Parangon Zéro - Sonny Scafi - E-Book

Parangon Zéro E-Book

Sonny Scafi

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Beschreibung

Arwylo et Annwyl mènent une vie paisible dans le village de Teilan. Rien ne laissait présager de leurs étranges capacités, jusqu'à ce que leur quotidien soit bouleversé. L'âme d'Arwylo est habitée par une sombre présence aux manifestations physiques inquiétantes, tandis qu'Annwyl cache une forte prédisposition à la magie. Contraints de quitter leur village, ils devront choisir leur voie. Qu'importe le chemin emprunté, il sera semé d'embûches. Mais les ennemis ne sont pas toujours là où on les attend. Que vont-ils sacrifier pour les combattre ? L'amour ? L'amitié ? La raison ?

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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À Elias

TABLE

Prologue

Partie 1 : Ex Teilan

Teilan

Kartilja

Secret

K’thral

Séparation

Memento nemanda

Branwal : Melangell

Branwal : Sélection

Branwal : Divination

Identité

Odra

Iestyn

Fortitude

Destinée

Partie 2 : Annwyl

Arc I

Arc II

Arc III

Arc IV

Épilogue

Prologue

La pluie drue n’avait pas cessé de la journée et le fond de l’air était devenu frais. Les odeurs variées de la végétation montaient au nez de ceux qui daignaient y prêter attention. On pouvait sentir la menthe poivrée et le romarin. C’était la fin d’un été.

À la porte sud-ouest d’Anghewyr, les soldats de garde attendaient la relève en tuant le temps à coup de blagues vulgaires ou d’histoires salaces. Ils portaient l’uniforme de la seigneurie : un pantalon et des bottes de cuir brun, une barbute de fer ainsi qu’un jaque rouge aux manches noires, les couleurs des armoiries d’Anghewyr. La porte sud-ouest était une porte mineure et le trafic n’y était guère important, mais elle était tout de même équipée d’une lourde herse qui s’arrimait à un mur haut et large. La relève n’arriva pas en avance et les gardes la saluèrent rapidement, pressés qu’ils étaient de rejoindre leur taverne favorite et d’y dépenser leur solde. Parmi les cinq qui venaient les relayer, l’un d’entre eux, le plus jeune, les interpella :

— Qu’y a-t-il là-bas ?

Les gardes en partance durent s’arrêter, visiblement agacés.

— Où ça ? répondit l’un d’entre eux sèchement.

— Là-bas, répéta le même soldat en pointant le doigt.

À l’orée du petit bois non loin de l’enceinte, on pouvait distinguer une dizaine de grands corbeaux regroupés aux alentours d’un arbre au tronc très large, qui semblait être un if.

— Des corbeaux, ricana l’un des gardes, pressé de partir.

— S’ils sont aussi nombreux, c’est peut-être qu’il y a un cadavre, objecta le jeune soldat.

— Nous sommes chargés de surveiller les allées et venues à la porte, rien d’autre, se justifia un autre garde en enlevant sa barbute.

Il fit un geste agacé de la main et décampa aussitôt, imité par les autres gardes qui avaient fini leur tour. Le jeune soldat les regarda s’enfoncer dans Anghewyr puis se retourna et secoua la tête.

— Tu vas voir de quoi il retourne ? lui demanda l’un de ses compagnons de garde.

— De ce pas. Qui m’accompagne ?

Les réponses positives se firent attendre. L’un des soldats, âgé d’une quarantaine d’années, portant une barbe, finit par accepter de l’accompagner. Les autres restèrent à la porte et les suivirent du regard, à l’abri de la pluie. Les deux hommes marchèrent à travers les herbes hautes et les fleurs sauvages jusqu’au bois. Ils s’arrêtèrent à une quinzaine de pas : ils ne voyaient aucun corps ni ne sentaient l’odeur forte et extrêmement désagréable d’un cadavre en décomposition. Rien ne leur indiquait qu’ils étaient en danger, mais ils préféraient rester prudents.

Alors qu’ils allaient reprendre leur marche, un bruit aigu se fit entendre et les fit sursauter : un renard déboula du bois en couinant, poursuivi par deux corbeaux enragés qui croassaient à tout rompre. Le canidé en fuite passa juste devant eux sans même les remarquer puis vira sur sa gauche à angle droit et s’enfonça de nouveau dans le bois. Tout redevint calme. Les corbeaux reprirent de l’altitude et leur ronde au-dessus de leur arbre. Les autres étaient perchés et fixaient les humains. Ils semblaient attendre.

— Quelle est donc cette sorcellerie ? dit le garde à la barbe.

Chez les humains de l’Orwyn, les corbeaux, comme les renards, avaient très mauvaise réputation et étaient parfois persécutés pour leurs pouvoirs maléfiques.

— Va donc voir, je surveille tes arrières, ajouta-t-il en mettant la main sur la poignée de son épée.

Le jeune soldat reprit sa marche prudente vers le grand arbre. C’était un vénérable if, probablement millénaire. Son tronc était noueux et en partie recouvert de mousse verte. Il était très large et formait un cercle ouvert. Quand on l’observait pour la première fois, on avait l’impression qu’il s’agissait d’un passage secret, d’un portail magique pouvant conduire vers une autre dimension. Le jeune soldat était si captivé qu’il mit un certain temps à remarquer le petit paquet qui se trouvait au sol, au milieu du cercle. Ses sourcils se froncèrent : « un enfant ? ». Un bébé même. Il s’arrêta et les grands corbeaux se mirent à croasser de manière menaçante : même armuré, il n’était pas à l’abri de quelque malédiction. Progressant pas à pas, il arriva au pied de l’if et s’agenouilla lentement pour observer : c’était bien un bébé, qui dormait à poings fermés, bercé par le croassement des corbeaux. Grâce au large tronc creusé, il était resté au sec. Sans faire de geste brusque, le soldat prit le couffin, qui se résumait à un drap ocre, puis recula, lentement, comme il était arrivé. Les grands corbeaux continuaient à croasser, mais ne montraient aucun signe d’agressivité. Il eut une étrange sensation, comme s’ils donnaient leur approbation.

Les deux soldats regagnèrent leur poste de garde, en prenant soin de se retourner pour vérifier si les grands corbeaux ne les poursuivaient pas. Leurs compagnons furent pour le moins surpris de la découverte :

— Un bébé ? s’exclama l’un d’eux. Quel est le fou qui l’a abandonné à l’orée de la forêt ?

Les bébés abandonnés n’étaient pas forcément rares, mais en général ils étaient placés dans des endroits où ils pouvaient aisément être trouvés. Par ailleurs, on en trouvait plus souvent en hiver qu’à la fin de l’été.

— Qu’allons-nous faire ? demanda le jeune soldat.

— Comment ça, « qu’allons-nous faire ? » ? rétorqua l’un de ses compagnons d’armes. Personne ne veut d’un moutard de plus. T’en as pas déjà assez toi ? Apporte-le à Melangell, en espérant qu’ils le prennent. Ça f’ra un fourchon d’plus.

Il avait raison : seules la noblesse ou la bourgeoisie des seigneuries avaient les moyens d’adopter des enfants, ce qu’elles ne faisaient que rarement et presque exclusivement pour des raisons politiques. La meilleure solution était de l’amener à l’orphelinat. Le jeune soldat se résigna et traversa une partie de la ville sous la pluie battante. Les venelles de terre s’étaient transformées en fange dès la matinée. Il tentait de protéger le bébé de la pluie, mais le linge servant de couffin fut bientôt trempé et le bambin se mit à pleurer. Les rues étaient presque désertes en dehors de quelques charretiers et d’une patrouille qui le fixa, l’air interloqué. Il salua et continua son chemin sans ralentir, jusqu’à arriver aux portes de l’orphelinat.

C’était une grande bâtisse délabrée, qui datait d’avant le Grand Exode. Elle était longue de plus de cinquante pas, sur trois étages. Une partie seulement était habitée car toute l’aile sud avait fini par s’effondrer pendant les Guerres d’Unification. La reconstruction aurait demandé un tel travail que le clergé qui y logeait décida de faire bâtir de nouveaux quartiers, au sein même de la nouvelle citadelle érigée par Iudhael. Ce qu’il restait de la grande bâtisse fut alors transformé en un orphelinat qui accueillit dans un premier temps les orphelins de guerre. Les portes et fenêtres de l’aile sud furent murées et elle fut rapidement colonisée par une végétation chaotique. On pouvait toutefois accéder aux ruines depuis l’intérieur et les enfants de l’orphelinat aimaient aller y faire leurs quatre-cents coups.

Le jeune soldat cogna du vieux heurtoir. La porte principale était faite d’un bois ancestral vermoulu et tournait à peine sur ses gonds. Elle gémit d’un grincement aigu et métallique, tirée laborieusement par un homme d’une cinquantaine d’années. Il n’avait plus beaucoup de cheveux – ni de dents non plus. Son gros nez rond était rouge et il portait un tablier de cuisinier. Il semblait usé par le temps et la vinasse.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il l’air bourru.

Le jeune soldat tendit les bras pour montrer le bébé et dit :

— Je l’ai trouvé non loin de…

— Ah, s’il a été abandonné à cette époque de l’année, il s’agit sûrement d’un bâtard, coupa le soiffard. Mademoiselle Cordilia, venez donc ! Et vous (en s’adressant au soldat), entrez sinon vous allez vous noyer. Autant de flotte, c’est mauvais pour la santé.

Une jeune femme arriva en trottinant. Elle ne mesurait pas plus de cinq pieds et sa gracilité était cachée sous une large robe noire à col blanc. Son visage était étroit et sa finesse était soulignée par une bouche mince et un nez long et aquilin. Ses cheveux blonds étaient légèrement bouclés et un peu ternes. Malgré la lassitude qui imprégnait déjà ses traits, elle ne semblait pas avoir vu plus de trente hivers et une certaine légèreté se dégageait de chacun de ses mouvements. Lorsqu’elle souriait, son visage exprimait la douceur et la fragilité de ceux qui avaient eu maille à partir, plus que de coutume, avec la souffrance.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle d’une voix aérienne, en descendant les escaliers de bois. (Le vieux montra le jeune soldat et elle s’approcha.) Oh, un deuxième, en cette période, s’étonna-t-elle.

— Ça, pour s’enfiler y’a du monde, grogna le vieux. Et après pour les nourrir, y’a bibi !

— Rory ! s’exclama la jeune femme en fronçant ses fins sourcils blonds. Les enfants pourraient vous entendre.

Le vieux sourit. Pendant un instant, il eut l’air d’un gosse que l’on réprimandait :

— Désolé mademoiselle… Mais ils apprennent bien pire que ça dans la rue.

— Je le sais bien mais ce n’est pas une raison pour en rajouter. Et puis que feriez-vous, de toute façon, si nous n’avions pas tous ces enfants ? demanda-t-elle d’un ton mutin, alors qu’elle prenait le bébé dans ses bras.

— Je cuisinerais toujours pour vous mademoiselle Cordilia, répondit le vieux, qui semblait heureux qu’on lui pose la question.

La jeune femme sourit et le poussa du coude, l’air espiègle.

— Je vous remercie, dit-elle au soldat. Nous allons nous occuper du bébé.

Le soldat fut surpris du peu de curiosité dont les deux faisaient preuve. Ils étaient sans doute habitués à ce genre de situation.

— Excusez-moi, les arrêta-t-il. Lorsque j’ai trouvé l’enfant… (Il cherchait ses mots.) Il y avait de grands corbeaux tout autour… une dizaine au moins. Mais, c’était étrange, ils ne cherchaient pas à le dévorer, au contraire… vous allez dire que je suis fou, mais… j’avais l’impression qu’ils étaient là pour le protéger.

Rory et Cordilia le fixèrent, l’air stupéfait. Le jeune soldat leur raconta alors l’épisode du renard fuyant la queue entre les jambes, poursuivi par deux grands corbeaux.

— Vraiment ? répondit la jeune femme. C’est étrange, en effet. (Elle eut l’air songeuse puis ajouta :) Cela me fait penser à un nom peu commun de ma région natale, qui lui ira à ravir : Branwalather.

Ils remercièrent le soldat et refermèrent la vieille porte derrière lui. À travers ses battants, il entendit leurs voix qui s’éloignaient :

— Jamais entendu ce nom, fit la voix de l’homme. Pourquoi lui siérait-il particulièrement ?

— Parce que Branwalather signifie : « le seigneur des corbeaux ».

Partie 1

Ex Teilan

Teilan

Àson arrivée au village, il avait amplement l’âge d’aller aux champs. Le travail commençait à l’aube pour ne s’achever que lorsque la lumière du soleil cédait devant la nuit. Pourtant, ses grands frères et son père adoptifs ne l’avaient jamais tué à la tâche. Non qu’une paire de bras supplémentaires eût été de trop, mais le jeune homme représentait plus un fardeau qu’une aide véritable : à son âge, on devait déjà maîtriser les rudiments du métier de cultivateur et d’éleveur, ce qui n’était manifestement pas son cas. Une autre raison avait motivé leur choix : le garçon savait lire. Lire, pensezvous, quelle utilité pour un paysan ! Son air rêveur et ses erreurs lorsqu’il fut attelé pour la première fois à une tâche simple finirent de les convaincre que les lettrés étaient incapables de planter un pieu ou de mener correctement l’araire et qu’il valait mieux ne pas perdre son temps à lui apprendre le métier. De toute façon, armé de ses compétences – il savait bien compter aussi, il pourrait devenir un jour intendant d’un commerçant de Leinhelion, peut-être même d’un noble de l’une des seigneuries, qui n’étaient pas si loin de Teilan.

Aussi s’occupait-il, avec Annwyl et Alasdair, des menus travaux de l’exploitation familiale : nourrir les quelques poules, l’oie et le cochon, traire les brebis, les deux chèvres et la vache, et s’aventurer dans la forêt pour ramasser des glands, des champignons, et y relever les pièges à lapins. La matinée leur suffisait amplement. De temps en temps, la lumière tardive aidant, il devait aider à entretenir le toit ou effectuer les travaux que le froid de l’hiver avait découragé de faire ; de son côté, Annwyl, armée de son battoir, accompagnait sa mère aux lavoirs du village. Mais le temps ne leur manquait guère. Ils l’employaient à pêcher, à jouer à cache-cache derrière les arbres, à raconter les histoires des dieux ou à inventer des aventures dans la forêt. Alasdair était ravi et ne cessait d’imiter son nouveau cousin. Son enthousiasme s’évanouissait néanmoins lorsque ce dernier s’asseyait à l’ombre d’un arbre et commençait à lire. À son jeune âge – il venait d’avoir sept ans, il ne comprenait pas l’intérêt d’une telle activité : il préférait jouer seul dans la nature et chasser les insectes. Annwyl, au contraire, écoutait assidûment ses récits même lorsqu’elle en connaissait déjà les vers ou la fin.

Lorsqu’Arwylo lui demanda si elle voulait apprendre à lire et à écrire, elle devint rouge d’émotion, mais ne dit pas non. Aussi, lorsque le temps le leur permettait, ils s’installaient à l’ombre d’un arbre pour répéter l’alphabet et articuler des syllabes élémentaires. Rapidement, Arwylo comprit qu’Annwyl ne pourrait pas apprendre à écrire sans pratiquer concrètement l’écriture, car tracer des lettres dans la terre meuble du bout d’un bâton n’est guère formateur. Il réussit alors à dénicher chez un marchand ambulant une large pierre plate et fine, échangée contre deux pièces de cuivre, et à laquelle il joignit quelques pierres blanches, afin qu’elle y forme ses premiers mots. Il l’amena à l’arbre habituel en lui demandant de fermer les yeux : « Ne triche pas ». Le cadeau était d’une modeste valeur mais eut l’effet escompté et la jeune fille d’une douzaine d’années sauta au cou d’Arwylo pour le remercier. C’était indéniablement une élève douée et appliquée – elle n’abandonnait jamais un exercice avant d’avoir réussi et ne manquait pas de montrer ses progrès à son professeur bienveillant – si bien qu’en quelques mois, elle apprit à lire et à écrire.

Très vite, le seul ouvrage qui l’avait accompagné lors de son arrivée au village, un manuel d’Histoire pourtant épais et dense, s’avéra bien insuffisant pour leur appétit féroce. Ils projetèrent alors d’obtenir auprès d’Eidard, l’un des nombreux marchands itinérants qui passaient par Teilan lors des foires et des fêtes votives, de nouveaux livres. Eidard était une connaissance de longue date de la famille et il se démena lors de ses voyages pour leur dénicher plusieurs ouvrages, qu’il leur fournit moyennant des sommes modiques. Pendant des années, ils continuèrent ainsi de partager leurs lectures, récits romanesques ou historiques : au fil de ses lectures, Annwyl devint ainsi une jeune fille férue d’histoire.

Leurs séances de lecture étaient parfois perturbées par Alasdair qui, même en grandissant et contrairement à sa sœur, continuait de trouver cette activité d’un ennui mortel. Les insectes et autres bestioles perdirent peu à peu, pour leur plus grand bonheur, de leur intérêt et, à force de fréquenter les autres gamins de son âge au village, il se tourna vers d’autres divertissements : il grimpait aux arbres, se battait avec ses camarades et multipliait les activités physiques, parfois dangereuses, retenant les sévères leçons de la violence, qui lui valurent en particulier une belle cicatrice sur le nez.

Parfois, Arwylo ne parvenait pas à trouver le sommeil. Il tentait alors de se souvenir de son passé, de la famille qu’il avait eue avant l’incendie, ces parents, ces frères et sœurs aimants qu’on lui avait vaguement décrits, mais dont il ne se rappelait rien. Pire, lorsqu’il fouillait dans sa mémoire, il n’y trouvait qu’un vide froid et inquiétant. Il préférait alors penser à des choses plus gaies : sa famille d’accueil, avec laquelle il était censé n’avoir qu’un lien de parenté lointain, l’avait accepté en son sein comme son propre fils ou frère. Le père, Tevis, était un homme trapu, brun, au visage et au nez rond. On l’appelait souvent Tevisàn dans le village, en raison sa petite taille. Il possédait une force tranquille et une bonhomie qui forçaient la sympathie. Il ne s’intéressait pas aux commérages et n’était guère loquace, mais sa langue se déliait parfois autour d’un verre d’alcool à la réglisse, qui colorait de rouge son visage souriant. On découvrait alors un homme à l’esprit à la fois agile et opiniâtre, qui ne se laissait guère influencer par les autres. Orla, la mère, était un petit bout de femme énergique aux cheveux noirs grisonnants, d’un caractère très différent de son époux. Elle venait d’un village d’Eleudir plus au nord et avait coutume de discuter tous les sujets d’une voix forte et rieuse. Sous des dehors rustiques et parfois désinvoltes, Orla cachait une réelle sensibilité qui ne se faisait jour qu’à de rares et souvent tristes occasions. Son premier fils, Ahern, prenait son rôle d’aîné très au sérieux et dirigeait déjà, aux côtés de son père, l’exploitation familiale. Tant physiquement que du point de vue du caractère, il était le digne fils de Tevis. Le second de la fratrie en revanche, Parlan, ne ressemblait guère à son grand frère. Il était châtain clair, d’une belle stature – c’était de loin le plus grand de la famille – et préférait nettement les filles du village aux travaux des champs qu’il trouvait sans intérêt.

Même si tous arrivèrent à la conclusion qu’Arwylo n’était pas vraiment doué pour le travail manuel, ils se prirent vite d’affection pour le nouvel arrivant, qui se montrait franc, rêveur, mais attentionné à l’occasion et pas malicieux pour un sou. Les ragots, qui expliquaient cette affection suspecte par le versement d’une somme rondelette afin de s’occuper du supposé cousin, allaient bon train. Certains parlaient même d’un paiement régulier – parfaitement justifié par la présence occasionnelle d’un cavalier étranger de passage à Teilan. Les bavardages ne s’arrêtaient pas là : qui pouvait donc être ce jeune homme pour que l’on versât ainsi de telles sommes ? Peut-être un noble ? Sans doute un enfant illégitime. Les discussions sur les montants allaient bon train et tout achat un tant soit peu onéreux de la part de Tevis ou d’Orla alimentait les fantasmes des uns et des autres.

Arwylo avait eu vent de ces médisances mesquines, au détour d’une remarque acerbe : « Quand on ne versera plus rien pour toi, tu retourneras aussi sec dans les seigneuries ». Il avait haussé les épaules car il s’en moquait comme du Grand Exode. Il se trouvait heureux dans cette famille d’accueil et aimait passer du temps avec Alasdair et Annwyl, qui lui rendaient manifestement son affection. Si les conversations avec Tevis et Ahern étaient souvent courtes, Parlan et Orla étaient bien plus bavards – et curieux – avec lui. À plusieurs reprises, ils le questionnèrent, l’air de rien, sur sa vie d’avant. Arwylo lui-même aurait voulu en savoir plus, mais dès qu’il se penchait sur cette fenêtre de son esprit, il ne trouvait toujours que ce vide sans début ni fin, imprégné d’une désagréable sensation qui semblait le dissuader d’y regarder plus longtemps. Il avait pourtant l’impression inexplicable que ce bien-être qu’il vivait dans sa nouvelle famille se mêlait à une sorte de soulagement, d’apaisement. Peut-être son intuition lui jouait-elle des tours. Quoiqu’il en fût, même si ses souvenirs l’avaient quitté pour toujours, il répondait souvent, en affichant une assurance de jeune homme :

— Qu’importe ! De toute façon, je sais que je suis plus heureux maintenant qu’avant. Ça, j’en suis sûr.

Il n’en fallait pas plus pour satisfaire Orla qui cachait derrière un court hochement de tête, accompagné d’un « Si tu le dis… » sa joie sincère.

Quand le temps le permettait, notamment en période de fête, Arwylo, Annwyl et Alasdair parcouraient à pied la demilieue de chemin de terre qui séparait la ferme familiale du centre de Teilan afin de se joindre aux jeunes de leur âge. Les premiers contacts furent rudes pour Arwylo : il n’avait pas grandi parmi les gars du village et son apparition avait surpris une communauté qui n’était pas habituée à l’être. Les explications qui avaient accompagné son arrivée avaient également fait lever quelques sourcils : il avait été présenté comme un cousin éloigné qui vivait auparavant dans une ferme isolée des seigneuries, avec ses parents et ses frères et sœurs. Un grave incendie s’était déclaré dans la maison familiale et il avait été le seul survivant de cette tragédie. Même s’il avait échappé au drame, une poutre lui était tombée sur la tête et il avait perdu tout souvenir de son passé… jusqu’à son prénom.

Les jeunes de son âge mirent un temps certain pour s’habituer à cet étranger… et inversement. Ces difficultés prenaient sans doute racine dans la communication : Arwylo parlait certes l’humain de l’Orwyn, mais son accent des seigneuries – prétentieux, paraît-il – était prononcé et ajouté à son air perdu, pouvait être interprété comme de la suffisance voire du mépris pour ces frustes campagnards. De plus, il ne comprenait que très partiellement le dialecte que les villageois utilisaient couramment. Il fallait souvent répéter plus lentement pour qu’il comprenne, ou bien tout simplement employer l’humain de l’Orwyn. Par conséquent, Arwylo était, avec les gars du village, un compagnon silencieux. On lui reprochait parfois son manque de communication et il haussait les épaules, ne sachant que répondre. Sur les conseils de Parlan, il rétorqua une fois :

— Je suis le fils de Tevis, vous vous attendiez à quoi ?

La réplique, formulée avec son accent des seigneuries, eut son petit effet. Malgré cela, et même s’il participait aux activités avec ses pairs, il se sentit longtemps comme une pièce rapportée. La bande passait une partie de son temps dans la forêt et y construisait des abris, des cabanes avec une dextérité indéniable ; la meilleure qualité d’Arwylo, que tous lui reconnaissaient, était de savoir… lire. Lorsque l’on formait des équipes pour un jeu, il ne trouvait de place que si les participants étaient en nombre impair. Et même s’il se donnait du mal, il ne démontrait d’aptitude particulière à aucun de ces jeux, ce qui ne contribuait guère à le rendre populaire.

De temps en temps, les jeunes du village se défiaient d’accomplir des actes plus ou moins téméraires pour prouver leur force et leur courage. Arwylo détestait ces défis. Il les trouvait stupides et sans intérêt ; par ailleurs, même s’il ne l’avouait pas, il craignait d’échouer et de se blesser, ou pire, de blesser son orgueil. La stratégie, pour ne pas être pris régulièrement pour cible, consistait à faire montre d’une belle assurance : les jeunes avaient, un peu à la manière des chiens, la capacité innée de détecter la peur dans le comportement de leur proie.

— Je suis sûr que t’es pas capable de grimper tout en haut de l’ancien, lui avait lancé Macsen, avec son petit ricanement aigu.

« L’ancien », c’était l’immense hêtre trônant au bout d’Olbryn, le grand pré communal perché sur l’une des collines du village. Il devait bien mesurer deux chaînées de hauteur.

— Pourquoi je devrais grimper ? La vue d’ici-bas me suffit, rétorqua Arwylo.

Depuis Olbryn, on pouvait en effet observer une partie de la vallée. Malgré sa réponse, les expressions autour de lui s’étaient faites narquoises.

— Et puis je doute que toi-même tu sois monté tout en haut, ajouta-t-il pour enfoncer le clou, ce qui se révéla aussitôt être une erreur.

— Nous sommes tous déjà montés, alors que nous étions bien plus jeunes que toi, dit une voix grave.

C’était celle de Rewan, le membre le plus craint de la bande. Il avait passé l’âge de monter aux arbres et préférait, dès qu’il en avait l’occasion, monter sur les filles du village, mais il n’avait pas tort : tous, Macsen compris, avaient déjà passé cette épreuve. Plus qu’un test de ses capacités physiques, Arwylo avait l’impression que l’épreuve était le symbole de l’appartenance à un groupe, une sorte de rite de passage. Comme c’était l’une de ses premières sorties avec les garçons du village et qu’il était encore considéré comme un étranger, il se plia à la pression de ses pairs. Il craignait bien de se briser les os en tombant, mais l’exclusion du groupe lui semblait une sanction plus redoutable encore. Il prit son élan sans prévenir et sauta pour attraper la branche la plus basse. Il entendit des cris derrière lui, qu’il préféra interpréter comme des encouragements. Il se hissa sur la première large branche avec facilité, à tel point qu’il en fut lui-même surpris : il s’attendait à un effort pénible et pas nécessairement couronné de succès, mais lorsqu’il avait tiré sur ses bras son corps s’était élevé dans les airs sans plus de difficulté. Il se mit alors debout sur la branche, en s’appuyant sur le tronc, et jeta aux autres un coup d’œil plastronneur. Il ne voyait même plus pourquoi grimper à cet arbre pouvait être une épreuve. Il reprit son ascension avec aisance : les branches étaient nombreuses et on pouvait parfois s’en servir comme d’un grand escalier. Il était à cinq ou six pas du sol lorsqu’une crispation l’assaillit : il regarda en bas et la crispation se transforma en une peur incontrôlable. Il s’accrocha de toutes ses forces à la première branche venue et sa respiration s’accéléra : il avait le vertige. Il regarda de nouveau en bas – les garçons du village lui semblaient déjà tout petits – puis en haut – il n’avait pas fait la moitié de l’ascension. S’il descendait maintenant, il perdrait la face et serait la risée de ses compagnons de vadrouille. Certains avaient déjà remarqué qu’il s’était figé et les premiers commentaires moqueurs lui arrivèrent aussitôt à l’oreille – il lui sembla reconnaître la voix d’Alun. Sans s’en apercevoir, il contrôla son souffle par un exercice de respiration et les railleries lui donnèrent la force de reprendre son ascension. Il décida de ne plus regarder en bas, de monter sur chaque branche comme s’il se trouvait encore à deux pas au-dessus du sol. Il réalisait inconsciemment à quel point l’esprit lorsqu’il n’est pas maîtrisé peut être votre pire ennemi. Il progressa lentement vers la cime du grand hêtre. Alors qu’il approchait des plus hautes branches, il entendit une voix crier :

— Ça va, tu peux redescendre.

La première chose que fit Arwylo, par réflexe, fut de regarder en bas. Il se tétanisa de nouveau et s’agrippa aussitôt au tronc. Les rires parvenaient à son oreille. Il fallait dire que la situation – un jeune citadin, accroché au sommet d’un arbre, pétrifié de peur et incapable d’en redescendre – avait indiscutablement un aspect comique.

— Tu veux que je vienne ?

Il lui sembla reconnaître la voix de Rewan. On ne savait pas bien s’il proposait son aide ou s’il le tournait en ridicule. Sans doute les deux.

— Non ! cria Arwylo.

Sa réponse, ferme, eut pour effet de calmer les rires. Il serra la mâchoire, les larmes aux yeux, et entama sa descente. Il procédait lentement – certains s’impatientaient déjà en bas – et saisissait chaque branche en la serrant de toutes ses forces. Déjà fatigués par la montée, les muscles de ses avant-bras brûlaient et il sentait sa poigne se faire moins ferme, ce qui n’était pas pour le rassurer. Il arriva sans incident aux branches les plus basses et lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques pas du sol, sa peur s’évanouit d’un coup. Il afficha alors un sourire triomphant et sauta sur les dernières branches avec assurance. Mais la fatigue aidant, son pied glissa sur la plus basse et il tomba lourdement au milieu des éclats de rire. Les grimaces d’Arwylo, l’une avant, l’autre après l’impact, ne firent que rendre la chute plus comique encore. Le terrain était souple à cet endroit – il avait plu la veille – et Arwylo n’eut rien de cassé. Il entendit certains, dont Alun, décrire à nouveau sa chute et ses expressions pour la revivre et en rire encore. D’autres membres de la bande, au bord des larmes, l’aidèrent à se relever, comme ils auraient aidé n’importe lequel d’entre eux.

En relevant le défi, Arwylo avait certes fait un premier pas vers le groupe, mais son intégration ne fut pas pour autant un long fleuve tranquille. En particulier, il eut un accrochage avec Rewan. Les jeunes étaient allés dans la forêt afin de perfectionner leurs abris perchés dans les arbres et leurs stratégies de guerre de résistance – que se passerait-il si des orcs venaient à débarquer ? Bien que cette éventualité fût hautement improbable, l’activité les tint occupés jusqu’en début de soirée. Arwylo n’était pas d’une grande utilité, mais il accomplissait les tâches qu’on lui assignait. Avant de rentrer chez eux, quelques gars se retrouvèrent, à Olbryn, près de l’ancien. Rewan taillait un pieu avec son couteau et attendit de se retrouver seul avec Arwylo. À plusieurs reprises, ce dernier avait ignoré ses ordres et continué ce qu’il était en train de faire, en faisant mine de ne pas avoir entendu.

— Si tu nous suis dans nos missions et que je te demande de faire quelque chose, tu dois m’obéir, déclara-t-il alors.

Malgré son air détaché, Arwylo était un garçon orgueilleux. Il supportait déjà mal l’autorité des adultes et n’avait aucune envie de se retrouver sous celle d’un jeune homme qu’il connaissait à peine. Il répondit oui, sur un ton qui voulait plutôt dire cause toujours. Rewan lâcha ce qu’il avait en main, saisit Arwylo par le col et le plaqua contre le hêtre :

— On dit que tu es de la famille de Tevisàn, donc tu es un peu aussi de ma famille. Mais que ça t’monte pas à la tête : ici, c’est moi qui commande. Et s’il le faut, je te le fais comprendre à coups de poing dans la gueule. C’est clair ?

— C’est clair, répondit Arwylo d’une voix étouffée.

Les mots avaient été pauvres, mais le ton catégorique.

— Très bien, dit Rewan en le lâchant.

Il n’avait pas cherché à soumettre Arwylo dans le but de lui nuire ou d’en faire son souffre-douleur : il avait simplement réagi en chef de meute et fait en sorte de maintenir l’emprise qu’il possédait sur le groupe, qu’un nouvel arrivant pouvait déstabiliser. Car, bien qu’officieuse, la hiérarchie dans la bande n’en était pas moins claire : Rewan était le chef et on ne s’opposait jamais très longtemps à ses décisions. Quand la bande entrait, sortait ou traversait le village, c’était toujours « la bande de Rewan ». Il en était l’un des membres les plus âgés – il avait deux ans de plus que Macsen – et également celui que les filles regardaient du coin de l’œil. Il avait les cheveux mi-longs et les yeux noirs et ses traits étaient à la fois fins et masculins. Malgré sa taille moyenne, sa force était celle d’un homme et les autres membres de la bande, encore adolescents, préféraient ne pas avoir à l’affronter. Il était aussi d’un naturel calme et n’élevait que rarement la voix. Fort, ténébreux et intrépide, il semblait posséder les aptitudes d’un chef de clan.

Le groupe possédait également des « lieutenants », qui avaient les faveurs du chef et qui étaient écoutés lorsqu’ils parlaient. Deux d’entre eux avaient pris, avec le temps, une importance particulière : Macsen et Corlin. Le premier était petit, trapu et gras. Ses cheveux étaient longs et noirs et sa vilaine peau couverte d’acné. Il accompagnait chacune de ses interventions d’un ricanement sardonique et aigu. Il était lui aussi un membre éloigné de la famille d’adoption d’Arwylo, mais n’en montrait pas pour autant plus de prévenance vis-à-vis du nouvel arrivant, bien au contraire. Il avait le statut officieux d’amuseur de la bande et Arwylo, aux coutumes et à l’accent différents, était un sujet de choix : tantôt il imitait son accent de manière ridicule – et finissait par son ricanement aigu, tantôt il moquait ses manières de faire. Le moindre détail faisait l’affaire pour déclencher le rire facile de ses compagnons. L’autre lieutenant de Rewan, Corlin, était un camarade moins agité, à l’allure débonnaire. Il avait néanmoins la capacité innée de capter l’attention de son audience lorsqu’il racontait une histoire et était devenu en quelque sorte le conteur de la bande. Il venait d’une petite ville au sud-est, appelé Awen, mais préférait la compagnie des gars de Teilan et rapportait souvent des rumeurs – disputes, adultères ou récits fantastiques – que les autres ne connaissaient pas. Si Arwylo le soupçonnait d’inventer une grande partie de ces histoires, elles n’en étaient pas moins captivantes et divertissantes. Par ailleurs, Corlin était l’un des seuls à tenter de mettre le nouveau venu à l’aise et à faire cesser les ricanements excessifs. Les quolibets, toutefois, ne semblaient jamais vraiment atteindre Arwylo : de son assurance légère, il glissait sur ces remarques qui, en définitive, ne l’étaient pas moins.

L’inclination des membres de la bande à son endroit était variable. Certains se prirent d’amitié pour ce compagnon décalé et pas rancunier pour un sou ; d’autres l’ignoraient. Quelques-uns encore, s’enhardirent de voir les membres les plus importants du groupe le moquer. En particulier, Alun prenait un plaisir évident à répéter les plaisanteries, d’un goût parfois discutable, de ses compagnons. C’était un garçon aux cheveux blonds et à la silhouette frêle, guère plus qu’un jeune adolescent. Sa position hiérarchique au sein de la bande était peu enviable et il devait trouver quelque satisfaction à seriner les mauvaises blagues sur Arwylo.

Comme ils habitaient des fermes proches, ils faisaient souvent une partie du chemin ensemble, depuis le village vers leur foyer respectif. Un midi, en rentrant du marché, le ton de la conversation monta rapidement sur un sujet sans importance : Arwylo, excédé, en vint à pousser l’importun sans ménagement, avant de reprendre son chemin pour éviter que la situation ne s’envenime un peu plus. Alun, quant à lui, n’avait aucune intention d’en rester là. Il s’approcha dans le dos et crocheta le pied d’Arwylo. Ce dernier tomba de tout son poids sur le chemin caillouteux. Alun s’assit aussitôt sur lui, en position dominante, et sourit, tout fier d’en être arrivé là :

— Allez, avoue, lui dit-il en lui mettant des petites claques au visage ponctuées par des rires de satisfaction. Avoue que j’ai raison.

La rage s’empara subitement d’Arwylo qui se redressa d’un coup, comme si le poids, certes léger, d’Alun assis sur lui, n’avait pas existé. Il le renversa et se pencha sur lui, le regard comme possédé : sa main gauche se referma comme un étau sur sa gorge et il le menaça de son poing droit.

— La prochaine fois que tu me touches, je te tue avec mes poings, gronda-t-il. (La voix, comme la force, n’était plus celle d’un enfant.) Je rigole pas, t’as compris ? s’écria-t-il.

Tétanisé de peur, Alun parvint à hocher la tête, abrité derrière ses bras. Arwylo se releva. Il regarda à droite et à gauche pour vérifier que personne n’avait vu la scène ; il n’y avait que le chemin poussiéreux qui longeait le champ du père Fallon. Il s’en alla d’un pas rapide, en laissant Alun au sol.

C’était la première fois depuis qu’il était arrivé à Teilan qu’il avait senti une telle énergie en lui. Cette éruption d’énergie subite et violente l’avait surpris. La force et le sentiment de puissance qu’elle lui avait procurés l’avaient grisé.

Kartilja

Les heures fusionnèrent en journées, qui fusionnèrent en saisons, qui fusionnèrent en années. Les péripéties de l’intégration d’Arwylo dans la petite communauté de Teilan furent peu à peu oubliées et il finit par faire partie du paysage au même titre que les autres jeunes gens du village.

La bande de Rewan s’était peu à peu dissoute, car ses membres avaient grandi : ils étaient tous proches de la vingtaine d’années. Malgré un noyau d’irréductibles, le chef déchu conservait une certaine amertume de son autorité perdue. S’il avait apprécié la compagnie de la bande, Arwylo l’avait également trouvée étouffante, aussi ne mit-il pas longtemps à déserter les rangs. Il demeura cependant en bon terme avec ses membres. Rewan et lui se saluaient aimablement, même si les deux n’avaient pas grand-chose à se dire. Alun avait grandi. Lui aussi était devenu un jeune homme et les querelles passées étaient oubliées. Quant à Corlin, il se faisait rare à Teilan car il travaillait régulièrement dans la ferme de son oncle, plus au sud. Les rares fois où il revenait au village, les retrouvailles, sur la place centrale ou à la taverne d’en bas – celle d’en haut était fréquentée par des gens plus âgés – étaient l’occasion de se raconter une nouvelle fois des souvenirs pas si lointains.

Contre toute attente, Arwylo se lia d’une forte amitié avec Macsen. Le garnement grassouillet, au ricanement aigu et à la peau acnéique, s’était transformé en solide gaillard. Il possédait toujours le sens du bon mot et le verbe gouailleur mais n’avait pas mauvais fond, bien au contraire. Aussi le temps semblait passer plus vite en sa compagnie. Arwylo lui-même avait beaucoup changé. Il n’avait plus son air rêveur, avait perdu son accent de l’ouest et comprenait bien le dialecte local. Il n’hésitait pas non plus à s’embarquer, et parfois à s’emporter, dans des discussions sans fin, lui qui avait été réputé pour sa discrétion à son arrivée au village. On lui faisait parfois remarquer son changement et il répondait sur le ton de la plaisanterie :

— J’ai toujours été comme ça, j’avais juste oublié.

Derrière son apparente désinvolture, ses souvenirs disparus continuaient de le hanter. Ils semblaient toujours errer, insaisissables, dans un coin de son esprit. Comment une absence peut-elle prendre autant de place ? se demandait-il avec un certain sens de l’oxymore. Cela faisait longtemps qu’il ne cherchait plus à se rappeler ce qu’il y avait eu avant, mais il avait essayé à s’en faire mal à la tête. Puis il avait fini par se résigner à son sort, consciemment tout du moins.

En cette fin d’après-midi pluvieuse, Arwylo et Macsen étaient confortablement installés dans la taverne du haut et devisaient, une fois n’est pas coutume, de choses sérieuses : plusieurs fermes isolées avaient été attaquées dans la région. Armés de fourches et d’épieux, les villageois n’étaient pas incapables de se défendre et pouvaient même, par leur nombre, mettre en déroute des petites bandes de pillards patentés. De plus, les royaumes avaient, depuis bien longtemps, pacifié les grandes hordes qui autrefois sillonnaient les vallées. Si de tels regroupements étaient aujourd’hui impossibles, le brigandage s’était néanmoins peu à peu adapté : les rapines étaient à présent l’œuvre de bandes restreintes – une dizaine de membres tout au plus – équipées de montures qui leur permettaient des attaques furtives, contre lesquelles il était fort difficile de lutter. Les autorités chargées de poursuivre les bandits étaient souvent confrontées au même problème : à la première ville venue, le groupe pouvait se dissoudre et disparaître dans la nature, pour se reformer après une ou deux décades de festoiements en tout genre. Aussi, malgré les déclarations bravaches, qui avaient surtout pour but de se rassurer, l’inquiétude était vive dans la petite communauté de Teilan.

Lorsqu’Arwylo et Macsen sortirent de la taverne, vers midi, les cloches du temple se mirent à sonner. Tout au long de la journée, à intervalles réguliers, elles rappelaient aux dévots qu’ils devaient interrompre leur activité pour prier l’Unique, le tout-puissant Aergat, protecteur des royaumes humains. Arwylo ne le savait pas, lui qui n’était là que depuis quatre ans, mais cette coutume était relativement récente : auparavant les cloches n’étaient sonnées que les jours de fêtes et surtout on ne célébrait pas Aergat, mais Teilo, le saint patron qui avait donné son nom au village. Son histoire s’était changée en légende avec le temps, au point qu’il était devenu une divinité mineure dans la région. Teilo avait vécu plusieurs siècles avant le Grand Exode. C’était un humain du nord ; il était né, disaiton, dans un village en territoire elfique au sud d’Anvarwol, alors peuplé de diverses ethnies. Quand il fut devenu un jeune homme, il décida de partir en pèlerinage afin de célébrer les Dieux Anciens et de trouver la paix intérieure qu’il cherchait avec obstination. De fil en aiguille, son voyage l’amena bien plus loin qu’il ne l’avait pensé et il se recueillit sur de nombreux lieux saints, échangeant et conversant humblement avec les sages de son temps. Après quatre années de pérégrinations, il commença le voyage retour vers sa région natale. Alors qu’il traversait ce qui deviendra plus tard l’Eleudir, il s’arrêta à Cihan, un petit village blotti au contrebas du mont Carvan. Il décida d’y demeurer et de passer le reste de sa vie à se consacrer à la prière et à aider les malades de l’hôpital qui avait été construit aux portes dudit village. Lorsqu’une large épidémie de peste se propagea dans les royaumes humains, ravageant des villes entières, Cihan, malgré son isolement, finit aussi par être touché. Teilo consacra alors tout son temps à soigner et aider les pestiférés au péril de sa vie, jusqu’à ce que la terrible maladie ait aussi raison de lui. Il fut enterré dans le cimetière de l’hôpital dans lequel il avait servi pendant plus de vingt ans. Lorsque celui-ci fut anéanti, par le temps ou par la guerre, la mémoire du « père des pestiférés » fut elle aussi détruite. La légende raconte alors que Teilo apparut à un infirme et lui indiqua le lieu de sa sépulture. Il lui ordonna de l’exhumer afin que, même dans la mort, il puisse porter assistance à son prochain. Ses restes furent placés dans un reliquaire, conservé au temple du village et depuis ce temps, ses habitants lui vouent un culte et l’honorent régulièrement. Ils décidèrent même de changer le nom du village et de l’appeler Teilan, qui signifie « celui qui a de la compassion » dans le langage des Anciens, en signe de reconnaissance éternelle à l’homme qui avait consacré sa vie aux malades et aux indigents, accomplissant des miracles.

Pourtant, depuis quelques années, le culte de Teilo était de plus en plus secondaire dans ce village qui s’était renommé en son honneur. Son éviction avait été progressive mais implacable. Tout avait commencé par l’arrivée à Teilan d’un homme d’une quarantaine d’années, qui se revendiquait « ar-sargat », autrement dit grand prêtre d’Aergat, adoubé des mains mêmes du Priwaarj, Gael. Il se faisait appeler Trevelyan, bien qu’une rumeur certifiât qu’il se prénommait Alasdair, un nom que l’on rencontrait couramment, pas seulement dans la région. C’était un bel homme, de taille moyenne, aux tempes grisonnantes et au sourire doux. Son affabilité sans faille s’accompagnait d’un charisme subtil et efficace, à tel point qu’il était rapidement parvenu à recruter une partie des habitants, tant parmi les adorateurs de Teilo que parmi les non-pratiquants. On chuchotait parfois que Trevelyan appartenait à une frange radicale du culte, appelée Varsiray ou les adorateurs de l’aube, qui prêchait pour une soumission totale et de tous les aspects de la vie, à Aergat. Mais ses défenseurs rejetaient ces accusations sans fondement de manière énergique. Quoi qu’il en fût, Trevelyan avait su manier les superstitions ainsi qu’une rhétorique fine afin de s’introduire graduellement dans la vie quotidienne des habitants. Chaque giboulée de grêle, chaque mauvaise récolte, chaque ferme prise d’assaut par des bandits étaient le signe évident de la colère d’Aergat pour ces humains mécréants. Chaque rayon de soleil, chaque pluie bienfaitrice, chaque heureuse naissance puisaient leur source dans son infinie bonté. Lorsqu’un accident, une mauvaise chute par exemple, touchait un dévot, c’était sa foi qui était mise à l’épreuve. Lorsque la fortune souriait à l’un des mécréants, elle n’était que superficielle, éphémère et le conduirait inéluctablement à errer sans fin dans l’Autre Monde.

Arwylo et Macsen étaient particulièrement hermétiques aux sermons et autres homélies de Trevelyan et n’hésitaient pas à le tourner en ridicule, car même s’ils étaient de jeunes adultes, ils n’en demeuraient pas moins de grands enfants. Ils ne mettaient les pieds au temple qu’en de rares occasions, à chaque fois afin de satisfaire leurs parents, qui devaient sinon subir le commérage et autres remarques aigres-douces des fidèles du culte. Arwylo s’en préoccupait un peu, car il savait Orla sensible à ce genre de reproche ; Macsen, au contraire, s’amusait de ce qu’il considérait avant tout comme un divertissement de village : « Le jour où les moulins à commérage tourneront à vide, on aura une vague de suicides dans les dix jours ».

De nombreux villageois furent cependant séduits – subjugués diront certains – par l’éloquence et la verve dont faisait preuve Trevelyan mais aussi par la puissance de ce Dieu unique à côté duquel chaque divinité issue des croyances polythéistes, prise individuellement, faisait pâle figure. Arwylo s’étonna ainsi de voir certains de ses anciens compagnons de maraude fréquenter assidûment le temple, alors même qu’ils blasphémaient – contre Teilo, Aergat ou n’importe quelle autre divinité – à longueur de journées, alors même qu’ils se soûlaient ou jouaient des tours pendables dès qu’ils en avaient l’occasion. Alun par exemple ne manquait pas une cérémonie ou un sermon. Par cette présence et son dévouement, il avait acquis un statut spécial auprès de Trevelyan dont il préparait parfois les rituels et par conséquent aussi au sein de la communauté.

Arwylo avait d’abord imaginé que Rewan se serait jeté sur cette opportunité de reconquérir le faste de sa prime jeunesse, pour lequel il cachait difficilement sa nostalgie. C’était mal le connaître. Il n’avait aucune attirance pour les diverses formes de spiritualité et s’ennuyait à mourir à chacune des très rares cérémonies auxquelles il avait assisté – il se considérait beaucoup plus comme un guerrier que comme un prêtre. Il finit par trouver son bonheur dans la kartilja, un jeu de ballon par équipes à la popularité grandissante dans le royaume d’Eleudir. Son nom signifiait « boule de fil » en référence – ironique – à la balle, faite de bois recouvert d’une bonne épaisseur de vieux tissus agrégés et bouillis dans l’huile ou la graisse, pour la rendre plus glissante. Il était pratiqué depuis des lustres mais n’avait jamais connu de réel succès car ses règles étaient très floues, voire inexistantes : il n’y avait aucune limite du nombre de joueurs, pas de limite de temps et pas de « but » non plus, la partie se terminant lorsque l’une des deux équipes était allée suffisamment loin dans le camp adverse ou bien… à la tombée de la nuit. Cette confusion dans les règles faisait de la kartilja un jeu dangereux, générant des attroupements massifs, qui dégénéraient eux-mêmes en pugilat collectif. De l’ordre fut mis dans cette affaire par un certain Alleas, devenu par la suite saint patron de la kartilja. Après des discussions houleuses, il unifia les règles et plutôt que de les proclamer de vive voix comme on avait l’habitude de le faire, il eut l’intuition de les faire écrire, en plusieurs exemplaires, afin de les rendre immuables mais aussi de les transmettre aux villages qui souhaitaient organiser des rencontres. Ainsi, les équipes ne compteraient dorénavant plus que seize joueurs ; elles s’affronteraient sur un terrain rectangulaire et à peu près plat, qui serait « plus grand qu’un temple, mais moins qu’une large pâture » ; avec un objectif précis qui était de porter la balle, par tous les moyens possibles, dans l’en-but adverse. La partie se terminait lorsque l’une des équipes y était parvenue à trois reprises avec néanmoins une limite de temps : une rencontre de kartilja ne pouvait durer plus d’un sixième d’une journée, autrement dit, pas plus de quatre heures.

Les matchs avaient lieu la plupart du temps les jours de fête votive et les en-buts représentaient symboliquement les temples adverses, qu’il fallait atteindre pour démontrer la supériorité de son saint patron. Évidemment, ces fêtes païennes n’étaient pas pour plaire à Trevelyan qui s’empressa de vouloir les supprimer : ce fut la seule fois où il manqua véritablement de perdre toute autorité sur sa communauté. En somme, si une partie des habitants avaient réservé un bon accueil au culte d’Aergat, celui-ci devait composer avec l’attachement aux traditions du village. Peu à peu, à Teilan comme ailleurs en Eleudir, ces traditions locales furent agrégées au culte de l’Unique jusqu’à former un ensemble syncrétique et complexe.

La kartilja se diffusa dans tout le royaume d’Eleudir, jusqu’à Leinhelion et plus loin dans le Werayn. Certains rapportaient même avoir été témoins de matchs entre équipes orques… prétexte, disaient-ils, à l’affrontement physique pur et simple. Toutefois, dans l’Orwyn, cet engouement fut moins contagieux car les seigneuries leur préféraient toujours les compétitions martiales, à commencer par les joutes et, dans une moindre mesure, les combats à pied. Cette opposition entre les deux régions, pourtant toutes deux à large majorité humaine, pouvait s’expliquer par l’hégémonie du culte d’Aergat dans les seigneuries, en particulier à Anghewyr. L’Unique était également, par définition, dieu de la guerre ce qui contribuait à maintenir l’esprit classique des compétitions martiales, telles qu’elles avaient lieu autrefois lors des périodes de trêves. Et même si elles étaient, de fait, réservées à une élite sociale, elles n’en demeuraient pas moins, pour certaines, ouvertes à tous. Au contraire dans la vallée d’Eleudir, irriguée par le commerce de tous bords, le folklore des fêtes votives restait omniprésent, ce qui permit à la kartilja, facile à organiser et opposant symboliquement les saints patrons, de se diffuser rapidement.

Arwylo et Macsen, qui sortaient de la taverne, avaient mangé copieusement car ils faisaient partie de l’équipe qui allait défier le village voisin de Awen sur ses terres, cette après-midi même. D’ordinaire, ils ne participaient pas aux rencontres de kartilja mais le dernier match avait laissé des traces et Rewan, capitaine de l’équipe, leur avait demandé de se joindre à eux, au cas où il aurait besoin de renforts en cours de rencontre. Bien que peu versés dans cet art, Arwylo et Macsen acceptèrent de renforcer les rangs de Teilan. Sans se l’avouer, ce fut le cœur battant qu’ils prirent part au déplacement à Awen.

Annwyl avait achevé de confectionner sa robe la veille. Elle avait secrètement récupéré des chutes de tissu bleu et noir chez Eidard, à chacune des foires, et s’était employée à terminer son ouvrage avant la fête du village. La fin de matinée approchait et Orla était étonnée de voir sa fille toujours à la ferme.

— Tu ne montes pas au village ? lui demanda-t-elle en regardant la chambre des enfants.

— Si, répondit une voix énergique derrière la porte.

— Qu’attends-tu ?

— J’attends que Parlan monte avec la charrette.

— Pourquoi donc ?

D’ordinaire, Annwyl n’hésitait pas à aller à pieds au village.

— Parce que ! s’écria-t-elle.

Elle sortit à ce moment-là de la chambre, vêtue de la robe qu’elle avait elle-même confectionnée. Celle-ci laissait apparaître la peau délicate de ses épaules et formait un décolleté discret. Une ligne de tissu satiné noir en bordait le haut, qui terminait en pointe au niveau de la poitrine. Le corsage, étroit, était taillé dans un tissu bleu d’outremer qui galbait ses hanches et qui était prolongé par plusieurs épaisseurs très fines d’étoffe noire. Elle avait passé près d’un an à faire cette robe.

— Voilà donc ce qu’elle fabriquait la petite fourmi.

— Elle te plaît ?

— Si elle me plaît ? Elle est magnifique. Je n’aurais pas fait mieux. Où as-tu trouvé un bleu d’une telle couleur ?

D’ordinaire, les vêtements de fêtes avaient des couleurs plus vives, allant du rouge au vert en passant par le jaune. Ce bleu était peu courant dans la région et donnait à Annwyl un air de filles des villes, de celles qui sont à la fois distinguées et savantes.

— Eidard, se contenta de répondre Annwyl avec un sourire radieux.

— Tu vas rendre jalouses les filles du village. Pour qui as-tu fait ce vêtement ?

— Mais… pour personne, répondit la jeune fille soudainement gênée.

— Bien sûr, répondit Orla amusée. Tu l’as faite comme ça, pour personne.

— Exactement, mentit Annwyl en tirant la langue.

— Eh bien, Parlan est en train de partir, donc si tu veux montrer cette robe à personne, tu ferais bien de te dépêcher.

Annwyl sortit en hâte de la ferme et interpella son frère à plusieurs reprises. Celui-ci arrêta la charrette, se retourna et se figea en la voyant :

— Tu es…

Il ne savait pas comment la définir.

— Je suis ? reprit Annwyl toujours radieuse, qui s’installait à bord.

— Déguisée, s’exclama alors Parlan. Tu ressembles… à une jeune femme, ajouta-t-il en remettant le véhicule en branle.

— Parce que j’en suis une.

— Sûrement pas. Tu resteras ma petite sœur pendant encore loooongtemps, lui dit-il en la prenant par les épaules et en la secouant. (Annwyl se mit à rire.) Et le premier que je vois tourner autour de toi l’œil lubrique, je lui colle mon poing dans la figure.

Il laissa passer quelques instants et reprit un air et un ton sérieux :

— Je sais pourquoi – pour qui – tu fais ça et je dois dire que… c’est particulièrement malsain…

Annwyl prit un air agacé :

— Je ne vois pas de quoi tu parles, répondit-elle sèchement.

— Tu vois très bien de quoi – de qui – je parle… et tu sais très bien que c’est malsain, rétorqua Parlan sourcils froncés.

— Mais enfin, tu sais très bien qu’il n’est pas notre cousin. Je n’ai jamais cru à leur stupide histoire de cousin éloigné.

Parlan ne put empêcher un sourire d’apparaître aux coins de ses lèvres, sourire qui se transforma vite en un éclat rire qu’il ne parvint ni à contenir ni à arrêter. Annwyl comprit aussitôt que son frère avait prêché le faux pour savoir le vrai :

— Aaaah, tu m’énerves, tu m’énerves, tu m’énerves ! s’emporta-t-elle en lui frappant l’épaule, alimentant ainsi le fou rire de Parlan.

Après que son grand frère se soit calmé, Annwyl lui ordonna :

— Promets-moi de ne rien dire à personne.

— Rassure-toi tout le village est déjà au courant.

— Comment ça ?

— Eh bien… tout le monde s’en est aperçu. Enfin, tout le monde sauf Arwylo. J’ai rarement vu quelqu’un d’aussi empoté avec les filles.

— Tant mieux, répondit Annwyl avec un brin de malice. Je ne voudrais pas d’un séducteur de grand chemin, ajouta-t-elle en le fixant.

— Que puis-je y faire ? répondit Parlan qui voyait dans la pique de sa petite sœur un compliment. J’aime les femmes et les femmes me le rendent plutôt bien. Il n’y a guère de mal ni de remède à cela. À ce propos, il est tellement empoté que je me demande si Arwylo ne préfère pas les garçons…

La remarque de Parlan n’eut pas l’effet escompté : Annwyl se contenta de secouer la tête.

— Comment peux-tu en être sûre ? demanda-t-il.

— Je le sais, c’est tout.

— Sottises ! Je crois que je lui plais, dit-il d’un ton lascif.

Cette fois l’éclat de rire sortit de la bouche d’Annwyl. Ils arrivèrent au village aux alentours de midi. La procession était terminée et l’animation allait déjà en diminuant. La jeunesse du village était encore présente sur la place principale, dans ses habits de fêtes, à plaisanter et deviser sous un chaud soleil estival. Lorsque Parlan rejoignit son groupe d’amis, il les interpella en faisant mine de les menacer :

— Qu’est-ce que vous regardez ?

— Ta sœur, pardieu ! répondit Rewan sans se gêner.

— J’ai l’œil sur elle, prévint Parlan. Cela dit, heureusement que je n’en ai qu’une, de sœur, sinon je passerais mon temps à loucher.

— Elle est toujours amourachée d’Arwylo ?

Sans le vouloir, le ton de Rewan avait été par trop âpre.

— Pour qui crois-tu qu’elle a fait cette robe ? répondit Parlan en la montrant du nez.

— Alors c’est peine perdue, mieux vaut reluquer ailleurs.

— Pourtant…, ajouta Parlan pensif, le premier amour est rarement le bon.

— Et qu’est-ce que tu connais à l’amour toi ? s’étonna Rewan.

— Absolument rien, reconnut Parlan.

Les rires se perdirent dans le brouhaha de la place. Annwyl avait rejoint les gens de son âge – elle avait seize ans. Les compliments ne manquèrent pas sur sa robe, mais elle les accueillit avec humilité voire avec une certaine tiédeur. Comme elle ne l’apercevait pas, elle finit par demander où était Arwylo à ses amies qui étaient sur la place depuis plus longtemps qu’elle :

— Il était avec Macsen, je les ai vus sortir de la taverne, assura Bethan.

— Ils sont partis pour Awen avec les autres, ajouta Meriel.

— Pourtant Rewan est toujours là, remarqua Annwyl en masquant sa déception.

— Tu le connais, il arrive en dernier, il aime se faire désirer, répondit Meriel.

Annwyl hocha la tête d’un air distrait, puis comme lui venait à l’esprit une idée, elle s’exclama, enthousiaste :

— Pourquoi n’irions-nous pas à Awen pour voir la rencontre ?

— Il y a près de deux lieues à parcourir et si l’aller est en descente… le retour est en montée, objecta Bethan.

— Nous irons avec mon frère, répondit Annwyl.

En moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, elle réussit à les convaincre d’aller passer l’après-midi à Awen. La charrette, menée par Parlan et Rewan, fut chargée de jeunes gens et quitta Teilan dans une ambiance festive. Pendant le trajet, Annwyl dut supporter la cour pesante et opiniâtre de Mata, un jeune homme d’une vingtaine d’années, qui habitait lui aussi un peu à l’écart du village, non loin de leur ferme. Elle choisit de demeurer silencieuse, avec l’espoir que son indifférence ne décourageât l’importun. En vain. Bethan tenta de venir au secours de son amie :

— Je crois que tu peux t’arrêter, ça ne changera rien.

— Et pourquoi ça ? Il va bien falloir qu’elle choisisse un jour.

— Elle a déjà fait son choix, rétorqua Meriel.

Mata comprit qu’elle faisait allusion à Arwylo et explosa de jalousie :

— Et depuis quand les cousins baisent leurs cousines ?

Parlan, qui écoutait la conversation, arrêta d’un coup la charrette.

— Je ne vais même pas essayer de t’expliquer qu’Arwylo n’est pas notre cousin, la prochaine fois que je t’entends prononcer un son d’ici Awen, je te dégage de la charrette. (Mata allait contester.) UN son. Essaie. Comme ça, pour voir.

Les conversations s’étaient soudainement tues. Même s’il n’était pas physiquement impressionnant, Parlan était plus âgé et avait une autorité naturelle que son air en colère rendait encore plus péremptoire.

— Il ne dit plus rien… dommage, remarqua Rewan avec mépris. Dépêche-toi de remettre en marche, je vais vraiment finir par être en retard.

Les conversations, comme le voyage, reprirent bon train. Lorsqu’ils arrivèrent à destination, la rencontre allait débuter. Awen était un petit bourg au sud-est de Teilan. Seul point de passage pavé entre Leinhelion et les nains des Montagnes Éternelles, il avait profité pendant longtemps des échanges entre les deux royaumes, jusqu’à ce que d’autres routes commerciales se créent. Malgré cette concurrence, c’était encore un riche petit bourg, le plus riche de la région. La rivalité avec Teilan, bien plus pauvre en comparaison, était forte et cette tension se ressentait clairement pendant les rencontres de kartilja.

L’équipe qui recevait décidait du lieu de la rencontre et fournissait la kartilja, la balle. C’était un avantage indéniable car le jeu pourrait être très différent en fonction de ces choix. Si le terrain était lourd – parce qu’il avait plu ou bien qu’on l’avait arrosé, il se transformait très rapidement en une boue épaisse qui empêchait tout jeu au pied et à ras de terre. On pri