Pas de climat, pas de chocolat - Christophe Léon - E-Book

Pas de climat, pas de chocolat E-Book

Christophe Léon

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Beschreibung

Tristan est en première et, dans sa classe, se trouve Nina, une jeune fille fière et engagée qui veut organiser une marche pour le climat. Pour gagner son coeur, Tristan décide de l'aider. Recrutement des membres , création d'une assemblée générale, rédaction des slogans, il se donne à fond pour faire aboutir le projet. Mais leur bonne volonté ne suffit pas. Chaque jour, ils font face à un nouvel obstacle : les parents de Tristan qui s'opposent à sa participation, la proviseure qui interdit la manifestation pour protéger la réputation de son lycée et de jeunes casseurs qui viennent perturber l'événement...

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Seitenzahl: 167

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Pour Patricia

J’aime ceux qui pensent que la liberté n’est pas négociable.

Jean Vautrin

(La vie Badaboum)

Sommaire

Sept jours plus tard, vendredi

Six jours plus tôt, le samedi soir

Cinq jours plus tôt, dimanche

Quatre jours plus tôt, lundi

Trois jours plus tôt, mardi

Deux jours plus tôt, mercredi

La veille, jeudi

La marche pour le climat, vendredi

Sept jours plus tard, vendredi

Je cours. Brusquement, je tourne sur la droite. Les passants s’écartent. J’ai l’estomac dans les talons. Les poumons au bord des lèvres. Je traverse la rue. Je change de trottoir. Coups de klaxon, une voiture pile. Je l’évite de justesse. Derrière moi des bottes, des rangers, frappent le bitume. Une rue sur la gauche. Je bifurque. Je n’ai qu’une envie, me retourner. Et voir. Je me retiens. Je cours. Regard vissé sur l’horizon macadamisé. J’halète. Mes cuisses sont douloureuses. Ma bouche est en feu. Un goût âcre sur la langue, je salive, je bave, j’écume. Mes yeux pleurent. Les larmes coulent sur mes joues, chassées par le souffle de ma course. Je dépasse un café. Des gens sont attablés en terrasse. Ils boivent, fument et parlent. Ils me regardent courir sans cesser de boire, de fumer et de parler. Je cours. Je slalome entre les voitures, une longue file à l’arrêt à un feu rouge. Je prends une rue transversale. Derrière, ils se rapprochent. Je voudrais accélérer. Je ne peux pas. Est-ce un souffle dans mon cou ? Combien de temps vais-je tenir ? Un point de côté me laboure le flanc droit. Ma vue se brouille, se noie dans les larmes. Je bouscule une vieille dame. Elle râle. Je cours. Mon sang bat dans mes veines, pulse à mes tempes. Ma tête est de plus en plus lourde, elle dodeline à chaque foulée. Les muscles de mon cou se contractent. Ma vision s’étrécit. Je tire sur les bras. Je déroule les chevilles. Pour une fois, les conseils du prof d’EPS me servent à quelque chose. Je cours. Et toujours cette présence que dans mon affolement j’ignore. Le bruit des rangers dans mon dos m’obnubile. Hurler ? À quoi bon ? À droite, je tourne, vivement, au risque de chuter. Les immeubles qui m’entourent se referment sur moi. Impression. Ne pas lever les yeux. Vertige à l’envers. Je ne calcule pas le garçon. Je lui rentre dedans. Il pousse un cri. Son sac à dos pirouette dans les airs. Au ralenti. Le garçon tombe à la renverse et crie dans sa chute :

— Eh ! Tu pourrais t’excuser, merde !

Je l’enjambe. Le choc mat de son corps sur le sol ne m’atteint pas. À gauche, je fais un crochet. J’aperçois une enseigne lumineuse. Un Starbucks. Je passe devant. À l’intérieur, des jeunes. J’hésite à y entrer. À me fondre parmi les consommateurs. Ridicule. Je serais prisonnier d’une nasse. Cent mètres encore, j’ai dépassé le stade de la douleur. Mes jambes fonctionnent d’elles-mêmes. Je n’ai plus à réfléchir. Je suis une machine. Je cours. On hurle derrière moi. Les mots me parviennent hachés. Je ne veux pas savoir. Sentiment de solitude extrême. Sentiment de solitude extrême, malgré cette respiration, près de moi… Je cours. Hors d’haleine. À bout de souffle et de nerfs, j’avise une rue. Une impasse ! Trop tard quand je m’en aperçois. Le bruit des rangers à mes trousses a cessé. Je m’arrête. Devant moi, le mur crasseux d’un immeuble contre lequel sont empilés des sacs noirs remplis d’ordures. Plié en deux, je tente de reprendre ma respiration. Je tousse. Je bave. Mains sur mes genoux à demi fléchis. Parcouru d’une succession de frissons, soudain, j’ai froid. Je me redresse.

J’entends qu’on s’approche.

Six jours plus tôt, le samedi soir

Nous sommes assis autour de la table de la salle à manger. En semaine, nous dînons habituellement dans la cuisine. La nappe est recouverte d’une toile en plastique transparent. Mon père me fait face. Ma mère est à ma droite. Elle se lève, va chercher le plat principal et nous sert. Ce soir, nous avons droit à un petit salé aux lentilles. Nous sommes le troisième samedi du mois. Le premier, maman cuisine du boudin aux pommes. Le second, des côtes de porc et des patates sautées. Le quatrième, un gâteau limousin à la viande hachée. Rituel immuable auquel nous sommes abonnés et dont nous ne nous plaignons pas. Ma mère est creusoise et mon père originaire du sud de l’Italie. Mes parents se sont rencontrés chez des amis communs, il y a vingt-cinq ans. Ils se sont mariés six mois plus tard. Je suis l’unique rejeton de ce couple. Je m’appelle Tristan. J’ai seize ans. Je suis en Première au lycée Nelson Mandela. Papa est brancardier à l’hôpital Dupuytren. Maman travaille aux Petites Frimousses, une crèche municipale. Le week-end, la télé n’est pas allumée. Nous n’en avons qu’une et elle se trouve dans la cuisine. C’est la coutume de ne pas regarder les infos à table le samedi et le dimanche. Nous nous racontons notre semaine passée. Je ne dis pas que c’est passionnant, mais au moins nous communiquons. Plus jeune, j’aimais bien ces moments d’échanges. Aujourd’hui, ça me gonfle un peu. J’ai hâte de retourner dans ma chambre, de jouer à la console ou de discuter avec mes amis sur mon portable. Les parents, au fil du temps, deviennent pesants, pour ne pas dire embarrassants. Les anecdotes de mon père à l’hôpital ne m’amusent plus. Les histoires de mômes baveux et morveux de ma mère me soûlent. Nous évoluons dans deux mondes parallèles et rarement raccords. Je les aime, bien sûr. Ce sont mes parents. Mais parfois, je voudrais qu’ils pensent autrement. Ils sont toujours là à s’inquiéter pour moi, pour mon avenir et, le pire, pour ma moyenne en classe. Cette sacro-sainte moyenne générale ! Le paradis quand elle est bonne. La fin du monde quand elle plonge. Il y a tellement de choses plus importantes que mes notes... Justement, aujourd’hui, je dois les informer d’une nouvelle qui m’excite bien plus.

J’ai mangé toutes mes lentilles et repoussé la viande sur les bords de mon assiette. Papa ne me reprend plus, ni ne me fait de commentaires désagréables. Mais je suis convaincu qu’il n’en pense pas moins.

— Je dois vous avertir…

Mon père lève un oeil vers moi. Maman pose ses couverts. Je la sens méfiante. D’ordinaire, ce genre d’annonce est suivie d’une demande d'argent de poche ou d’autorisation de sortir en soirée pour une fête quelconque. Il faut négocier les horaires et la somme. Attendrir, promettre, mentir, rassurer. Et j’ai horreur de mendier. Donc, ils attendent la suite et affûtent sans doute leurs arguments pour refuser ou, au mieux, restreindre les faveurs qui me seront consenties, mais cette fois, il ne s’agit pas de cela.

— Lundi, je vais rentrer un peu plus tard du lycée. Peut-être même après 19 heures. Ça dépendra...

Mon père se prénomme Alberto, ma mère Rosy. Lui, fronce les sourcils. Elle, me sourit aimablement et demande d’une voix douce :

— Pourquoi ? Il y a un problème ?

— Non. Mais j’ai une AG à 17 heures, après les cours.

Mon père reprend une bouchée de petit salé et mâche consciencieusement. Je connais cette façon de faire. Quand, à table, quelque chose le chagrine, il mastique. Longtemps. Férocement. Il passe ses nerfs sur la nourriture.

— Une AG ? Une assemblée générale, c’est ça ?

— Oui.

Ma mère me considère avec circonspection.

— Une AG de quoi ? interroge mon père, la bouche pleine.

Le postillon d’une bouillie de viande et de lentilles s’envole et s’écrase sur la table. Personne ne relève.

— On se réunit après le bahut pour discuter de la manifestation de vendredi, je dis, les yeux fixés sur le postillon comme si je m’adressais directement à lui.

Mon père pose ses couverts de part et d’autre de son assiette. Il avale sa dernière bouchée et déglutit. Sa glotte va et vient sous la peau tendue de son cou.

— Il y a une grève vendredi ?

Il a posé la question d’une voix un peu trop pointue à mon goût.

— Il y a un mot dans ton carnet ?

Ma mère est l’élément rationnel de la maison. Il faut que chaque chose soit à sa place, sinon elle a l’impression de perdre le contrôle. Elle est d’un naturel angoissé. Un mot dans mon carnet et il n’y aura plus à discuter. La chose sera officielle, dûment approuvée par l’autorité compétente. Je serai en règle.

— Non. C’est nous qui organisons la manifestation de vendredi...

Je m’exprime de la manière la plus détachée possible. Il n’y a rien de plus banal que des lycéens qui descendent dans la rue un vendredi, n’est-ce pas ? Je n’ai pourtant jamais participé à la moindre manifestation. Je m’en suis toujours tenu à l’écart, sûrement par timidité. Mais, cette fois, mes raisons vont un peu plus loin que le simple fait de manifester. Raisons que je garde pour moi et qui ne concernent pas mes parents.

— Manifester ? s’inquiète mon père.

Je n’aime pas son petit sourire condescendant.

— Manifester pour quoi ? renchérit ma mère.

Toujours le côté pragmatique de maman et je lui en sais gré. Elle me donne l’occasion de m’expliquer avant que papa n’ajoute une vacherie sur les manifestations, ma position de mineur dépendant, mon immaturité ou je ne sais quoi encore. Mon père ne supporte pas l’imprévu. Il aime l’ordre et sa tranquillité. Je ne crois pas qu’il ait jamais revendiqué quoi que ce soit publiquement. Mon père est un Italien ténébreux. Il estime que chacun doit se débrouiller avec les cartes que lui a distribué la vie. Il faut travailler dur, être persévérant et ne pas faire de vague inutilement pour réussir. Le problème est que je ne vois pas de quelle réussite il parle.

— Pour le climat, je réponds froidement.

— Quoi ? Le climat de quoi ?

Il fait l’idiot. Il a très bien compris de quoi il est question. Lui qui ne jure que par BFM TV... Mais s’il faut lui mettre les poings sur les i, alors allons-y franchement :

— Oui, pour le climat... Vous avez sûrement entendu parler de Greta Thunberg, non ? Eh bien, vendredi prochain, à son initiative, une nouvelle marche pour le climat est organisée, comme chaque semaine partout en Europe. Les lycéens de plusieurs pays seront dans la rue pour que nos dirigeants prennent conscience du changement climatique et agissent enfin…

Est-ce que je récite ma leçon ? Je ne me sens pas très à l’aise dans cet exercice. Je n’ai jamais été un grand orateur.

— Et en quoi es-tu concerné ? grommelle mon père entre ses dents.

Il n’a toujours pas repris ses couverts. Les restes de son petit salé refroidissent dans son assiette. Ce n’est pas bon signe.

— Je suis un de ceux qui participent à l’organisation de la manifestation pour notre lycée. Il faut qu’on coordonne notre action.

— Coordonne notre action… Ton fils cause comme un syndicaliste, raille mon père.

Ma mère sourit. Ni lui ni elle n’ont jamais adhéré à aucun parti ni à aucun syndicat. « Chacun chez soi et les moutons seront bien gardés », selon l’adage paternel.

— C’est sérieux, papa. Les jeunes réfléchissent à leur avenir. À la planète. Nous n’en avons qu’une et…

— Écoute, Tristan… me coupe-t-il.

Nous y sommes. Je vais avoir droit au sermon de mon père. Je me rencogne sur ma chaise, fataliste.

— Je n’ai rien dit quand tu as décidé de ne plus manger de viande. J’ai cru que c’était une lubie. Mais non... tu continues. D’accord, fais à ta guise, ça te passera avant que ça me revienne, crois-moi. Mais ton histoire de manifestation, là, je dis non. Hors de question. Tu imagines vraiment qu’une poignée de jeunes qui braillent dans la rue va changer quelque chose au climat ?

Je m’apprête à lui répondre, mais il lève la main pour m’arrêter.

— J’ai pas fini. Tout ça, ta Thunberg et le reste, c’est que du flan. Quoi que tu fasses, ce sont toujours ceux qui nous dirigent qui au bout du compte décident. La Thunberg, c’est une mode. Comme l’était Hulot, ou d’autres avant lui. Dumont et son verre d’eau en 74…

J’ouvre de grands yeux. C’est qui ce Dumont ? Première fois que j’en entends parler.

— Bah, laisse tomber, tu ne connais pas, tu es trop jeune, continue mon père. Mais tu crois franchement que la société changera parce que de jeunes étourdis manipulés par une Suédoise manifestent dans la rue ? Au nom d’une Greta en mal de starification, juste parce qu’elle est jeune, autiste et écologiste ? Laisse-moi rire, veux-tu. La seule chose réaliste pour ton avenir c’est de travailler, de te forger un bagage, des diplômes et alors, peut-être, de prendre la place de ceux qui gouvernent, et c’est seulement dans ces conditions que tu pourras changer le monde. Sinon, vos histoires, c’est comme pisser dans un violon en espérant jouer du Mozart…

— L’avenir ? je le reprends. De quel avenir parles-tu ? S’il n’y a plus de planète, si le climat devient catastrophique... Ce sont tes idées simplistes qui brassent de l’air, papa. Qui d’autre que nous, les jeunes, devra faire face au monde que vous, les vieux, vous nous laissez en héritage ?

— Arrête de rabâcher ce que racontent les extrémistes écolos ! Vous vous gavez de slogans. C’est que des conneries…

Il est rare que mon père emploie des gros mots. Il n’en utilise que quand la colère le submerge. Je le sais. Ma mère le sait. Alors elle intervient aussitôt.

— Bien, si vous avez terminé, on passe au dessert. J’ai fait un gâteau creusois. Tout le monde aime ça, n’est-ce pas ?

Son ton est enjoué, mais sa mine est grave. Elle tente sans conteste de désamorcer l’engueulade qui couve entre mon père et moi. Elle se lève et empile nos assiettes, puis elle nous regarde longuement, chacun notre tour.

— Je vais chercher le gâteau et les assiettes à dessert à la cuisine. D’ici-là, je ne veux pas vous entendre. Capito ?

Quand elle utilise de l’italien, c’est que l’affaire est grave et que nous avons intérêt à nous tenir à carreau. Le risque encouru est qu’elle s’érige en juge de paix et nous condamne tous les deux à la soupe à la grimace pour le reste du week-end.

Ma mère s’éclipse après nous avoir toisés une dernière fois, de cet air comminatoire dont elle joue si bien. Papa et moi restons sagement à notre place, pareils à deux chiens de faïence qui se font face.

— Pas question que tu rates les cours vendredi prochain… Je te le garantis, susurre-t-il.

— Et pourquoi ? je réponds à mi-voix.

— Parce que c’est comme ça.

— C’est du fascisme…

Mon père s’empourpre. Il fait son maximum pour ne pas exploser et me crier dessus. Lui, l’Italien, le fascisme, il en sait quelque chose. Ses grands-parents ont fui la Péninsule à cause de Mussolini et des Chemises Noires. Je me doute qu’en appuyant sur ce bouton, je vais le faire grimper aux rideaux. Mon rapprochement est idiot, mais mon père m’énerve tellement à cet instant que je n’ai pas pu me retenir.

— Alors ? Réconciliés ?

Ma mère est de retour, le gâteau et les assiettes à dessert entre les mains, mettant ainsi un terme à notre affrontement stérile. Elle dépose le tout au centre de la table.

— Alberto, tu le découpes ce creusois ?

Elle lui tend un couteau.

— Tu as chaud, chéri ? Tu es tout rouge… remarque-telle.

Mon père me jette un coup d’oeil furibond et s’empare du couteau. Il partage le gâteau avec autant de délicatesse que s’il tronçonnait un arbre.

— Hé ! Vas-y doucement ! s’écrie maman. Tu vas le réduire en miettes…

Une fois le gâteau tronçonné, elle nous en sert une part. La plus grosse pour papa, histoire d’essayer de l’amadouer. Maman, elle, n’en prend pas. Elle fait attention à sa ligne. Passé la cinquantaine, elle a peur de grossir. Son maillon faible, c’est son poids. Mon père la charrie souvent à ce sujet. Il assure que plus il aura de kilos de Rosy, plus il sera heureux.

— Allez, mangez pendant que c’est froid !

La blague de ma mère tombe à plat. Ni moi ni papa n’esquissons le moindre sourire. Nous avalons le creusois en silence. L’orage gronde dans nos têtes, mais ma mère est là pour veiller au grain.

— Tristan, tu m’aides à débarrasser la table, dit-elle une fois que nous avons terminé d’ingurgiter notre part de gâteau. Alberto, tu veux bien descendre la poubelle ? Elle est pleine. Je l’ai mise devant le frigo.

Maman est passée maître dans l’art du déminage. Elle sépare les combattants en douceur. Pas de perdant. Pas de gagnant. Mon père se lève, grogne quelque chose d’inaudible et nous quitte. Maman me fait signe de rester assis. Nous attendons qu’il soit parti pour commencer à nous occuper de la table.

— Après, tu files dans ta chambre, Tristan. Pour ce soir, j’en ai assez entendu. On reparlera tous les deux demain de ton histoire de manifestation. Je ne veux pas que tu gâches ma soirée avec ton père.

J’acquiesce d’un signe puis la suis à la cuisine. Papa prend un temps fou pour jeter la poubelle à la cave. Quand nous avons fini, maman dépose un baiser sur mon front et me commande :

— Allez, ouste ! Du balai avant que ton père ne remonte ! Inutile de le faire poireauter trop longtemps entre deux paliers. Je vais entrouvrir la porte pour qu’il sache que la voie est libre.

Ce n’est pas la première fois que ce genre de situation se produit. Ce petit jeu de chaises musicales est bien rôdé entre nous.

— D’accord, maman.

Complices, nous nous sourions.

*

Allongé sur mon lit, je reçois un appel vidéo de Nina sur WhatsApp. Nina est arrivée dans ma classe une semaine après la rentrée de septembre. Elle débarquait de l’île de La Réunion. D’un coin qui s’appelle Saint-Gilles-les-Bains. J’ai fait une recherche sur Internet — plutôt paradisiaque, le coin… D’après la rumeur, ses parents y ont vécu une dizaine d’années. Je dois admettre que son apparition en classe n’est pas passée inaperçue. Elle arborait un tee-shirt sur lequel était écrit : Nobody knows I’m a lesbian. Même les plus réfractaires à l’anglais ont pigé en se demandant néanmoins si c’était du lard ou du cochon. Certains enseignants n’ont pas vraiment trouvé ça du meilleur goût. La prof principale lui a demandé de ne plus venir au lycée affublée de ce tee-shirt. Ils ont prétexté un article du règlement intérieur en rapport avec la tenue vestimentaire correcte des élèves. Le lendemain, elle portait un nouveau tee-shirt avec floqué sur la poitrine : Destroy my ass not my Earth. Les parents ont été convoqués illico. Il semblerait que la discussion ait été houleuse.

— Salut Tristan.

À l’image, Nina a tiré ses cheveux en arrière. Elle est rouquine, et son visage est constellé de taches de rousseur. Deux fossettes creusent ses joues quand elle sourit. Elle est âgée de seize ans comme moi. J’en suis tombé amoureux au premier regard. Tous les garçons ont le béguin pour elle. Sauf, bien entendu, les deux ou trois gros beaufs de la classe qui ne se gênent pas pour la traiter de gouine dans son dos. Dans son dos parce que Nina n’est pas du genre de celle qu’on insulte en face. C’est une guerrière. Une militante aussi. Elle est à l’origine du projet de marche pour le climat dans notre lycée.

— Salut Nina. Quoi de neuf ?

Nous avons convenu de nous joindre ce soir pour régler les derniers détails de l’AG de lundi. Je suis un grand timide. En temps normal, jamais je n’aurais envisagé une seule seconde de participer à cette manifestation. Quand elle a demandé à quelques-uns, dont moi, s’ils voulaient l’aider, j’ai répondu immédiatement et sans réfléchir que j’en étais. Je suis vraiment amoureux d’elle, y a pas de doute. Toutes les occasions sont bonnes pour me retrouver en sa compagnie.