Opinions et croyances - Gustave Le Bon - E-Book

Opinions et croyances E-Book

Gustave Le Bon

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Beschreibung

Des opinions et des croyances dérivent, avec la conception de la vie, notre conduite, et par conséquent la plupart des événements de l'histoire. Elles sont, comme tous les phénomènes, régies par certaines lois, mais ces lois ne sont pas déterminées encore. Le domaine de la croyance a toujours semblé hérissé de mystères. C'est pourquoi les livres sur les origines de la croyance sont si peu nombreux alors que ceux sur la connaissance sont innombrables. Les rares tentatives faites pour élucider le problème de la croyance suffisent d'ailleurs à montrer combien il a été peu compris. Acceptant la vieille opinion de Descartes, les auteurs répètent que la croyance est rationnelle et volontaire. Un des buts de cet ouvrage sera précisément de montrer qu'elle n'est ni volontaire, ni rationnelle.

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DU MEME AUTEUR.

CHAULVERON

Nostradamus et la fin des temps.

Le prophète Daniel et la fin des temps.

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Psychologie des foules, suivi de Lois psychologiques de l’évolution des peuples.

La psychologie de la guerre.

La psychologie des révolutions.

SITE NTERNET

http://astrologie-mondiale.com.

A mon cher Ami

GABRIEL HANOTAUX

ANCIEN MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

A l'historien éminent

dont la pénétrante sagacité sait découvrir

sous la trame des faits visibles

les forces invisibles qui les déterminent.

GUSTAVE LE BON.

Table des matières.

Livre I :

Les problèmes de la croyance et de la connaissance.

Chapitre 1.

Les cycles de la croyance et de la connaissance.

§1 : Les difficultés du problème de la croyance.

§2 : En quoi la croyance diffère de la connaissance.

§3 : Rôles respectifs de la croyance et de la connaissance.

Chapitre 2.

Les méthodes d’étude de la psychologie.

Livre II :

Le terrain psychologique des opinions et des croyances.

Chapitre 1.

Les grands ressorts de l’activité des êtres. Le plaisir et la douleur.

§1 : Rôles du plaisir et de la douleur.

§2 : Caractères discontinus du plaisir et de la douleur.

§3 : Le désir comme conséquence du plaisir et de la douleur.

§4 : Le plaisir en perspective. L’espérance.

§5 : Le régulateur du plaisir et de la douleur. L’habitude.

§6 : Le plaisir et la douleur considérés comme les certitudes psychologiques fondamentales.

Chapitre 2.

Les variations de la sensibilité comme éléments de la vie individuelle et sociale.

§1 : Limites des variations de la sensibilité au plaisir et à la douleur.

§2 : Les oscillations de la sensibilité individuelle et leur rôle dans la vie sociale.

§3 : Les variations d’idéal et de croyances créées par les oscillations de la sensibilité collective. .

Chapitre 3.

Les sphères des activités vitales et psychologiques. La vie consciente et la vie inconsciente.

§1 : Les sphères des activités vitales et psychologiques.

§2 : La psychologie inconsciente et les sources de l’intuition.

§3 : Les formes de l’inconscient. L’inconscient intellectuel et l’inconscient affectif.

Chapitre 4.

Le moi affectif et le moi intellectuel.

§1 : Le moi affectif et le moi intellectuel.

§2 : Les diverses manifestations de la vie affective. Emotions, sentiments, passions.

§3 : La mémoire affective.

§4 : Les associations affectives et intellectuelles.

Chapitre 5.

Les éléments de la personnalité. Combinaisons de sentiments formant le caractère.

§1 : Les éléments du caractère.

§2 : Les caractères collectif des peuples.

§3 : Evolution des éléments du caractère.

Chapitre 6.

La désagrégation du caractère et les oscillations de la personnalité.

§1 : Les équilibres des éléments constitutifs du caractère.

§2 : Les oscillations de la personnalité.

§3 : Les éléments fixateurs de la personnalité.

§4 : Difficulté de prévoir la conduite résultant d’un caractère déterminé.

Livre III :

Les formes diverses de logiques régissant les opinions et les croyances.

Chapitre 1.

Classification des diverses formes de logiques.

§1 : Existe-t-il diverses formes de logiques ?

§2 : Les cinq formes de logiques.

§3 : Coexistence des diverses formes delogiques.

Chapitre 2.

La logique biologique.

§1 : Rôle de la logique biologique.

§2 : La logique biologique et les instincts.

Chapitre 3.

La logique affective et la logique collective.

§1 : La logique affective.

§2 : Comparaison de la logique affective et de la logique rationnelle.

§3 : La logique collective.

Chapitre 4.

La logique mystique.

§1 : Les caractéristiques de la logique mystique.

§2 : Le mysticisme comme base des croyances.

Chapitre 5.

La logique intellectuelle.

§1 : Les éléments fondamentaux de la logique intellectuelle.

§2 : Rôle de la logique rationnelle.

§3 : Tardive apparition de la logique rationnelle.

Livre IV

:

Les conflits des diverses formes de logique.

Chapitre 1.

Le conflit des éléments affectifs, mystiques et intellectuels.

§1 : Les conflits des diverses logiques dans la vie journalière.

§2 : Conflit des éléments affectifs et intellectuels. Action des idées sur les sentiments.

§3 : Lutte des sentiments contre les sentiments. Les actions inhibitrices

Chapitre 2.

Le conflit des diverses formes de logiques dans la vie des peuples.

§1 : Conséquences de la destruction des actions inhibitrices des sentiments dans la vie sociale.

§2 : Les éléments mystiques et affectifs dans la vie des peuples.

§3 : Les équilibres et les ruptures des diverses formes de logiques dans la vie des peuples.

Chapitre 3.

La balance des motifs.

§1 : La balance mentale. L’action.

§2 : Rôle de la volonté dans la balance des motifs.

§3 : Comment la logique rationnelle peut agir sur la balance des motifs.

Livre V

:

Les opinions et les croyances individuelles.

Chapitre 1.

Les facteurs internes des opinions et des croyances.

§1 : Influence des divers facteurs des opinions et des croyances.

§2 : Le caractère.

§3 : L’idéal.

§4 : Les besoins.

§5 : L’intérêt.

§6 : Les passions.

Chapitre 2.

Les facteurs externes des opinions et des croyances.

§1 : La suggestion.

§2 : Les premières impressions.

§3 : Le besoin d’explications.

§4 : Les mots, les formules et les images.

§5 : Les illusions.

§6 : La nécessité.

Chapitre 3.

Pourquoi les opinions diffèrent et pourquoi la raison ne réussit pas à les rectifier.

§1 : Différences de mentalités créant des différences d’opinions.

§2 : Les éléments de rectification des opinions.

§3 : Rôle de la raison dans la formation des opinions et des décisions importantes.

§4 : Rôle de la raison dans la formation des opinions journalières.

Chapitre 4.

La rectification des opinions par l’expérience.

§1 : L’expérience dans la vie des peuples.

§2 : Difficulté de saisir les facteurs générateurs de l’expérience.

Livre VI

:

Les opinions et les croyances collectives.

Chapitre 1

Les opinions formées sous des influences collectives.

§1 : Influence de la race sur les croyances.

§2 : Influence du milieu social et des groupes sociaux.

§3 : Influence de la coutume.

Chapitre 2.

Les progrès de l’influence des opinions collectives et leurs conséquences.

§1 : Les caractéristiques des opinions populaires.

§2 : Comment, sous la mobilité des opinions populaires, persiste une certaine fixité.

§3 : La puissance de l’opinion populaire avant l’âge moderne.

§4 : Les progrès actuels des influences collectives dans la genèse des opinions et leurs conséquences.

§5 : Influence des collectivités dans la stabilisation de certains éléments sociaux.

Chapitre 3.

La dissolution de l’âme individuelle dans l’âme collective.

§1 : Désagrégation actuelle des grandes collectivités en petits groupements.

§2 : Comment l’âme individuelle est sortie de l’âme collective et comment elle y retourne.

Livre VII

:

La propagation des opinions et des croyances.

Chapitre 1.

L’affirmation, la répétition, l’exemple et le prestige.

§1 : L’affirmation et la répétition.

§2 : L’exemple.

§3 : Le prestige.

Chapitre 2.

La contagion mentale.

§1 : Les formes de la contagion mentale.

§2 : Exemples divers de contagion mentale.

§3 : Puissance de la contagion mentale.

§4 : Influences de la contagion dans la propagation des croyances religieuses et politiques.

Chapitre 3.

La mode.

§1 : Influence de la mode dans tous les éléments de la vie sociale.

§2 : Les règles de la mode. Comment elle est mélangée d’éléments affectifs et d’éléments rationnels.

Chapitre 4.

Les journaux et les livres.

§1 : Influence des livres et des journaux.

§2 : La persuasion par la publicité.

Chapitre 5.

Les courants et les explosions d’opinions.

§1 : Les courants d’opinions et leur création.

§2 : Les explosions d’opinions.

Livre VIII

:

La vie des croyances.

Chapitre 1.

Caractères fondamentaux d’une croyance.

§1 : La croyance comme besoin irréductible de la vie mentale.

§2 : L’intolérance des croyances.

§3 : L’indépendance des opinions. Rôle social de l’intolérance.

§4 : Le paroxysme de la croyance. Les martyrs.

Chapitre 2.

Les certitudes dérivées des croyances, nature des preuves dont se contentent les croyants.

§1 : Les certitudes dérivées des croyances.

§2 : Nature des preuves dont se contente l’esprit confiné dans le champ de la croyance.

§3 : Le point irréductible du conflit de la science et de la croyance.

Chapitre 3.

Rôle attribué à la raison et à la volonté dans la genèse d’une croyance.

§1 : Indépendance de la raison et de la croyance.

§2 : Impuissance de la raison sur la croyance.

Chapitre 4.

Comment se maintiennent et se transforment les croyances.

§1 : Comment se maintiennent les croyances.

§2 : Comment évoluent les croyances.

Chapitre 5.

Comment meurent les croyances.

§1 : La phase critique des croyances et leur dissolution.

§2 : Transformation des croyances religieuses en croyances politiques.

Livre IX

:

Recherches expérimentales sur la formation des croyances et sur les phénomènes inconscients d’où elles dérivent.

Chapitre 1.

Intervention de la croyance dans le cycle de la connaissance. Genèse des illusions scientifiques.

§1 : Pourquoi la connaissance reste toujours mélangée de croyances.

§2 : Genèse des illusions scientifiques.

Chapitre 2.

La formation moderne d’une croyance. L’occultisme.

§1 : Utilité d’étudier expérimentalement la formation d’une croyance.

§2 : La magie dans l’Antiquité et au Moyen-âge.

§3 : La magie dans les temps modernes et les phénomènes de matérialisation.

§4 : Raisons psychologiques de la formation des croyances occultistes.

Chapitre 3.

Méthodes d’examen applicables à l’étude expérimentale de certaines croyances et de divers phénomènes supposés merveilleux.

§1 : Insuffisance des méthodes habituelles d’observation.

§2 : Valeur du témoignage et de l’observation dans l’étude des croyances.

§3 : Valeur de l’expérimentation individuelle et collective.

§4 : Nécessité de dissocier les phénomènes et ne s’attacher qu’à l’examen d’un élément isolé. Application à l’étude de la lévitation.

§5 : Quels sont les observateurs les plus aptes à étudier les phénomènes spirites ?

Chapitre 4.

Etude expérimentale de quelques-uns des phénomènes inconscients générateurs de croyances.

§1 : Expériences à effectuer pour l’étude de la formation des opinions et des croyances.

§2 : Les actions physiologiques et curatives de la foi.

§3 : Les illusions créées par les suggestions individuelles et collectives.

§4 : Transformation des âmes individuelles et une âme collective.

§5 : Les communications de pensées.

§6 : La désagrégation des personnalités.

§7 : Dissociation expérimentale des éléments rationnels et affectifs de nos opinions et de nos jugements.

§8 : La force psychique et la volonté rayonnante.

Chapitre 5.

Comment l’esprit se fixe dans le cycle de la croyance. La crédulité a-t-elle des limites.

§1 : La connaissance et la croyance chez les savants.

§2 : Mécanisme mental de la conversion du savant.

§3 : Les limites de la crédulité.

Conclusion.

Livre I :

Les problèmes de la croyance et de la connaissance.

Chapitre 1.
Les cycles de la croyance et de la connaissance.

§1 : Les difficultés du problème de la croyance.

Le problème de la croyance, parfois confondu avec celui de la connaissance, en est cependant fort distinct. Savoir et croire sont choses différentes n'ayant pas même genèse.

Des opinions et des croyances dérivent, avec la conception de la vie, notre conduite, et par conséquent la plupart des événements de l'histoire. Elles sont, comme tous les phénomènes, régies par certaines lois, mais ces lois ne sont pas déterminées encore.

Le domaine de la croyance a toujours semblé hérissé de mystères. C'est pourquoi les livres sur les origines de la croyance sont si peu nombreux alors que ceux sur la connaissance sont innombrables.

Les rares tentatives faites pour élucider le problème de la croyance suffisent d'ailleurs à montrer combien il a été peu compris. Acceptant la vieille opinion de Descartes, les auteurs répètent que la croyance est rationnelle et volontaire. Un des buts de cet ouvrage sera précisément de montrer qu'elle n'est ni volontaire, ni rationnelle.

La difficulté du problème de la croyance n'avait pas échappé au grand Pascal. Dans un chapitre sur l'art de persuader, il remarque justement que les hommes : « sont presque toujours emportés à croire, non par la preuve mais par l'agrément. » « Mais, ajoute-t-il : la manière d'agréer est bien sans comparaison plus difficile, plus subtile, plus utile et plus admirable ; aussi, si je n'en traite pas, c'est parce que je n'en suis pas capable; et je m'y sens tellement disproportionné que je crois la Chose absolument impossible. »

Grâce aux découvertes de la science moderne, il nous a semblé possible d'aborder le problème devant lequel avait reculé Pascal.

Sa solution donne la clef de bien des questions importantes. Comment, par exemple, s'établissent les opinions et les croyances religieuses ou politiques, pourquoi rencontre-t-on simultanément chez certains esprits, avec une intelligence très haute des superstitions très naïves ? Pourquoi la raison est-elle si impuissante à modifier nos convictions sentimentales ? Sans une théorie de la croyance, ces questions et beaucoup d'autres restent insolubles. La raison seule ne pourrait les expliquer.

Si le problème de la croyance a été si mal compris des psychologues et des historiens, c'est parce qu'ils ont tenté d'interpréter avec les ressources de la logique rationnelle des phénomènes qu'elle n'a jamais régis. Nous verrons que tous les éléments de la croyance obéissent à des règles logiques, très sûres, mais absolument étrangères à celles employées par le savant dans ses recherches.

Dès mes premières études historiques, ce problème m'avait hanté. La croyance m'apparaissait bien le principal facteur de l'histoire, mais comment expliquer des faits aussi extraordinaires que les fondations de croyances déterminant la création ou la chute de puissantes civilisations ?

Des tribus nomades, perdues au fond de l'Arabie, adoptent une religion qu'un illuminé leur enseigne, et grâce à elle fondent en moins de cinquante ans un empire aussi vaste que celui d'Alexandre, illustré par une splendide éclosion de monuments merveilleux.

Peu de siècles auparavant, des peuples demi-barbares se convertissaient à la foi prêchée par des apôtres venus d'un coin obscur de la Galilée et sous les feux régénérateurs de cette croyance, le vieux monde s'écroulait pour faire place à une civilisation entièrement nouvelle, dont chaque élément demeure imprégné du souvenir du Dieu qui l'a fait naître.

Près de vingt siècles plus tard, l'antique foi est ébranlée, des étoiles inconnues surgissent au ciel de la pensée, an grand peuple se soulève, prétendant briser les liens du passé. Sa foi destructrice, mais puissante, lui confère, malgré l'anarchie où cette grande Révolution le plonge, la force, nécessaire pour dominer l'Europe en armes et traverser victorieusement toutes ses capitales.

Comment expliquer cet étrange pouvoir des croyances ? Pourquoi l'homme se soumet-il soudainement à une foi qu'il ignorait hier, et pourquoi l'élève-t-elle si prodigieusement au-dessus de lui-même ? De quels éléments psychologiques surgissent ces mystères ? Nous essaierons de le dire.

Le problème de l'établissement et de la propagation des opinions, et surtout des croyances, a des côtés si merveilleux que les sectateurs de chaque religion invoquent sa création et sa diffusion comme preuve d'une divine origine. Ils font remarquer aussi que ces croyances sont adoptées malgré l'intérêt le plus évident de ceux qui les acceptent. On comprend aisément, par exemple, le christianisme, se propageant facilement chez les esclaves et tous les déshérités auxquels il promettait un bonheur éternel. Mais quelles forces secrètes pouvaient déterminer un chevalier romain, un personnage consulaire, à se dépouiller de leurs biens et risquer de honteux supplices, pour adopter une religion nouvelle repoussée par les coutumes, méprisée par la raison et interdite par les lois ?

Impossible d'invoquer la faiblesse intellectuelle des hommes qui se soumettaient volontairement à un tel joug puisque, de l'antiquité à nos jours, les mêmes phénomènes s'observent chez les esprits les plus cultivés.

Une théorie de la croyance ne peut être valable qu'en apportant l'explication de toutes ces choses. Elle doit surtout faire comprendre comment des savants illustres et réputés par leur esprit critique acceptent des légendes dont l'enfantine naïveté fait sourire. Nous concevons facilement qu'un Newton, un Pascal, un Descartes, vivant dans une ambiance saturée de certaines convictions, les aient admises sans discussion, de même qu'ils admettaient les lois inéluctables de la nature. Mais comment, de nos jours, dans des milieux où la science projette tarit de lumière, les mêmes croyances ne se sont-elles pas désagrégées entièrement ? Pourquoi les voyons-nous, quand par hasard elles se désagrègent, donner immédiatement naissance à d'autres fictions, tout aussi merveilleuses, ainsi que le prouve la propagation des doctrines occultistes, spirites, etc., parmi d'éminents savants? A toutes ces questions nous devrons également répondre.

§2 : En quoi la croyance diffère de la connaissance.

Essayons d'abord de préciser ce qui constitue la croyance et en quoi elle se distingue de la connaissance.

Une croyance est un acte de foi d'origine inconsciente qui nous force à admettre en bloc une idée, une opinion, une explication, une doctrine. La raison est étrangère, nous le verrons, à sa formation. Lorsqu'elle essaie de justifier la croyance, celle-ci est déjà formée.

Tout ce qui est accepté par un simple acte de foi doit être qualifié de croyance. Si l'exactitude de la croyance est vérifiée plus tard par l'observation et l'expérience, elle cesse d'être une croyance et devient une connaissance.

Croyance et connaissance constituent deux modes d'activité mentale fort distincts et d'origines très différentes. La première est une intuition inconsciente qu'engendrent certaines causes indépendantes de notre volonté, la seconde représente une acquisition consciente édifiée par des méthodes exclusivement rationnelles, telles que l'expérience et l'observation.

Ce fut seulement à une époque avancée de son histoire, que l'humanité plongée dans le monde de la croyance découvrit celui de la connaissance. En y pénétrant, on reconnut que tous les phénomènes attribués jadis aux volontés d'êtres supérieurs se déroulaient sous l'influence de lois inflexibles.

Par le fait seul que l'homme abordait le cycle de la connaissance, toutes ses conceptions de l'univers furent changées.

Mais dans cette sphère nouvelle il n'a pas encore été possible de pénétrer bien loin. La science constate chaque jour que ses découvertes restent imprégnées d'inconnu. Les réalités les Plus précises recouvrent des mystères. Un mystère, c'est l'âme ignorée des choses.

De telles ténèbres la science est encore pleine et, derrière les horizons atteints par elle, d'autres apparaissent, perdus dans un infini qui semble reculer toujours.

Ce grand domaine, qu'aucune philosophie n'a pu éclairer encore, est le royaume des rêves. Ils sont chargés d'espérances que nul raisonnement ne saurait détruire. Croyances religieuses, croyances politiques, croyances de tout ordre y trouvent une puissance illimitée. Les fantômes redoutés qui l'habitent sont créés par la foi.

Savoir et croire resteront toujours choses distinctes. Alors que l'acquisition de la moindre vérité scientifique exige un énorme labeur, la possession d'une certitude n'ayant que la foi pour soutien n'en demande aucun. Tous les hommes possèdent des croyances, très peu s'élèvent jusqu'à la connaissance.

Le monde de la croyance possède sa logique et ses lois. Le savant a toujours vainement tenté d'y pénétrer avec ses méthodes. On verra dans cet ouvrage pourquoi il perd tout esprit critique en pénétrant dans le cycle de la croyance et n'y rencontre que lei plus décevantes illusions.

§3 : Rôles respectifs de la croyance et de la connaissance.

La connaissance constitue un élément essentiel de la civilisation, le grand facteur de ses progrès matériels. La croyance oriente les pensées, les opinions et par conséquent la conduite.

Jadis supposées d'origine divine, les croyances étaient acceptées sans discussion. Nous les savons aujourd'hui issues de nous-mêmes et cependant elles s'imposent encore. Le raisonnement a généralement aussi peu de prise sur elles que sur la faim ou la soif. Élaborée dans les régions subconscientes que l'intelligence ne saurait atteindre, une croyance se subit et ne se discute pas.

Cette origine inconsciente et par suite involontaire des croyances les rend très fortes. Religieuses, politiques ou sociales, elles ont toujours joué un rôle prépondérant dans l'histoire.

Devenues générales, elles constituent des pôles attractifs autour desquels gravite l'existence des peuples et impriment alors leur marque sur tous les éléments d'une civilisation. On qualifie clairement cette dernière en lui donnant le nom de la foi qui l'a inspirée. Civilisation bouddhique, civilisation musulmane, civilisation chrétienne, sont des appellations très justes.

C'est qu'en devenant centre d'attraction, la croyance devient aussi centre de déformation. Les éléments divers de la vie sociale : philosophie, arts, littérature, se modifient pour s'y adapter.

Les seules vraies révolutions sont celles qui renouvellent les croyances fondamentales d'un peuple. Elles ont toujours été fort rares. Seul, ordinairement, le nom des convictions se transforme. La foi change d'objet, mais ne meurt jamais.

Elle ne pourrait mourir, car le besoin de croire constitue un élément psychologique aussi irréductible que le plaisir ou la douleur. L'âme humaine a horreur du doute et de l’incertitude. L'homme traverse parfois des phases de scepticisme, mais n'y séjourne jamais. Il a besoin d'être guidé par un credo religieux, politique ou moral qui le domine et lui évite l'effort de penser. Les dogmes détruits sont toujours remplacés. Sur ces nécessités indestructibles, la raison est sans prise.

L'âge moderne contient autant de foi que les siècles qui l'ont précédé. Dans les temples nouveaux, se prêchent des dogmes aussi despotiques que ceux du passé et comptant d'aussi nombreux fidèles. Les vieux credo religieux qui asservissaient jadis la foule sont remplacés par des credo socialistes ou anarchistes aussi impérieux et aussi peu rationnels, mais qui ne dominent pas moins les âmes. L'église est remplacée souvent par le cabaret, mais les sermons des meneurs mystiques qui s'y font entendre sont l'objet de la même foi.

Et si la mentalité des fidèles n'a pas beaucoup évolué depuis l'époque lointaine où, sur les rives du Nil, Isis et Hathor attiraient dans leurs temples des milliers de fervents pèlerins, c'est qu'au cours des âges les sentiments, vrais fondements de l'âme, gardent leur fixité. L'intelligence progresse, les sentiments ne changent pas.

Sans doute la foi en un dogme quelconque n'est généralement qu'une illusion. Il ne faut pas la dédaigner pourtant. Grâce à sa magique puissance, l'irréel devient plus fort que le réel. Une croyance acceptée donne à un peuple une communauté de pensée génératrice de son unité et de sa force.

Le domaine de la connaissance étant très différent de celui de la croyance, les opposer l'un à l'autre est une tâche vaine, bien que journellement tentée.

Dégagée de plus en plus de la croyance, la science en demeure cependant très imprégnée encore. Elle lui est soumise dans tous les sujets mal connus, les mystères de la vie ou de l'origine des espèces par exemple. Les théories qu'on y accepte sont de simples articles de foi, n'ayant pour eux que l'autorité des maîtres qui les formulèrent.

Les lois régissant la psychologie de la croyance ne s'appliquent pas seulement aux grandes convictions fondamentales laissant une marque indélébile sur la trame de l'histoire. Elles sont applicables aussi à la plupart de nos opinions journalières sur les êtres et les choses qui nous entourent.

L'observation montre facilement que la majorité de ces opinions n'ont pas pour soutiens des éléments rationnels, mais des éléments affectifs ou mystiques, généralement d'origine inconsciente. Si on les voit discutées avec tant d'ardeur, c'est précisément pal-ce qu'elles sont du domaine de la croyance et formées de la même façon. Les opinions représentent généralement de petites croyances plus ou moins transitoires.

Ce serait donc une erreur de croire qu'on sort du champ de la croyance en renonçant à des convictions ancestrales. Nous aurons occasion de montrer que le plus souvent on s'y est enlisé davantage.

Les questions soulevées par la genèse des opinions étant du même ordre que celles relatives à la croyance doivent, être étudiées de la même façon. Souvent distinctes dans leurs effets, croyances et opinions appartiennent cependant à la même famille, alors que la connaissance fait partie d'un monde complètement différent.

On voit la grandeur et la difficulté des problèmes abordés dans cet ouvrage. J'y ai rêvé bien des années sous des cieux divers. Tantôt en contemplant ces milliers de statues élevées depuis 80 siècles à la gloire de tous les dieux qui incarnèrent nos rêves. Tantôt perdu parmi les piliers gigantesques des temples aux architectures étranges, reflétés dans les eaux majestueuses du Nil ou édifiés sur les rives tourmentées du Gange. Comment admirer ces merveilles sans songer aux forces secrètes qui les firent surgir d'un néant d'où aucune pensée rationnelle n'aurait pu les faire éclore.

Les hasards de la vie m'ayant conduit à explorer des branches assez variées de la science pure, de la psychologie et de l'histoire, j'ai pu étudier les méthodes scientifiques qui engendrent la connaissance et les facteurs psychologiques générateurs des croyances. La connaissance et la croyance, c'est toute notre civilisation et toute notre histoire.

Chapitre 2.
Les méthodes d’étude de la psychologie.

Pour se constituer, la psychologie recourut successivement à plusieurs méthodes. Nous n'aurons pas à les utiliser dans l'étude des opinions et des croyances. Leur simple résumé montrera qu'elles ne pouvaient fournir que bien peu d'éléments d'information à nos recherches.

Méthode d'introspection. - La plus ancienne méthode psychologique, la seule pratiquée pendant Ion-temps, fut celle dite de l'introspection. Enfermé dans son cabinet d'études et ignorant volontairement le monde extérieur, le penseur réfléchissait sur lui-même et avec les résultats de ses méditations fabriquait de gros livres. Ils ne trouvent plus de lecteurs aujourd'hui.

Le dernier siècle vit naître des méthodes plus scientifiques sans doute, mais non pas plus fécondes. En voici l'énumération.

Méthode psychophysique. - À ses débuts, cette méthode qui introduisait des mesures physiques en psychologie semblait posséder un grand avenir, mais on découvrit rapidement combien son champ était limité. Ces mesures ne portaient que sur des phénomènes élémentaires : vitesse de l'agent nerveux, temps nécessaire pour les mouvements réflexes, relation logarithmique entre l'excitation et la sensation, etc. Il s'agissait, en réalité, d'opérations physiologiques dont la psychologie ne put tirer qu'un très faible parti.

Méthode des localisations cérébrales. - Elle consistait à chercher l'altération des fonctions psychologiques correspondantes à certaines lésions nerveuses artificiellement provoquées. On crut pouvoir établir ainsi une foule de localisations. Elles sont presque entièrement abandonnées aujourd'hui, même celles qui parurent d'abord les mieux établies, telles que les centres du langage et de l'écriture.

Méthode des tests et des questionnaires. - Cette méthode obtint longtemps un grand succès et les laboratoires, dits de psychologie, sont encore remplis des instruments destinés à mesurer toutes les opérations supposées être en relation avec l'intelligence. On édita même quantité de questionnaires auxquels voulurent bien se soumettre quelques hommes illustres. Celui publié sur Henri Poincaré, par un des derniers adeptes de cette méthode, suffirait à montrer quel minime appoint la psychologie en peut tirer. Elle est actuellement complètement délaissée.

Méthode basée sur l'étude des altérations pathologiques de l'intelligence. - Cette méthode, la dernière, est certainement celle qui a fourni le plus de documents sur l'activité psychologique inconsciente, le mysticisme, l'imitation, les désagrégations de la personnalité, etc. Quoique très restreinte, elle a été féconde.

Bien que nouvelle dans son application, la psychologie pathologique ne demeura pas ignorée des grands dramaturges comme Shakespeare. Leur puissant génie d'observation les amenèrent à découvrir les phénomènes que la science ne devait préciser que plus tard. Lady Macbeth est une hallucinée, Othello un hystéro-épileptique, Hamlet un alcoolique hanté par des phobies, le roi Lear un maniaque mélancolique, victime de folie intermittente. Il faut reconnaître d'ailleurs que si tous ces illustres personnages avaient été des sujets normaux au lieu de posséder une psychologie altérée et instable, la littérature et l'art n'auraient pas eu à s'occuper d'eux.

Méthode basée sur la psychologie comparée. - Très récente encore, cette méthode s'est bornée jusqu'ici à l'étude des instincts et de certaines réactions élémentaires qualifiées de tropismes. Elle parait cependant devoir constituer une des méthodes de l'avenir.

Pour comprendre les phénomènes psychiques des êtres supérieurs, il faut étudier d'abord ceux des créatures les plus inférieures. Cette évidence n'apparaît pourtant pas encore aux psychologues qui prétendent établir une distinction irréductible entre la raison de l'homme et celle des êtres placés au-dessous de lui. La nature ne connaît pas de telles discontinuités et nous avons dépassé l'époque où Descartes considérait les animaux comme de purs automates.

Cette étude est d'ailleurs hérissée de difficultés. On constate chaque jour davantage que les sens des animaux et, par suite, leurs sensations, diffèrent des nôtres. Les éléments qu'ils associent, la façon dont ils les associent, doivent aussi sans-doute être distincts.

La psychologie des animaux, même supérieurs, est encore à ses débuts. Pour les comprendre, il faut les regarder de très près, et c'est une peine qu'on ne prend guère.

Nous apprendrions vite à les deviner, cependant, par un examen attentif. J'ai jadis consacré plusieurs années à leur observation. Les résultats en ont été exposés dans un mémoire sur la psychologie du cheval, publié dans la Revue philosophique. J'en déduisis des règles nouvelles pour son dressage. Ces recherches me furent très utiles pour la rédaction de mon livre sur la Psychologie de l'éducation.

Méthode adoptée dans cet ouvrage pour l'étude des opinions et des croyances. - L'énumération précédente permet de pressentir qu'aucune des méthodes psychologiques classiques, ni les enquêtes, ni la psychophysique, ni les localisations, ni la psychopathologie même lie peuvent rien apprendre de la genèse et de l'évolution des opinions et des croyances. Nous devions donc recourir à d'autres méthodes.

Après avoir étudié le terrain réceptif des croyances intelligence, sentiments, subconscience, etc., nous avons analysé les diverses croyances religieuses, politiques, morales, etc., et examiné le rôle de chacun de leurs facteurs déterminants. L'histoire pour le passé, les faits de chaque jour pour le présent, fournissent les éléments de cette étude.

Mais la généralité des grandes croyances appartiennent au passé. Le point le plus frappant de leur histoire, est l'absurdité évidente des dogmes au point de vue de la raison pure. Nous expliquerons leur adoption en montrant que dans le champ de la croyance, l'homme le plus éclairé, le savant le mieux familiarisé avec les méthodes rigoureuses de laboratoire, perd tout esprit critique et admet sans difficulté des miracles merveilleux. L'étude des phénomènes occultistes fournira sur ce point des démonstrations catégoriques. Nous verrons des physiciens illustres prétendre avoir dédoublé des êtres vivants et vécu avec des fantômes matérialisés, un professeur de physiologie célèbre évoquer les morts et s'entretenir avec eux, un autre, non moins éminent, assurer avoir vu un guerrier casqué sortir du corps d'une jeune fille avec des organes complets, comme le prouvait l'état de sa circulation et l'examen des produits de sa respiration.

Tous ces phénomènes et d'autres de même ordre nous prouveront que la raison est impuissante contre les croyances les plus erronées.

Mais pourquoi l'esprit qui pénètre dans le champ de la croyance y manifeste-t-il, quelle que soit sa culture, une crédulité illimitée?

Pour le découvrir, nous avons été conduits à élargir le problème et à rechercher l'origine des actes des divers êtres vivants, de l'animal le plus inférieur à l'homme.

Il nous est alors apparu clairement que les explications classiques n'étaient si insuffisantes ou si nulles que par l'obstination des auteurs à vouloir appliquer les méthodes de la logique rationnelle à des phénomènes qu'elle ne régit pas. Dans les opérations complexes de la vie, comme dans les réflexes inconscients, vraie source de notre activité, apparaissent des enchaînements particuliers indépendants de la raison et que ne sauraient définir des termes aussi imprécis que celui d'instinct.

Continuant à creuser ces questions, nous avons été amenés à reconnaître diverses formes de logiques, inférieures ou supérieures, suivant les cas, à la logique rationnelle, mais toujours différentes d'elle.

Et c'est ainsi qu'à la logique rationnelle, connue de tout temps, à la logique affective, étudiée depuis quelques années, nous avons ajouté plusieurs formes nouvelles de logiques qui peuvent se superposer ou entrer en conflit et donner à notre mentalité des impulsions différentes. Celle régissant le domaine de la connaissance n'a aucun rapport avec celle qui engendre les croyances. C'est pourquoi le savant le plus éclairé pourra manifester des opinions contradictoires, rationnelles ou irrationnelles, suivant qu'il sera dans le cycle de la connaissance ou dans celui de la croyance.

Ce n'est pas à la psychologie classique qu'il était possible de demander des explications sur toutes ces questions. Les plus éminents psychologues modernes, William James notamment, en sont réduits à constater : « la fragilité d'une science qui suinte la critique métaphysique à toutes ses articulations »... « Nous en sommes encore, écrit-il, à attendre la première lueur qui doit pénétrer l'obscurité des réalités psychologiques fondamentales ». Sans admettre tout à fait avec l'illustre penseur que les livres de psychologie contiennent uniquement : « une enfilade de faits grossièrement observés, quelques discussions querelleuses et bavardes de théories », il faut bien reconnaître après lui que la psychologie classique ne renferme pas : « une seule loi, une seule formule dont nous puissions déduire une conséquence, comme on déduit un effet de sa cause ».

C'est donc sur un terrain très encombré en apparence, très vierge en réalité, que nous allons tenter de construire une théorie de la formation et de l'évolution des opinions et des croyances.

Livre II :

Le terrain psychologique des opinions et des croyances.

Chapitre 1.
Les grands ressorts de l’activité des êtres. Le plaisir et la douleur.

§1 : Rôles du plaisir et de la douleur.

Le plaisir et la douleur sont le langage de la vie organique et affective, l'expression d'équilibres satisfaits ou troublés de l'organisme. Ils représentent les moyens employés par la nature pour obliger les êtres à certains actes sans lesquels le maintien de l'existence serait impossible.

Plaisir et douleur sont donc les indices d'un état affectif antérieur. Ce sont des effets, comme les symptômes pathologiques sont les conséquences d'une maladie.

La faculté d'éprouver du plaisir et, de la douleur constitue la sensibilité. La vie affective et psychique des êtres dépend tout entière de cette sensibilité.

Le langage des organes, traduit par le plaisir et la douleur, est plus ou moins impérieux, suivant les nécessités à satisfaire. Il en existe, comme la faim, qui n'attendent pas.

La faim est la douleur la plus redoutée; l'amour, le plaisir le plus recherché et l'on peut répéter, avec le grand poète Schiller, que la machine du monde se soutient par la faim et l'amour.

Les autres variétés du plaisir et de la douleur sont des mobiles, moins puissants parce que moins intenses. C'est bien à tort que Schopenhauer soutenait : « qu'on peut ramener à trois tous les principes qui font agir l'homme, l'égoïsme, la méchanceté et la pitié ».

Dans ces dernières années, quelques philosophes, William James notamment, ont contesté le rôle du plaisir et de la douleur comme mobiles de notre activité. « Ils n'interviennent aucunement, par exemple, dit ce dernier, dans les manifestations de nos émotions. Qui fronce le sourcil pour le plaisir de froncer le sourcil? On ne respire pas pour le plaisir. »

Cette argumentation n'est pas heureuse. Certes, on ne respire pas pour le plaisir, mais la douleur qu'entraînerait la cessation de respirer oblige rigoureusement à cette fonction. On ne fronce pas les sourcils par plaisir, mais par suite d'un mécontentement qui constitue déjà une forme de la douleur.

§2 : Caractères discontinus du plaisir et de la douleur.

Le plaisir et la douleur ne connaissent pas la durée. Leur nature est de s'user rapidement, et par conséquent de n'exister qu'à la condition d'être intermittents. Un plaisir prolongé cesse vite d'être un plaisir et une douleur continue s'atténue vite. Sa diminution peut même, par comparaison, devenir un plaisir.

Le plaisir n'est donc plaisir qu'à condition d'être discontinu. Le seul plaisir un peu durable est le plaisir non réalisé, ou désir.

Le plaisir n'est guère connaissable que par sa comparaison avec la douleur. Parler de plaisir éternel est un non-sens, comme l'avait justement observé Platon. Les dieux ignorant la douleur ne peuvent pas, suivant lui, éprouver de plaisir.

La discontinuité du plaisir et de la douleur représente la conséquence de cette loi physiologique que le changement est la condition de la sensation. Nous ne percevons pas des états continus, mais des différences entre des états simultanés ou successifs. Le tic-tac de la plus bruyante horloge finit à la longue par ne plus être entendu et le meunier ne sera pas réveillé par le bruit des roues de son moulin, mais par leur arrêt.

C'est en raison de cette discontinuité nécessaire que le plaisir prolongé n'est bientôt plus du plaisir, mais quelque chose de neutre ne, pouvant redevenir vivace qu'après avoir été perdu. Le bonheur paradisiaque rêvé par les croyants serait bientôt sans attrait pour eux, à moins de passer alternativement du paradis à l'enfer.

Le plaisir est toujours relatif et lié aux circonstances. La douleur d'aujourd'hui devient le plaisir de demain et inversement. Douleur, pour un homme ayant abondamment dîné, d'être condamné à manger des croûtes de pain desséché; plaisir, pour le même individu abandonné plusieurs jours sans aliments dans une île déserte.

La sagesse populaire dit avec raison que chacun prend son plaisir où il le trouve. Le plaisir de l'ouvrier buvant et vociférant au cabaret diffère sensiblement de celui de l'artiste, du savant, de l'inventeur, du poète composant leurs œuvres. Le plaisir de Newton découvrant les lois de la gravitation, fut sans doute plus vif que s'il avait hérité des nombreuses femmes du roi Salomon.

L'importance du rôle de la sensibilité au plaisir et à la douleur apparaît nettement si l'on essaie d'imaginer ce que pourrait être l'existence d'un de ces purs esprits, tels que les sectateurs de plusieurs religions les supposent.

Dépourvus de sens et, par conséquent, de sensations et de sentiments, ils resteraient indifférents au plaisir et à la douleur et ne connaîtraient aucun de nos mobiles d'action. Les plus angoissantes souffrances d'individus jadis chéris par eux, ne sauraient les émouvoir. Ils n'éprouveraient donc, nul besoin de communiquer avec eux. L'existence de tels êtres, on ne la conçoit même pas.

§3 : Le désir comme conséquence du plaisir et de la douleur.

Le plaisir et la douleur engendrent le désir. Désir d'atteindre le plaisir et d'éviter la douleur.

Le désir est le principal mobile de notre volonté et, par suite, de nos actes. Du polype à l'homme, tous les êtres sont mus par le désir.

Il inspire la volonté, qui ne peut exister sans lui, et dépend de son intensité. Le désir faible engendre naturellement une volonté faible.

Il ne faut pas cependant confondre volonté et désir, comme le firent plusieurs philosophes, tels que Condillac et Schopenhauer. Tout ce qui est voulu est évidemment désiré, mais on désire bien des choses qu'on sait ne pouvoir vouloir.

La volonté implique délibération, détermination et exécution, états de conscience qui ne s'observent pas dans le désir.

Le désir établit l'échelle de nos valeurs, variable d'ailleurs, avec le temps et les races. L'idéal de chaque peuple est la formule de son désir.

Un désir qui envahit tout l'entendement transforme notre conception des choses, nos opinions et nos croyances. Spinoza l'a dit justement : nous jugeons une chose bonne, non par jugement, mais parce que nous la désirons.

La valeur des choses n'existant pas en elle-même, est déterminée par le seul désir et proportionnellement à l'intensité de ce désir. L'estimation variable des objets d'art en fournit la preuve journalière.

Père de tout effort, maître souverain des hommes, générateur des dieux, créateur de tout idéal, le désir ne figure pourtant pas aux Panthéons antiques. Seul, le grand réformateur Bouddha comprit que le désir est le vrai dominateur des choses, le ressort de l'activité des êtres. Pour délivrer l'humanité de ses misères et la conduire au perpétuel repos, il tenta de supprimer ce grand mobile, de nos actions. Sa loi soumit des millions d'hommes, mais ne triompha pas du désir.

C'est, en effet, que l'homme ne saurait vivre sans lui. Le monde des idées pures de Platon pourrait posséder la beauté sereine qu'il rêvait, contenir les modèles éternels des choses : n'étant pas vivifié par le souffle du désir, il ne nous intéresserait pas.

§4 : Le plaisir en perspective. L’espérance.

L'espérance est fille du désir, mais n'est pas le désir. Elle constitue une aptitude mentale qui nous fait croire à la réalisation d'un désir. On peut désirer une chose sans l'espérer. Tout le monde désire la fortune, très peu l'espèrent. Les savants désirent découvrir la cause première des phénomènes, ils n'ont aucun espoir d'y arriver.

Le désir se rapproche quelquefois de l'espérance au point de se confondre avec elle. A la roulette, je désire et j'espère gagner.

L'espérance est une forme de plaisir en expectative qui, dans sa phase actuelle d'attente, constitue une satisfaction souvent plus grande que celle produite par sa réalisation.

La raison en est évidente. Le plaisir réalisé est limité en quantité et en durée, alors que rien ne borne la grandeur du rêve créé par l'espérance. La puissance et le charme de l'espérance est de contenir toutes les possibilités de plaisir.

Elle constitue une sorte de baguette magique transformant toute chose. Les réformateurs ne firent jamais que substituer une espérance à une autre.

§5 : Le régulateur du plaisir et de la douleur. L’habitude.

L'habitude est le grand régulateur de la sensibilité, elle engendre la continuité de nos actes, émousse le plaisir et la douleur et nous familiarise avec les fatigues et les plus durs efforts. Le mineur s'habitue si bien à sa pénible existence, qu'il la regrette quand l'âge de la retraite le condamne à, vivre au soleil.

L'habitude, régulateur de la vie individuelle, est aussi le vrai soutien de la vie sociale. On peut la comparer à l'inertie qui s'oppose, en mécanique, aux variations de mouvement. Le difficile pour un peuple est d'abord de se créer des habitudes sociales, puis de ne pas trop s'y attarder. Quand le joug des habitudes s'est appesanti longtemps sur lui, il n'en peut plus sortir que par des révolutions violentes. Le repos dans l'adaptation que constitue l'habitude ne doit pas se prolonger. Peuples vieillis, civilisations avancées, individus âgés tendent à trop subir le joug de la coutume, c'est-à-dire de l'habitude.

Inutile de disserter longuement sur son rôle. Il a frappé tous les philosophes et est devenu un dogme de la sagesse populaire.

« Qu'est-ce que nos principes naturels, dit Pascal, sinon nos principes accoutumés? Et dans les enfants, ceux qu'ils ont reçus de la coutume de leurs pères... une différente coutume donnera d'autres principes naturels.

La coutume est une seconde nature qui détruit la première.

La coutume fait, nos preuves les plus fortes et les plus crues; elle incline l'automate qui entraîne l'esprit sans qu'il y pense... C'est elle qui fait tant de chrétiens, c'est elle qui fait les turcs, les païens, les métiers, les soldats, etc. Enfin, il faut avoir recours à elle quand une fois l'esprit a vu où est la vérité.

... Il faut acquérir une créance plus facile, qui est celle de l'habitude, qui, sans violence, sans art, sans argument, nous fait croire les choses, et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement. Quand on ne croit que par la force de la conviction... ce n'est pas assez. »

L'existence d'un individu ou d'un peuple serait instantanément paralysée si, par un pouvoir surnaturel, il était soustrait à l'influence de l'habitude. C'est elle qui nous dicte chaque jour ce que nous devons dire, faire et penser.

§6 : Le plaisir et la douleur considérés comme les certitudes psychologiques fondamentales.

Les philosophes ont tenté d'ébranler toutes nos certitudes et de montrer que nous ne connaissions du monde que des apparences.

Mais nous posséderons toujours deux grandes certitudes, que rien ne saurait détruire : le plaisir et la douleur. Toute notre activité dérive d'elles. Les récompenses sociales, les paradis et les enfers créés par les codes religieux ou civils se basent sur l'action de ces certitudes dont la réalité évidente ne peut être contestée.

Dès que se manifeste la vie, apparaissent le plaisir et la douleur. Ce n'est pas la pensée, mais la sensibilité qui nous révèle notre moi. En disant : « Je sens, donc je suis », au lieu de : « Je pense, donc je suis, » Descartes eût été plus près de la vérité. Sa formule, ainsi modifiée, s'applique à tous les êtres et non plus seulement à une fraction de l'humanité.

De ces deux certitudes on pourrait tirer toute une philosophie pratique de la vie. Elles fournissent une réponse sûre à l'éternelle question si répétée depuis l'Ecclésiaste : pourquoi tant de travail et tant d'efforts, puisque la mort nous attend, et que notre planète se refroidira un jour ?

Pourquoi ? Parce que le présent ignore l'avenir et que dans le présent la Nature nous condamne à rechercher le plaisir et fuir la douleur.