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Synthèse balayant le dernier demi-siècle, cet essai, dans sa première partie, recherche les causes des problèmes de notre société : endettement, crise écologique, fracture sociale, immigration, etc. Le déficit de moralité y est mis en évidence. La seconde partie, quant à elle, étudie la conscience et la morale. Elle montre la nécessité vitale pour une société d'une morale saine et solide.
À PROPOS DE L’AUTEUR
Bertrand de La Bourdonnaye est ancien élève de l’École navale. Il a navigué une dizaine d’années, puis en a consacré une autre à l’exploitation viticole familiale, pour rejoindre le corps des professeurs de l’enseignement maritime, où il a enseigné la navigation. Depuis de nombreuses années, il s’interroge sur l’évolution de notre société, qui vogue en eaux troubles et agitées.
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Seitenzahl: 571
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Bertrand de La Bourdonnaye
Ouvrons les yeux !
Essai
© Lys Bleu Éditions – Bertrand de La Bourdonnaye
ISBN : 979-10-422-0426-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Sixtine R.
Les rêveurs et les ignorants ont parfois des intuitions très profondes sur la nature de la réalité.
Alix Jenni, L’art français de la guerre, Gallimard
Depuis un demi-siècle, notre société s’est engagée résolument dans la voie de l’enrichissement personnel, de l’État-providence, des libertés individuelles, en un mot, de la modernité. Les fruits d’une croissance soutenue – de l’ordre de 6 % – pendant 30 ans étaient à portée de main. L’avenir était radieux. Unanime était la foi dans le Progrès.
La première manifestation majeure de cette évolution est la loi Neuwirth (1967) sur la contraception orale1. Déconnecter le plaisir sexuel et la procréation est un vieux rêve de l’humanité.
Politiquement, la vraie rupture intervient en mai-juin 1968. Sur fond de guerre du Vietnam et de libération sexuelle, les contestations étudiante et sociale font vaciller le pouvoir gaulliste. En mai 1974, la France tombe dans les bras d’un jeune et séduisant président de République.
En janvier 1975 est promulguée la loi de dépénalisation de l’avortement. Simultanément, la contraception est remboursée par la Sécurité sociale. Douces ont été les voies de la modernité.
Le droit sur le divorce évolue lui aussi vers plus de libéralité. Le divorce, qui était jusque-là une sanction, peut, depuis 1975, être vu comme un remède (divorce par consentement mutuel). Depuis, toutes les modifications législatives visent à simplifier et à accélérer les procédures de divorce. En ce qui concerne les libertés individuelles, les choses vont donc vite.
Mais, à cette même époque, intervient le premier choc pétrolier. La croissance chute à 2 %. La montée du chômage peut être précisément datée de 1974, surtout chez les jeunes. Le chômage oscillera désormais autour de 10 %.
À partir de cette même année, plus aucun budget de la France ne sera équilibré : la dette publique progresse régulièrement.
L’immigration en France suit une pente positive, et très régulière, depuis les années 30. Comme la population augmente aussi, la proportion d’immigrés est stable, probablement d’un peu moins que 10 %. Mais la concentration des immigrés sur certaines parties du territoire fausse cette vision de choses. Nos banlieues connaissent des crises depuis plus de trente ans. Les premiers « rodéos » aux Minguettes datent de 1978. En 2005, c’est l’émeute.
La première observation du trou dans la couche d’ozone date de 1985.
L’entrée massive de la drogue dans le paysage français, essentiellement du cannabis, est plus tardive : il date des années quatre-vingt-dix. Mais les courbes des interpellations pour usage de cannabis et de stupéfiants commencent à monter dès 1980. Ces courbes2 présentent un faux plat pendant dix ans, puis c’est l’Everest. La consommation de cannabis est fortement associée à celle du tabac et de l’alcool.
Ah ! Je vois une courbe qui ne monte pas. Elle s’effondre même. Il s’agit de l’indice de la fécondité. Les lois Neuwirth et Veil prouvent leur efficacité.
Souvenez-vous : en 68, la fête a été magnifique. Mais il semble que l’intendance n’ait pas suivi : chômage, endettement. On déplore aussi quelques effets pervers : alcool, drogue, violences urbaines, pollution.
La génération 68 va bientôt quitter la scène pour entrer dans les maisons de retraite, où l’attend la sédation profonde et définitive, et probablement, pour les plus âgés, l’ultime bienfait de la modernité : l’euthanasie.
La modernité a un coût. La génération 68 vous présente la facture : 2 800 milliards d’euros.
Comment en est-on arrivé là ?
Cet essai étudie, l’un après l’autre, chacun des maux qui accablent notre société. Les causes en sont recherchées et analysées, jusqu’à pointer du doigt le fond du problème.
Il est vraiment possible de comprendre comment on en est arrivé là.
Dès lors, le remède s’impose de lui-même.
Notre société doit faire face à de multiples difficultés, de tous ordres : écologique, social, financier, etc. Bien que la question écologique soit sur le tapis depuis près d’un demi-siècle, elle ne devient prégnante que depuis peu, à dire vrai depuis que la génération montante commence à nous faire des reproches sur l’état de la planète. Elle ne nous fait pas encore de reproche sur l’état de nos finances : sans doute n’a-t-elle pas mesuré l’ampleur des difficultés qui l’attendent. Commençons donc notre revue des problèmes de notre société par celui dont on parle le moins : l’endettement public.
La dette publique est la somme des dettes contractées par l’État, par la Sécurité sociale, par les collectivités territoriales et par les entreprises publiques. En sont donc exclues les dettes des entreprises privées et des dettes personnelles de français. Cette dette publique s’exprime soit en euros, soit en pourcentage du produit intérieur brut (PIB). Cette seconde manière de chiffrer la dette permet de comparer les dettes des États entre eux. Exprimé en euros, le montant de la dette de la France – en 2022 – donne le vertige : 2 800 milliards d’euros. Ramener au nombre d’habitants, cette dette est de près de 42 000 € par français. L’endettement public, qui était très faible dans les années 60 – moins de 5 % du PIB – ne cesse d’augmenter. Il est aujourd’hui de 115 % du PIB.
De tout temps, les États ont eu besoin d’argent. La ressource normale des États est l’impôt. Mais quand la nécessité se fait pressente, l’État emprunte. Aujourd’hui, en temps de paix, les cas où les gouvernements empruntent devraient se limiter à deux :
En vue d’un investissement important, par exemple une infrastructure lourde – aéroport, autoroute – l’État peut choisir d’emprunter : quand l’infrastructure sera opérationnelle, elle génèrera des activités marchandes, elles-mêmes productrices d’un surplus de revenus fiscaux qui permettront de rembourser l’emprunt. Il peut donc être considéré, pour financer cet investissement, comme plus judicieux d’emprunter que d’augmenter – momentanément bien sûr – les impôts ;
Le second cas est celui de la relance économique : lors d’une crise économique, un gouvernement peut souhaiter faire redémarrer la consommation, ou, mieux encore, l’investissement. Il injectera alors dans l’économie une masse d’argent substantielle, qui sera dépensée en commande de l’État ou en subvention. Par le coup de fouet qu’il donne à l’économie, on espère de ce plan de relance un regain de croissance. Plus la part de l’investissement sera importante, plus la relance sera durable. Nombreux ont été, en France, les plans de relance financés par l’emprunt : l’emprunt Giscard en 1975, le plan de relance Mauroy en 1981, le plan de relance de 2008-2010.
Si un emprunt peut avoir des effets positifs, il a aussi, et à coup sûr, une conséquence moins plaisante : un jour il faudra rembourser, et, en attendant, il faut payer les intérêts. En 2018, la charge de la dette publique – c’est-à-dire les intérêts versés par l’État à ses créanciers – a été d’environ 40 milliards d’euros. Mais les taux d’emprunt remontent. Pour 2022, cette charge sera de 50 milliards d’euros.
L’Union européenne limite à 3 % du PIB le déficit budgétaire des États. Cette mesure semble sage, car elle interdit aux États d’accumuler des déficits budgétaires délirants et dangereux à long terme. Mais qu’on ne s’y trompe pas : à raison de 3 % par an, les mathématiques sont formelles, on atteint à coup sûr les 100 % en 33 ans et 4 mois ; et les 200 % en 66 ans et 8 mois, et ainsi de suite.
On remarquera cependant qu’un endettement de 100 % du PIB est uniquement un seuil psychologique : à 101 %, la vie continue. La Grèce est allée jusqu’à 180 % d’endettement en 2018. Mais il faut bien comprendre que la charge de la dette devient vite insupportable, et qu’un État peut se trouver dans la situation où il doit emprunter uniquement pour payer cette charge. L’effet boule de neige peut être dévastateur. Et, évidemment, le remboursement du capital sera à charge des générations futures. Notons encore qu’un pays qui a de gros besoins d’argent se trouve en situation de faiblesse vis-à-vis des prêteurs. Enfin, un pays endetté perd de son indépendance et de sa liberté dans le choix de sa politique : le service de la dette est prioritaire sur toute autre dépense.
Avant de nous pencher sur les questions qui nous intéressent réellement ici, il n’est pas inutile de faire quelques constats étonnants sur cette affaire de dette publique vue par un profane. En 2011, François de Closets et Irène Inchauspé – qui ne sont pas des profanes – ont publié un livre, L’échéance (Fayard),sous-titré Français, vous n’avez encore rien vu… dont le thème est l’endettement. Les auteurs tirent la sonnette d’alarme sur l’endettement de la France, qui est à cette époque de 83 % à la suite d’une hausse de près de 12 % en un an. S’appuyant sur l’exemple grec de 2009 et sur les mésaventures de l’Argentine (2001), F. de Closets prédit un avenir très sombre pour 2013-2015. Tous les spécialistes conviennent qu’une dette devient insoutenable quand elle approche les 100 % du PIB (page 33). Or, la catastrophe ne s’est pas produite. La France a passé les 100 % d’endettements en septembre 2019. La crise sanitaire 2020-2021 a vu l’endettement bondir à 116 %. La Banque Centrale Européenne (BCE) prête des centaines de milliards d’euros aux pays européens à des taux négatifs. D’où viennent ces milliards ? De la planche à billets (euros), tout simplement. On aurait donc dû voir l’inflation monter en flèche. Et bien non : au contraire ; l’objectif d’inflation de 2 % semblait inatteignable. Le pic actuel est très probablement dû à un effet de sortie de crise sanitaire, quand toutes les économies redémarrent en même temps, pic accentué par la guerre en Ukraine. On a du mal à comprendre pourquoi la prédiction de François de Closets et Irène Inchauspé ne s’est pas produite, et personne ne sait si elle se produira un jour. Vous avez dit sciences économiques ? Pas une science exacte en tout cas. « … science qui en impose à tous parce que personne n’y comprend rien »,écrivent François de Closets et Irène Inchauspé, page 129, citant eux-mêmes un PDG du CAC 40. Ouf ! Je ne suis pas tout seul.Autre paradoxe : en entrant massivement au capital des entreprises dans les années 90, le capitalisme financier vise des rendements à deux chiffres, 10 voire 15 %. Comment une telle rémunération des capitaux peut-elle cohabiter avec des taux d’intérêt bancaire de 1 ou 2 % ?
Revenons à notre sujet.
La question qui se pose est de comprendre pourquoi aucun gouvernement français n’a équilibré son budget depuis 45 ans. La réponse qu’y fit Raymond Barre en septembre 1976 est connue : « La France vit au-dessus de ses moyens ». Sans doute est-ce encore vrai. Les réponses que l’on nous donne depuis déjà plusieurs années reviennent à chaque campagne électorale : trop de fonctionnaires, trop de dépenses publiques. Depuis déjà longtemps, toutes les réformes structurelles visent essentiellement à faire des économies : organisation de l’État, organisation de la Justice, fonctionnement de l’hôpital, les Armées, l’Éducation nationale et Universités, la Sécurité sociale, etc. Le déficit est toujours là.
Savoir lesquels de nos dirigeants ont le plus creusé le déficit n’a pas grand intérêt, mais il est difficile d’y résister. Il semble que la couronne doive revenir à Nicolas Sarkozy. En cumulant les périodes où il fut ministre du Budget (1993-1995) puis président de la République – et en lui faisant grâce de ses six mois de ministre de l’Économie et des Finances (2004) –, ce sont pas moins de 700 milliards d’euros de dettes dont nous lui sommes redevables, sauf à considérer qu’un simple ministre puisse partager « sa » dette avec son Premier ministre (Edouard Balladur) et son président de la République (François Mitterrand). À l’opposé, deux présidents de la cinquième République seulement ont laissé un solde positif : Charles de Gaulle et Georges Pompidou.
À ce déficit endémique, je vois deux explications : la démagogie et le manque de courage des hommes politiques.
Regardons cela de plus près.
La vie en démocratie offre de grandes joies, et des rages insoutenables. Joie de participer à la victoire de son candidat. Rage de la défaite si l’on a perdu, et, souvent, si l’on a gagné, rage de la déception si l’élu trahit le candidat qu’il a été.
La démocratie s’exprime par le bulletin de vote. Petit papier blanc de mauvaise qualité, où figurent un prénom et un nom. On nous explique que l’on vote pour une idée et non pour une personne. Cela signifie que le citoyen est prié de laisser à la porte de l’isoloir les sentiments qu’il éprouve pour le candidat, et de ne considérer que le projet et sa philosophie. En attendant, c’est bien pour une personne que l’on vote, ce n’est pas pour un parti ni pour un programme. Le programme et le nom du parti sont écrits sur les tracts électoraux, mais pas sur le bulletin de vote. Et le caractère du candidat aura, au cours du mandat, une importance majeure, quand il devra prendre des décisions graves. Finalement, l’affaire est simple : voter, c’est faire confiance à un Homme, homme ou femme. Sa personnalité, le caractère dont il fait preuve, mais aussi les sentiments qu’il inspire sont fondamentaux.
Je choisis mon bulletin de vote sur trois critères : l’intérêt général, mon intérêt particulier et les sentiments que les candidats m’inspirent.
L’intérêt particulier
En ce qui concerne l’intérêt particulier, l’affaire est vite vue. Chacun des candidats a pris soin de bien m’expliquer que j’avais tout intérêt à voter pour lui : il a dressé la liste des avantages que j’y trouverai, et la liste est longue. Salaires, statuts, droits nouveaux, moins d’impôts, plus d’allocations, de subventions, d’aides diverses. Il est extrêmement rare qu’un candidat promette plus d’impôt et moins d’avantages. Les intérêts particuliers, ou catégoriels, constituent la plus grande part des programmes des candidats.
L’intérêt général
L’intérêt général est plus difficile à cerner. Les candidats n’en parlent jamais de manière claire. On a l’impression que, pour chacun d’eux, l’intérêt général est qu’il soit élu ! Et pourtant, si on généralise ce qui vient d’être dit sur l’intérêt particulier, on pourrait émettre l’idée que l’intérêt général est la somme des intérêts particuliers. Je suis bien certain qu’il n’en est rien. À mon avis, dans le domaine matériel, la somme des intérêts particuliers est égale à zéro. Ils s’annulent les uns les autres. L’intérêt du locataire est l’opposé de celui du propriétaire. L’intérêt du salarié est l’opposé de l’intérêt de l’employeur : l’un voudrait être mieux payé, l’autre cherchera à limiter la masse salariale. L’intérêt de l’entreprise est à l’opposé de celui du client : l’une visera à vendre au prix le plus élevé possible, l’autre, à acheter au prix le plus bas. L’intérêt de l’entreprise est aussi à l’opposé de celui de ses fournisseurs, et pour les mêmes raisons, mais inversées. (Pauvre entreprise, coincée entre ses salariés, ses clients et ses fournisseurs, comment peut-elle s’en sortir ?) Et ainsi de suite dès qu’il s’agit d’argent, ou de choses matérielles qui, in fine, sont de l’argent.
Il faut donc chercher l’intérêt général à un niveau supérieur. Dans le domaine matériel, mais aussi dans le domaine moral.
Dans le domaine matériel, l’intérêt général ne peut être que l’enrichissement de tous, sans exclusion. Ce qui suppose que tous participent à la création de richesses, et que tous en profitent. Ce fut le cas pendant les « 30 glorieuses », de 1945 à 1975. Les symptômes sont le plein emploi, la croissance soutenue et de refus de l’endettement, qui est appauvrissement. Le contraire de ce que nous vivons aujourd’hui : 7 % des Français vivent en dessous du seuil de pauvreté !
Dans le domaine immatériel, l’intérêt général est ce qui permet une vie sociale harmonieuse. La paix, évidemment, la paix en tant que non-guerre entre États, mais aussi la paix civile et la paix sociale. Il y faut un vrai partage de valeurs unanimement reconnues. La politesse, la justice, la bonne foi, la fraternité, mais aussi la tolérance, car l’autre pense différemment de moi. Il y faut encore un lien social solide, un minimum de culture commune, un sens du destin commun. Le contraire de ce que nous vivons aujourd’hui.
Il est trop tôt encore pour parler de la morale, mais on sent qu’elle a quelque chose à faire ici. Soulignons cependant que l’intérêt général devrait être la première génératrice de solidarité entre les membres d’une même société. La solidarité, c’est faire front commun pour une cause commune jugée bonne. Quelle cause commune pourrait être meilleure que l’intérêt général ? L’égoïsme est l’ennemi de l’intérêt général.
On voit surtout que, dans quelque domaine que ce soit, l’intérêt général est le grand oublié de notre époque.
Et pourtant l’intérêt général n’est pas contraire à l’intérêt particulier. Ils sont même complémentaires. L’intérêt particulier ne peut être satisfait qu’à l’abri de l’intérêt général. Serait-il possible d’être riche et heureux dans une atmosphère de guerre civile, dans la jalousie, la calomnie, l’insécurité, la trahison, le chacun pour soi ? Il faudrait vivre dans un bunker étanche et n’en jamais sortir.
Voilà donc comment je fais le tri entre les bulletins de vote qui me sont proposés. Une autre motivation oriente aussi l’électeur : il aime bien, au soir des journées électorales, se trouver dans le camp des vainqueurs, pouvoir dire : « j’ai gagné ». Il existe donc des gens qui votent pour celui qui va gagner. Ainsi, c’est en fonction des sondages qu’ils font leur choix !
En France, le président de la République a des pouvoirs très importants, sans doute plus que n’en avaient nos rois de l’Ancien Régime. La Cinquième République est assez habituée, de la part de son président, à des comportements quasi monarchiques. Est-ce exagéré de dire que les Français choisissent leur roi tous les cinq ans ? Et s’il ne fait pas l’affaire, ils le renvoient. C’est un traitement plus doux que la guillotine, mais l’esprit est un peu le même. Vous n’imaginez pas avec quel plaisir l’électeur glisse dans l’urne le bulletin de vote qui va expulser de la scène politique le Président sortant qu’il subit depuis cinq ans. Le peuple sait désavouer son roi, comme le Très-Haut a désavoué Saül. Vox populi, vox dei. Dans chaque français, dans chaque votant au moins, existe un petit peu de Louis XIV, qui lui fait dire « L’État, c’est moi ».
L’élection du président de la République est un scrutin à deux tours. Les deux candidats arrivés en tête du premier tour sont qualifiés pour le second tour. On observe que les qualifiés pour le second tour ont obtenu, au premier tour, entre 19 et 35 % des voix. Au second tour, près de la moitié des électeurs auront à changer de candidat : le candidat de leur cœur a été éliminé. Leur vote sera donc un vote par défaut : il s’agit d’éviter le pire en faisant échec au candidat qui leur convient le moins. Mais celui pour qui ils vont voter est un candidat de second choix.
Au soir du second tour, le gagnant croira avoir le soutien de la moitié des Français. Mais cette majorité de voix ne doit pas faire illusion : une partie importante des votants l’ont choisi par défaut. On se souvient de l’élection de Jacques Chirac en 2002 : la gauche a voté pour lui « en se pinçant le nez ». Ces électeurs par défaut seront très probablement les premiers déçus du nouveau quinquennat. Sans oublier les abstentionnistes, dont le nombre est de l’ordre de dix millions. Nos élus doivent gouverner avec l’appui d’une minorité seulement des citoyens. Avoir 40 % d’opinions favorables est déjà une belle performance. Mais aucun système électoral n’est parfait.
La démagogie
Depuis plus de trente ans, probablement depuis que la démocratie existe, les candidats se livrent donc à une surenchère de propositions alléchantes, qui visent à flatter, à séduire l’électeur et à le toucher dans son intérêt personnel. Les lendemains qui chantent sont le refrain systématique des campagnes électorales. Ceci s’appelle la démagogie. Je tiens l’élection du président de la République pour la finale du Championnat de France de démagogie. Flatteries, promesses, arguments simplistes, dire à chacun ce qu’il a envie d’entendre, voilà les grandes recettes de la démagogie. En 2007, un candidat, qui était en fait une candidate, a même inventé le concept de démocratie participative. En un mot : élisez-moi, puis dites-moi ce que vous voulez que je fasse, et je le ferai. Les citoyens auraient été invités à exprimer leurs doléances, par pétition Internet, par les réseaux sociaux. Il y aurait été donné suite.
Il s’agit là d’une perversion de la démocratie, peut-être même d’une maladie constitutive de la démocratie, dont les effets sont redoutables.
L’effet premier est que le candidat élu, et visant sa réélection dans cinq ans, aura à cœur de tenir ses promesses quels qu’en soient le coût et les conséquences négatives. Il s’agira, aux prochaines élections, de faire valoir la capacité du sortant à tenir ses engagements et à présenter un bilan conforme. Des gouvernants réellement conscients de leurs responsabilités et soucieux de l’avenir de leur peuple n’auraient pas laissé filer les déficits budgétaires depuis quarante-cinq ans. Sans la démagogie, notre endettement serait faible. Nos 2 800 milliards d’euros de dette sont, en partie au moins, le prix de la démagogie.
Beaucoup plus grave est l’effet second. De promesses tenues en promesses tenues, nos gouvernants nous ont conduits dans la situation qui est la nôtre aujourd’hui : chômage et pauvreté de masse, endettement, violences urbaines. Comment la démagogie pourrait-elle nous en sortir ? Imagine-t-on qu’un candidat puisse faire campagne sur le thème de l’austérité budgétaire, d’une diminution des subventions et des emplois publics, d’une augmentation des impôts, d’une augmentation du temps de travail sans augmentation des salaires, et – mais là son courage serait à la limite de l’inconscience – d’un encouragement à la natalité. N’oublions pas que si nous comptons sur les générations futures pour payer les dettes que nous leur aurons laissées, il faudra que ces générations soient assez nombreuses, jeunes et dynamiques pour y parvenir. Comme tout ce qui touche à la démographie, c’est un objectif qui se prépare au moins vingt ans à l’avance. Nous n’en prenons pas le chemin. Si la population augmente, c’est par l’allongement de la durée de la vie et par l’immigration, qui apportent d’autres problèmes. Notre taux de fécondité est trop bas pour assurer le renouvèlement des générations.
Cette dérive démagogique de nos pratiques démocratiques nous enferme donc dans un cercle vicieux, et nous contraint à une fuite en avant. Il s’agit d’une maladie qui ne se soigne pas par décret ni par ordonnances. La loi n’interdit ni la mauvaise foi ni le manque d’honnêteté intellectuelle.
La solution peut venir des candidats eux-mêmes, quand ils prendront conscience de la gravité de la situation. Elle viendra plus sûrement des électeurs, quand ceux-ci, las des promesses inconsidérées et voyant le gouffre où les démagogues nous entraînent, s’abstiendront de voter pour eux. Mais cela suppose des convictions morales particulièrement solides, et partagées par tout un peuple.
La période électorale que nous avons vécue en 2017 s’est caractérisée par la diversité des propositions des candidats. Les uns envisageaient de diminuer le temps de travail, les autres de l’allonger. Les uns refusaient la GPA, les autres la réclamaient. Les uns voulaient sortir de l’Union européenne, les autres ont crié à la folie et à la ruine. Les uns envisageaient sérieusement de limiter les dépenses de l’État et de stabiliser l’endettement, les autres voulaient au contraire accentuer encore les dépenses de l’État pour investir et « créer de la croissance ».
Tous étaient d’accord pour dire que la France est malade. Comment se fait-il qu’à partir de ce même constat, les remèdes proposés soient aussi différents ? Si les remèdes sont différents, c’est que les diagnostics le sont aussi. Aucun candidat ne s’est prononcé à ce sujet. François Fillon disait avoir tiré les leçons du passé. Mais il n’a pas dit pas quelles leçons il a retenues.
Tirer les leçons de l’Histoire devrait être le travail prioritaire des intellectuels, et en particulier des philosophes.
Jusqu’où peut mener la démagogie ? À l’anéantissement d’une nation.
Illustration :
Le plus grand désastre qu’a connu la France est la défaite de 1939. Vingt ans après la victoire de 1918, la première armée du monde subissait la plus grande défaite de son histoire. Pourquoi ? Trois réponses : démagogie, démagogie, démagogie.
Démagogie en Allemagne, où apparaît très vite un déni de défaite, puis s’installe un désir de revanche, sur lequel Hitler s’appuiera puissamment. Que le suffrage universel soit capable d’amener un Hitler au pouvoir, en toute légalité – bien que l’incendie du Reichstag laisse planer un doute –, pose problème. On est aujourd’hui stupéfait de voir avec quelle facilité Hitler a mis la main sur l’opinion publique allemande, et même sur l’élite allemande, en particulier l’armée. Qu’un vieux pays chrétien, l’un des plus avancés au monde culturellement, se soit laissé fasciné par ce pantin montre que ce qu’Hitler proposait correspondait à ce que les Allemands attendaient : la revanche, l’effacement de la honte du traité de Versailles. À tel point qu’en août 1940, Hitler fait voler en France l’original du traité de Versailles, qui n’a jamais été retrouvé.
Démagogie en France, où cet esprit de revanche était volontairement ignoré. On s’installe dans le pacifisme. Les hommes politiques y voient l’occasion de belles économies budgétaires, donc des diminutions d’impôts qui ne peuvent qu’être favorables à leur réélection. Les anciens poilus ne veulent pas que leurs enfants vivent à nouveau l’enfer qu’ils ont connu. Et on les comprend ! On ferme les yeux sur les initiatives allemandes montrant une volonté de réarmement, et sur l’aide que l’Union soviétique apporte à l’Allemagne dès 1926. En fait, dès le lendemain de la signature du traité de Versailles, des officiers allemands ont créé un « Grand État-major camouflé », nous dit Pierre Miquel dans son livre 1937 au lendemain du Front populaire, éditions Denoël, afin de redéfinir la doctrine, les tactiques, les règlements, et l’équipement. En 1932, en Allemagne, on est intellectuellement prêt à réarmer : depuis dix ans, la stratégie est en place et les tactiques sont enseignées. Maintenant, les prototypes de matériels sont testés et choisis, l’outil industriel est défini, les plans de mobilisations sont en place. On n’attend plus qu’un doigt pour appuyer sur le bouton du réarmement. En France, les crédits de l’armée sont en baisse constante, ceux qui sont accordés ne sont pas totalement utilisés parce que l’industrie ne suit pas. Le service militaire a été ramené à un an depuis 1928. On sait déjà que les classes de 1935 à 1939 seront des classes très peu nombreuses, et pour cause ! Quand Weygand essaie de secouer les politiciens entre 1931 et 1935, il se heurte à un mur. Même Pétain ne le soutient pas. Il voit l’esprit combatif des Français fondre comme neige au soleil. La mésentente entre le gouvernement et le commandement est réelle. Avec Gamelin (1935), tellement plus souple, les choses vont mieux : on connaît de résultat.
Lorsqu’Hitler occupe militairement la Rhénanie, on ferme les yeux. D’ailleurs, les Anglais déconseillent d’intervenir. La France-qui-ne-tire-jamais-la-première laisse faire l’Anschluss, laisse démembrer la Pologne, abdique à Munich, finit par déclarer la guerre à l’Allemagne mais se garde bien de prendre l’initiative des combats.
Le plus surprenant est l’attitude du Président de la République Albert Lebrun : il a assisté à tout cela à la première loge depuis 1932, sans presque jamais intervenir. Il est réélu en 1939 pour sept ans. Placé en résidence surveillée après l’armistice, il ne démissionne pas. Sincèrement, il pense reprendre son mandat à l’issue de la guerre, comme si rien ne s’était passé !
Après la défaite, le procès de Riom (1942) tourne court : on y fait de la politique, on ne cherche pas la vérité. De toute manière, il est trop tôt pour y voir clair.
Le débat n’aura jamais lieu. La vérité est trop laide. Pour tout le monde. D’autant plus que l’affaire (la Seconde Guerre mondiale) ne se termine pas trop mal pour la France : elle est à la table des vainqueurs ! Tout est bien qui finit bien.
On ne parlera plus jamais de 1939. 1918 : une victoire sans lendemain ; 1939 : une défaite sans lendemain…
Cet exemple de la France des années 30 montre bien où conduit la démagogie.
Remarquons ensuite les difficultés qu’il y aurait à mettre en place des remèdes préventifs à la démagogie. On pourrait penser à des dispositions constitutionnelles, mais les constitutions ne sont pas intouchables. On pourrait par exemple libérer les élus de l’obsession de leur réélection en instituant un seul mandat non renouvelable. On pourrait aussi peser sur le budget, en obligeant le gouvernement à équilibrer ses budgets sur l’ensemble de la mandature. C’est ce que préconisait Keynes : des déficits de temps en temps, mais un équilibre global sur une période donnée. Donc, des déficits des années de vaches maigres compensés par les excédents des années de vaches grasses suivantes.
On pourrait penser que la résistance à la démagogie est d’abord l’affaire des candidats eux-mêmes. Et il y faudrait un courage admirable. Mais, en démocratie, le dernier mot revient au peuple. En dernier ressort, la sanction contre la démagogie relève donc des électeurs eux-mêmes, et il y faut clairvoyance, discernement et abnégation. Les armes qui peuvent vaincre la démagogie sont des qualités morales collectives, dont notre société est aujourd’hui dépourvue.
La démagogie n’est pas une maladie infantile de la démocratie, ni même une maladie constitutive de la démocratie, ni encore un effet pervers de la démocratie. La démagogie est un poison violent pour les peuples, qu’elle soit le fait d’un processus électoral, ou d’un processus dictatorial : les dictateurs savent aussi très bien enrober de flatterie leurs pires méfaits.
On connaît la phrase d’Alfred de Vigny : L’orgueil, père detoutes les aristocraties, et l’envie, mère de toutes les démocratiespossibles. Elle me laisse un goût désagréable. N’y a-t-il que les vices pour engendrer les systèmes politiques ? L’égoïsme, père du libéralisme ? La concupiscence, mère du libéralisme ? Un mal peut-il conduire à autre chose qu’à un autre mal ? Un bien peut-il naître d’un mal ?
Sur le marxisme, Maurice Clavel était particulièrement lucide, et sévère.
Dans Dieu est Dieu, nom de Dieu Grasset 1976, il rappelle (page 49) que :… Marx a pour seul but de supprimer Dieu… et en page 51, il nous remet en mémoire l’épigraphe de la thèse de doctorat de Marx : En vérité, je hais tous les Dieux ! Pour parfaire le tableau, il nous apprend qu’en sa jeunesse Marx écrivait des poèmes. Clavel fait l’impasse sur Je veux me bâtir un trône dans les hauteurs, et sur cette phrase très explicite : Je veux me venger de celui qui règne au-dessus de nous. Clavel se contente, page 52, de nous donner cet aperçu, qui, selon lui, « éclaire tout » : Pareil à Dieu et victorieux, je marcherai au milieu des ruines du monde, et donnant une force active à mes paroles, je me ressentirai l’égal du Créateur. Enfin, dans Ce que je crois, Grasset 1975, page 197, toujours à propos du marxisme : Car c’est la première fois dans l’histoire et la politique de notre monde que le Péché n’est plus une tare à réparer et à borner dans ses conséquences, mais au contraire est devenu le ressort, le moteur, le principe actif, l’âme même d’une société humaine. Ce monde est à renverser – ou, plutôt, renversé qu’il est, à rétablir. Je me demande s’il ne conviendrait pas aujourd’hui d’appliquer cette phrase à l’ensemble des sociétés matérialistes, dont la nôtre… Il semble bien que les vices forment d’excellents socles pour les idéologies.
Continuons nos réflexions sur la démagogie.
Un jour viendra, où un Homme expliquera à nos concitoyens que la situation de notre pays est à mettre sur le compte de la démocratie. La démocratie, dira-t-il, ne garantit en rien la compétence de nos élus, donc de nos dirigeants : cette compétence est le reflet de celle des électeurs, c’est-à-dire faible, voire nulle. La démocratie suppose l’existence de partis politiques. Les élus sont des élus de ces partis. Ils votent au Parlement et ils gouvernent en fonction de l’intérêt de leur parti et non en fonction de l’intérêt général. Les démocraties exaucent les vœux de la majorité. Mais majorité n’est pas synonyme de raison. La majorité est forcément tiède et hésitante : nos gouvernants aussi. La démocratie coupe la nation en deux : la majorité et l’opposition, dont l’écart en nombre d’électeurs est faible. La démocratie est un match de football sans arbitre. Voilà le discours que tiendra cet Homme-là : il accusera la démocratie d’incompétence, il lui reprochera de donner le pouvoir à la quantité au détriment de la qualité, de favoriser l’intérêt particulier au détriment de l’intérêt général, de dresser la moitié d’un peuple contre l’autre moitié, et, au final, d’être faible et louvoyante.
Et cet Homme-là saura dégoûter les Français de la démocratie. Ils miseront alors sur l’ordre et sur la force.
Il ne leur dira pas que la démocratie est la plus haute ambition qu’un peuple puisse se donner, un idéal jamais atteint, mais vers lequel il faut tendre. Pour moi, le mot démocratie résume à lui seul les trois mots de notre devise nationale : liberté, égalité, fraternité. Liberté du vote ; égalité des suffrages ; fraternité devant les résultats du vote : refus de la division, refus de la guerre fratricide.
La démocratie est exigeante : elle demande aux électeurs d’être pleinement conscients de l’importance de leur rôle. Elle demande des moyens d’information honnêtes. Elle exige des candidats irréprochables. Vertueux, le suffrage universel met à égalité le riche et le pauvre, renverse les puissants de leur trône, et j’ai vu, dans ma petite commune, à l’époque où l’on pouvait voter, lors des scrutins municipaux, pour un non-candidat, qu’il élève les humbles. N’en déplaise à Mr de Vigny, la démocratie se fonde sur l’humilité, sur la tolérance, sur l’honnêteté, sur la confiance. Mais le vice peut s’introduire dans les pratiques démocratiques.
La démocratie ne se conçoit pas sans un minimum de bagages, à commencer par la lecture. Victor Hugo, dans ses convictions politiques successives, demandait qu’on attende, pour le suffrage universel, l’universalité du savoir-lire. Que les électeurs sachent, au moins, lire le nom des candidats sur les bulletins de vote. Un des biographes de V.H. raconte qu’en 1848, les électeurs des quartiers populaires et des campagnes, voyant les listes des candidats sur les panneaux d’affichage s’arrêtaient sur le nom de Louis-Napoléon Bonaparte, se disant : « Au moins celui-là, on le connaît ». Et il fut élu.
Aujourd’hui, ce n’est plus seulement d’instruction dont ont besoin les électeurs. C’est aussi d’un sens aigu de l’intérêt général, auquel il leur faut donner priorité sur leur intérêt particulier. Le plus difficile est de détecter, chez le candidat, la solidité des qualités morales dont il se prévaut. Tous sont d’excellents orateurs, soignent parfaitement leur présentation, ont souvent beaucoup de charisme et une grande force de persuasion. Tous affirment leurs convictions et jurent, la main sur le cœur, de leur sincérité. Mais qu’en est-il de leur qualité de visionnaire, de leur souci de la vérité, de leur loyauté, de leur courage ?
Un de mes amis, diplomate, me disait : « mon métier consiste à mentir et à démentir ». Blague à part, nos politiciens se conduisent vis-à-vis de leurs électeurs comme des diplomates.
Le manque de courage de nos hommes politiques ne se mesure pas seulement à leur démagogie. Elle se voit aussi entre ce qu’ils offrent et ce qu’ils demandent : ils offrent beaucoup plus qu’ils ne demandent, et la différence est la dette publique. En d’autres termes, ils n’ont pas le courage de demander aux Français de financer l’État-providence : notre dette publique est essentiellement due au cumul des déficits successifs des quarante-cinq dernières années. Ainsi, le quinquennat Hollande s’est soldé par un alourdissement de la dette de 300 milliards d’euros, sans qu’il ne se soit rien passé d’extraordinaire : juste un déficit « normal ». Le quinquennat précédent avait creusé la dette de 500 milliards, dont, dit la Cour des comptes, un tiers en raison de la crise de 2008-2010. Le reste (les deux tiers) est un choix politique…
L’endettement est le symptôme d’un mal profond : l’incapacité de notre société à affronter la question fondamentale : la préparation de l’avenir. « Gouverner, c’est prévoir », disait Émile de Girardin. En matière financière, l’avenir est sombre. Nous avons mis en évidence les pratiques qui nous ont conduits sur ce chemin. Mais il nous faudra creuser plus profond, et mettre le doigt sur « l’agent pathogène » responsable de la maladie. Ce n’est qu’en l’identifiant clairement que nous pourrons le combattre.
Les questions sur l’environnement apparaissent en France au début des années 70. Les Français ne reconnaissent plus leur pays : prolifération des zones bétonnées, industrialisation des alentours des villes, création des centres commerciaux, implantation des ports de plaisance, construction d’autoroutes, invasion des panneaux publicitaires, mais aussi problèmes de traitement des déchets, boules de mazout sur les plages, embouteillages sur les routes – Bison futé date de 1975 – et, déjà, les pollutions de l’air et des cours d’eau. En 1974 est créé le premier ministère de l’Environnement. Cette même année, l’écologie politique fait son apparition dans le paysage français avec la candidature de René Dumont aux élections présidentielles. Quelques années plus tôt (1967), l’échouement du Torrey Canyon aux îles Scilly avait provoqué la première marée noire que les autorités anglaises et françaises eurent à affronter.
L’expression « effet de serre » ne date que des années 1980, mais les scientifiques s’intéressent au climat depuis très longtemps. Bien que d’autres se soient penchés avant lui sur le rôle de l’atmosphère, le mathématicien et physicien Joseph Fourier (1768-1830) est le premier à émettre, en 1824, une explication au fait que la Terre ne soit ni une fournaise comme Vénus, ni une glacière comme Mars. La distance Soleil-planète n’explique pas tout. L’atmosphère joue un rôle capital. Sans atmosphère, la température moyenne au sol serait de – 19 °C, alors qu’elle est mesurée à +15 °C. Et l’atmosphère, dit-il, joue un double rôle : à l’arrivée du rayonnement solaire, elle bloque les rayons ultra-violets, et au retour – le sol, par une sorte d’effet miroir, réémet une partie de l’énergie reçue – elle bloque les infrarouges. Ce « blocage » des infrarouges doit être finement réglé, car si le blocage est trop fort, l’énergie est prisonnière et la Terre devient une fournaise ; et si le blocage est trop faible, l’énergie est rayonnée vers le Cosmos, et la Terre devient une glacière. Fourier compare l’atmosphère à une couverture. L’expression « effet de serre », plus tardive, aura le succès que l’on sait.
Le rôle de la vapeur d’eau et du gaz carbonique CO2 dans ce mécanisme de blocage des infrarouges ne sera mis en évidence qu’à la fin des années 1950 : il était pressenti depuis près d’un siècle, mais ni les appareils de mesure ni les moyens de calculs n’étaient disponibles pour le confirmer. Ces recherches avaient au moins permis de trouver une explication aux cycles glaciaires de la Terre. C’est tout juste si on ne pensait pas avoir trouvé là le moyen de prévenir une prochaine période glaciaire : il suffirait d’émettre du CO2 dans l’atmosphère…
En 1900, nul ne se doutait encore que le XXe siècle serait le siècle de l’essence, sauf la famille Rockefeller, évidemment. Mais soixante ans plus tard, le constat de l’augmentation de CO2 dans l’atmosphère commença à inquiéter les scientifiques. En 1957, l’américain Roger Revelle, dont Al Gore fut l’élève, alerta la communauté scientifique sur un possible réchauffement de la planète dû aux émissions de CO2.
Les lignes qui précèdent n’ont pas la rigueur scientifique suffisante pour convaincre qui que ce soit de la cause de la crise climatique actuelle. Mais il m’a semblé pertinent de remettre en perspective cette histoire de réchauffement climatique, pour aborder les deux vraies questions qui nous intéressent ici :
Pourquoi tant de gens croient-ils encore que le réchauffement climatique est un phénomène naturel dont l’Homme est innocent ?
Pourquoi nos gouvernements – et pas seulement celui de la France – n’ont-ils rien fait, et ne font-ils toujours rien, ou presque ?
La première question est celle du croire ou ne pas croire.
Croire
Croire : avoir foi, considérer comme véridique. Croire est le verbe de la confiance, mais il laisse subsister un léger doute. Celui qui croit a des arguments, des indices qui le poussent à croire, mais il n’a pas la preuve qui transformerait cette croyance en certitude.
Croire est spéculatif. Croire, c’est prendre un risque. Croire est un pari sur la vérité. Croire, c’est espérer.
Tout Homme croit en quelque chose ou en quelqu’un. Ce quelque chose peut être d’ordre spirituel, ou d’ordre philosophique ou métaphasique, ou d’ordre astrologique – l’horoscope –, ou d’ordre politique, ou d’ordre matériel – l’argent. Croire en Dieu, c’est miser sur son existence. Croire que Dieu n’existe pas, c’est encore croire : c’est donc aussi un acte de foi. « Foi refoulée », dit le cardinal Sarah.
Celui qui ne croit en rien croit quand même en quelque chose : il croit à la chance, ou il croit en lui, ou il croit à des idées. Toute motivation, même la plus basse, suppose une espérance. Et l’espérance suppose un avenir, même très immédiat. Imaginer l’avenir, c’est croire. Espérer, c’est croire. Ne plus croire est désespoir. Et même au plus profond du désespoir, il est encore possible de croire aux bienfaits du suicide. « L’espérance embellit tout »,écrit Jean-Jacques Rousseau.
François de Witt dans La preuve par l’âme, qui sera souvent cité ici, parle « … de notre crédulité sans limites, de notre besoin impérieux de croire en une autre réalité que celle perçue par nos cinq sens. »
Croire est le propre de l’Homme.
À notre époque, que croit-on ? En qui croit-on ?
La société où nous vivons est sans pitié pour les croyants. Qu’ils soient chrétiens, musulmans ou juifs, l’air du temps leur est difficilement respirable. Car les temps modernes, en France au moins, ont été fondés contre Dieu. Depuis 1789, toute religion est une superstition.
La société est particulièrement sévère pour les chrétiens. La République s’est bâtie contre l’Église et la Noblesse. La Noblesse a disparu officiellement depuis cinquante ans après une lente agonie de près de deux siècles. Mais l’Église est toujours là ! Souvenez-vous de Gambetta : Le cléricalisme, voilà l’ennemi. En France, l’Église se fait discrète. Mais cette petite voix venue de Rome, elle en crispe beaucoup. Le chrétien est regardé avec une certaine condescendance un peu attristée : le pauvre, il n’est pas capable de donner lui-même un sens à sa vie, il lui faut avoir recours à un Dieu, qui n’existe même pas. Il n’est pas capable de penser par lui-même, il se soumet aux injonctions du pape. Le chrétien est une sorte d’arriéré mental. Faut-il rappeler ce qu’en écrit Eric-Emmanuel Schmitt dans La nuit de feu, Albin Michel, page 78 : En Europe, les intellectuels tolèrent la foi mais la méprisent. La religion passe pour une résurgence du passé. Croire, c’est rester archaïque ; nier, c’est moderne.
Pour les musulmans, c’est très différent. L’islam était une religion exotique, pratiquée dans des pays socialement et techniquement assez arriérés. D’ailleurs, l’islam est autant une religion qu’un système politique. Son installation en France ne pouvait pas bien se passer. De Gaulle le disait déjà à son époque, et c’est une des raisons pour lesquelles il a laissé l’Algérie prendre son indépendance. La France et l’islam, disait-il, c’est « l’huile et le vinaigre », non miscibles. L’islamisme a, depuis, beaucoup envenimé les choses.
Pour les juifs, c’est encore différent. Le problème, c’est Israël, plus que la religion juive elle-même. Et le problème d’Israël, ce sont ses voisins arabes – à moins que ce ne soit Israël qui soit un problème pour ses voisins. Et, du coup, en France, les juifs sont dans la ligne de visée des islamistes.
Mais tout ceci, c’est de la politique. La vraie raison qui fait que la religion est mal vue en France est d’ordre philosophique. Le « Dieu est mort » de Nietzsche est devenu le credo de notre société. Les croyants, ça les fait rire. Ils prennent cela comme une blague, une blague un peu stupide d’ailleurs, et que l’on peut démolir en deux phrases : si Dieu existe, il ne peut pas mourir, puisqu’il est Dieu. Et s’il est mort, c’est qu’il n’était pas Dieu. CQFD. D’ailleurs, on peut se demander si Nietzsche y croyait vraiment lui-même, puisqu’il fait dire ces paroles par un fou dans un sketch complètement surréaliste. Mais la phrase est entrée dans les cerveaux, pour y produire les effets que l’on voit.
La science a porté à la foi religieuse des coups sévères. Par exemple, en 1970 : Jacques Monod. Son livre Le hasard et la nécessité explique que l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard. Cette connaissance nouvelle détruit tout l’ancien système de valeurs : Mais alors qui définit le crime ? Qui dit le bien et le mal ? interroge Monod. L’homme, seul maître des valeurs, peut alors, sur cette base, construire une nouvelle morale à sa main. Dostoïevski avait déjà entrevu tout cela en une courte phrase, qu’il fait dire à un de ses personnages : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis ».
Jacques Monod nous dit que l’Univers matériel préexistait, inerte, que les composants chimiques étaient là, qu’à un moment donné, les conditions étant réunies (principe de nécessité), ils ont interagi selon leurs propriétés et que la première cellule vivante est apparue. Il ne dit pas d’où vient la matière, ni d’où vient l’énergie, ni d’où vient le temps. Il ne dit pas non plus comment d’un assemblage de molécules sans doute idéalement combinées, mais qui ne sont que matière, tout à coup surgit la vie. Il constate.
Cet appel au hasard pour expliquer l’apparition de la vie sur Terre n’est pas très convaincant. Henri Poincaré avait répondu à l’avance, de très longue date, à l’argument de J. Monod : Le hasard n’est que la mesure de notre ignorance. Il est surprenant que cette théorie de J. Monod ait eu autant de succès, et qu’elle en ait encore aujourd’hui. D’ailleurs, François Jacob, qui a partagé avec Jacques Monod (et André Lwoff) le prix Nobel de physiologie ou médecine, publie en 1970 (la même année que Le hasard et la nécessité) sa Logique du vivant, où il écrit : Que l’évolution soit due exclusivement à une succession de microévènements, à des mutations survenues chacune au hasard, le temps et l’arithmétique s’y opposent. Pour extraire d’une roulette, coup par coup, sous-unité par sous-unité, chacune de quelque cent mille chaînes protéiques qui peuvent composer le corps d’un mammifère, il faut un temps qui excède, et de loin, la durée allouée au système solaire. Inutile de vous dire que les relations entre Jacques Monod et François Jacob – ils travaillaient tous les deux à l’Institut Pasteur et collaboraient étroitement aux mêmes recherches avec une complicité et une amitié réelles – se sont alors distendues.
Mon idée est que si l’affirmation de l’existence de Dieu est bien commode pour expliquer la création de l’univers, la négation de Dieu laisse la question en suspens. Jacques Monod propose une réponse qui vaut plus par la notoriété de son auteur que par sa force de conviction. Est-il préférable d’avoir une mauvaise réponse que pas de réponse du tout ? Oui, car l’important c’est d’avoir quelque chose à croire. L’Homme a besoin de manger, de boire et de croire.
Bien sûr, en France, il reste quelques millions de personnes qui pratiquent régulièrement leur religion. Ils sont très minoritaires. Mais sans doute y croient-ils vraiment. Aujourd’hui, pratiquer sans croire n’a plus guère de sens.
Les grandes idéologies des XIXe et XXe siècles ont encore des adeptes, mais les effectifs reculent aussi. Qu’il reste encore en France des communistes, trente ans après la fin de l’URSS, est très étonnant. Mais le socialisme, lui, en tant que doctrine idéologique, a vécu. Il a évolué, assez brutalement, dans la direction libéro-libertaire, se convertissant au nécessaire libéralisme, sans rien renier de ses convictions libertaires. En fait, le PS n’a plus de politique sociale, mais une politique sociétale. Pour avoir eu trop de sens différents et contradictoires, le progressisme ne veut plus rien dire.
Que font les Hommes de leurs croyances, qu’est-ce que leurs croyances font faire aux Hommes ?
Les Hommes vivent de leurs croyances. Et plus les croyances sont fortes, plus ils les vivent de manière forte, voire radicale. De plus, on voit que la croyance est souvent associée aux sentiments. Croyance et amour ou croyance et haine. Les croyances sont aussi liées aux intérêts : si M. Trump nie les causes humaines du réchauffement climatique, c’est parce que les USA sont les premiers producteurs de pétrole au monde, et que l’industrie pétrolière est un des fondements de leur puissance.
Les croyances religieuses sont, sans aucun doute, celles qui peuvent le plus influencer les comportements humains. On pense aux martyrs chrétiens – on a ici l’addition croyance + amour – mais aussi aux islamistes auteurs d’attentat-suicide – ici c’est la somme croyance + haine –, ou encore aux sacrifices humains des Aztèques, ou au cannibalisme religieux, pratiquée dans de très nombreux cultes. Moins définitifs, mais tout aussi radicaux, sont les modes de vie des ermites ou des moines, parfois cloîtrés ou mendiants. Le patriotisme (croyance + amour) a donné – et donnera encore – d’extraordinaires exemples de courage et d’abnégation. Jeanne d’Arc est ici en tête de liste, mais aussi les kamikazes japonais, et tous les héros de l’indépendance de leur pays.
Le croyant est conduit à donner à sa vie un sens selon sa croyance. Et ce sens qu’il donne à sa vie le dépasse : il n’agit pas pour lui-même, mais pour la cause qu’il a faite sienne. Ce peut être une religion, ou une idéologie, mais ce peut être aussi, plus simplement, une association (l’humanitaire), l’entreprise professionnelle, la famille…
On voit par d’innombrables exemples le courage et la force que peut donner le fait de croire.
C’est pourquoi il est risqué de s’en prendre aux croyances des autres. On ne sait jamais à quelle profondeur sont ancrées leurs croyances. Nier ces croyances, ou les tourner en dérision, peut être vécu par le croyant comme une provocation inacceptable. Il en sera blessé, et c’est sans doute l’effet recherché. Mais sa réaction peut être violente, et il peut agir en ce qu’il pense être une légitime défense. Les journalistes de Charlie hebdo l’ont appris à leurs dépens.
Croire est la force de l’Homme. Ne plus croire en rien conduit au désespoir. Laissons Victor Hugo conclure :… l’espérance serait la plus grande des forces humaines si le désespoir n’existait pas. (Quatre-vingt-treize).
Ainsi, muni de ses connaissances et de ses croyances, chacun se construit le puzzle de son univers, assemblant les pièces au mieux de ses intérêts, de sa philosophie, de son confort, de ses ambitions, de ses plaisirs, de ses amours.
Revenons au cas particulier du dérèglement climatique.
Les faits sont là : notre planète se réchauffe. Les glaciers fondent, la banquise fond, les zones désertiques s’agrandissent. Le niveau des mers monte. L’eau de mer se réchauffe, augmentant la violence des tempêtes tropicales. Les scientifiques observent tout cela de manière impartiale. Les faits sont les faits : notre planète se réchauffe.
Le débat porte sur la (ou les) cause(s) de ce réchauffement.
Pour les uns, ce réchauffement est la conséquence de l’immense quantité de gaz à effet de serre que nos sociétés ont rejetée dans l’atmosphère, en particulier le CO2, produit par la combustion des énergies fossiles : charbon, pétrole et gaz naturel. Effectivement, données en tonnes, les quantités s’expriment par des nombres gigantesques, des milliards de tonnes. Que leurs effets se fassent sentir semble assez logique.
Mais d’autres avancent des arguments contraires : des cycles climatiques, il y en a toujours eu. Au Moyen Âge, il y avait beaucoup moins de glaciers. Il fut un temps où le Sahara était une savane avec des lacs, des arbres et des éléphants. Les changements climatiques peuvent être dus aux cycles d’activité solaire, ou à des phénomènes thermiques provenant du centre de la Terre. Parler de la quantité de CO2 en milliard de tonnes frappe les esprits, mais exprimées en pourcentage, les variations sont infimes, sinon insignifiantes. Etc., etc.
Seul le temps – le temps qui passe, pas le temps qu’il fait – départagera des débatteurs. En attendant, l’occasion est belle de constater que, de tout temps (!), les hommes se sont livrés à leur occupation préférée, qui est de passer les faits au crible de leur imaginaire. Le débat sur l’existence de Dieu a été remplacé par celui, tout aussi existentiel, de l’écologie.
Le problème de fond que soulève la question des causes du dérèglement climatique est qu’elle peut conduire – si réellement les activités humaines y sont pour quelque chose – à reconsidérer notre modèle de développement, à réexaminer la légitimité même du progrès. Ce progrès technologique, ce progrès tant aimé, tant attendu, et dont nous jouissons sans retenue, ce progrès aurait empoisonné nos eaux, nos mers, nos terres, notre air, et, pire encore, il aurait déréglé le climat ?
Ce n’est pas tant le progrès qui serait en cause : plus exactement, c’est l’usage que nous en avons fait.
Il est des cas de progrès technologiques sans usage, ou dont l’usage a été abandonné ou interdit. S’il s’agit des armes – gaz de combat, arme nucléaire –, leur non-emploi ou leur interdiction est une victoire morale, peut-être même un progrès moral : est-il un précédent à ce que l’Homme renonce délibérément à une arme nouvelle et efficace ?
Dans le domaine civil, le renoncement à certains produits ou à certaines réalisations technologiques est un phénomène nouveau : hier, le Concorde ; aujourd’hui le glyphosate ; pour demain, les carburants carbonés, les perturbateurs endocriniens sont dans le collimateur : trop dangereux (au sens le plus large) ou trop cher.
Nous commençons donc à toucher du doigt le fait qu’une innovation, qui apparaît à première vue comme un progrès, se révèle à l’usage porteuse d’effets secondaires inattendus, indésirables ou pervers.
Nul doute que la foi dans le progrès est apparue au siècle 18, avec les premiers succès de la science et la philosophie des Lumières. Cette foi a grandi tout au long du XIXe siècle, tant dans le domaine politique et social que dans les domaines scientifique et technologique. Dans les années 1920 – les années folles –, nos grands-parents ont l’absolue conviction que l’avenir sera meilleur que le passé. Toute la population croit au progrès. Après la boucherie de 14-18 et les ravages de la grippe espagnole, ceux qui ont survécu sont certains que la paix est désormais définitive. Le pacifisme est le fondement de la politique française. Et presque toutes les prouesses technologiques sont en germe : la voiture, l’avion, le cinéma, la mécanique agricole, la radio et même la télévision. Les deux hommes les plus célèbres dans le monde sont Einstein et Lindbergh, juste après Charlie Chaplin évidemment. Côté social, ça bouge aussi : la sécurité sociale, les allocations familiales, l’assurance vieillesse, les congés payés ne sont pas que de simples idées. Sous l’impulsion du catholicisme social, et à l’exemple du patronat textile du Nord, les choses se mettent en place. Et les jupes raccourcissent. Plus encore qu’au XIXe siècle, où les « conservateurs » et le libéralisme se déchirent, le progrès est, au XXe, l’esprit du siècle. Unanime.
Les années folles se terminent par quelques perturbations regrettables, suivies de la montée des périls fascistes, mais la foi dans le progrès ne faiblit pas. L’empire français est riche et solide, la France a la première armée du monde, le Tour de France fascine des millions de personnes, le Front populaire est un grand moment de communion nationale.
À partir de 1945, les promesses deviennent réalités : les sociétés occidentales sont désormais au-delà de la foi : elles entrent au paradis du progrès. Et s’il est une chose bien ancrée dans les têtes, c’est qu’elles n’en sortiront pas.
On comprend donc qu’une éventuelle remise en cause du progrès par l’écologie se heurte aujourd’hui à une incrédulité forte. Le hasard de mes lectures me met sous les yeux la revue trimestrielle des anciens élèves d’une grande école d’ingénieur. Elle publie au courrier des lecteurs le mot d’un abonné qui répond à un article paru dans ladite revue au trimestre précédent. L’article portait sur les enjeux stratégiques du changement climatique ; il était signé d’une femme ingénieure, en activité et spécialisée dans le nucléaire. La lettre du courrier des lecteurs est aussi signée d’un ingénieur spécialiste du nucléaire, mais son auteur est un retraité de longue date. Quarante-cinq ans d’âge les séparent, donc près de deux générations. Le constat est flagrant : dans son article, la « jeune » femme n’a pas d’état d’âme : le changement climatique est là, les effets se mesurent : c’est le défi humain du siècle. Il s’agit donc d’y faire face.
La réponse du « vieux » est diamétralement opposée : « climatosceptique assumé », il s’en prend au GIEC, « lobby de climatologues stipendiés, de marchands d’éoliennes et de panneaux solaires qui inventent des modèles mathématiques dont la seule justification est de coller avec l’évolution climatique constatée sans aucune preuve ». Ils nous manœuvrent en vue d’un changement de vie radical : plus de voitures mais des transports en commun et le vélo, chauffage avec des granulats de bois, remplacement de la viande par des pois chiches, décroissance économique. Enfin, dit-il, vu la lenteur de l’évolution des conséquences des phénomènes climatiques, on peut encore dormir tranquilles quelques années (il a 90 ans !).
La question des générations est ici amusante. Aux temps anciens, les « jeunes » poussaient à la modernité et à l’innovation, les « vieux » en appelaient traditionnellement à une sage prudence. Il semble qu’aujourd’hui les rôles s’inversent : les « vieux » qui ont tant cru au progrès ne souffrent pas de le voir remis en cause, et les « jeunes » sont un peu inquiets de l’avenir…
Dans l’illustration de son argumentaire, le climatosceptique assumé prend l’exemple de la voiture. À mes yeux, la voiture individuelle est le meilleur symbole de la course à la modernité du siècle dernier. Elle focalise quelques-uns des fantasmes de notre société : le paraître, et à travers lui, l’aisance financière ; l’indépendance – se déplacer où je veux quand je veux – et la vitesse, qui est une des grandes conquêtes de notre époque. Une belle voiture valorise son propriétaire.
La voiture individuelle est aujourd’hui accusée de tous les maux, pour les gaz d’échappement qu’elle émet, pour le temps qu’elle fait perdre dans les bouchons, pour les morts qu’elle provoque sur les routes. Mais les limitations qui pourraient être mises à son usage – voire son interdiction – seraient vécues par beaucoup comme une atteinte grave à leur liberté.
Ainsi donc, nous avons deux éléments pour répondre à la question posée : pourquoi tant de gens croient-ils encore que le réchauffement climatique est un phénomène naturel dont l’Homme est innocent. Le premier élément est une sorte d’honneur : une personne a du mal à admettre que son activité professionnelle est nuisible à la communauté. On se souvient, en 2016, de ce buraliste d’Épinal qui, devant la politique antitabac du gouvernement, s’est révolté d’être montré comme « un marchand de mort ». Les industriels du pétrole et du gaz sont dans la même position : ils récusent l’accusation d’être des « marchands de gaz à effet de serre ». Et donc, leur première défense est de nier la réalité du changement climatique. C’est une position assez mauvaise. Voici pourquoi.
Reprenons l’analogie avec le tabac. Le premier responsable des méfaits du tabac, c’est le fumeur lui-même. Il s’empoisonne de sa propre volonté, et il le sait. Or, on se souvient des procès contre les industriels du tabac aux États-Unis dans les années 90-2000, procès gagnés par les plaignants contre les industriels. Ce qu’on leur a reproché n’est pas de fabriquer des cigarettes, mais d’avoir dissimulé la dangerosité de leurs produits et leur nature addictive. D’autres actions en justice ont été menées contre ces mêmes industriels du tabac pour avoir introduit des additifs augmentant la dangerosité de leurs cigarettes. Mais aucun fumeur ne s’est jamais retourné contre son buraliste pour lui avoir vendu du tabac.