Paroles d'un combattant : articles et discours - Henri Barbusse - E-Book

Paroles d'un combattant : articles et discours E-Book

Henri Barbusse

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Beschreibung

Extrait : "Voulez-vous me compter parmi les socialistes antimilitaristes qui s'engagent volontairement pour la présente guerre ? Appartenant au service auxiliaire, j'ai demandé et obtenu d'être versé dans le service armé et je pars dans quelques jours comme simple soldat d'infanterie."

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Seitenzahl: 208

Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335042696

©Ligaran 2015

Note de l’éditeur

Les amis d’Henri Barbusse ont réuni ici quelques-uns des articles et des discours les plus importants qu’il a écrits ou prononcés depuis le jour vu il est revenu du front, réformé n° 1, après un séjour de vingt-trois mois comme simple soldat ou 231e de ligne, puis brancardier de compagnie au même régiment, puis secrétaire d’État-Major au 2lme corps d’armée.

Cette publication d’ensemble marque une progression d’idées qui lui donne un caractère saisissant, et pour ainsi dire dramatique. Mais malgré les différences qu’on relèvera, dans la forme et dans le fond, entre la lettre à l’’Humanité d’août 1914 et les proclamations qui terminent le livre, il s’agit là non pas d’une évolution, mais seulement d’une clarification de pensée. C’est la confession éloquente d’un honnête homme qui, toujours, a donné leur plein sens aux mots, qui a manifesté d’abord une confiance entière, sans arrière-pensée, puis s’est élevé au-dessus de cette « noble candeur »qui fut peut-être celle de M. Wilson et qui fut, à coup sûr, celle des peuples en armes.

L’idéal pour lequel Henri Barbasse est parti volontairement à la guerre, dans les conditions les plus périlleuses pour lui, n’a jamais changé. Mais il a compris, comme d’autres l’ont compris avec lui et surtout après lui, que cet idéal fui trahi par ceux qui en avaient la charge, en même temps que furent trahies les multitudes qui s’y étaient vouées corps et âme.

C’est cette sincérité attestée par ses premières affirmations, cette loyauté sans parti pris qui, autant que sa largeur de vue et son talent, ont assuré à la parole de l’auteur du Feu et de Clarté l’autorité considérable et l’influence mondiale qu’elle exerce actuellement.

La seule modification qui ait été apportée aux textes est le rétablissement des passages supprimés, ou altérés, par la censure.

Lettre au directeur de l’Humanité

(9 août 1914.)

Mon cher confrère,

Voulez-vous me compter parmi les socialistes antimilitaristes qui s’engagent volontairement pour la présente guerre? Appartenant au service auxiliaire, j’ai demandé et obtenu d’être versé dans le service armé et je pars dans quelques jours comme simple soldat d’infanterie. Si je vous signale ce menu fait, banal et pour ainsi dire imperceptible dans le grand élan actuel, c’est pour me permettre de dire que, loin d’avoir renié les idées que j’ai toujours défendues à mes dépens, je pense les servir en prenant les armes. Cette guerre est une guerre sociale qui fera faire un grand pas – peut-être le pas définitif – à notre cause. Elle est dirigée contre nos vieux ennemis infâmes de toujours : le militarisme et l’impérialisme, le Sabre, la Botte, et j’ajouterai : la Couronne. Notre victoire sera l’anéantissement du repaire central de césars, de kronprinz, de seigneurs et de soudards qui emprisonnent un peuple et voudraient emprisonner les autres. Le monde ne peut s’émanciper que contre eux. Si j’ai fait le sacrifice de ma vie et si je vais avec joie à la guerre, ce n’est pas seulement en tant que Français, c’est surtout en tant qu’homme.

Veuillez agréer l’assurance de mes sentiments dévoués.

Henri BARBUSSE.

Pourquoi te bats-tu ?

Pourquoi te bâts-tu?

« Tu te bats pour ceci, pour cela ! – Non, pour cela ! » te crient les uns. « Tu te bats pour rien ! », te soufflent les autres.

Tu te bats pour quelque chose, et ce n’est pas ce que beaucoup essayent de te faire croire. Tu te bats pour la justice et pour la libération des hommes, et pour cela seulement.

Il faut t’expliquer les raisons de ton sacrifice et de tes souffrances. Tu as le droit de savoir; on a le devoir de te parler. Il faut te donner cette explication, à toi qui donnes ta vie; et les cris des blessés, et les plaintes des mutilés veulent aussi une réponse digne de leur misère, et on la doit encore à la face silencieuse et exigeante des morts.

Mais pour savoir, il faut que tu fasses un effort personnel non seulement avec ton intelligence, mais avec ta volonté. La lumière dont tu as besoin n’est pas une révélation sensationnelle tombée on ne sait d’où. Elle est en toi. Les vérités sont en toi, dans ta raison et dans ta conscience. Il faut les y démêler; aide-moi. Tu es né, tu as grandi dans un monde confus d’idées, de notions, de principes. Tu les entends bourdonner, tu les vois s’élancer. Cherche, dans cette forêt, ce qui est évident, absolu, solide, et parmi les vérités, les plus grandes, les plus pures, celles d’où découlent les autres. Pensées, impulsions, sentiments, croyances, foi, prends chacun de ces ressorts moraux, examine-le, contrôle-le, vérifie son authenticité. Remonte, par tes seules forces – par les seules forces, entends-tu bien – des faits aux causes et de principe en principe, jusqu’à ce qui n’est pas discutable, et s’impose. Fais une sorte de révision de toi et des autres. Recommence-toi, s’il le faut, avec une magnifique honnêteté.

Cette critique est la plus noble des opérations que notre esprit soit, ici-bas, capable d’accomplir. Les plus grands penseurs ont commencé par là leur tâche. On peut l’entreprendre sans phares et sans algèbre philosophique, en se servant simplement de la sincérité d’un esprit droit et clair. Tu as l’esprit droit et clair. Va, et cherche en toi.

Dans le chaos abstrait qui t’environne, tu trouveras des notions acquises. Elles ne viennent pas du fond de toi; tu les as acceptées par docilité. Tu y crois parce qu’on t’a dit d’y croire, ou même simplement parce qu’on y a toujours cru avant toi et autour de toi. Leur seule autorité, leur seule preuve, c’est d’avoir subsisté.

Ce n’est pas une raison suffisante. Débarrasse-toi des soi-disant vérités qui, non évidentes par elles-mêmes, te sont imposées comme une sorte d’héritage. Ne te laisse pas impressionner par les noms dont on déguise ces grands ou petits préjugés, les épithètes dont on les masque, l’appareil pompeux dont on les affuble. « Ce sont des traditions ! » te dira-t-on. « C’est la tradition sacrée, la tradition nationale ! » ajoutera-t-on.

Rejette les traditions qui ne sont que des traditions, même si tu les as jadis adorées. Ce sont des mots vides de sens, des mots funestes.

Le progrès, c’est la force qu’on a pour s’affranchir de ces tentations-là. L’esclavage, le servage, la torture, étaient dans les traditions nationales des nations qui les ont abolis. Révolte-toi contre l’obéissance passive, aveugle, sourde et muette au passé. N’accepte pas cet ordre qui t’enjoint de tourner le dos à l’avenir, et de reculer. Apprends à haïr le mot de tradition. Tu comprendras un jour que c’est la maladie profonde de la société.

Tu trouveras au fond de toi des instincts sourds qui t’agitent, et veulent parfois te pousser dans un sens. Méfie-toi du prestige qu’on accorde volontiers aux instincts. Les sophistes en font grand emploi. Mais toutes les basses impulsions de la sauvagerie dorment en nous. Haine, envie, meurtre, pillage, sont tapis dans le bas des âmes les plus civilisées. On tentera de transformer à tes yeux, pour les besoins de la cause, quelqu’un de ces obscurs courants en indication sainte et respectable, transmise précieusement par les générations dont tu sors et qui te suggère la voie à suivre. Arrache-toi de ce piège. Au reste, la passion et l’amour doivent naître de l’idée, et jamais l’idée de la passion.

Tu entendras résonner en toi des échos de grands mots. Méfie-toi des grands mots. Il leur arrive de donner brillamment et bruyamment asile soit à de mauvais instincts, soit à des préjugés. Méfie-toi aussi de ce qui est écrit, ne croie aucune parole sur parole. Sois le juge de ce que tu lis et de ce que tu entends Méfie-toi de politiciens, méfie-toi des savants spécialistes, et des historiens de détail, et des documentateurs hypnotisés par les marottes de cas particuliers, et des avocats, et des diplomates, et, en général, de tous ceux qui cuisinent les faits isolés.

N’apprécie les évènements que d’après leurs extrêmes conséquences. Méfie-toi des avantages immédiats qui cachent des désavantages futurs, et des buts immédiats, et de tout ce qu’on voit de près. Songe à ce que tu ne vois pas encore, et même à ce que tu ne verras peut-être jamais, toi !

Méfie-toi des personnes. On a tendance à incarner une doctrine dans un homme – soit un homme important dont on entend parler, soit quelqu’un de proche qu’on connaît – et la doctrine participe de la sympathie ou de la réprobation qu’inspire le personnage, ou bien de son talent, ou bien de sa médiocrité et de son ignorance. C’est une défaillance de la raison. Prends soin de l’éviter. Sépare toujours, toujours, les hommes des idées.

Quand tu auras accompli, replié sur toi-même et la tête dans tes fortes mains, ce travail de réflexion sur les faits, les arguments, les thèses, les systèmes, écartant impitoyablement tout ce qui t’apparaît douteux et mal fondé, tu arriveras aux grandes choses simples qui sont les assises des autres.

L’ordre suprême, au-delà duquel on ne peut remonter sans mentir et sans se tromper, c’est la loi morale.

On te dira qu’elle n’est pas primordiale, qu’elle découle, par exemple, de la loi divine, de la foi religieuse. Ce n’est pas vrai. C’est la religion, ou plutôt c’est la famille divisée et hétéroclite des religions qui découle de la morale (et elles ne se ressemblent que par ce qu’elles ont de commun avec elle).

La loi morale est, d’une façon absolue, d’une façon parfaite, la loi de l’intérêt général. Elle est exactement la règle du groupement humain dans toute son étendue et toute son infinité. Elle implique toujours et partout, sous des formes diverses, le sacrifice de chacun à tous.

Sa nécessité et sa forme se confondent en quelque sorte avec sa réalité. Elle se suffit à elle-même.

On l’a appuyée sur des soi-disant « vérités révélées », pour l’imposer aux peuples-enfants et aux enfants du peuple. Ce subterfuge théâtral, en supposant qu’il ait été utile à certains moments de l’humanité, n’est plus de mise aujourd’hui. Tu entendras dire encore : « Il faut une religion à. la masse ». Repousse ce blasphème contre la vérité.

Non, il ne faut pas de religion. Quand bien même les religions ne se détruiraient pas elles-mêmes, à l’examen d’un cerveau sain, par leur multiplicité et leur hostilité réciproque, elles sont dangereuses à faire intervenir dans la conduite des hommes, parce qu’absurdes et discutables ; et ce qu’on base sur elles sont compromis et menacé par leur fragilité.

Elles présentent aussi un autre péril : c’est que, très pures dans leurs débuts historiques, alors qu’elles sortaient du cœur et de l’esprit de leurs sublimes fondateurs, elles se sont ensuite modifiées aux mains de leurs dirigeants; elles ont quitté le domaine personnel et sentimental ; elles sont devenues les instruments d’une propagande sociale très déterminée ; elles se sont changées en des partis politiques d’une orientation caractérisée: Regarde autour de loi, partout. Lis deux journaux opposés, écoute deux orateurs. Tu verras que le parti religieux est toujours, sans exception aucune, dans le bloc de la réaction et du retour au passé, pour la simple raison que la religion vit d’autorité et non de lumière, qu’elle a besoin, pour se maintenir, de l’asservissement qu’elle appelle « l’ordre», de l’acquiescement obscur ; et aussi parce que ses représentants ont un intérêt personnel à conserver des privilèges et des avantages temporels contraires à la libération des multitudes.

C’est ainsi qu’après avoir balayé de ton esprit toutes les espèces de dogmatismes artificiels et de fragments de dogmatismes déposés en toi, les affirmations sans fondement qu’une longue impunité rendait vénérables, ou qu’une sorte d’indifférence, d’imitation machinale, de paresse d’esprit ou de timidité y laissaient végéter, tu arrives à la morale nue.

Tiens-toi à cet idéal magnifique. N’en démords pas. Fais-en ton rêve, ta chimère, ta folie. Tu ne pourras plus te tromper, tu es dans la vérité.

Comme prix de ta loyauté intellectuelle – constante et active, n’est-ce pas – tu verras les grands axiomes éternels se déployer clairement, et la notion de justice t’apparaître, belle comme le jour. Tu verras et tu sentiras qu’il est absurde, au rayon de la loi morale, de prétendre qu’un homme a plus de droits qu’un autre, d’attribuer à la naissance un privilège de domination, et tu verras combien il est fautif de faire prévaloir dans l’univers des intérêts étroits, des intérêts personnels, ou ceux d’une collectivité restreinte, au détriment d’une collectivité plus grande, et, à plus forte raison, au détriment de l’ensemble de la collectivité.

Tu constateras que s’il est nécessaire, s’il est divin d’être juste – il est juste de dire que tous les hommes sont égaux devant la loi sociale, qu’ils ont le droit de participer tous à la direction de la société à laquelle ils ont attaché leur destinée par une sorte de contrat. Tu sauras que malgré les sophismes des ignorants, ou les singeries des pédants, ou les criailleries des menteurs ou des grotesques, ou les manœuvres des avocats hypocrites qui détournent le débat sur des questions indirectes ou des points de détail, – le suffrage universel est la seule forme de gouvernement qui soit vraiment juste, et que, d’autre part, toutes les nations sont autant d’individus ayant un égal droit à la vie. Et-de tout cela, il sortira l’image de la république, puis d’une grande république faite avec les autres.

Il fut un temps où cet idéal s’isolait en quelques consciences individuelles, noyées parmi l’ombre et l’égarement du reste. Maintenant, il n’en est plus ainsi. Le triomphe de la vérité morale et sociale se réalise avec une sorte de fatalité. Une clarté universelle se réveille. Les peuples se nettoient des anciens régimes qui vivaient d’eux et les pourrissaient. Il y a plusieurs années qu’il ne reste plus au monde un seul pouvoir personnel absolu. Le branle de démolition donné par la Révolution Française, gloire splendide et ineffaçable de notre pays, se continue à mesure que les hommes sont de plus en plus nombreux à ouvrir les yeux. On ne veut plus de ces tyrannies obscurément consenties où la pensée pliait depuis des âges. Le monde élimine ses erreurs; il se guérit. Partout l’homme s’étonne! puis se lasse, puis s’irrite, d’avoir si longtemps soutenu béatement, sans s’en apercevoir, des idées qui ne tiennent pas debout.

Eh bien, à ce progrès qui prenait possession du monde, s’opposaient des blocs compacts. Le plus irréductible était l’impérialisme et le nationalisme casernés au centre de l’Europe.

L’empire d’Allemagne a voulu se saisir du pouvoir matériel de l’empire du monde. Cette prétention est contraire à l’éternelle loi, et inadmissible. Tu opposes à l’envahisseur et à sa formule épouvantable ta barricade et ta poitrine. Tu as saintement raison.

Tu te bats contre le nationalisme, qui est l’égoïsme lâché d’une nation.

Mais, attention ! Le nationalisme sévit partout. Il n’existe pas seulement dans le repaire que tu forces présentement et où, en vérité, il est aux mains d’une caste prépondérante et à force de loi. Il est aussi autour de toi.

Il n’est pas exclusif à l’Allemagne. Il s’est infiltré en France aussi, moins officiel et féodal, plus épars, mais bien vivant; féroce et néfaste captieux, hypocrite, ayant ramassé et mêlé tous ces préjugés et tous les grands mots. Il essaye de reprendre ta liberté, ton esprit et ton cœur avec tous les errements du passé, accommodés dans sa nouvelle formule, qui peut-être, toi-même, à des époques antérieures où tu ne daignais pas réfléchir et voir les choses jusqu’au fond, t’a séduit par un bout ou par l’autre. Il se complique, se complète, selon le déchaînement de la logique, du militarisme.

Démêle cette intrigue et tranche ces nœuds. Répète-toi ce jugement de bon sens, que le nationalisme français ne vaut pas mieux que le pangermanisme et tous les pans du monde. Abats le militarisme allemand, non pour y substituer le tien, ni pour abattre l’Allemagne, mais pour battre le militarisme. Tu es le libérateur qui tue le tyran pour tuer la tyrannie. Tu n’es pas l’assassin qui le tue pour prendre sa place. Au cri révoltant et oppresseur de: « Deutschland über alles », il faut répondre en disant: « non !» et non pas en criant : « France d’abord ».

Ces deux cris déchirent également le commandement sacré de la solidarité humaine, et autorisent tous les autres peuples à jeter, de leur coin, la même clameur de désordre à travers le monde, ils sont immoraux, donc socialement absurdes, non violables. Ils signifient la guerre perpétuelle, l’avalanche grandissante des ruines, et la disparition du genre humain dans le charnier.

Aime la France comme tu aimes ta mère. Veuille-la grande, veuille-la noble, riche et rayonnante. Mais ne la place pas au-dessus de la justice et de la morale. Tu n’as pas plus le droit de crier au monde : « France d’abord ! » que tu n’as celui de proclamer: « Moi d’abord! ou: « Les miens d’abord ! » Rappelle-toi: tous les hommes égaux, toutes les nations égales. Il se peut qu’à un moment donné, l’intérêt d’un pays puissant semble être d’agir en désaccord avec la justice; mais on n’a même pas, en réalité, intérêt à violer le commandement primordial ; l’avantage qu’on acquiert par ces moyens est aussi passager que la prospérité financière d’un Bonnot. Cet amour que tu as pour ton pays avec tous ses trésors de douceurs, de beautés, de grandeurs, tu le serviras mieux et d’une façon plus efficace parce que plus durable, en en faisant le champion du droit et de la justice, et de l’égalité adorable des hommes. Justice d’abord.

Ceux qui soit de l’autre côté – je ne parle pas seulement de l’autre côté des frontières – te disputeront le droit de dire que tu aimes la France. Ils prétendent monopoliser le patriotisme au profit de leur programme étroit, borné, utopique et anarchique. Mais quant à traiter outra-gouvernent de « sans-patrie » les hommes à la fois honnêtes, logiques et positifs qui constatent! que tout perfectionnement du travail, de la science, de l’art, de la prospérité et du bien-être des vivants doit reposer sur une complète solidarité internationale, halte-là ! Tu riras du tintement des phrases creuses, mais tu te dresseras contre ces faux-monnayeurs.

Voilà pourquoi tu te bats. Pour un splendide butin : pas celui qu’on met dans la poche ou qu’on ramasse sur des cadavres,– pas non plus pour une misérable prime ou un honteux pourboire, ni pour le pillage, ni pour la conquête, ni pour quelqu’un des crimes qu’on n’innocente pas en leur accolant l’épithète de collectifs – mais pour le juste, pour le beau et le bien, et, en définitif, pour le travail, pour le bonheur et la prospérité solides. Cet idéal, regarde-le sans cesse, et garde-le toujours. Qu’il soit lucide, qu’il soit jaloux. Tu as le droit d’avoir et de manifester ton opinion dans le drame immense où tu as payé ta place. C’est pour les écrivains une sainte besogne de le dire pourquoi tu te bats. Pourquoi tu t’es battu, ô peuple invincible, c’est toi qui, un jour proche, le criera, en te dressant tout entier.

LES NATIONS, Juin 1917.

Aux anciens combattants

J’adresse un appel ardent à tous ceux des anciens combattants de cette guerre qui croient à la République et qui la veulent.

Camarades, officiers et soldats, vous avez lutté de vos mains contre l’autocratie et l’injustice. Par hasard, la mort vous a épargnés. D’autres sont tombés; vous les valez. Mais les blessures ou les maladies vous ont fait lâcher vos armes. Vous êtes revenus, et maintenant vous êtes là. Je vous demande de venir tous à nous, de vous grouper tous, de vous unir non seulement pour connaître et sauvegarder fraternellement vos intérêts de travailleurs rendus au travail, mais pour servir la cause même que vous avez dépendue sur les champs de bataille jusqu’au bout de vos forces.

Je ne vous parle pas des avantages immédiats, professionnels de notre union; je veux vous entretenir aujourd’hui d’un grand intérêt général qui dépasse celui de chacun de vous, mais qui repose sur vous tous : soldats de la guerre, continuez à être les soldats de la pensée, il le faut. Vous ne devez pas renoncer encore à vous battre. La démocratie a besoin de vous. Elle vous appelle à son secours, vous qui serez un jour le nombre et la force, et qui êtes l’énergie, l’audace et la lucidité.

Les avertissements nous assiègent de toutes parts, chaque jour nous en apporte : l’heure est grave. La nécessité d’agir est urgente. Une vague de réaction, une poussée en arrière envahit la France. Si ce n’est pas dans son existence que le principe immortel de la République est menacé, c’est dans ses progrès sacrés. L’opinion publique éprouve une crise de défaillance ; incertaine et troublée, encline aux paniques, myope et trop facilement intoxiquée et affolée jusqu’au délire par la moindre dose de calomnie, terrorisée par les aboiements, sans révolte contre certains scandales chroniques, ni contre les louches théoriciens de l’asservissement qui cherchent, comme leurs compères, à s’enrichir brusquement du malheur public, ou bien accordant sa confiance à des pontifes vieillis, déchus et aveugles qui ne s’aperçoivent même pas que la charte des Droits de l’Homme leur est tombée depuis longtemps des mains, elle n’est pas aujourd’hui ce qu’elle fut dans les grands moments de son histoire. C’est à vous de la refaire. Les principes républicains sont, de tous côtés, ou trop attaqués, ou trop mal défendus. Il faut veiller sur la République. C’est à vous entre tous et avant tous qu’incombe ce devoir, survivants de la guerre des hommes contre les oppresseurs !

Nous appelons République la société constituée sur les bases de la réelle souveraineté du peuple, c’est-à-dire sur la logique et la raison, avec tout ce qu’un corps social sagement organisé peut comporter d’égalité, de liberté et de droits pour chacun ; une société qui ne soit pas, ouvertement ou obscurément, conduite par une oligarchie de privilégiés et de parasites, mais illuminée dans tous ses coins par le clair intérêt général.

Nous appelons République l’ordre et la discipline basés sur les grandes lois morales et non sur des traditions qui ont donné depuis des siècles leur aveu de malfaisance, et dont l’universelle tragédie actuelle agite enfin clairement devant les yeux la preuve effrayante qu’elles signifiaient la marche à l’abîme et la fin du monde.

Nous appelons aussi République, par une extension pure et simple des principes constitutifs, l’union des républiques entre elles : la démocratisation de l’univers, la vraie Société des Nations. Nous attachons une importance immense aux choses de l’ordre international. La libération sociale des multitudes soi-disant étrangères à la nôtre, l’organisation rationnelle et équitable de l’ensemble humain, est le cadre de tous les progrès futurs. Nous rejetons avec colère le vieux et funeste sophisme nationaliste qui exige qu’on ignore le régime social des pays voisins. Les raisons pour lesquelles les chauvins, les profiteurs et les meneurs veulent qu’on respecte béatement les maladies intérieures des autres nations sont trop faciles à deviner pour que vous ne les rejetiez pas. Nous croyons que les peuples sont partout les mêmes, ont partout les mêmes défauts et les mêmes grandes vertus, les mêmes aspirations, les mêmes chaînes, les mêmes ennemis. Et c’est par eux et sur eux que se construiront la justice et la paix solide.

Nous plaçons au-dessus de tous nos idéaux, comme les complétant fatalement, la République universelle. Nous disons que non seulement cette harmonie supérieure n’est pas une atteinte au noble et juste épanouissement de chaque patrie, mais que c’est la seule condition qui soit conforme à ses grands intérêts vitaux, son seul statut éternel. Nous disons que non seulement le but que nous poursuivons à l’intérieur et à l’extérieur n’est pas une utopie, mais que c’est le seul qui n’en soit pas une. C’est le seul objectif élevé, équilibré, précis et positif; ceux qui, sincères ou non, s’opposent à cette victoire de l’idée sont des anarchistes et ne sont pas loin d’être des traîtres.

Est-il nécessaire d’ajouter que c’est là et non ailleurs qu’est l’aboutissement de l’œuvre de la Révolution bien que, il faut le reconnaître, nos amis américains en aient donné, cette fois-ci, les premiers, la formule claire et nette. Quoi qu’il en soit, c’est par ces voies que la grande France de 1789 s’agrandira et durera.

Sur ces bases, nous sommes, n’est-ce pas, d’accord. Il est juste de dire que cette foi n’exclut pas actuellement la volonté de vaincre l’Allemagne, au contraire, puisque celle-ci est la plus forte expression du militarisme dirigeant et déchaîné, mais c’est à cause de cela seulement. D’aucuns prétendent que, pour marcher à la mort et sacrifier sa vie, il est nécessaire d’être stimulé par un patriotisme étroit, ou enivré par la haine d’une race. Non. Une haute promesse de progrès définitif pousse mieux les vrais hommes à donner leur sang. Nous qui avons combattu en tant que Français, et surtout en tant qu’hommes, nous pouvons dire fièrement que nous en sommes la preuve vivante.

L’ŒUVRE, Juillet 1917.