en peut donner supposent toujours celle-là et y reviennent. Il faut donc convenir que le bien n'est pas tel parce qu'il plaît à Dieu, mais qu'il plaît à Dieu parce qu'il est bien, et que par conséquent ce n'est pas dans des dogmes religieux qu'il faut chercher le titre primitif de la légitimité des vérités morales. Ces vérités, comme toutes les autres, se légitiment elles-mêmes, et n'ont pas besoin d'une autre autorité que celle de la raison qui les aperçoit et qui les proclame. La raison est à elle-même sa propre sanction. Cette conception du bien, et, pour parler le langage du temps de Socrate, cette conception du saint en lui-même, dégagé des formes extérieures qu'il peut revêtir, des circonstances qui l'accompagnent des conséquences même nécessaires qui en dérivent, considéré dans ce qu'il y a de propre et d'absolu, dans sa grandeur et sa beauté immédiates, est un exemple de l'idée dans le système de Platon.

Telle est la partie un peu générale de l'Euthyphron. Mais son objet spécial est la querelle particulière de la morale avec la théologie positive d'alors, fondée sur la pluralité des dieux. Socrate prouve aisément que l'unité de la morale périt dans le polythéisme ; que si le bien ou le saint est ce qui plaît aux dieux, ces dieux étant divers, et souvent en guerre entre eux, il est impossible de savoir si ce qui est agréable aux uns est agréable aux autres, et d'avoir une règle fixe. Nous ne reproduirons pas ici cette controverse, qui a perdu aujourd'hui toute importance philosophique ; mais on ne saurait la suivre et l'étudier avec trop de soin dans Platon, comme un monument de la morale que la théologie païenne avait faite à l'humanité, et du courage avec lequel Socrate attaqua cette morale et le système religieux dont elle émanait. Sous ce rapport, l'Euthyphron présente un haut intérêt historique. On ne peut se défendre d'une attention presque solennelle en lisant aujourd'hui ce petit dialogue, quand on songe que c'est là le premier manifeste d'indépendance de la conscience et de la raison ; la première discussion où le sentiment moral ait osé se séparer des formes religieuses qui le corrompaient, et revendiquer, au nom de sa propre dignité et de celle de la nature humaine, le droit imprescriptible d'être par lui-même saint et sacré.

Euthyphron

Personnages

EUTHYPHRON, Devin ; SOCRATE.

EUTHYPHRON. Quelle nouveauté, Socrate ? Quitter tes habitudes du Lycée pour le portique du Roi ! J'espère que tu n'as pas, comme moi, un procès devant le Roi ? SOCRATE. Non pas un procès, Euthyphron : les Athéniens appellent cela une affaire d'état. EUTHYPHRON. Une affaire d'état ! Quelqu'un t'accuse apparemment ; car pour toi, Socrate, je ne croirai jamais que tu accuses personne. SOCRATE. Certainement non. EUTHYPHRON. Ainsi donc, c'est toi qu'on accuse ? SOCRATE. Justement. EUTHYPHRON. Et quel est ton accusateur ? SOCRATE. Je ne le connais guère personnellement ; il paraît que c'est un jeune homme assez obscur ; on l'appelle, je crois, Mélitus ; il est du bourg de Pithos. Si tu te rappelles quelqu'un de Pithos, qui se nomme Mélitus, et qui ait les cheveux plats, la barbe rare, le nez recourbé, c'est mon homme. EUTHYPHRON. Je ne me rappelle personne qui soit ainsi fait ; mais quelle accusation, Socrate, ce Mélitus intente-t-il donc contre toi ? SOCRATE. Quelle accusation ? Une accusation qui ne marque pas un homme ordinaire ; car, à son âge, ce n'est pas peu que d'être instruit dans des matières si relevées. Il dit qu'il sait tout ce qu'on fait aujourd'hui pour corrompre la jeunesse, et qui sont ceux qui la corrompent. C'est apparemment quelque habile homme qui, connaissant mon ignorance, vient, devant la patrie, comme devant la mère commune, m'accuser de corrompre les hommes de son âge : et, il faut l'avouer, il me paraît le seul de nos hommes d'état qui entende les fondements d'une bonne politique ; car la raison ne dit-elle pas qu'il faut commencer par l'éducation des jeunes gens, et travailler à les rendre aussi vertueux qu'ils peuvent l'être, comme un bon jardinier donne ses premiers soins aux nouvelles plantes, et ensuite s'occupe des autres ? Mélitus tient sans doute la même conduite, et commence par nous retrancher, nous qui corrompons les générations dans leur fleur, comme il s'exprime, après quoi il étendra ses soins bienfaisants sur l'âge avancé, et rendra à sa patrie les plus grands services. On ne peut attendre moins d'un homme qui sait si bien commencer. EUTHYPHRON. Je le voudrais, Socrate ; mais je tremble de peur du contraire ; car, pour nuire à la patrie il ne peut mieux commencer qu'en attaquant Socrate. Mais apprends-moi, je te prie, ce qu'il t'accuse de faire pour corrompre la jeunesse. SOCRATE. Des choses qui d'abord, à les entendre, paraissent tout à fait absurdes ; car il dit que je fabrique des dieux, que j'en introduis de nouveaux, et que je ne crois pas aux anciens ; voilà de quoi il m'accuse. EUTHYPHRON. J'entends ; c'est à cause de ces inspirations extraordinaires, qui, dis-tu, ne t'abandonnent jamais. Sur cela, il vient t'accuser devant ce tribunal d'introduire dans la religion des opinions nouvelles, sachant bien que le peuple est toujours prêt à recevoir ces sortes de calomnies. Que ne m'arrive-t-il pas à moi-même, lorsque, dans les assemblées, je parle des choses divines, et que je prédis ce qui doit arriver ! ils se moquent tous de moi comme d'un fou : ce n'est pas qu'aucune des choses que j'ai prédites ait manqué d'arriver ; mais c'est qu'ils nous portent envie à tous tant que nous sommes, qui avons quelque mérite. Que faire ? Ne pas s'en mettre en peine, et aller toujours son chemin. SOCRATE. Mon cher Euthyphron, être un peu moqué n'est peut-être pas une grande affaire : car, après tout, à ce qu'il me semble, les Athéniens s'embarrassent assez peu qu'un homme soit habile, pourvu qu'il renferme son savoir en lui-même ; mais dès qu'il s'avise d'en faire part aux autres, [3d] alors ils se mettent tout de bon en colère, ou par envie, comme tu dis, ou par quelque autre raison. EUTHYPHRON. Quant à cela, je n'ai pas grande tentation, Socrate, d'éprouver les sentiments qu'ils ont pour moi. SOCRATE. Voilà donc pourquoi tu es si fort réservé, et ne communiques pas volontiers ta sagesse ; mais, pour moi, et je crains fort que les Athéniens ne s'en soient aperçus, l'amour que j'ai pour les hommes me porte à leur enseigner tout ce que je sais, non seulement sans leur demander de récompense, mais en les prévenant même, et en les pressant de [3e] m'écouter. Si l'on se contentait de me plaisanter un peu, comme tu dis qu'on le fait de toi, ce ne serait pas chose si désagréable que de passer ici quelques heures à rire et à se divertir ; mais si on le prend au sérieux, il n'y a que vous autres devins qui sachiez ce qui en adviendra. EUTHYPHRON. J'espère que tout ira bien, Socrate, et que tu conduiras heureusement à bout ton affaire, comme moi la mienne. SOCRATE. Tu as donc ici quelque affaire ? Te défends-tu, ou poursuis-tu ? EUTHYPHRON. Je poursuis. SOCRATE. Et qui ? EUTHYPHRON. [4a] Quand je te l'aurai dit, tu me croiras fou. SOCRATE. Comment ! Poursuis-tu quelqu'un qui ait des ailes ? EUTHYPHRON. Celui que je poursuis, au lieu d'avoir des ailes, est si vieux qu'à peine il peut marcher. SOCRATE. Et qui est-ce donc ? EUTHYPHRON. C'est mon père SOCRATE. Ton père EUTHYPHRON. Oui, mon père. SOCRATE. Eh ! de quoi l'accuses-tu ? EUTHYPHRON. D'homicide. SOCRATE. D'homicide ! Par Hercule ! Voilà une accusation au-dessus de la portée du vulgaire, qui jamais n'en sentira la justice : un homme ordinaire ne [4b] serait pas en état de la soutenir. Pour cela, il faut un homme déjà fort avancé en sagesse. EUTHYPHRON. Oui, certes, fort avancé, Socrate. SOCRATE. Est-ce quelqu'un de tes parents, que ton père a tué. Il le faut ; car, pour un étranger, tu ne mettrais pas ton père en accusation. EUTHYPHRON. Quelle absurdité ! Socrate, de penser qu'il y ait à cet égard de la différence entre un parent et un étranger ! La question est de savoir si celui qui a tué, a tué justement ou injustement. Si c'est justement, il faut laisser en paix le meurtrier ; si c'est injustement, tu es obligé de le [4c] poursuivre, fût-il ton ami, ton hôte. C'est te rendre complice du crime, que d'avoir sciemment commerce avec le criminel, et que de ne pas poursuivre la punition, qui seule peut vous absoudre tous deux. Mais pour te mettre au fait, le mort était un de nos fermiers, qui tenait une de nos terres quand nous demeurions à Naxos. Un jour, qu'il avait trop bu, il s'emporta si violemment contre un esclave, qu'il le tua. Mon père le fit mettre dans une basse-fosse, pieds et poings lies, et sur l'heure même il [4d] envoya ici consulter l'exégète pour savoir ce qu'il devait faire, et pendant ce temps-là, négligea le prisonnier, comme un assassin dont la vie n'était d'aucune conséquence ; aussi en mourut-il ; la faim, le froid et la pesanteur de ses chaînes le tuèrent avant que l'homme que mon père avait envoyé fût de retour. Sur cela toute la famille s'élève contre moi, de ce que pour un assassin j'accuse mon père d'un homicide, qu'ils prétendent qu'il n'a pas commis : et quand même il l'aurait commis, ils soutiennent que je ne devrais pas le poursuivre, puisque le mort était un meurtrier ; et que d'ailleurs c'est une action impie qu'un fils poursuive [4e] son père criminellement : tant ils sont aveugles sur les choses divines, et incapables de discerner ce qui est impie et ce qui est saint. SOCRATE. Mais, par Zeus, toi-même, Euthyphron, penses-tu connaître si exactement les choses divines, et pouvoir démêler si précisément ce qui est saint d'avec ce qui est impie, que, tout s'étant passé comme tu le racontes, tu poursuives ton père sans craindre de commettre une impiété ? EUTHYPHRON. Je m'estimerais bien peu, et Euthyphron n'aurait guère d'avantage sur les [5a] autres hommes, s'il ne savait tout cela parfaitement. SOCRATE. O merveilleux Euthyphron ! je vois bien que le meilleur parti que je puisse prendre, c'est de devenir ton disciple, et de faire signifier à Mélitus, avant le jugement de mon procès, que j'ai toujours attaché le plus grand prix à bien connaître les choses divines ; et qu'aujourd'hui, voyant qu'il m'accuse d'être tombé dans l'erreur en introduisant témérairement des idées nouvelles sur la religion, je me suis mis à ton [5b] école. Ainsi, Mélitus, lui dirai-je, si tu avoues qu'Euthyphron est habile en ces matières, et qu'il a les bonnes opinions, sache que je pense comme lui, et cesse de me poursuivre ; si, au contraire, tu tiens qu'Euthyphron n'est pas orthodoxe, fais assigner le maître avant l'écolier. Accuse-le de perdre, non pas les jeunes gens, mais les vieillards, son père et moi : moi, en m'enseignant une fausse doctrine ; son père, en le poursuivant d'après cette doctrine. Que si, sans aucun égard à ma demande, il continue à me poursuivre, ou que, me laissant là, il s'en prenne à toi, tu ne manqueras pas de comparaître, et de dire la même chose que je lui aurai fait signifier. EUTHYPHRON. Je te le promets sur ma parole, Socrate ; s'il est assez imprudent pour [5c] s'attaquer à moi, je saurai bien trouver son faible, et il courra plus de risques que moi dans cette affaire. SOCRATE. Je le crois, mon cher Euthyphron, et voilà pourquoi je souhaite tant d'être ton disciple, bien assuré qu'il n'y a personne assez hardi pour te regarder en face, non pas même Mélitus, lui, qui me voit si bien jusqu'au fond de l'âme, qu'il m'accuse d'impiété. Présentement donc, au nom des dieux, enseigne-moi ce que tu prétendais tantôt savoir si bien : qu'est-ce que le saint et l'impie sur le meurtre ; et [5d] sur tout autre sujet ? La sainteté n'est-elle pas toujours semblable à elle-même dans toutes sortes d'actions ? Et l'impiété, qui est son contraire, n'est-elle pas aussi toujours la même, de sorte que le même caractère d'impiété se trouve toujours dans tout ce qui est impie ? EUTHYPHRON. Assurément, Socrate. SOCRATE. Et qu'appelles-tu saint et impie ? EUTHYPHRON. J'appelle saint, par exemple, ce que je fais aujourd'hui, de poursuivre en justice tout homme qui commet des meurtres, des sacrilèges et autres [5e] choses pareilles ; père, mère, frère ou qui que ce soit : ne pas le faire, voilà ce que j'appelle impie. Suis-moi bien, je te prie ; je veux te donner une preuve sans réplique que ma définition est exacte, et qu'il est juste, comme je l'ai déjà dit à beaucoup de personnes, de n'avoir aucun ménagement pour l'impie, quel qu'il soit. La religion n'enseigne-t-elle pas que Zeus est le meilleur et le plus juste des dieux ? et n'enseigne-t-elle [6a] pas aussi qu'il enchaîna son propre père, parce qu'il dévorait ses enfants, sans cause légitime ; et que Cronos avait mutilé son père pour quelque autre motif semblable ? Cependant on s'élève contre moi quand je poursuis une injustice atroce ; et l'on se jette dans une manifeste contradiction, en jugeant si différemment de la conduite de ces dieux et de la mienne. SOCRATE. Eh ! c'est là précisément, Euthyphron, ce qui me fait appeler en justice aujourd'hui, parce que, quand on me fait de ces contes sur les dieux, je ne les reçois qu'avec peine ; c'est sur quoi apparemment portera l'accusation. Allons, si toi, qui es si habile sur les choses divines, tu es [6b] d'accord avec le peuple, et si tu crois à tout cela, il faut bien de toute nécessité que nous y croyions aussi, nous qui confessons ingénument ne rien entendre à de si hautes matières. C'est pourquoi, au nom du dieu qui préside à l'amitié, dis-moi, crois-tu que toutes les choses que tu viens de me raconter, sont réellement arrivées ? EUTHYPHRON. Et de bien plus étonnantes, Socrate, que le vulgaire ne soupçonne pas. SOCRATE. Tu crois sérieusement qu'entre les dieux il y a des querelles, des haines, des combats, et tout ce que les poètes et les peintres nous représentent [6c] dans leurs poésies et dans leurs tableaux, ce qu'on étale partout dans nos temples, et dont on bigarre ce voile mystérieux qu'on porte en procession à l'Acropolis, pendant les grandes Panathénées ? Euthyphron, devons-nous recevoir toutes ces choses comme des vérités ? EUTHYPHRON. Non seulement celles-là, Socrate mais beaucoup d'autres encore, comme je te le disais tout à l'heure, que je t'expliquerai si tu veux, et qui t'étonneront, sur ma parole. SOCRATE. Je le crois ; mais tu me les expliqueras une autre fois plus à loisir. Présentement, tâche de m'expliquer un peu plus clairement ce que je t'ai [[6d] demandé ; car tu n'as pas encore satisfait à ma question, et ne m'as pas enseigné ce que c'est que la sainteté : tu m'as dit seulement que le saint, c'est ce que tu fais en accusant ton père d'homicide. EUTHYPHRON. Je t'ai dit la vérité. SOCRATE. Peut-être ; mais n'y a-t-il pas beaucoup d'autres choses que tu appelles saintes ? EUTHYPHRON. Sans doute. SOCRATE. Souviens-toi donc, je te prie, que ce que je t'ai demandé, ce n'est pas que tu m'enseignasses une ou deux choses saintes parmi un grand nombre d'autres qui le sont aussi : je t'ai prié de m'exposer l'idée de la sainteté en [6e] elle-même. Car tu m'as dit toi-même, qu'il y a un seul et même caractère qui fait que les choses saintes sont saintes, comme il y en a un qui fait que l'impiété est toujours impiété : ne t'en souviens-tu pas ? EUTHYPHRON. Oui, je m'en souviens. SOCRATE. Enseigne-moi donc quelle est cette idée, quel est ce caractère, afin que l'ayant toujours devant les yeux, et m'en servant comme du vrai modèle, je sois en état d'assurer, sur tout ce que je te verrai faire, à toi ou aux autres, que ce qui lui ressemble est saint, et que ce qui ne lui ressemble pas est impie. EUTHYPHRON. Si c'est là ce que tu veux, Socrate, je suis prêt à te satisfaire. SOCRATE. Oui, c'est là ce que je veux. EUTHYPHRON. Eh bien ! je dis que le saint est ce qui est agréable aux dieux, et que [7a] l'impie est ce qui leur est désagréable. SOCRATE. Fort bien, Euthyphron ; tu m'as enfin répondu précisément comme je te l'avais demandé. Si tu dis vrai, c'est ce que je ne sais pas encore ; mais sans doute tu me convaincras de la vérité de ce que tu avances. EUTHYPHRON. Je t'en réponds. SOCRATE. Voyons, examinons bien ce que nous disons. Une chose sainte, un homme saint, c'est une chose, c'est un homme qui est agréable aux dieux : une chose impie, un homme impie, c'est un homme, c'est une chose qui leur est désagréable. Ainsi, le saint et l'impie sont directement opposés ; n'est-ce pas ? EUTHYPHRON. Certainement. SOCRATE. [7b] Et tu admets cela sans hésiter ? EUTHYPHRON. Sans hésiter, Socrate ; voilà qui est admis. SOCRATE. Mais n'admets-tu pas aussi que les dieux ont souvent entre eux des inimitiés et des haines, et qu'ils sont souvent brouillés et divisés ? EUTHYPHRON. Admis. SOCRATE. Examinons donc sur quoi peut rouler cette différence de sentiments qui produit entre eux ces inimitiés et ces haines. Si nous disputions ensemble sur deux nombres pour savoir lequel est le plus grand, ce différend nous rendrait-il ennemis, et nous armerait-il l'un contre l'autre ? [7c] Et en nous mettant à compter, ne serions-nous pas bientôt d'accord ? EUTHYPHRON. Cela est sûr. SOCRATE. Et si nous disputions sur les différentes grandeurs des corps, ne nous mettrions-nous pas à mesurer, et cela ne finirait-il pas sur-le-champ notre dispute ? EUTHYPHRON. Sur-le-champ. SOCRATE. Et si nous contestions sur la pesanteur, notre différend ne serait-il pas bientôt terminé par le moyen d'une balance ? EUTHYPHRON. Sans difficulté. SOCRATE. Qu'y a-t-il donc, Euthyphron, qui puisse nous rendre ennemis irréconciliables, si nous venions à en disputer sans avoir de règle fixe à laquelle nous puissions avoir recours ? Peut-être ne te vient-il présentement aucune de ces choses-là dans l'esprit : je vais donc t'en [7d] proposer quelques-unes. Vois un peu si par hasard ce ne serait pas le juste et l'injuste, l'honnête et le déshonnête, le bien et le mal. Ne sont-ce pas là les choses sur lesquelles, faute d'une règle suffisante pour nous mettre d'accord dans nos différends, nous nous jetons dans des inimitiés déplorables ? Et quand je dis-nous, j'entends tous les hommes. EUTHYPHRON. En effet, voilà bien la cause de toutes nos querelles. SOCRATE. Et s'il est vrai que les dieux soient en différend sur certaines choses, ne faut-il pas que ce soit sur quelqu'une de celles-là ? EUTHYPHRON. Nécessairement. SOCRATE. [7e] Ainsi donc, selon toi, sage Euthyphron, les dieux sont divisés sur le juste et l'injuste, sur l'honnête et le déshonnête, sur le bien et le mal ? Car ils ne peuvent avoir aucun autre sujet de dispute ; n'est-ce pas ? EUTHYPHRON. Fort bien dit. SOCRATE. Et les choses que chacun des dieux trouve honnêtes, bonnes et justes, il les aime, et il hait leurs contraires ? EUTHYPHRON. Oui. SOCRATE. Et, selon toi, une même chose paraît juste aux uns et injuste aux autres, [8α] et c'est là la source de leurs discordes et de leurs guerres ; n'est-ce pas ? EUTHYPHRON. Sans doute. SOCRATE. Il suit de là qu'une même chose est aimée et haïe des dieux ; qu'elle leur est en même temps agréable et désagréable. EUTHYPHRON. A ce qu'il semble. SOCRATE. D'après ce raisonnement le saint et l'impie sont donc la même chose. EUTHYPHRON. Cela pourrait bien être. SOCRATE. Mais alors, tu n'as pas satisfait à ma question, admirable Euthyphron ; car je ne te demandais pas ce qui est tout à la fois saint et impie, tandis [8b] qu'ici, à ce qu'il paraît, ce qui plaît aux dieux peut aussi leur déplaire, de manière qu'en poursuivant la punition de ton père, mon cher Euthyphron tu plairas à Zeus, et déplairas à Ouranos et à Cronos ; tu seras agréable à Héphaistos, et désagréable à Héra, et ainsi des autres dieux qui ne seront pas du même sentiment sur ton action. EUTHYPHRON. Mais je pense, Socrate, qu'il n'y a point sur cela de dispute entre les dieux, et qu'aucun d'eux ne prétend qu'on laisse impuni celui qui a commis injustement un meurtre. SOCRATE. Y a-t-il donc un homme qui le prétende ? En as-tu jamais vu qui ait osé [8c] mettre en question, si celui qui a tué quelqu'un injustement ou commis toute autre injustice, doit en être puni ? EUTHYPHRON. On ne voit partout autre chose ; on n'entend dans les tribunaux que des gens qui, ayant commis mille injustices, disent et font tout ce qu'ils peuvent pour en éviter la punition. SOCRATE. Mais ces gens-là, Euthyphron, avouent-ils qu'ils aient commis ces injustices, ou, l'avouant, soutiennent-ils qu'ils ne doivent pas en être punis ? EUTHYPHRON. Non pas, il est vrai. SOCRATE. Ils ne disent et ne font donc pas tout ce qu'ils peuvent ; car ils n'osent soutenir, ni même mettre en question, que, leur injustice étant avérée, ils [8d] ne doivent pas être punis ; seulement ils prétendent n'avoir commis aucune injustice : n'est-il pas vrai ? EUTHYPHRON. J'en conviens. SOCRATE. Ils ne mettent donc pas en question si celui qui est coupable d'une injustice doit en porter la peine. L'unique sujet du débat est de savoir qui a commis l'injustice, comment, et en, quelle occasion. EUTHYPHRON. Cela est certain. SOCRATE. La même chose n'arrive-t-elle pas dans le ciel, si, comme tu le dis, les dieux sont en différent sur le juste et sur l'injuste ? Les uns ne soutiennent-ils pas que les autres sont injustes ? Et ces derniers [8e] n'assurent-ils pas le contraire ? Car ni dieu, ni homme, n'oserait prétendre que celui qui fait une injustice ne doit pas en être puni. EUTHYPHRON. Tout ce que tu dis là est vrai, Socrate, au moins en général. SOCRATE. Dis aussi en particulier ; car c'est sur des actions particulières que I'on dispute, hommes ou dieux : si donc les dieux disputent sur quelque chose, ce doit être sur quelque chose de particulier ; les uns doivent dire que telle action est juste, les autres qu'elle est injuste. N'est-ce pas ? EUTHYPHRON. Assurément. SOCRATE. [9a] Viens donc, cher Euthyphron, pour mon instruction particulière ; apprends-moi quelle preuve certaine tu as que les dieux ont tous désapprouvé la mort de ton fermier, qui, après avoir si brutalement assommé son camarade, mis aux fers par le maître de celui qu'il avait tué, y est mort lui-même avant que ton père eût pu recevoir d'Athènes la réponse qu'il attendait : montre-moi qu'en cette rencontre, c'est une action pieuse et juste, qu'un fils accuse son père d'homicide, et qu'il en poursuive la punition ; et tâche, de me prouver, mais d'une manière nette [9b] et claire, que tous les dieux approuvent l'action de ce fils. Si tu le fais, je ne cesserai, pendant toute ma vie, de célébrer ton habileté. EUTHYPHRON. Cela n'est peut-être pas une petite affaire, Socrate ; non que je ne sois en état de te le prouver très clairement. SOCRATE. J'entends : tu me crois la tête plus dure qu'a tes juges ; car, pour eux, tu leur prouveras bien que ton fermier est mort injustement, et que tous les dieux désapprouvent l'action de ton père. EUTHYPHRON. Oui, pourvu qu'ils veuillent m'écouter. SOCRATE. [9c] Oh ! ils ne manqueront pas de t'écouter, pourvu que tu leur fasses de beaux discours. Mais voici une réflexion que je fais pendant que tu me parles ; je me dis en moi-même : Quand Euthyphron me prouverait que [9d] tous les dieux trouvent la mort de son fermier injuste, Euthyphron m'aurait-il mieux appris ce que c'est que le saint et l'impie ? La mort de ce fermier a déplu aux dieux, à ce qu'il prétend, je le veux ; mais ce n'est pas là une définition du saint et de son contraire, puisque les dieux sont partagés, et que ce qui est désagréable aux uns est agréable aux autres. Que tous les dieux trouvent injuste l'action de ton père, qu'ils l'abhorrent tous, soit ; je l'accorde, mais alors corrigeons un peu notre définition, je te prie, et disons : Ce qui est désagréable à tous les dieux est impie, ce qui est agréable à tous les dieux est saint, et ce qui, est agréable aux uns et désagréable aux autres, n'est ni saint ni impie, ou l'un et l'autre en même temps. Veux-tu que nous nous en tenions à cette définition du saint et de l'impie ? EUTHYPHRON. Qui t'en empêche, Socrate ? SOCRATE. Ce n'est pas moi ; mais vois toi-même si cela te convient, et si sur ce principe tu m'enseigneras mieux ce que tu m'as promis. EUTHYPHRON. [9e] Pour moi, je ne ferais pas difficulté d'admettre que le saint est ce qui est agréable à tous les dieux ; et l'impie, ce qui leur est désagréable à tous. SOCRATE. Examinerons-nous cette définition pour voir si elle est vraie, ou la recevrons-nous sans autre façon, et aurons-nous ce respect pour nous et pour les autres, que nous donnions les mains à toutes nos imaginations, et qu'il suffise qu'un homme assure qu'une chose est, pour la croire ; ou faut-il bien examiner ce qu'on dit ? EUTHYPHRON. Il faut l'examiner ; mais je suis certain que, pour cette fois, ce que nous venons d'établir est inattaquable. SOCRATE. [10a] C'est ce que nous allons voir tout à l'heure ; essayons. Le saint est-il aimé des dieux parce qu'il est saint, ou est-il saint parce qu'il est aimé des dieux ? EUTHYPHRON. Je n'entends pas bien ce que tu dis là, Socrate. SOCRATE. Je vais tâcher de m'expliquer. Ne disons-nous pas qu'une chose est portée, et qu'une chose porte ? qu'une chose est vue, et qu'une chose voit ? qu'une chose est poussée, et qu'une chose pousse ? Comprends-tu que toutes ces choses diffèrent, et en quoi elles diffèrent ? EUTHYPHRON. Il me semble que je le comprends. SOCRATE. Ainsi la chose aimée est différente de celle qui aime ? EUTHYPHRON. Belle demande ! SOCRATE. [10b] Et, dis-moi, la chose portée est-elle portée, parce qu'on la porte, ou par quelque autre raison ? EUTHYPHRON. Par aucune autre raison, sinon qu'on la porte. SOCRATE. Et la chose poussée est poussée parce qu'on la pousse, et la chose vue est vue parce qu'on la voit ? EUTHYPHRON. Assurément. SOCRATE. Il n'est donc pas vrai qu'on voit une chose parce qu'elle est vue ; mais, au contraire, elle est vue parce qu'on la voit. Il n'est pas vrai qu'on pousse une chose parce qu'elle est poussée ; mais elle est poussée parce qu'on la pousse. Il n'est pas vrai qu'on porte une chose parce qu'elle est portée ; mais elle est portée parce qu'on la porte : cela est-il assez clair ? [10c] Entends-tu bien ce que je veux dire ? Je veux dire qu'on ne fait pas une chose parce qu'elle est faite, mais qu'elle est faite parce qu'on la fait ; que ce qui pâtit ne pâtit pas parce qu'il est pâtissant, mais qu'il est pâtissant parce qu'il pâtit. N'est-ce pas ? EUTHYPHRON. Qui en doute ? SOCRATE. Être aimé n'est-ce pas aussi un fait, ou une manière de pâtir ? EUTHYPHRON. Oui. SOCRATE. Et n'en est-il pas de ce qui est aimé comme de tout le reste ? ce n'est pas parce qu'il est aimé qu'on l'aime ; mais c'est parce qu'on l'aime qu'il est aimé. EUTHYPHRON. Cela est plus clair que le jour. SOCRATE. [10d] Que dirons-nous donc du saint, moi cher Euthyphron ? Tous les dieux ne l'aiment-ils pas, selon toi ? EUTHYPHRON. Oui, sans doute. SOCRATE. Est-ce parce qu'il est saint, ou par quelque autre raison ? EUTHYPHRON. Par aucune autre raison, sinon qu'il est saint. SOCRATE. Ainsi donc, ils l'aiment parce qu'il est saint ; mais il n'est pas saint parce qu'ils l'aiment. EUTHYPHRON. Il paraît. SOCRATE. D'un autre côté, le saint n'est aimable aux dieux, n'est aimé des dieux, que parce que les dieux l'aiment ? EUTHYPHRON. Qui peut le nier ? SOCRATE. Il suit de là, cher Euthyphron, qu'être aimable aux dieux, et être saint, sont choses fort différentes. EUTHYPHRON. [10e] Comment, Socrate ? SOCRATE. Oui, puisque nous sommes tombés d'accord que les dieux aiment le saint parce qu'il est saint, et qu'il n'est pas saint parce qu'ils l'aiment. N'en sommes-nous pas convenus ? EUTHYPHRON. Je l'avoue. SOCRATE. Au contraire, ce qui est aimable aux dieux n'est tel que parce que les dieux l'aiment, par le fait même de leur amour ; et les dieux ne l'aiment point parce qu'il est aimable aux dieux. EUTHYPHRON. Cela est vrai. SOCRATE. Or, mon cher Euthyphron, si être aimable aux dieux et être saint étaient la même chose, comme le saint n'est aimé que parce qu'il est saint, il s'ensuivrait que ce qui est aimable aux dieux serait aimé des dieux par l'énergie de sa propre nature ; et, comme ce qui est aimable aux dieux n'est aimé des dieux que parce qu'ils l'aiment, il serait vrai de dire que le saint n'est saint que parce qu'il est aimé des dieux. Tu vois donc bien qu'être aimable aux dieux et être saint ne se ressemblent guère : car l'un n'a d'autres titres à l'amour des dieux que cet amour même ; l'autre possède cet amour parce qu'il y a des titres. Ainsi, mon cher Euthyphron, quand je te demandais ce que c'est précisément que le saint, tu n'as pas voulu sans doute m'expliquer son essence, et tu t'es contenté de m'indiquer une de ses propriétés, qui est d'être aimé de tous les dieux. Mais quelle est la nature même de la sainteté ? C'est ce que tu ne m'as pas encore dit. Si donc tu l'as pour agréable, je t'en conjure, ne m'en fais pas un secret ; et, commençant enfin par le commencement, apprends-moi ce que c'est que le saint, qu'il soit aimé des dieux ou quelque autre chose qui lui arrive ; car, sur cela, nous n'aurons pas de dispute. Allons, dis-moi franchement ce que c'est que le saint et l'impie. EUTHYPHRON. Mais, Socrate, je ne sais comment t'expliquer ce que je pense ; car tout ce que nous établissons semble tourner autour de nous, et ne vouloir pas tenir en place. SOCRATE. Euthyphron ; tes principes ressemblent assez aux figures de Dédale, mon aïeul. Si c'était moi qui eusse mis en avant ces principes, tu n'aurais pas manqué de me dire que je tiens de lui cette belle qualité de faire des ouvrages qui s'enfuient, et ne veulent pas demeurer en place. Malheureusement c'est toi qui es ici l'ouvrier. Il faut donc que je cherche d'autres railleries ; car certainement tes principes t'échappent, et tu t'en aperçois bien toi-même. EUTHYPHRON. Pour moi, Socrate, je n'ai pas besoin de chercher d'autres railleries, car ce n'est pas moi qui inspire à nos raisonnements cette instabilité qui les fait changer à tout moment ; c'est toi qui me parais le vrai Dédale. S'il n'y avait que moi, nos principes ne remueraient pas. SOCRATE. Je suis donc plus habile dans mon art que n'était Dédale ; il ne savait donner cette mobilité qu'à ses propres ouvrages, au lieu que je la donne, à ce qu'il me paraît, non seulement aux miens, mais à ceux des autres : et ce qu'il y a d'admirable, c'est que je suis habile malgré moi ; car j'aimerais incomparablement mieux des principes fixes et inébranlables que l'habileté de mon aïeul avec les trésors de Tantale. Mais voilà assez raillé : puisque tu crains si fort la peine, je veux aller à ton secours, et te montrer comment tu pourras me conduire à la connaissance de ce qui est saint, et ne pas me laisser en route. Vois un peu s'il ne te semble pas d'une nécessité absolue que tout ce qui est saint soit juste. EUTHYPHRON. Cela ne se peut autrement. SOCRATE. Tout ce qui est juste te paraît-il saint, ou tout ce qui est saint te paraît-il juste, ou crois-tu que ce qui est juste n'est pas toujours saint, mais seulement qu'il y a des choses justes qui sont saintes, et d'autres qui ne le sont pas ? EUTHYPHRON. Je ne te suis pas bien, Socrate. SOCRATE. Cependant tu as sur moi deux grands avantages, la jeunesse et l'habileté : mais, comme je te le disais tout à l'heure, bienheureux Euthyphron, tu te reposes dans ta sagesse. Je t'en prie, secoue cette mollesse ; ce que je te dis n'est pas bien difficile à entendre, c'est tout simplement le contraire de ce qu'avance un poète : Tu n'oses pas chanter Zeus, qui a créé et ordonné cet univers : la honte est compagne de la peur. Je ne suis point du tout d'accord avec ce poète : te dirai-je en quoi ? EUTHYPHRON. Oui, tu m'obligeras. SOCRATE. Il ne me paraît point du tout vrai que la honte accompagne toujours la peur ; car il me semble qu'on voit tous les jours des gens qui craignent les maladies et la pauvreté, et beaucoup d'autres choses, et qui cependant n'ont aucune honte de ce qu'ils craignent. N'es-tu pas de cet avis ? EUTHYPHRON. Tout à fait. SOCRATE. Au contraire, la peur suit toujours la honte ; car y a-t-il un homme à qui [12c] le sentiment d'une action honteuse ne fasse craindre la mauvaise réputation, qui en est la suite ? EUTHYPHRON. Assurément, pas un. SOCRATE. Il n'est donc pas vrai de dire : La honte est compagne de la peur ; mais il faut dire : La peur est compagne de la honte ; car il est faux que la honte se trouve partout où est la peur : la peur a plus d'étendue que la honte. La honte est à la peur ce que l'impair est au nombre. Partout où il y a un nombre, là ne se trouve pas nécessairement l'impair ; mais partout où est l'impair là se trouve nécessairement un nombre. M'entends-tu présentement ? EUTHYPHRON. Fort bien. SOCRATE. Eh bien ! c'est ce que je te demandais tout à l'heure, si le saint et le juste [12d] marchent toujours ensemble ; ou si partout où est le saint, là se trouve aussi le juste, tandis que le saint ne se trouve pas toujours où est le juste, le saint n'étant qu'une partie du juste. Poserons-nous cela pour principe, ou es-tu d'un autre sentiment ? EUTHYPHRON. Non ; il me semble que ce principe ne peut être contesté. SOCRATE. Prends garde à ce qui va suivre. Si le saint est une partie du juste, il faut que nous trouvions quelle partie du juste c'est que le saint ; comme si tu me demandais quel nombre c'est précisément que le pair, je te répondrais que c'est le nombre qui se divise en deux parties égales. Ne le crois-tu pas comme moi ? EUTHYPHRON. Sans doute. SOCRATE. [12e] Essaie donc aussi de m'apprendre quelle partie du juste c'est que le saint, afin que je signifie à Mélitus qu'il n'ait plus à m'accuser d'impiété, moi qui ai parfaitement appris de toi ce que c'est que la piété et la sainteté, et leurs contraires. EUTHYPHRON. Pour moi, Socrate, il me semble, que la sainteté est cette partie du juste qui concerne les soins que l'homme doit aux dieux, et que toutes les autres parties du juste regardent les soins que les hommes se doivent les uns aux autres. SOCRATE. A merveille, Euthyphron ; cependant il me manque encore quelque petite [13a] chose : je ne comprends pas bien ce que tu entends par des soins que les hommes doivent aux dieux. Certainement tu ne veux pas parler de soins semblables à ceux qu'on prend d'autres choses ? Par exemple, nous disons tous les jours qu'il n y a que le cavalier qui sache prendre soin d'un cheval ; n'est-ce pas ? EUTHYPHRON. Oui, sans doute. SOCRATE. Le soin des chevaux regarde donc l'art du cavalier ? EUTHYPHRON. Assurément. SOCRATE. Et tous les hommes ne sont pas propres à avoir soin des chiens ; il n'y a que le chasseur. EUTHYPHRON. Il n y a que lui. SOCRATE. Ainsi l'emploi du chasseur est le soin des chiens ? EUTHYPHRON. [13b] Sans difficulté. SOCRATE. Et celui du bouvier, le soin des bœufs ? EUTHYPHRON. Oui. SOCRATE. Et celui de la sainteté, le soin des dieux ; n'est-ce pas ce que tu dis ? EUTHYPHRON. Précisément. SOCRATE. Tout soin n'a-t-il pas pour but le bien et l'utilité de qui en est l'objet ? Ne vois-tu pas que les chevaux dont un habile cavalier prend soin, y gagnent ? EUTHYPHRON. Oui. SOCRATE. N'en est-il pas ainsi des chiens et des bœufs, sous la main du chasseur et [13c] du bouvier ? et n'en est-il pas ainsi de tout ? Ou peux-tu croire que les soins qu'on prend d'une chose tendent à son préjudice ? EUTHYPHRON. Non, par Zeus. SOCRATE. Ils tendent donc à son profit ? EUTHYPHRON. Assurément. SOCRATE. La sainteté, étant le soin des dieux, tend donc à leur utilité, et leur profite. Mais, dis-moi, oserais-tu avancer que, lorsque tu fais une action sainte, elle profite à quelqu'un des dieux ? EUTHYPHRON. Non, par Jupiter. SOCRATE. Je ne crois pas non plus que ce soit ta pensée ; j'en suis bien éloigné : [13d] c'est aussi pourquoi je te demandais de quel soin des dieux tu veux parler, bien persuadé que ce n'est pas de celui-là. EUTHYPHRON. Tu me rends justice, Socrate. SOCRATE. Très bien ; mais quel soin des dieux est-ce donc que la sainteté ? EUTHYPHRON. Celui, Socrate, que les serviteurs ont de leurs maîtres. SOCRATE. J'entends ; la sainteté serait comme la servante des dieux. EUTHYPHRON. C'est cela. SOCRATE. Pourrais-tu me dire à quoi l'art du médecin lui sert ? N'est-ce pas à guérir ? EUTHYPHRON. Oui. SOCRATE. Et l'art du charpentier à quoi lui sert-il ? EUTHYPHRON. A construire des vaisseaux. SOCRATE. [13e] Et l'art de l'architecte, n'est-ce pas à bâtir des maisons ? EUTHYPHRON. Assurément. SOCRATE. Dis-moi donc maintenant, mon cher Euthyphron, à quoi peut servir la sainteté ? Car il est bien sûr que tu le sais, puisque tu dis que tu connais les choses divines mieux que personne. EUTHYPHRON. Et je dis la vérité, Socrate. SOCRATE. Dis-moi donc, au nom de Jupiter, que font les dieux de si beau, à l'aide de notre piété ? EUTHYPHRON. Bien des choses, et très belles. SOCRATE. [14a] Les généraux aussi ; cependant il en est une principale qui frappe tout le monde, c'est la victoire qu'ils remportent dans les combats : n'est-il pas vrai ? EUTHYPHRON. Très vrai. SOCRATE. Les laboureurs aussi font beaucoup de belles choses ; mais la principale, c'est de nourrir les hommes. EUTHYPHRON. J'en conviens. SOCRATE. Eh bien ! de toutes les belles choses que font les dieux par le ministère de notre sainteté, quelle est la principale ? EUTHYPHRON. Je te disais, il n'y a qu'un instant, Socrate, qu'il n'est pas si facile de [14b] t'expliquer tout cela exactement. Ce que je puis te dire en général, c'est que la sainteté consiste à se rendre les dieux favorables par ses prières et ses sacrifices, et qu'ainsi elle conserve les familles et les cités ; que l'impiété consiste à faire le contraire, et qu'elle perd et ruine tout. SOCRATE. En vérité, Euthyphron, si tu l'avais voulu, en moins de paroles tu aurais pu me dire ce que je te demande ; mais il est aisé de voir que tu n'as pas [14c] envie de m'instruire ; car tout à l'heure j'étais près de te saisir, et voilà que tout d'un coup tu m'échappes. Encore un mot, et j'allais savoir ce que c'est que la sainteté. Présentement donc, car il faut bien que celui qui interroge suive celui qui est interrogé, ne dis-tu pas que la sainteté est l'art de sacrifier et de prier ? EUTHYPHRON. Oui, je te le dis. SOCRATE. Sacrifier, c'est donner aux dieux ; prier, c'est leur demander. EUTHYPHRON. Fort bien, Socrate. SOCRATE. [14d] De ce principe il suivrait que la sainteté est la science de donner et de demander aux dieux. EUTHYPHRON. Tu as parfaitement compris ma pensée, Socrate. SOCRATE. C'est que je suis amoureux de ta sagesse, et que je m'y applique tout entier. Ne crains pas que je laisse tomber une seule de tes paroles. Dis-moi donc quel est l'art de servir les dieux ? C'est, selon toi, l'art de leur donner et de leur demander ? EUTHYPHRON. Comme tu dis. SOCRATE. Pour bien demander, ne faut-il pas leur demander des choses que nous avons besoin de recevoir d'eux ? EUTHYPHRON. Rien de plus vrai. SOCRATE. [14e] Et pour bien donner, ne faut-il pas leur donner en échange les choses qu'ils ont besoin de recevoir de nous ? Car il ne serait pas fort habile de donner à quelqu'un ce dont il n'aurait aucun besoin. EUTHYPHRON. On ne saurait mieux parler. SOCRATE. La sainteté, mon cher Euthyphron, est donc une espèce de trafic entre les dieux et les hommes ? EUTHYPHRON. Un trafic, si tu veux l'appeler ainsi. SOCRATE. Je ne le veux pas, si ce n'en est pas un réellement ; mais, dis-moi, quelle utilité les dieux reçoivent-ils des présents que nous leur faisons ? Car [15a] l'utilité que nous tirons d'eux est sensible, puisque nous n'avons rien qui ne vienne de leur libéralité. Mais de quelle utilité sont aux dieux nos offrandes ? Sommes-nous si habiles dans ce commerce, que nous en tirions seuls tous les profits ? EUTHYPHRON. Penses-tu donc, Socrate, que les dieux puissent jamais tirer aucune utilité des choses qu'ils reçoivent de nous ? SOCRATE. Alors, Euthyphron, à quoi servent toutes nos offrandes ? EUTHYPHRON. Elles servent à leur marquer notre respect, et, comme je te le disais tout à l'heure, l'envie que nous avons de nous les rendre favorables. SOCRATE. [15b] Ainsi maintenant le saint a la faveur des dieux, mais il ne leur est plus utile, et il n'en est plus aimé. EUTHYPHRON. Comment ! Il en est aimé par-dessus tout, selon moi. SOCRATE. Le saint est donc ce qui est aimé des dieux ? EUTHYPHRON. Oui, par-dessus tout. SOCRATE. Et en me parlant ainsi, tu t'étonnes que tes discours soient si mobiles ! et tu oses m'accuser d'être le Dédale qui leur donne ce mouvement continuel, toi, incomparable Euthyphron, mille fois plus adroit que Dédale, puisque tu sais même les faire tourner en cercle ! Car ne [15c] t'aperçois-tu pas qu'après avoir fait mille tours, ils reviennent sur eux-mêmes ? Ne te souvient-il pas qu'être saint et être aimable aux dieux ne nous ont pas paru tantôt la même chose ? Ne t'en souvient-il pas ? EUTHYPHRON. Je m'en souviens. SOCRATE. Eh ! ne vois-tu pas que tu dis présentement que le saint est ce qui est aimé des dieux ? Ce qui est aimé des dieux, n'est-ce pas ce qui est aimable à leurs yeux ? EUTHYPHRON. Assurément. SOCRATE. De deux choses l'une : où nous avons eu tort d'admettre ce que nous avons admis ; ou, si nous avons bien fait, nous tombons maintenant dans une définition fausse. EUTHYPHRON. J'en ai peur. SOCRATE. Il faut donc que nous recommencions tout de nouveau à chercher ce que c'est que la sainteté ; car je ne me découragerai point jusqu'à ce que tu me [15d] l'aies appris. Ne me dédaigne point, je t'en prie, et recueille tout ton esprit pour m'apprendre la vérité : tu la sais mieux qu'homme du monde ; aussi suis-je décidé à m'attacher à toi, comme à Protée, et à ne point te lâcher que tu n'aies parlé ; car si tu n'avais une connaissance parfaite de ce que c'est que le saint et l'impie, sans doute tu n'aurais jamais entrepris, pour un mercenaire, de mettre en justice et d'accuser d'homicide ton vieux père, et tu te serais arrêté, de peur de mal faire, par crainte des dieux et respect pour les hommes. Ainsi, je ne puis douter que tu ne penses savoir au plus juste ce que c'est que la sainteté et son [15e] contraire : apprends-le-moi donc, très excellent Euthyphron, et ne me cache pas ton opinion. EUTHYPHRON Ce sera pour une autre fois, Socrate, car maintenant je suis pressé, et il est temps que je te quitte. SOCRATE. Que fais-tu, cher Euthyphron ? Tu me perds en partant si vite ; tu m'enlèves l'espérance dont je m'étais flatté, l'espérance d'apprendre de toi ce que c'est que la sainteté et son contraire, et de faire ma paix avec [16a] Mélitus, en l'assurant qu'Euthyphron m'a converti ; que l'ignorance ne me portera plus à innover sur des choses divines, et qu'à l'avenir je serai plus sage.

APOLOGIE DE SOCRATE

Traduction : Victor COUSIN

Argument philosophique

L'accusation intentée à Socrate, telle qu'elle existait encore, au second siècle de l'ère chrétienne, à Athènes, dans le temple de Cybèle, au rapport de Phavorinus, cité par Diogène Laërce, reposait sur ces deux chefs : 1° que Socrate ne croyait pas à la religion de l'état ; 2° qu'il corrompait la jeunesse, c'est-à-dire, évidemment, qu'il instruisait la jeunesse à ne pas croire à la religion de l'état.

Or l'Apologie de Socrate ne répond d'une manière satisfaisante ni à l'un ni à l'autre de ces deux chefs d'accusation. Au lieu de déclarer qu'il croit à la religion établie, Socrate prouve qu'il n'est pas athée ; au lieu de faire voir qu'il n'instruit pas la jeunesse à douter des dogmes consacrés par la loi, il proteste qu'il lui a toujours enseigné une morale pure. Comme plaidoyer, comme défense régulière, on ne peut nier que l'Apologie de Socrate ne soit très faible.

C'est qu'elle ne pouvait guère ne pas l'être, que l'accusation était fondée, et qu'en effet, dans un ordre de choses dont la base est une religion d'état, on ne peut penser, comme Socrate, de cette religion, et publier ce qu'on en pense, sans nuire à cette religion, et par conséquent sans troubler l'état, et provoquer, à la longue, une révolution ; et la preuve en est que, deux siècles plus tard, quand cette révolution éclata, ses plus zélés partisans, dans leurs plus violentes attaques contre le paganisme, n'ont fait que répéter les argument de Socrate dans l'Euthyphron. On peut l'avouer aujourd'hui, Socrate ne s'élève tant comme philosophe que précisément à condition d'être coupable comme citoyen à prendre ce titre et les devoirs qu'il impose dans le sens étroit et selon l'esprit de l'antiquité. Lui-même connaissait si bien sa situation qu'au commencement de l'Apologie il déclare qu'il ne se défend que pour obéir à la loi.

Quel est donc le but direct, l'effet réel de l'Apologie de Socrate ?

C'est de montrer sous son vrai point de vue le caractère de Socrate, et d'expliquer le mystère de la singulière destinée qu'il s'était faite à Athènes, en dehors de la vie commune, ne prenant aucune part aux affaires publiques, négligeant les siennes, et n'ayant d'autre occupation que de proposer des questions à tout le monde. L'explication de ce mystère est une mission supérieure dont Socrate se croit chargé. Il croit qu'il est appelé à rendre les hommes meilleurs, à démasquer la fausse sagesse, à humilier l'orgueil de l'esprit devant le bon sens et la vertu, à ramener la raison humaine de la recherche ambitieuse d'un savoir chimérique et vain, au sentiment de sa faiblesse, à l'étude et à la pratique des vérités morales. Telle est la mission que Socrate a reçue : elle domine à ses yeux tous les devoirs et les intérêts ordinaires ; c'est pour elle qu'il a soulevé contre lui tant d'ennemis puissants intéressés au maintien des préjugés qu'il combattait ; c'est elle qui le fait comparaître devant le tribunal ; et, plutôt que de l'abandonner, il déclare qu'il est prêt à la sceller de son sang.

Il y a plus ; on voit qu'il a reconnu la nécessité de sa mort. Il dit expressément qu'il ne servirait à rien de l'absoudre, parce qu'il est décidé à mériter de nouveau l'accusation maintenant portée contre lui ; que l'exil même ne peut le sauver, ses principes, qu'il n'abandonnera jamais, et sa mission, qu'il poursuivra partout, devant le mettre toujours et partout dans la situation où il est ; qu'enfin il est inutile de reculer devant la nécessité, qu'il faut que sa destinée s'accomplisse, et que sa mort est venue.

Apologie de Socrate

Personnages

SOCRATE, MÉLITUS,

SOCRATE [17a] Je ne sais, Athéniens, quelle impression mes accusateurs ont faite sur vous. Pour moi, en les entendant, peu s'en est fallu que je ne me méconnusse moi-même, tant ils ont parlé d'une manière persuasive ; et cependant, à parler franchement, ils n'ont pas dit un mot qui soit véritable.

Mais, parmi tous les mensonges qu'ils ont débités, ce qui m'a le plus surpris, c'est lorsqu'ils vous ont recommandé de vous bien [17b] tenir en garde contre mon éloquence ; car, de n'avoir pas craint la honte du démenti que je vais leur donner tout à l'heure, en faisant voir que je ne suis point du tout éloquent, voilà ce qui m'a paru le comble de l'impudence, à moins qu'ils n'appellent éloquent celui qui dit la vérité. Si c'est là ce qu'ils veulent dire, j'avoue alors que je suis un habile orateur, mais non pas à leur manière ; car, encore une fois, ils n'ont pas dit un mot qui soit véritable ; et de ma bouche vous entendrez la vérité toute entière, non pas, il est vrai, Athéniens, dans les discours étudiés, comme ceux de mes adversaires, et brillants de [17c] tous les artifices du langage, mais au contraire dans les termes qui se présenteront à moi les premiers ; en effet, j'ai la confiance que je ne dirai rien qui ne soit juste. Ainsi que personne n'attende de moi autre chose. Vous sentez bien qu'il ne me siérait guère, à mon âge, de paraître devant vous comme un jeune homme qui s'exerce à bien parler. C'est pourquoi la seule grâce que je vous demande, c'est que, si vous m'entendez employer pour ma défense le même langage dont j'ai coutume de me servir dans la place publique, aux comptoirs des banquiers, où vous m'avez souvent entendu, ou partout ailleurs, vous n'en soyez pas surpris, et ne vous emportiez pas contre moi ; car c'est aujourd'hui la première fois de ma vie que je parais devant un tribunal, [17d] à l'âge de plus de soixante-dix ans ; véritablement donc je suis étranger au langage qu'on parle ici. Eh bien ! de même que, si j'étais réellement un étranger, vous me laisseriez parler dans [18a] la langue et à la manière de mon pays, je vous conjure, et je ne crois pas vous faire une demande injuste, de me laisser maître de la forme de mon discours, bonne ou mauvaise, et de considérer seulement, mais avec attention, si ce que je dis est juste ou non : c'est en cela que consiste toute la vertu du juge ; celle de l'orateur est de dire la vérité.

D'abord, Athéniens, il faut que je réfute les premières accusations dont j'ai été l'objet, et mes premiers accusateurs ; ensuite les accusations récentes et les accusateurs qui viennent de [18b] s'élever contre moi. Car, Athéniens, j'ai beaucoup d'accusateurs auprès de vous, et depuis bien des années, qui n'avancent rien qui ne soit faux, et que pourtant je crains plus qu'Anytus et ceux, qui se joignent à lui, bien que ceux-ci soient très redoutables ; mais les autres le sont encore beaucoup plus. Ce sont eux, Athéniens, qui, s'emparant de la plupart d'entre vous dès votre enfance, vous ont répété, et vous ont fait accroire qu'il y a un certain Socrate, homme savant, qui s'occupe de ce qui se passe dans le ciel et sous la terre, et qui d'une mauvaise cause en sait faire une bonne. [18c] Ceux qui répandent ces bruits, voilà mes vrais accusateurs ; car, en les entendant, on se persuade que les hommes, livrés à de pareilles recherches, ne croient pas qu'il y ait des dieux. D'ailleurs, ces accusateurs sont en fort grand nombre, et il y a déjà longtemps qu'ils travaillent à ce complot ; et puis, ils vous ont prévenus de cette opinion dans l'âge de la crédulité ; car alors vous étiez enfants pour la plupart, ou dans la première jeunesse : ils m'accusaient donc auprès de vous tout à leur aise, plaidant contre un homme qui ne se défend pas ; et ce qu'il y a de plus bizarre, c'est qu'il ne m'est pas permis de connaître, ni de nommer [18d] mes accusateurs, à l'exception d'un certain faiseur de comédies. Tous ceux qui, par envie et pour me décrier, vous ont persuadé ces faussetés, et ceux qui, persuadés eux-mêmes, ont persuadé les autres, échappent à toute poursuite, et je ne puis ni les appeler devant vous, ni les réfuter ; de sorte que je me vois réduit à combattre des fantômes, et à me défendre sans que personne m'attaque. Ainsi mettez-vous dans l'esprit que j'ai affaire à deux sortes d'accusateurs, comme je viens de le dire ; les uns qui m'ont accusé depuis longtemps, les autres qui m'ont cité en dernier lieu ; et croyez, je vous prie, [18e] qu'il est nécessaire que je commence par répondre aux premiers ; car ce sont eux que vous avez d'abord écoutés, et ils ont fait plus d'impression sur vous que les autres.

Eh bien donc ! Athéniens, il faut se défendre, [19a] et tâcher d'arracher de vos esprits une calomnie qui y est déjà depuis longtemps, et cela en aussi peu d'instants. Je souhaite y réussir, s'il en peut résulter quelque bien pour vous et pour moi ; je souhaite que cette défense me serve ; mais je regarde la chose comme très difficile, et je ne m'abuse point à cet égard. Cependant qu'il arrive tout ce qu'il plaira aux dieux, il faut obéir à la loi, et se défendre.

Reprenons donc dans son principe l'accusation [19b] sur laquelle s'appuient mes calomniateurs, et qui a donné à Mélitus la confiance de me traduire devant le tribunal. Voyons ; que disent mes calomniateurs ? Car il faut mettre leur accusation dans les formes, et la lire comme si, elle était écrite, et le serment prêté : Socrate est un homme dangereux qui, par une curiosité criminelle, veut pénétrer ce qui se passe dans le ciel et sous la terre, fait une bonne cause d'une mauvaise, [19c] et enseigne aux autres ces secrets pernicieux. Voilà l'accusation ; c'est ce que vous avez vu dans la comédie d'Aristophane, où l'on représente un certain Socrate, qui dit qu'il se promène dans les airs et autres semblables extravagances sur des choses où je n'entends absolument rien ; et je ne dis pas cela pour déprécier ce genre de connaissances, s'il y a quelqu'un qui y soit habile (et que Mélitus n'aille pas me faire ici de nouvelles affaires) ; mais c'est qu'en effet, je ne me suis jamais mêlé de ces matières, et je puis en prendre à témoin la plupart d'entre vous. Je vous conjure donc tous tant que vous êtes avec qui j'ai conversé, et il y en a ici un fort grand nombre, je vous conjure de déclarer si vous m'avez jamais entendu parler de ces sortes de sciences, ni de près ni de loin ; par là, vous jugerez des autres parties de l'accusation, où il n'y a pas un mot de vrai. Et si l'on vous dit que je me mêle d'enseigner, et que j'exige un salaire, c'est encore une fausseté. Ce n'est pas que je ne trouve fort beau de pouvoir instruire les hommes, comme font Gorgias de Léontium, Prodicos de Céos, et Hippias d'Élis. Ces illustres personnages parcourent toute la Grèce, attirant les jeunes gens qui pourraient, sans aucune dépense, s'attacher [20a] à tel de leurs concitoyens qu'il leur plairait de choisir ; ils savent leur persuader de laisser là leurs concitoyens, et de venir à eux : ceux-ci les paient bien, et leur ont encore beaucoup d'obligation. J'ai ouï dire aussi qu'il était arrivé ici un homme de Paros, qui est fort habile ; car m'étant trouvé l'autre jour chez un homme qui dépense plus en sophistes que tous nos autres, citoyens ensemble, Callias, fils d'Hipponicos, je m'avisai de lui dire, en parlant de ses deux fils : Callias, si, pour enfants, tu avais deux jeunes chevaux ou [20b] deux jeunes taureaux, ne chercherions-nous pas à les mettre entre les mains d'un habile homme, que nous paierions bien, afin qu'il les rendît aussi beaux et aussi bons qu'ils peuvent être, et qu'il leur donnât toutes les perfections de leur nature ? Et cet homme, ce serait probablement un cavalier ou un laboureur. Mais, puisque pour enfants tu as des hommes, à qui as-tu résolu de les confier ? Quel maître avons-nous en ce genre, pour les vertus de l'homme et du citoyen ? Je m'imagine qu'ayant des enfants, tu as dû penser à cela ? As-tu quelqu'un ? lui dis-je. Sans doute, me répondit-il. Et qui donc ? repris-je ; d'où est-il ? Combien prend-il ? C'est Évène, Socrate, me répondit Callias ; il est de Paros, et prend cinq mines. Alors je félicitai Évène, s'il était vrai qu'il eût ce talent, et qu'il l'enseignât à si bon marché. Pour moi, j'avoue [20c] que je serais bien fier et bien glorieux, si j'avais cette habileté ; mais malheureusement je ne l'ai point, Athéniens.

Et ici quelqu'un de vous me dira sans doute : Mais, Socrate, que fais-tu donc ? Et d'où viennent ces calomnies que l'on a répandues contre toi ? Car si tu ne faisais rien de plus ou autrement que les autres, on n'aurait jamais tant parlé de toi. Dis-nous donc ce que c'est, afin que nous ne portions pas un jugement téméraire. [20d] Rien de plus juste assurément qu'un pareil langage ; et je vais tâcher de vous expliquer ce qui m'a fait tant de réputation et tant d'ennemis. Écoutez-moi ; quelques-uns de vous croiront peut-être que je ne parle pas sérieusement ; mais soyez bien persuadés que je ne vous dirai que la vérité. En effet, Athéniens, la réputation que j'ai acquise vient d'une certaine sagesse qui est en moi. Quelle est cette sagesse ? C'est peut-être une sagesse purement humaine ; et je cours grand risque de n'être sage que de celle-là, tandis que les hommes dont je viens de vous parler [20e] sont sages d'une sagesse bien plus qu'humaine. Je n'ai rien à vous dire de cette sagesse supérieure, car je ne l'ai point ; et qui le prétend en impose et veut me calomnier. Mais je vous conjure, Athéniens, de ne pas vous émouvoir, si ce que je vais vous dire vous paraît d'une arrogance extrême ; car je ne vous dirai rien qui vienne de moi, et je ferai parler devant vous une autorité digne de votre confiance ; je vous donnerai de ma sagesse un témoin qui vous dira si elle est, et quelle elle est ; et ce témoin c'est le dieu de Delphes. Vous connaissez tous [21a] Chérephon, c'était mon ami d'enfance ; il l'était aussi de la plupart d'entre vous ; il fut exilé avec vous, et revint avec vous. Vous savez donc quel homme c'était que Chérephon, et quelle ardeur il mettait dans tout ce qu'il entreprenait. Un jour, étant allé à Delphes, il eut la hardiesse de demander à l'oracle (et je vous prie encore une fois de ne pas vous émouvoir de ce que je vais dire) ; il lui demanda s'il y avait au monde un homme plus sage que moi : la Pythie lui répondit qu'il n'y en avait aucun. A défaut de Chérephon, qui est mort, son frère, qui est ici, [21b] pourra vous le certifier. Considérez bien, Athéniens, pourquoi je vous dis toutes ces choses, c'est uniquement pour vous faire voir d'où viennent les bruits qu'on a fait courir contre moi. Quand je sus la réponse de l'oracle, je me dis en moi-même : que veut dire le dieu ? Quel sens cachent ses paroles ? Car je sais bien qu'il n'y a en moi aucune sagesse, ni petite ni grande ; que veut-il donc dire, en me déclarant le plus sage des hommes ? Car enfin il ne ment point ; un dieu ne saurait mentir. Je fus longtemps dans une extrême perplexité sur le sens de l'oracle, jusqu'à ce qu'enfin, après bien des incertitudes, je pris le parti que vous allez entendre pour [21c] connaître l'intention du dieu. J'allai chez un de nos concitoyens, qui passe pour un des plus sages de la ville ; et j'espérais que là, mieux qu'ailleurs, je pourrais confondre l'oracle, et lui dire : tu as déclaré que je suis le plus sage des hommes, et celui-ci est plus sage que moi. Examinant donc cet homme, dont je n'ai que faire de vous dire le nom, il suffit que c'était un de nos plus grands politiques, et m'entretenant avec lui, je trouvai qu'il passait pour sage aux yeux de tout le monde, surtout aux siens, et qu'il ne l'était point. Après cette découverte, je m'efforçai de lui faire voir qu'il n'était nullement ce qu'il croyait être ; et voilà déjà ce qui me rendit odieux [21d] à cet homme et à tous ses amis, qui assistaient à notre conversation. Quand je l'eus quitté, je raisonnai ainsi en moi-même : je suis plus sage que cet homme. Il peut bien se faire que ni lui ni moi ne sachions rien de fort merveilleux ; mais il y a cette différence que lui, il croit savoir, quoiqu'il ne sache rien ; et que moi, si je ne sais rien, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc qu'en cela du moins je suis un peu plus sage, que je ne crois pas savoir [21e] ce que je ne sais point. De là, j'allai chez un autre, qui passait encore pour plus sage que le premier ; je trouvai la même chose, et je me fis là de nouveaux ennemis. Cependant je ne me rebutai point ; je sentais bien quelles haines j'assemblais sur moi ; j'en étais affligé, effrayé même. Malgré cela, je crus que je devais préférer à toutes choses la voix du dieu, et, pour en trouver le véritable sens, aller de porte en porte chez tous ceux [22a] qui avaient le plus de réputation ; et je vous jure, Athéniens, car il faut vous dire la vérité, que voici le résultat que me laissèrent mes recherches : Ceux qu'on vantait le plus me satisfirent le moins, et ceux dont on n'avait aucune opinion, je les trouvai beaucoup plus près de la sagesse. Mais il faut achever de vous raconter mes courses et les travaux que j'entrepris.

Pour m'assurer de la vérité de l'oracle. Après les politiques, je m'adressai [22b]