Pankosmia - Jacques Teissier - E-Book

Pankosmia E-Book

Jacques Teissier

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Beschreibung

En 2125, depuis que les femmes ne donnent plus naissance qu'à des filles, aucun être humain mâle n'habite plus la Terre. Cette grande extinction des Mâles a débuté en 2025, et la science reste toujours impuissante à expliquer ce phénomène. Les femmes ont maintenant mis en place un État mondial puissant et autoritaire dont le but est d'éviter l'effondrement démographique général. C'est dans ce contexte que Oriona, brillante jeune femme curieuse et déterminée, va tenter de savoir ce qu'est devenu Catherine, l'une de ses ancêtres qui fut journaliste littéraire à Londres, puis éditrice à Paris, libraire à Marseille et enfin autrice de science-fiction, avant de disparaître mystérieusement en 1948. Cette quête de Catherine va conduire Oriona à la découverte d'Univers dans lesquels des planètes divergentes de la Terre ont eu chacune leur propre destin : Gieirini, Olotita et surtout Pankosmia, dont l'objectif de l'Intelligence Artificielle qui la dirige est exclusivement orienté vers la compréhension des ultimes secrets de l'Univers, et qui a déjà sur la Terre une formidable avance scientifique et technologique.

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Seitenzahl: 588

Veröffentlichungsjahr: 2022

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À Nicole.

À Maëla, Morgane et Lou-Anne, qui auraient pu être des personnages de ce roman.

Avertissement

Contrairement à la majorité des romans contemporains, ce livre a été écrit en utilisant l’orthographe rectifiée. Ce choix était inévitable : cette réforme de l’orthographe, qui fait encore débat en 2022, a fini par s‘imposer tout naturellement au fil des décennies, et n’est plus contestée par personne en 2125.

De la même façon, la polémique sur l’écriture inclusive n’est plus à l’ordre du jour depuis belle lurette. Après la Grande Extinction des Mâles (GEM) à partir de l’année 2025, il est devenu inévitable que le féminin l’emporte toujours sur le masculin. Je rappelle que le plaisant débat sur l'utilisation du iel s’est achevé en 2053 par une victoire totale et définitive de l’écriture exclusive. Au bénéfice du féminin, bien sûr.

Sommaire

CHAPITRE 1

Oriona Cinantes, 2125

CHAPITRE 2

Catherine Londres, 1895

CHAPITRE 3

Oriona Cinantes, 2125

CHAPITRE 4

Catherine Londres, 1895

CHAPITRE 5

Cinantes, 2125

CHAPITRE 6

Premier voyage

CHAPITRE 7

Catherine Paris, 1904

CHAPITRE 8

Oriona Cinantes, 2125

CHAPITRE 9

Oriona Cinantes, juin 2125

CHAPITRE 10

Catherine Paris, 1913

CHAPITRE 11

Oriona Deuxième voyage

CHAPITRE 12

Cinantes, 2125

CHAPITRE 13

Paris, octobre1914

Paris, novembre 1918

CHAPITRE 14

Cinantes, 2125

CHAPITRE 15

Cinantes, 2125

CHAPITRE 16

Florac, décembre 1918

CHAPITRE 17

Cinantes, 2125

CHAPITRE 18

Cinantes, 2125

CHAPITRE 19

Terre1895FQ, décembre 1918

CHAPITRE 20

Cinantes, juin 2125

Prœlefsi-d1

Koinotita

CHAPITRE 21

Koinotita, juin 2125

CHAPITRE 22

Paris, juillet 1938

Marseille, juin 1939

Florac, juin 1939

CHAPITRE 23

Koinotita, juin 2125

CHAPITRE 24

Koinotita, juin 2125

CHAPITRE 25

Koinotita

CHAPITRE 26

Paris-Planète SYM, juillet 1939

Londres, 10 août 1946

CHAPITRE 27

Gieirini

Paradeiso

CHAPITRE 28

Londres, 11 août 1946

CHAPITRE 29

Paradeiso, juin 2125

CHAPITRE 30

Paradeiso

CHAPITRE 31

Cinantes

CHAPITRE 32

Cinantes, 2125

CHAPITRE 33

Paradeiso

CHAPITRE 34

Paradeiso

CHAPITRE 35

Cinantes, 2125

CHAPITRE 36

Cinantes, 2125

CHAPITRE 37

Cinantes

ÉPILOGUE

Paradeiso, mars 2126

Bref glossaire pankosmien

CHAPITRE 1

Oriona Cinantes, 2125

Oriona cala sa tête sur l’oreiller, face à la fenêtre et au soleil levant. Les ombres mouvantes du figuier, fouetté depuis une semaine par un vent brûlant venu du sud, dansaient sur les rideaux de tulle blanc. Perdue dans son monde intérieur, elle les regarda sans les voir et soupira d’impatience. Il était urgent de trouver un moyen de contrer la décision d’Anja. Mais comment ?

Le silence était inhabituel, ses trois Mams étaient parties à l’aube et elle se retrouvait seule dans la maison. Yam, dont les horaires de travail étaient moins contraints que ceux de Lia et Clem, avait dû se lever tôt pour se rendre à Paris où elle allait participer à l’immense manifestation prévue l’après-midi pour s’opposer au projet du Gouvmond sur le clonage humain. Leur désaccord sur cette question vitale lui semblait ce matin secondaire, car la nuit n’avait pas apaisé sa colère de la veille. Comme elle le faisait dans certains moments de bouleversement émotionnel, les mots sortirent de sa bouche au moment où elle les pensait : « difficile de subir une telle injustice sans réagir ! » Le choix imposé par Anja allait engager sa vie entière, comment rester sans rien dire et ne pas se révolter ? C’était inenvisageable. Il était hors de question qu’elle cède !

La veille, Anja Magnusson n’avait elle non plus pas cédé d’un pouce dans la discussion. Comme toujours, elle semblait souriante, calme et prévenante, mais parfois, son regard devenait plus dur, les coins de sa bouche s’affaissaient et dans ces brefs instants de relâchement, sa vraie nature reprenait le dessus. Leur entretien avait débuté par un discours inutile et creux, prononcé avec une certaine gourmandise. Il était clair qu’elle s’en gargarisait.

« Tu sais que notre monde a un besoin croissant de scientifiques et d’ingénieures hautement qualifiées dans certains domaines, de la génétique à la physique en passant par la chimie et les mathématiques. La décroissance régulière de la population nous contraint, pour maintenir intact notre tissu industriel, d’amener vers ces formations les meilleurs éléments des différents CFR du pays. Toutes ces compétences sont indispensables pour éviter l’effondrement qui se profilerait si nous ne parvenions pas à trouver suffisamment de candidates pour ces postes prioritaires. Celles qui seront choisies auront une place privilégiée dans la société. Tu es l’appren’s la plus brillante du centre, et ton avenir s’annonce exceptionnel. Tu dois considérer ton acceptation comme un acte civique et citoyen. Cela dit, ce sera bénéfique pour toi, puisque tu feras partie des femmes qui n’auront pas besoin de passer devant la commission de la procréation pour avoir un enfant. Elles sont une minorité, comme tu le sais. Je te conseille d’y penser avant de donner ta réponse définitive. »

Comment Anja pouvait-elle espérer la convaincre avec un argument aussi pitoyable que la promesse d’un privilège social en échange de l’abandon d’une passion qui lui brulait les entrailles ? Ce n’était pas une banale maladresse qui engluait sa pensée, mais un irrémédiable défaut d’intelligence des émotions humaines. La révolte d‘Oriona éclata avec brutalité.

« C’est tout réfléchi, je refuse ! Inutile de m’allécher avec les avantages que je pourrais obtenir en acceptant ta proposition, avec moi ça ne marche pas. Je veux devenir écrivaine et personne ne pourra m’empêcher d’atteindre cet objectif. D’ailleurs, si tu persistes à me refuser la formation littéraire à laquelle je postule, je passerai tout de même le plus clair de mon temps à écrire. »

Le sourire mielleux d’Anja s’accentua, confirmant Oriona dans sa conviction qu’il n’était pour elle qu’une arme simpliste destinée à la faire changer d’avis.

« J’ai beaucoup d’estime pour la littérature, mais elle ne constitue pas la priorité de notre monde. De nos jours, être écrivaine n’est pas un métier, tout au plus un hobby, d’ailleurs il n’y a que quatre romancières dans le pays qui peuvent vivre de leur plume. Certes, Magda en fait partie, mais c’est une exception. À ce propos, je suis persuadée qu’elle a sur toi une influence malsaine, tu aurais intérêt à y réfléchir.

— Magda ne m’a jamais suggéré de devenir écrivaine, c’est un choix personnel. Quant à la prétendue influence malsaine qu’elle pourrait exercer, je pense le contraire : sur la question de mon avenir professionnel, tu es bien plus malsaine pour moi que Magda. »

Le sourire s’effaça. Oriona eut le sentiment d’avoir marqué un point. Elle tenta d’en marquer un second : « Mais je ne suis pas bornée, si tu refuses que je fasse des études littéraires, tu peux accepter que je devienne agric. Et surtout, ne me dis pas que la société n’a pas besoin d’agrics ! »

Cette contre-proposition n’était pas innocente. L’agriculture était un secteur aussi vital que fragile sur l’ensemble de la planète, un de ceux où les besoins en main-d’œuvre étaient les plus importants. Comme toutes les ados des centres de formation, Oriona devait consacrer une journée par semaine aux travaux agricoles. Elle avait choisi la ferme du Bois-des-Loups, qui présentait l’avantage d’être située à seulement huit kilomètres de la maison. Quinze ans plus tôt, Clem avait repris cette propriété avec trois amies en créant une structure associative pour la gérer, et la ferme s'était développée d'une façon spectaculaire. L’aide régulière apportée aux agrics de la région par les appren’s des Centres de Formation permettait pour l’instant de nourrir la population locale sans à-coups ni pénurie. Le sentiment d’être socialement indispensable était gratifiant, de plus la diversité des tâches quotidiennes empêchait la routine de s’installer, progressivement Oriona avait fini par apprécier ce travail. Avec cette proposition, elle espérait mettre Anja en porte-à-faux. Personne ne pourrait affirmer sérieusement que son désir d’être agric témoignait d’une indifférence aux problèmes du monde, mais c’était à double tranchant. Si Anja acceptait, Oriona se retrouverait coincée. Elle ne serait jamais écrivaine.

« Tu ferais une excellente agric, tu es bien placée pour savoir que c’est un domaine où le manque de main-d’œuvre est alarmant. Mais la recherche scientifique bénéficie d’une priorité absolue, tout particulièrement dans les sciences de la vie, où elle est vitale pour l’avenir de l’espèce humaine. Tu as obtenu les meilleurs résultats du pays aux tests QISCI depuis qu’ils ont été créés, il serait dommage que tu gâches ton potentiel. Dommage non seulement pour toi, mais surtout pour l’ensemble des femmes. Tu devrais cesser d’avoir un comportement aussi égoïste, Oriona ! »

La discussion se poursuivit pendant plusieurs minutes, mais Anja ne lâcha rien. C’était compréhensible : elle savait que son pouvoir était plus puissant que tous les arguments qui pouvaient lui être opposés, et Oriona en était réduite à affronter seule son problème. Pas totalement seule, en réalité. Elle avait eu la veille le soutien de Yam, alors que ses deux autres Mams s’alignaient sur Anja pour estimer que le cursus scientifique qui lui était proposé était une vraie chance pour elle.

En se remémorant leur confrontation, qui avait tourné à la dispute, elle éprouva un bref sentiment de découragement. Le soutien de Yam était un réconfort moral, mais dans la pratique il lui serait d’un piètre secours ! Une crampe d’estomac détourna ses pensées et lui rappela que son corps avait besoin d’être nourri. Elle se dirigea vers la cuisine et savoura le plaisir de sentir ses pieds nus sur le carrelage froid.

Comme chaque matin, Clem lui avait préparé son petit déjeuner avant de partir pour la ferme. Oriona imagina le regard lourd de reproches et les mots acerbes de Lia, qui reprochait à Clem de vouloir maintenir leur fille en perpétuel état d’enfance. En réalité, elle se sentait parfaitement autonome et adulte, où était le problème si Clem avait choisi ce moyen pour lui manifester son affection ?

Elle avala les dernières bouchées du muesli, mit ses chaussures, nettoya la table, prit son sac et descendit dans la cave pour récupérer son vélo, accrocha le sac avec les tendeurs sur le porte-bagage avant, traversa le jardin en ayant le visage fouetté par les branches d’acacias que personne cette année n’avait pris la peine de tailler, mit son casque et s’engagea sur la route départementale sans regarder autour d’elle.

Malgré l’heure matinale, le thermomètre affichait déjà trente-huit degrés Celsius, mais la chaleur était tempérée par des rafales à la limite de la tempête. Une bourrasque plus intense la fit vaciller. Elle évita de peu l’accrochage avec une fille qu’elle était en train de dépasser, se reprit de justesse et poursuivit sa route. Elle n’était pas en retard, mais accéléra tout de même, se mit en danseuse pour le simple plaisir de forcer sur les muscles de ses jambes, doubla une dizaine de cyclistes de tous les âges avant d'être dépassée quelques minutes après par deux autres filles qui elles aussi souhaitaient éprouver les limites de leur corps.

Juste après l’embranchement qui donnait sur l’avenue de la Résistance, la montée jusque-là assez douce s’accentuait. Le CFR Gisèle-Halimi n’était plus qu’à deux kilomètres, un bâtiment rénové dont l’architecture audacieuse et les couleurs vives faisaient tache au cœur d’un quartier où quelques maisons individuelles bien entretenues côtoyaient des immeubles vétustes et déserts, parfois délabrés. Depuis l’effondrement démographique, plus de la moitié des logements de Cinantes étaient inoccupés, et le phénomène s’accentuait au fil des années.

Elle aperçut Mady et appuya rageusement sur les pédales pour tenter de la rattraper. Cette grande blonde filiforme était arrivée dans le village au début de l’année dernière. Elles avaient le même âge, mais n’étaient pas dans le même cursus, Oriona ayant commencé sa formation avec deux ans d’avance. Toutes les deux partageaient le même intérêt pour la lecture et l’écriture de fiction, qu’elles pratiquaient dans l’atelier du CFR animé par Magda, la Mam de Mady… sa Mam unique, ce qui était un cas rarissime. Oriona avait dévoré tous les romans de Magda et enviait Mady de l’avoir pour Mam. Elle plaça son vélo à la gauche du sien, heureuse d’échanger avec elle quelques mots et de pouvoir ainsi pendant un court moment oublier ses idées noires. Mady tourna la tête vers elle, sourit, lui demanda si ça allait. Oriona mentit avec conviction. Oui, tout allait bien, et même très bien.

Lorsqu’elles arrivèrent au parc à vélos, elle aperçut Alicia près de l’entrée. Perdue au milieu d’un groupe de filles qui s’étaient agglutinées pour discuter, elle était la seule à avoir de longs cheveux châtains qui lui tombaient sur les épaules alors que la mode était depuis deux ans aux cheveux très courts ou au crâne rasé. Alicia jeta un regard dans sa direction et détourna la tête. Oriona se dirigea vers le groupe, et dès son arrivée son amie s’écarta et marcha en direction de la grille qui séparait la cour et l’entrée du gymnase, de toute évidence pour l’éviter. Quelque chose de bizarre se passait, mais quoi ? Oriona fonça vers elle sans lui laisser le temps de s’écarter à nouveau.

« Tu peux m’expliquer ? Tu me fais la gueule ? Tu ne veux plus me parler ? C’est en rapport avec ma rencontre avec Anja ? »

Alicia détourna le regard et haussa les épaules. « C’est ce que tu crois ? Je m’en fous de ta discussion avec Anja, d’ailleurs je ne sais même pas ce que tu lui as dit et ça ne m’intéresse pas de le savoir.

— Mais alors, pourquoi ?

— C’est simple, je veux qu’on arrête de se voir.

— Je t’ai fait quelque chose de mal ? Tu as quelque chose contre moi ?

— Rien de précis, mais notre relation est toxique pour moi, trop fusionnelle. J’ai besoin de passer à autre chose et de me trouver une autre amie, peut-être même d’autres amies. »

Elle tourna les talons et se dirigea vers l’entrée, où les élèves étaient en train de se regrouper, laissant Oriona sidérée et blessée. Alicia avait été deux ans plus tôt sa première véritable amoureuse, leur relation était restée très forte et elle se sentit incapable de rester toute la matinée assise dans la même salle que son ex-amie, à épier malgré elle ses réactions pour tenter de comprendre l’incompréhensible. Le mieux était de partir et de revenir l’après-midi pour participer à l’atelier d’écriture, qu’Alicia ne fréquentait pas et qu’Oriona ne voulait rater à aucun prix. Où aller ? Elle hésita. Revenir chez elle ? La maison était vide et elle aurait été tranquille, sans avoir aucun compte à rendre à quiconque.

Le visage de Louise, souriant, paisible et parcheminé de rides, lui effleura soudain l’esprit. Elle aurait pas mal de choses à lui raconter : sa discussion avec Anja, le comportement étrange d’Alicia, l’atelier d’écriture, sa dispute d’hier soir avec Lia et Clem…

Elle se souvint que trois jours plus tôt, au moment où elles se séparaient, Louise avait pris un air mystérieux. C’était un comportement inhabituel chez elle. « J’aurai quelque chose d’important et d’étrange à te raconter la prochaine fois que nous nous verrons. Il nous faudra prévoir un peu de temps. » Oriona avait été intriguée puis, prise par le cours de ses occupations, n’y avait plus pensé. Elle décida d’aller chez Louise et de lui rappeler ses paroles.

CHAPITRE 2

Catherine Londres, 1895

Pour la première fois depuis mon arrivée, je me sens capable de quitter l’appartement de Sloane Street pour découvrir enfin la ville. Les crises d’angoisse liées à la non-utilisation du fagito, ainsi que les douleurs violentes de mon système digestif se dissipent peu à peu. Trop lentement, même si je ne suis pas spécialement impatiente. « Il faudra trois semaines », m’avait précisé Henry. Et en effet, après dix-neuf jours, certaines de mes fonctions biologiques se sont pleinement réactivées. C’est la durée normalement prévue, sachant que sur Pankosmia je n’avais jamais mastiqué de nourriture ni absorbé aucune boisson.

Cette pratique archaïque de l’absorption de nourriture me semble toujours aberrante, même si l’histoire m’a appris que le corps humain s’est constitué ainsi au fil de l’évolution des espèces animales, je m’y suis habituée jour après jour et commence à oublier comment, dès avant ma naissance, chacune des cellules de mon corps a été directement nourrie par le fagito, qui stimulait mon estomac et mes intestins afin de les leurrer en produisant un simulacre de mes fonctions digestives. Dix minutes par jour suffisaient pour assurer le nettoyage et la recharge énergétique de toutes mes cellules et leur fournir un équilibre idéal. Idem pour la gestion des déchets de mon organisme. En arrivant sur ce monde, je n’avais de l’excrétion qu’une connaissance théorique, puisqu’aucune déjection n’était jamais sortie de mon anus, ni aucun liquide de mon méat urinaire. Le premier repas de ma vie fut un supplice, mais ce fut pire le lendemain. Après avoir avalé la nourriture, il me fallut la digérer, puis éliminer les déchets organiques. Seul le soutien d’Emily put me convaincre de poursuivre. « Sois courageuse, me répétait-elle, le plus dur est derrière toi. Tu es sur le point de te réapproprier ton corps, et bientôt tu pourras vivre avec lui des expériences extraordinaires ! »

Pour eux, c’était du passé. Arrivés sur la Terre voilà plus de trois ans, leurs organes fonctionnaient depuis longtemps comme celui des Terriens, sans qu’aucune extravagance liée à l’alimentation ou à l’excrétion ne les distingue du reste des humains. De mon côté, il me reste encore à surmonter quelques difficultés pour le sommeil, les rêves ou la sexualité, mais elles sont plus faciles à gérer que la nourriture. Mon premier rêve naturel, dépourvu des images aléatoires suscitées dans mon cerveau par le fagito a eu un effet pervers : par trois fois j’ai vécu des épisodes effrayants, je me suis retrouvée assise sur mon lit, en sueur, tremblante, sans comprendre ce qui m’arrivait. « Un cauchemar », me rassura Emily, comme si le fait de plaquer un mot sur un évènement incompréhensible pouvait le rendre plus facilement acceptable. « On ne peut rien faire contre eux, il faut vivre avec, heureusement ils sont peu fréquents. »

Tout n’est pas encore totalement réglé, car à la fin de chaque nuit – sur ce monde divergent, le sommeil est associé à la nuit – j’ai encore le sentiment d’avoir le cerveau embrumé et lourd. Je suis bien loin de retrouver la vivacité d’esprit et la sensation de repos que me procurait la machine. Il me faut environ une heure chaque matin pour retrouver mon état habituel, mais là aussi, les progrès sont réguliers.

Quant à la sexualité, je n’ai pas eu l’occasion de la mettre en pratique : si les orgasmes d’intensité variable suscités par le fagito me laissent des souvenirs agréables, sur cette planète divergente la copulation (c’est le mot utilisé par Henry et Emily) permet en principe de parvenir au même résultat. J’ai eu l’occasion d’étudier cette pratique, mais en vérité elle ne me tente guère. Poussés par la curiosité et les exigences de l’Intelligence Globale, Henry et Emily ont commencé à la tester ensemble un mois après leur transfert, et depuis ils poursuivent cette expérimentation avec une certaine constance. Si Henry parvient à retrouver avec Emily un plaisir identique et parfois même supérieur à celui procuré par la machine – c’est en tout cas ce qu’il prétend –, le résultat semble moins probant chez Emily, qui regrette le côté efficacement gratifiant du fagito. D’ailleurs, elle est décidée à trouver un autre partenaire de copulation en espérant ainsi obtenir des sensations plus satisfaisantes.

Pour l’instant, ce sujet n’est pas ma préoccupation première. Développer une bonne connaissance des mœurs et coutumes de ce monde afin de m’y intégrer au mieux est une priorité. Emily et Henry ont réussi à tisser depuis trois ans un riche réseau de relations dans le monde de la culture, des arts, de la science et de la technologie et je ne veux pas me disperser. La large base de données que Pankosmia nous réclame est un travail si énorme qu’il écarte d’emblée l’exhaustivité, même avec les onze autres équipes réparties sur la planète, il nous serait impossible d’avoir une vision précise de l’évolution de la Terre. Seule l’IG peut y parvenir, et pour cela elle nous demande de concentrer nos efforts sur les courants émergents de la société, afin de comprendre ce qui va la transformer dans les décennies à venir et déterminer ensuite les formes futures de ces changements.

Ce matin, nous nous rendons tous les trois à Hyde Park. En réalité, il ne s’agit pas d’une simple promenade, nous devons rencontrer l’éditeur William Heinemann, un original qui semble préférer comme cadre de discussion le plein air et les espaces verts au confort mœlleux et ouaté de son bureau de Kensington Avenue.

Heinemann n’est pas seul. Ce vieillard légèrement empâté, ridé, presque chauve arrive accompagné d’un homme bien plus jeune, au regard vif et au visage avenant, qui nous observe et nous détaille tous les trois avec intérêt et curiosité. Henry me présente aux deux hommes : « Catherine, une amie journaliste talentueuse qui vient de Toronto. Elle se trouve à Londres depuis quelques semaines et va travailler avec nous. »

Le jeune homme qui accompagne Heinemann est l’un de ses nouveaux auteurs, Herbert George Wells. Il vient de publier son premier roman, The Time Machine, dont le succès fulgurant a surpris venant d’un écrivain jusqu’ici inconnu du grand public. Henry et Emily ont proposé à Heinemann de réaliser avec lui une interview sur son travail d’éditeur qui serait publiée dans une nouvelle revue littéraire et politique : Pearson’s Magazine, fondée par Arthur Pearson. « Les sympathies de Pearson pour les idées socialistes sont connues », m’ont-ils expliqué, « mais cela ne semble pas gêner Heinemann, il a parlé de nous à Wells de façon élogieuse et lui a proposé de nous rencontrer. »

Heinemann pense que mes deux collègues peuvent être intéressés par la personnalité et les écrits de Wells. En réalité, il espère surtout que leur talent d’écriture, qui commence à être reconnu sur la place de Londres, donnera au livre et à son auteur une notoriété plus grande encore que celle qui se dessine aujourd’hui.

Rien ne se passe comme prévu. Alors que Heinemann, Emily et Henry commencent une discussion animée, Wells s’approche de moi et me propose de les laisser seuls afin que nous puissions bavarder tous les deux tranquillement. Heinemann proteste auprès de Wells, qui le rassure en lui disant que nous serons de retour d’ici peu. Wells et moi nous nous éloignons en direction de Serpentine Road. Le jeune homme bavarde sans cesse, me pose de nombreuses questions, et semble amusé du tour qu’il vient de jouer à son éditeur.

Tout en marchant, nous engageons à son initiative une discussion brouillonne sur le futur, l’éducation, l’organisation sociale, le rôle de la science dans l’évolution possible du monde… Je perçois son désir profond de participer à la transformation de la société britannique et suis fascinée par sa curiosité d’esprit et l’originalité de sa pensée, même si l’enthousiasme avec lequel il aborde chacun de ces sujets me perturbe, par manque d’habitude. Je l’interroge sur son livre récemment publié et il devient aussitôt intarissable sur le sujet. Cela m’intéresse d’autant plus que j’établis un parallèle entre ses propos et ce que j’ai appris sur Pankosmia, où la littérature a disparu en même temps que la création artistique, peu de temps après la prise en main par l’IG de l’humanité. Vathia était ma formatrice maternelle, une sorte d’appendice de l’IG, et c’est elle qui m’a appris l’essentiel de ce que je sais. Avec celle que j’appelais « maman », j’ai découvert la place importante qu’occupaient sur Pankosmia dans les temps anciens les arts et la littérature. L’humanité est passée du stade de l’enfance à celui de l’âge adulte en l’espace de trois décennies, et la créativité artistique a été alors remplacée par la créativité scientifique, seule capable de nous forger un destin collectif planétaire. Selon Vathia, le passage entre ces deux formes a été suffisamment progressif pour éviter les conflits, et sa réussite a été le symbole parfait de la maturité nouvelle de l’espèce humaine.

Wells et moi poursuivons notre discussion. Je le contredis à partir de ma propre expérience en lui donnant sur chaque sujet mon avis personnel. C’est le début d’un long échange, il sait écouter, fronce les sourcils quand il est surpris par une de mes idées, et attend que j’aie terminé mon intervention pour contester mes propos ou, plus rarement, les approuver. Nos points de désaccord sont aussi nombreux que stimulants. Tout comme moi, Wells est passionné par la science, les progrès de la pensée humaine et de la technologie, mais il ne comprend pas ma méfiance (que je tente vainement de masquer) pour la littérature, la poésie, le théâtre ou le roman. Il cherche à me convaincre de leur intérêt en s’appuyant sur les idées qu’il développe dans The Time Machine, que je me promets de lire au plus tôt. Je m’accroche à mes convictions, les défends pied à pied, et je sens que mon opposition ne lui déplait pas. Nous continuons à nous affronter tout en marchant le long de Serpentine, jusqu’au moment où il s’arrête brusquement, sort sa montre à gousset et me dit en souriant : « Nous discutons depuis deux heures trente, ils ne nous ont certainement pas attendus. » En effet, quand nous arrivons à l’endroit où nous les avions laissés, il n’y a plus personne.

Nous décidons de nous revoir. Il habite avec sa femme Jane dans un appartement à Mornington Place, mais je comprends à demi-mot qu’il ne souhaite pas m’y voir débarquer, et certainement pas à l’improviste. Je lui donne mon adresse en précisant que je vis dans un grand appartement avec Henry et Emily, j’y ai une chambre indépendante où il peut venir me rendre visite quand il le veut. Il note l’adresse et nous nous donnons rendez-vous dans trois jours. Ce sera vendredi à quatre heures.

CHAPITRE 3

Oriona Cinantes, 2125

Oriona arriva rue de la Chemise-Trouée où Louise partageait depuis trente ans, avec trois de ses amies, un grand appartement dans un immeuble vétuste du centre-ville datant du dix-huitième siècle, qui aurait dû être rénové cinq ans plus tôt. À l’époque, les quatre amies affichaient vaillamment entre quatre-vingt-cinq et quatre-vingt-quatorze ans. Elles devaient être relogées ensemble dans une « grande maison avec jardin » datant du milieu du siècle dernier, bien plus confortable. Devant leur refus ferme et définitif, le conseil municipal avait décidé d’attendre que le temps règle le problème d’une façon naturelle et douce.

Un heurtoir en bronze représentant une gargouille aux oreilles larges et pointues s’étalait au milieu de la porte d’entrée en chêne massif dont la peinture verte et fatiguée s’écaillait par larges plaques. Oriona la trouvait inquiétante et elle évita de trop la regarder. Plutôt que de l’utiliser pour frapper avant d’entrer directement, elle préféra appuyer comme elle le faisait toujours sur celle des quatre sonnettes où était écrit le nom de Louise Brunschwig. La fenêtre du premier étage s’ouvrit quelques secondes plus tard et Louise lui demanda aussitôt de monter.

Quand elle pénétra dans la grande pièce commune, Louise s’y trouvait seule. Oriona aimait venir dans cet appartement qui sentait bon le siècle passé. La nostalgie du vingt-et-unième siècle s’affichait sur chacun de ses murs. Les groupes musicaux des années 2010-2040 y étaient largement majoritaires, depuis ceux de rock slacker Feet et Dictators, dont Pervenche, la plus jeune des trois complices de Louise, avait affiché plusieurs photos grand format qui les montraient sur scène, en passant par Obscur, le vieux groupe français de pop que Noémie appréciait, jusqu’au collectif de jazz anglais Kokoroko, et bien d’autres dont Oriona avait oublié les noms, même si au fil des années elle avait entendu et parfois même écouté leur musique. Ce qui l’avait frappée la première fois où elle avait pénétré dans cette pièce, c’était la prédominance des hommes sur les photos.

Sur l’unique poster de femme, une chanteuse française du vingtième siècle, brune et mince, aux cheveux courts, jouait du piano. Une certaine Barbara. Le poster avait été placé là par Louise qui était depuis toujours l’une de ses admiratrices. Ses grands-parents maternels avaient été dans leur jeunesse des amis poches de la chanteuse, dont ils écoutaient régulièrement les chansons. Louise, qui allait souvent chez eux, affirmait connaitre son répertoire par cœur. Oriona ne prit pas de gant, elle avait hâte de découvrir le secret de Louise. « Tu avais quelque chose d’important à me dire, tu t’en souviens ?

— Merci, mais je n’ai pas encore perdu la mémoire ! J’ai hésité avant de t’en parler, mais le moment est venu. Allons dans ma chambre, nous y serons plus tranquilles. »

Oriona la suivit. Elle était souvent venue ici. C’était une vaste pièce, mais tout de même légèrement plus petite que le grand salon. Deux fenêtres très hautes étaient placées sur le même mur ; les persiennes grises et délabrées restaient fermées afin d’empêcher les rayons brûlants du soleil d’entrer et des rideaux beiges à moitié tirés et fatigués masquaient partiellement chacune des fenêtres. Sur la moitié des murs de la chambre, des étagères en bois massif supportaient un grand nombre de livres aussi poussiéreux que les rideaux. Le reste de la pièce était tapissé de photos anciennes et de tableaux de différentes époques. Une vieille horloge d’aspect étrange était fixée au mur et faisait face à un grand lit en noyer massif.

C’est toujours la même vieille chambre pour une très vieille personne, rien n’y change jamais, se dit-elle. Pourtant, elle s’y trouvait à l’aise. Mieux encore, dans cet endroit d’un autre temps, elle se sentait comme chez elle.

Louise alla chercher deux verres et un pot à eau en céramique bleue qu’elle posa sur une petite table pliante placée contre le lit. Elle proposa à Oriona de s’assoir toutes deux sur le lit plutôt que sur les deux fauteuils qui tournaient le dos à la fenêtre.

« Ce que je vais te raconter, je ne l’ai jamais dit à personne, même à ceux que j’ai le plus aimés dans ma vie. J’approche de mes cent ans et je sais que le temps est venu. Sans doute auraisje dû m’y prendre plus tôt, mais tu n’étais pas encore prête. »

Louise prononça ces mots sans la regarder, comme si elle se parlait à elle-même. Oriona se sentit décontenancée. Jamais Louise ne s’était comportée ainsi.

« Quand j’ai eu ton âge, je me suis découvert une capacité particulière que personne d’autre autour de moi ne possédait. J’ai cru au début que je l’avais découverte par hasard, mais au fil des années j’ai fini par comprendre que ce hasard n’en était pas un.

— Et c’est quoi, cette capacité ? lança Oriona, d’une voix étranglée.

— Tout a commencé en 2042, l’année de mes seize ans, l’âge que tu as aujourd’hui. J’étais coléreuse, têtue, indépendante, et comme presque toutes les ados je m’opposais parfois à mes parents adoptifs, non à cause de l’adoption, mais parce que mon caractère était ainsi fait. En dehors de ça, tout se passait bien pour moi. J’aimais apprendre, mes résultats scolaires étaient excellents, j’étais entourée de nombreux amis et les réseaux sociaux me donnaient une formidable ouverture sur le monde. Maintenant, regarde bien cette horloge, Oriona, c’est elle qui a tout déclenché. »

Oriona l’observa, bien qu’elle l’ait déjà vue maintes fois. Louise ne s’en souvenait pas, mais elle lui avait déjà parlé de son origine et Oriona avait encore tous les détails en tête. C’était une horloge à pendule de style Art déco qui avait appartenu à Catherine, une aïeule de Louise. Une vitre placée sur sa monture en bois verni laissait apparaitre le balancier ainsi qu’un ensemble de huit tiges et huit marteaux ; la caisse était également décorée de moulures en bronze joliment ouvragées. Pour Oriona, qui se savait peu connaisseuse dans ce domaine, elle semblait être une belle antiquité, mais c’était visiblement surtout un souvenir de famille pour Louise. Elle laissa celle-ci poursuivre son récit.

« Il était tard ce soir-là, j’avais passé beaucoup de temps à échanger sur Meta et Instagram et je commençais à être fatiguée. Je me suis allongée sur mon lit, celui sur lequel nous sommes assises, et peu à peu je me suis calmée, j’ai senti que mon cerveau n’était plus en ébullition. À vingt-trois heures, la pendule a commencé à égrener ses onze coups. J’aimais les sons qu’elle produisait, les seize notes de musique très kitsch avant le déclenchement du carillon, mais aussi le tic-tac pesant et monotone du balancier marquant l’écoulement inéluctable et définitif de chaque seconde passée. J’ai ressenti les premiers symptômes au moment où le dernier coup sonna. Autour de moi, l’espace frissonna, puis se brouilla. Tout devint flou, plus de couleurs ni de formes solides, pas de sons ni d’odeurs, je ne percevais plus mes jambes, mes mains, mes bras, tout mon corps, et le lit sur lequel j’étais allongée quelques instants plus tôt n’était plus là. Je flottais en apesanteur. Une sensation agréable et surprenante, mais qui m’inquiétait aussi. Ç’a été le point de départ de mon premier voyage. Tu comprends ce que j’ai ressenti, puisqu’il y a trois jours tu m’as dit avoir connu quelque chose de semblable ! »

Oriona fut pétrifiée. C’était bien ce qu’elle-même avait vécu récemment, les deux nuits où elle avait dormi chez Louise. Les deux fois, elle s’était demandé si elle n’était pas victime d’une hallucination. Louise mise à part, elle avait préféré n’en parler à personne, pas même à Alicia. Oriona avait été déçue, car ce matin-là son aïeule l’avait écoutée sans faire aucun commentaire. Louise poursuivit.

« Pour toi, l’expérience s’est arrêtée là, peut-être parce que l’horloge se trouvait dans une pièce voisine, et que son effet n’a pas été suffisamment puissant. Pour moi, il y eut une suite. Le brouillard qui m’entourait se dissipa. Je me suis retrouvée au bord d’un océan, sur une plage de galets. J’ai marché et senti leur forme sous mes pieds, puis j’en ai ramassé un petit, lisse, sphérique et aussi transparent que du quartz hyalin. Je l’ai mis dans ma poche et me suis approchée de l’eau. L’odeur d’iode était très forte, il n’y avait aucune vague. Ce que je ressentais était bien trop réel pour qu’il s’agisse d’un rêve ou d’une hallucination. L’eau était noire comme de la suie et faisait seulement un léger clapotis. Je me suis avancée d’un pas précautionneux, et alors que l’eau montait jusqu’à mes genoux, à quelques mètres de moi la mer s’est brusquement soulevée, un dos grisâtre et large est apparu qui se déplaçait dans ma direction. Je me suis enfuie en courant sur la plage de galets sans prendre le temps de regarder en arrière. J’ai fini par m’arrêter, essoufflée, alors que je n’entendais plus aucun bruit derrière moi. C’est à ce moment précis que tout s’est brouillé, l’espace est redevenu flou et quelques instants plus tard j’étais de retour dans ma chambre, les pieds encore mouillés par l’Océan Noir. Dans ma poche il y avait le galet que j’avais ramassé. Je l’ai fait monter en pendentif, celui que j’ai toujours autour du cou. Il m’a rappelé, dans les périodes de ma vie où j’ai pu en avoir besoin, que ce n’était pas un rêve.

— Tu penses qu’il y a un lien entre l’horloge et ce qui s’est passé ?

— Naturellement. L’horloge pourrait avoir joué le rôle d’un élément déclencheur qui permettrait d’accéder à une autre réalité, peut-être à un univers parallèle comme la physique quantique en prévoit la possibilité théorique.

— Tu as parlé à tes parents après cette expérience ?

— Non. Je craignais qu’ils me considèrent comme une affabulatrice. Cette crainte, je l’ai gardée la plus grande partie de ma vie.

— Tu parlais tout à l’heure d’autres voyages, il y en a eu combien au total ?

— Deux cent trente-huit. Je le sais, car j’ai tout noté dans des carnets, depuis la date et l’heure de chacun d’entre eux jusqu’au moindre détail de tout ce que j’ai vécu là-bas, en décrivant aussi les émotions plus ou moins fortes que j’ai pu éprouver. Le premier voyage a été le plus court. Le plus long a duré dix heures.

— Chacun d’eux t’amenait dans des lieux différents, ou bien c’était toujours le même ?

— Toujours au même endroit que la première fois, au bord de l’Océan Noir. J’ai appris peu à peu à découvrir ce lieu, à l’explorer et à l’apprivoiser. Ce que je peux te dire, c’est que je n’y ai jamais vu un seul être humain. Les premières années j’ai essayé régulièrement de faire le voyage, mais je n’y arrivais que rarement, une fois sur dix environ. J’ai peu à peu compris qu’il me fallait être dans un état de relaxation proche de la méditation, et j’avais un âge où ce n’était pas le plus facile. Par la suite, j’y suis parvenue de mieux en mieux. Mais en devenant adulte, avec ma fille que j’avais décidé d’élever seule, prise par les préoccupations de la vie quotidienne et les conséquences de la GEM sur nos vies professionnelles, je suis restée pendant une longue période sans rien tenter. Quand j’ai eu quarante-cinq ans, beaucoup de choses avaient changé dans le monde. J’ai dû déménager et bien sûr l’horloge m’a suivie. Quelque temps après m’être installée dans ma nouvelle maison, j’ai essayé pendant plusieurs mois de faire de nouveaux voyages. En vain. Depuis cette date, je n’ai plus jamais réussi. Il m’est arrivé de penser que l’emplacement précis de la maison pouvait jouer un rôle dans le processus de déclenchement. Je sais maintenant que ce n’est pas le cas. »

Sans demander à Oriona si elle avait soif, Louise remplit leurs deux verres et commença à boire précautionneusement deux gorgées d’eau.

« Parle-moi encore de ce que tu as vu ou fait dans cet endroit.

— Tu le découvriras toi-même en lisant mes carnets, mais tu dois savoir qu’au fil des années j’ai réussi à dégager quatre constantes. La première concerne le retour. Il est toujours imprévu et brutal. Par exemple je pouvais marcher dans la forêt voisine de l’Océan Noir et me retrouver, après un passage dans le brouillard, dans ma chambre à l’endroit exact d’où j’étais partie. La deuxième concerne l’écoulement du temps. J’avais une montre et je mémorisais l’heure de mon arrivée. Quand je revenais et regardais à nouveau ma montre, le temps qui s’était écoulé depuis mon départ de la chambre variait de quelques minutes à une dizaine d’heures. C’était le temps que j’avais passé dans le pays de l’Océan Noir. Mais sur l’horloge, l’heure affichée était exactement la même qu’à mon départ. Dans ma réalité habituelle, le temps ne s’était pas écoulé, il y avait toujours un décalage entre les deux temporalités. La troisième constante te sera utile si tu tentes l’expérience. Tous les objets qui étaient physiquement liés d’une façon ou d’une autre à mon corps : vêtements, sac, montre, lunettes, jumelles, chapeau… faisaient le voyage avec moi dans les deux sens. Ne me demande pas pourquoi, je n’en sais rien ! La dernière est en rapport avec l’espace. J’arrivais dans le pays de l’Océan Noir toujours au même endroit précis, au mètre près. Je revenais également au même endroit, dans ma chambre, sur le lit d’où j’étais partie. Les points de départ et d’arrivée étaient identiques. »

Louise se tut, avala une autre gorgée d’eau et resta contemplative, rêveuse. Les questions se bousculaient dans la tête d’Oriona, mais elle ne parvint pas à les exprimer. Louise releva la tête, la regarda en souriant à nouveau et lui dit quelques mots. Oriona devina qu’ils allaient clore la discussion.

« De toute façon l’horloge est à toi maintenant, je te la donne, ainsi que mes carnets. Tu pourras les utiliser si toi aussi tu parviens à te rendre dans le pays de l’Océan Noir, ou même si tu arrives dans un autre lieu inconnu. Et si je suis toujours là quand tu auras réussi, tu viendras me raconter ce que tu as vécu… »

CHAPITRE 4

Catherine Londres, 1895

Je viens de terminer cette nuit The Time Machine, que j’ai lu d’une seule traite. C’est le premier roman que je découvre, puisque la littérature de fiction, la poésie ainsi que tous les arts ont été laissés sur le bas-côté de mes apprentissages. Je reconnais que mes préventions contre la fiction littéraire se sont plus qu’effritées, elles ont été pulvérisées. L’écriture fluide, incisive et imaginative m’a tout naturellement emportée dans un monde imaginaire aussi étrange que la Terre a pu l’être pour moi lors de mon arrivée. Le thème du voyage dans le futur – une idée ancienne chez nous, mais qui n’est pas encore devenue un objectif concret de recherche – permet à Wells de critiquer la société britannique contemporaine avec acidité et pertinence si j’en crois les études sur l’Angleterre que j’ai lues avant d’arriver ici. Il y manifeste son désir de changer le monde qui l’a accueilli et éduqué, ce qui est inimaginable sur Pankosmia où chacun de nous vit en osmose permanente avec les autres et avec l’IG. Comme support à sa critique, Wells utilise un futur lointain dans lequel deux humanités séparées par un gouffre béant s’opposent : les Éloïs et les Morlocks. Les Éloïs n’ont pas besoin de travailler pour jouir de leur richesse et ils vivent en oisifs dans un monde paisible, agréable et harmonieux. Les Morlocks se sont réfugiés sous la surface de la Terre, fuient la lumière qui les fait souffrir, ont peur du feu et se comportent comme des sauvages primitifs, carnivores et agressifs. Cette double humanité est une allégorie de celle que j’ai pu observer à Londres depuis les quelques jours où j’ai commencé à y circuler.

Notre quartier serait situé dans le monde des Éloïs. Il est charmant et accueillant, les rues et les avenues y sont larges, bien éclairées, propres, aucune mauvaise odeur ne lève le cœur, les parcs plantés d’arbres vénérables permettent d’agréables promenades, et si l’on n’a pas envie de se déplacer à pied, d’élégantes calèches tirées par des chevaux sont à notre disposition.

Mais l’endroit où vivent les Morlocks existe lui aussi, dans cette ville. Il n’est pas sous terre, mais c’est presque pire. J’ai eu l’occasion de le parcourir en compagnie de John et Arthur, deux Londoniens à qui Emily et Henry ont demandé de me faire découvrir leur cité. Ils envisageaient de me montrer les quartiers chics, les seuls intéressants à leurs yeux, mais ont refusé de me servir de guide après avoir compris ce que je projetais. Selon eux, le danger était trop grand, nous risquions d’être agressés et volés, peut-être malmenés. J’ai insisté, car je souhaitais avoir une idée globale de cette partie pauvre de la ville que je ne connaissais pas. « Si vous avez peur de m’accompagner, je me passerai de vos services et je m’y rendrai seule », leur ai-je dit. Ils ont capitulé, la honte de voir une femme montrer plus de courage qu’eux a été plus forte que leur crainte.

Henry et Emily trouvaient mon idée ridicule et sans intérêt pour notre travail, mais je restais intraitable, consentant seulement à suivre les conseils de John et Arthur qui me suppliaient d’accepter de changer mes vêtements luxueux pour des oripeaux sales, déchirés et malodorants. Tant qu’à faire, sur leur conseil je me suis sali le visage et les rares parties découvertes de mon corps – essentiellement les bras, car la chaleur est forte – afin de passer inaperçue dans la foule.

Nous sommes enfin partis. Dès notre entrée dans l’East End, puis dans Whitechapel, j’ai été saisie par l’incroyable misère qui y règne. La puanteur m’a assaillie en premier. Dans certaines rues, les gens étaient entassés les uns sur les autres dans des sortes d’abris, entre lesquels communiquaient d'étroites ruelles jonchées d'excréments. Arthur et John, mes deux accompagnateurs et gardes du corps comme ils aimaient à se présenter, n’avaient jamais eu l’occasion de fréquenter ces lieux, et ils éprouvaient le même malaise que moi. Arthur, qui fait des études statistiques pour la ville, m’a affirmé que le prix au mètre carré des loyers y est plus élevé que dans les zones riches où nous vivons, ce qui oblige les familles à s’entasser dans des lieux très exigus, insalubres, qui se dégradent constamment sans jamais être rénovés. Nous sommes restés à peine deux heures, car ils étaient tous deux pressés de partir, mais je me suis promis de revenir seule afin de connaitre mieux cette vaste partie de Londres. À mon avis, je ne cours pas plus de risque que n’importe quelle autre femme qui vit là-bas.

Henry et Emily sont sortis en fin de matinée et je suis seule dans l’appartement, attendant l’arrivée de Wells avec une impatience inhabituelle chez moi. Trois coups résonnent au heurtoir de la porte d’entrée. Je descends et ouvre : c’est bien lui. Ses yeux clairs sourient en me dévisageant, et je fais de même en observant que sa moustache est aujourd’hui soigneusement taillée, bien plus élégante que lors de notre dernière rencontre. Hasard ou désir d’attirer mon attention, j’hésite entre ces deux hypothèses.

Avant de reprendre et prolonger notre discussion entamée à Hyde Park, je lui offre un thé, une boisson dont les Britanniques se sont entichés. Nous sommes confortablement installés sur les deux fauteuils placés à l’opposé de la table basse. Lorsque je lui dis avoir terminé son livre cette nuit, son visage s’éclaire et il me demande ce que j’en ai pensé. Il semble heureux de ma réponse et exprime son accord avec mes remarques. J’oriente ensuite notre conversation autour de son travail d’écrivain. Écrire est chez lui une obsession, il n’en est jamais rassasié et d’ailleurs il estime que c’est ce qu’il fait le mieux. Quand je lui demande ce qui le pousse à écrire et ce qui le motive, il devient intarissable. Il affirme refuser le seul divertissement, veut faire bouger les choses et les gens, déranger ses lecteurs, les amener à découvrir ce que la vie propose ou impose de dramatique et de joyeux, de complexe et d’amusant, les faire réfléchir sur les subtilités des émotions humaines ou des rapports sociaux. Ainsi, il espère les changer, de la même façon qu’il veut transformer la société, les deux choses pour lui semblant aller de pair.

Je trouve son discours intéressant, mais je me sens bousculée et choquée par son enthousiasme, un sentiment inconnu sur Pankosmia, où la retenue, la réflexion calme et posée sont la norme habituelle pour chaque individu. Il est impensable de parler pour le seul plaisir de l’échange, la parole doit être utile, et surtout efficace. Ici, pour de nombreuses personnes, parler est une fin en soi, peu importe ce que l’on dit, être écouté par d’autres signifie être reconnu comme individu unique et irremplaçable. Il semble que ce soit valorisant.

Sur Pankosmia, je savais être entendue en permanence par l’IG, qui prenait en compte ce que je disais et ce que je pensais, ne serait-ce qu’en le mémorisant dans sa base de données. Mais sur ce point, je suis en train de ressentir quelques modifications de perspectives. Ce n’est pas un hasard si l’enthousiasme de Wells, que je trouve pourtant choquant, commence à me séduire.

Si The Time Machine m’a ouvert un nouvel horizon, il semble que ce ne soit pas le cas pour Emily et Henry. Ils ont pourtant découvert la littérature à Londres pour les besoins de leur travail et ils lisent énormément, mais sans tirer aucun plaisir particulier des livres de fiction. De mon côté, j’attends de renouveler cette première expérience avec une certaine gourmandise. Wells me dit avoir déjà publié une trentaine de nouvelles dans différentes revues. Il m’apportera certaines d’entre elles pour me les faire découvrir, celles qu’il trouve les plus réussies, ajoute-t-il.

Il serait surpris s’il apprenait la vérité sur mon compte. C’est pour l’instant hors de question, mais je le sens capable d’accepter l’inimaginable. J’éprouve du regret à ne pas pouvoir lui avouer qui je suis vraiment, mais il vaut mieux m’en tenir à ma fausse biographie, que Pankosmia a imaginée pour me permettre d’intégrer au mieux les classes dirigeantes économiques, intellectuelles ou scientifiques de ce pays.

Wells m’attire, sans que je parvienne à en comprendre la raison. J’ai la conviction – peut-être non fondée – qu’il s’agit d’un sentiment réciproque. C’est un sentiment étrange, jamais éprouvé depuis ma venue au monde, personne sur pankosmia ne m’a jamais parlé d’une telle chose. Lorsque je l’ai évoqué avec eux, Emily et Henry m’ont affirmé que c’est lié à notre champ émotionnel, bien plus restreint que celui des Terriens. Après de nombreux mois de présence sur cette planète, tous deux ressentent aujourd’hui une variété d’émotions qui se rapprochent de celle des Terriens. Mon évolution émotionnelle est trop rapide, bien plus rapide que la normale, estiment-ils. Ils me conseillent de la surveiller de près et me suggèrent également d’en parler avec Pankosmia. Je hoche la tête pour les rassurer, en sachant que je ne le ferai pas. Je n’ai pas envie de mêler Pankosmia à des émotions aussi étranges.

Ils reviennent à l’appartement deux heures après le départ de Wells, naturellement je leur parle de l’évolution de mes rapports avec lui. Ils considèrent le côté positif de la chose. Wells est en passe de devenir très connu, ou même célèbre, et l’établissement de liens étroits entre nous favorisera mon implantation dans la société londonienne et m’ouvrira les portes de journaux réputés ou de certaines revues de renom. Emily ajoute quelques mots qui me surprennent et me font réfléchir. « Ce monsieur Wells a la réputation d’être un homme à femmes, un grand séducteur, partisan de l’amour libre bien qu’il soit marié, et tu sembles lui plaire. Peut-être pourrais-tu en profiter pour renforcer vos liens tout en faisant avec lui l’expérience de la sexualité. Puisque tu n’as plus le fagito pour t’aider à maintenir ton équilibre psychique, il faut bien que tu utilises les moyens de ce monde. » Henry approuve de la tête. Je suis surprise, mais trouve l’idée intéressante. Je vais y réfléchir.

Malgré son côté fantaisiste, Herbert semble attaché à la ponctualité, et il arrive à l’heure précise que nous avions fixée. Il m’apporte des revues qui ont déjà publié certaines de ses nouvelles, « il y en a une douzaine », me dit-il. Je lui ai avoué n’être pas encore une lectrice de fictions, ce qui le surprend. Naturellement, je ne peux lui en expliquer la raison véritable, et cela me dérange, sans que je sache trop pourquoi, sinon qu’en me taisant ainsi j’ai l’impression d’abuser de la confiance qu’il me manifeste. Il me parle avec passion de son nouveau roman en cours d’écriture, sur lequel il fonde beaucoup d’espoirs. Il y aborde les relations entre les hommes et le monde animal avec un personnage de savant fou, le docteur Moreau, qui réalise des expériences en vue de transformer différents animaux en hommes capables de penser et de parler. Les fondements de la génétique n’ont pas été découverts sur la Terre, et Moreau utilise essentiellement la greffe et la chirurgie, ce qui me semble peu réaliste, mais là n’est pas l’essentiel pour Wells. Sa puissance imaginative m’impressionne, il est capable d’anticiper de futures découvertes pour aborder des questions d’éthique qui ne se poseront sans doute pas aux habitants de cette planète avant plusieurs siècles. Que donnerait la combinaison de la science et de cette imagination sur Pankosmia ? Sans doute quelque chose de grand, ou peut-être d’effrayant.

La capacité de se projeter dans un avenir lointain que permet la fiction, lorsqu’elle est soutenue par une imagination liée à l’ensemble des connaissances de l’époque, me séduit de plus en plus. Pourquoi l’éducation reçue de Vathia ne m’a-t-elle pas laissée entrevoir toutes ces possibilités créatrices de la littérature ? Elles existaient sur nos deux mondes avant la Divergence qui s’est produite il y a trois siècles entre la Terre et Pankosmia, mais chez nous elles ont été ensuite annihilées par l’IG, pour des raisons qui restent pour moi mystérieuses.

Je parle à Herbert de mon désir de découvrir la littérature, et – pourquoi pas ? – de parvenir un jour à écrire moi aussi. Il y est sensible et m’encourage, il me soutiendra et me conseillera pour mes premiers écrits si je le souhaite, mais avant de me lancer il me faudra lire encore et encore, et cela dans tous les domaines de la littérature, sans en mépriser aucun. « D’ailleurs, Catherine, tu dois au plus tôt lire d’autres romanciers que moi, je pourrais te conseiller si tu es d’accord. »

J’accepte. Sans les avoir lues, je connais de nom ou par la lecture de quelques critiques les œuvres de fiction de nombreux auteurs britanniques, pour les besoins de mon futur travail. Pour celui-ci, les études socio-économiques sont importantes, et dans ce domaine mes lectures sont fréquentes et régulières. Mais puisque j’ai le choix, je décide de m’orienter davantage vers la création artistique sous toutes ses formes, et en premier lieu vers la littérature. Henry et Emily ont déjà sauté le pas depuis longtemps, ils sont devenus de grands lecteurs d’œuvres de fiction, mais avouent n’en tirer aucun plaisir. La littérature est pour eux une simple source informative, qui permet de compléter et enrichir plutôt efficacement les essais et les recherches scientifiques, comme Pankosmia nous le demande.

Ici, l’IG utilise la littérature pour étudier et comprendre l’évolution future de la Terre, alors qu’elle est pourtant responsable de sa disparition sur Pankosmia. Pourquoi ? Avec mes deux collègues, nous n’avons pas de réponse crédible à cette question.

Avec Wells, nos échanges prennent une tonalité plus personnelle, plus intime. Issu d’une famille pauvre, il m’avoue qu’avec sa notoriété toute récente il se sent perdu dans certains cercles mondains, « un peu comme un homme qui débarquerait sur Terre après un long voyage depuis une autre planète », me dit-il textuellement. Je suis sur le point de craquer et de lui avouer que c’est pareil pour moi, mais cette réaction serait en trop fort décalage avec ma biographie officielle !

Herbert veut ensuite tout savoir sur ma vie passée, mon enfance, mes parents, mes études, mes goûts, mais aussi mes amours. Ai-je été mariée ? Ai-je connu beaucoup d’hommes dans ma vie ? Comment étaient-ils ? Pourquoi suis-je venue en Angleterre ?

Je maitrise parfaitement ma fausse bio, dans laquelle l’IG a introduit des détails précis, crédibles et vérifiables, mélangés à des informations imaginaires, qui sonnent plus vrais que nature. Je décide de jouer la sécurité et de ne pas m’écarter d’elle. Naturellement, je n’ignore rien de l’histoire du Canada, d’où je suis censée venir, ni de celle de la ville de Toronto, où j’aurais passé mon enfance et mon adolescence. Outre les généalogies fictives de mon père et de ma mère sur trois générations, je connais aussi les noms des principales rues de la ville, des lieux les plus courus, le patronyme de certains commerçants, jusqu’à l’emplacement de leurs boutiques et même leur réputation. Mais je n’ai nullement envie d’affabuler, Herbert se moque de savoir ce genre de détails, seule ma vie amoureuse semble l’intéresser. Sur cette question, je décide de jouer franc-jeu avec lui. Pas tout à fait quand même ! Je lui avoue n’avoir jamais connu d’homme de façon intime et n’avoir jamais été amoureuse, mais je reste floue sur les raisons de cette situation, plutôt rare sur la Terre chez une femme de mon âge. Naturellement, il veut savoir si je préfère les femmes aux hommes et semble soulagé quand je réponds par la négative.

J’ai deviné depuis longtemps où il veut en venir, quand il me demande abruptement si je serais d’accord pour faire avec lui l’essai de la sexualité. C’est un soulagement pour moi, je craignais qu’il ne tourne trop longtemps autour du pot. « Tu t’es sans doute aperçue que tu me plais beaucoup. Je hais les conventions ridicules qui régissent dans ce pays les rapports entre les femmes et les hommes, chacun de nous doit être libre de son corps. C’est le principe que nous avons décidé de mettre en œuvre avec Jane, mon épouse. Si tu acceptes de découvrir l’amour avec moi, je serais le plus heureux des hommes.

— Je veux bien découvrir la sexualité avec toi, mais tu auras tout à m’apprendre, je ne sais rien dans ce domaine. »

En réalité, ce n’est plus tout à fait vrai. Quelque temps après mon arrivée à Londres, mes deux collègues m’ont proposé de venir observer leurs ébats sexuels à des fins d’apprentissage, « tu en auras besoin à un moment ou un autre ». Je me suis donc installée près de leur lit sur un fauteuil confortable, et j’ai compris comment se déroulait la pratique du sexe chez les humains de la Terre. En tout cas, une certaine pratique du sexe : celle d’Emily et Henry ! Car si cette expérience visuelle m’a laissée perplexe, je dois avouer qu’elle est très différente de ce qui s’est passé entre Bert et moi. Il faut croire que dans ce domaine il n’y a pas de règles fixes et intangibles, et que là aussi la créativité doit prendre sa part, plus ou moins grande selon chacun. En tout cas, quand je fais l’amour avec Bert, mon plaisir est à la fois intense et doux, et je sens que le sien l’est aussi. C’est une belle découverte des nouvelles possibilités de mon corps devenu autonome, détaché du fagito.

Voilà maintenant près de trois mois que dure notre relation. Je ne suis pas la seule femme qui compte pour lui, mais ces moments volés à d’autres me suffisent, et lui conviennent aussi. Dans tous les salons de la prétendue « bonne société » où Emily, Henry et moi sommes amenés à nous rendre, les conquêtes féminines de Wells sont connues, le scandale est attendu, espéré, chaque nom nouveau est mis sur la place publique avec une certaine gourmandise, une expression du visage parfois terriblement choquée et toujours l’hypocrisie qui va de pair. Rosamund Bland, May Nisbet, Violet Hunt, Dorothy Richardson, les noms sont égrenés au fil des semaines et des commérages, et si le mien n’apparait pas c’est que nous ne nous sommes jamais affichés ensemble en public. À ces noms, et à ceux que je ne connais pas, je dois ajouter aussi celui d’Emily. Elle a finalement décidé de tenter avec Wells une nouvelle expérience sexuelle, et semble en avoir été satisfaite.

À sa façon, Herbert est quelqu’un de fidèle. Depuis trois mois, il continue à venir régulièrement me voir, alors même qu’il est pris par sa vie de famille, ses diverses aventures amoureuses et son travail d’écriture.

Depuis deux semaines, je commence moi aussi à écrire sur des thèmes de fiction/anticipation, et c’est un travail bien plus plaisant et gratifiant que celui que je fais pour Pankosmia. Avec le recul, le monde qui m’a vue naitre me semble de plus en plus étouffant. Je n’en dis rien à Henry et Emily, je ne les sens pas capables de comprendre, et puis j’ai peur des fuites vers Pankosmia, volontaires ou non. Ce qui me retient de couper les ponts avec ma planète, c’est la peur de vieillir. Quand je vois les effets du vieillissement sur les habitants de ce monde, je suis terrifiée à la pensée de leur ressembler un jour, d’avoir moi aussi une peau plissée, des dents branlantes, des cheveux gris et plus rares, un embonpoint inoxydable et une mémoire qui prend l’eau. Ici, à Londres, au lieu du fagito, chacun de nous possède son propre xanomia, une version simplifiée du fagito qui nous permet de régénérer toutes les cellules de notre corps pour nous maintenir dans un état de jeunesse permanente : il nous suffit de l’utiliser une fois par semaine pendant dix minutes. Mais si je décide de quitter définitivement Pankosmia pour m’installer ici, je serais étonnée que l’IG m’autorise à le conserver ! Je ne veux pourtant à aucun prix ressembler à tous ces vieillards que je croise. C’est déjà assez dur de penser que Bert sera l’un d’eux dans quelques années, alors que de mon côté je resterai physiquement la même. J’ai beau réfléchir au moyen de résoudre cette contradiction, je ne trouve rien, pour l’instant c’est une impasse.

Je vais présenter à Wells la nouvelle que je suis en train de terminer et qui traite de ce sujet. Il ne pourra pas comprendre qu’elle s’appuie sur ma réalité quotidienne et celle que j’ai connue sur Pankosmia, il préfèrera penser que j’ai fait travailler mon imagination. Tant mieux !