Pearl St. - Paul Rudzki - E-Book

Pearl St. E-Book

Paul Rudzki

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Pearl St. s’apprécie pour sa tranquillité et sa pénombre. Venir s’y établir ce n’est pas juste se chercher un pas de porte confortable pour claquer comme le font les chats. Dormir sous l’éclat de La Perle, c’est prendre une route. Un sentier escarpé au bout duquel se trouve forcément une vérité. Sinon pourquoi vouloir faire tout ce chemin ? La Perle aiguise tes sens et les confond. Elle t’invite à te questionner et te donnera peut-être la réponse. Les certitudes sont rares en ce bas monde, Pearl St. te donne l’occasion d’en apprendre une bonne : on n’y traine pas longtemps !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né à la fin des années 80 à Villeurbanne, Paul Rudzki est un jeune romancier influencé par Frédéric Dard et les mauvais films de gangsters. Dans un décor sordide, il s’amuse à donner vie à des personnages hauts en couleur, à l’humour noir, et aux répliques cinglantes. Il signe avec Pearl St. son premier roman.

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Paul Rudzki

Pearl St.

 

PROLOGUE

Avant qu’elle ne disparaisse, laisse-moi te raconter Pearl Street.

*

Si les rats y pullulent si joyeusement c’est parce que les résidus humains en décomposition ravissent leurs papilles et que l’odeur qui imprègne les murs de brique les rappelle à leur belle jeunesse. Pearl St. est dégueulasse. Elle l’a toujours été d’ailleurs, se complaisant dans sa crasse, comme atteinte du syndrome de Diogène. Elle ressemble au fond d’un seau où de l’eau sale et boueuse aurait croupi depuis vingt ans. Une odeur plus que nauséabonde s’en échappe et la qualifier d’insalubre serait lui faire là un bien aimable compliment. Si seulement elle ne pouvait irriter que votre odorat… Non ! La Perle agresse vos cinq sens.

 

Même si elle s’apparente à de la fange, Pearl St.a toujours su conserver son standing. Les camés et les immondices ont toujours fait partie de ce décor de publicité pour antibactérien et tout le beau monde qui la peuples’en accoutume pour le meilleur. Si les routes du bon Dieu vous ont menés jusqu’à elle, c’est que vous n’êtes pas du genre à vous offusquer de dormir dans vos excréments ou à rechigner à manger ce que les rats ont bien voulu vous laisser. La Perle a éclairé plus d’une sorte de vermines. Si tu fouilles dans ses ordures, c’est que d’une, la tâche ne te répugne pas et que de deux, t’es un rapide ! Certains habitants, ou le peu qu’il reste d’eux-mêmes, aiment parfois laisser trainer une mitaine dans les poubelles espérant ainsi découvrir un trésor. Ils veillent tous cependant à ne pas enfreindre la règle des trente secondes. Règle on ne peut plus sérieuse, tirée du folklore de la ruelle. Un homme de mauvaise condition, mais avec un fort appétit, aurait un jour perdu quelques phalanges alors qu’il tentait de récupérer un morceau de poulet abandonné dans un des conteneurs à ordures qui égayent Pearl St.… Si tu veux arpenter son décor, apprends le credo : « Ne jamais aller plus loin que là d’où personne ne revient ! »C’est une sage philosophie à laquelle tous les habitants de Pearl St.s’emploient. Ils vont tous, tous les jours un peu plus loin, mais s’empressent de revenir. Personne ne veut aller jusque-là. Là, c’est la mort pour certains, la délivrance pour la grande majorité. Et pour un nombre restreint de privilégiés ; là, c’est être las entre deux eaux à attendre que l’éclat de La Perle s’estompe.

 

Pearl St.a pris place sur terre entre Merker St.et Saint-Paul Boulevard. Elle croise également de manière désinvolte, la non moins désinvolte Jefferson Av.. Si elle s’est vue affublée du qualificatif de rue, elle n’en reste pas moins dans la définition véridique de sa situation qu’un cul-de-sac ! Un mur, une porte, une lumière et voilà le fond de Pearl St. ! Entourée et cachée du soleil par deux immeubles, on pourrait aisément la prendre pour un vulgaire coupe-gorge. Cependant, ne vous y trompez pas, La Perle vaut bien mieux qu’une de ces ruelles de mégalopole désignées pour l’arrachage de portefeuilles de touristes pressés. À Pearl St., il n’y a qu’une seule entrée et qu’une seule sortie. On ne peut y entrer sans être vu et on ne peut en ressortir sans être mort.

Le bloc résidentiel qui encadre La Perle fut imaginé durant les années sombres de l’architecture. Les fenêtres sont les cousines des barreaux de prison mais dans le quartier, on les prendrait plutôt pour des frères et sœurs. Déserté, puis réhabilité, puis déserté à nouveau. Les rats y ont planté le drapeau de la colonisation de masse et se réinventent la vie au château de Versailles.

Si les deux immeubles qui encerclent Pearl St. sont quasiment vides et que le quartier a perdu la plus grande majorité de ses habitants, Pearl St.a un taux de population assez stable. Elle s’apprécie pour sa tranquillité et sa pénombre. Venir s’y établir ce n’est pas juste se chercher un pas de porte confortable pour claquer comme le font les chats. Dormir sous l’éclat de La Perle, c’est prendre une route. Un sentier escarpé au bout duquel se trouve forcément une vérité. Sinon pourquoi vouloir faire tout ce chemin ? La Perle aiguise vos sens et les confond. Elle vous invite à vous questionner et vous donnera peut-être la réponse. Les certitudes sont rares en ce bas monde, Pearl St.te donne l’occasion d’en apprendre une bonne : on n’y traine pas longtemps ! Elle est l’entre-jambe profonde de deux ex-fiertés de l’architecture entrelacées. Le tout formant un amas opaque de briques, de fenêtres brisées et de ferrailles. Elle est une faille étincelante dans un bloc de misère. Pour parcourir cette impasse d’une largeur à peu près égale à six grandes enjambées, il vous en coûte une trentaine de mètres depuis son croisement avec Jefferson Av. jusqu’au mur de brique dans lequel se trouve encastrée sa seule porte.Cette dernière agit comme un aimant sur ses occupants. Elle est en fer, surplombée d’un immense mur de briques sombres. À bien y regarder, Pearl St. a des allures de tunnel. Tenter sa traversée, c’est se jeter dans les ténèbres. Si vous avez le malheur de vous rendre jusque sur le seuil de sa porte, la première remarque que vous fera votre inconscient est tout le chemin que vous venez de parcourir. Et à ce moment précis, vous ne penserez pas à vous retourner. Ensuite, vous réaliserez l’étrange conception de la lourde : deux serrures, pas de poignée… C’est seulement après avoir compris qu’il n’existe qu’une seule « exit »à Pearl St.que l’on se retourne et que l’on regarde autour de soi. Le soleil lui, de Pearl St., en a autant à foutre que de son premier coucher. Sur une journée de vingt-quatre heures, il ne lui consacre que 666 secondes et 66 centièmes. L’opacité des murs de briques absorbant la clarté du jour, certains dérangés de La Perle, dans cette obscurité, voient un quelconque présage à connotation satanique. Pour tout vous avouer, ses habitants ne sont pas vraiment des premiers choix de casting pour l’interprétation de catholiques enthousiastes. Durant cet instant d’ensoleillement si court mais qui, pour les habitants de la ruelle, parait si insupportablement long, un étrange phénomène se produit : tout le monde, gens importants ou pas, gens impotents ou pas, tout le monde dirige son regard vers elle. À chaque tentative d’illuminer l’impasse, le bel astre se fait voler la vedette par une lampe à incandescence. La Perle ! C’est le nom que l’on a donné à cette lumière véhiculée par une ampoule électrique de 220 volts accrochée à une équerre de bois fixée dans le mur de brique à quatre mètres au-dessus de la porte. C’est elle qui a fait de cet endroit abject la rue de La Perle. Il semblerait qu’elle n’ait jamais cessé de briller, pas un instant, pas une seconde. Personne n’a jamais vu quelqu’un la remplacer et personne ne l’a jamais vu s’éteindre. Goûter à sa lumière, c’est se résigner. Elle vous tombe dessus en un instant et il vous sera très difficile de vous en défaire. Elle s’imprégnera dans les plis de votre âme, dans les cernes qui cerclent vos yeux, dans vos défauts. C’est peut-être parce qu’elle brille dans les ténèbres les plus répugnantes qu’elle éclaire votre personne d’une si brûlante manière.

À Pearl St., on y vient pour toutes sortes d’affaires. Des plus courantes, comme la consommation ou la défécation de produits hautement déconseillés pour la bonne forme de votre santé mentale. Aux plus démentielles, comme la consommation ou la défécation de produits que le corps et l’esprit se recommandent mutuellement ! Si tu pointes le bout de ta seringue dans l’impasse, t’as de grandes chances pour être l’un des heureux gagnants de la grande tombola organisée par sa majesté la Mort. Le premier prix étant une croisière sur le styx, sans réservation, ni problème de surbooking. Et pourtant, le nombre de participants est affolant dans cette fausse à purin ! Les squatteurs dePearl St.ne portent pas vraiment d’appellation officielle. Le peu de gens qu’ils croisent ne leur donnent pas l’once d’une seconde d’attention. À force de passer tous les jours devant la même épicerie, on en oublie de regarder le prix des légumes… Légumes ! En voilà une dénomination parfaite pour les occupants de Pearl St. ! Attention toutefois, ces derniers ne sont pas comestibles, et ne poussent que sur des champs labourés par la déchéance et arrosés par l’indifférence générale. Ce qui sévit à Pearl St., ce n’est pas de la came de boite de nuit qu’on sniffe pour rester éveillé et pour ne pas subir les affres de l’alcool. C’est davantage celle qui te fait pioncer dans ta merde durant deux jours, trois nuits alors que tu rêves d’une balade avec le mahatma Gandhi dans ta jungle d’idées aux proportions célestes. Le Nirvana qu’ils l’appellent. Un condensé du meilleur et de l’horrible en un sens. Les réflexions philosophiques les plus développées émises par des cadavres marginaux en marge d’eux-mêmes. Ceux qui ont le courage de perdre leur vie à Pearl St. au nom de la recherche philosophique restent environ un peu moins de trente-six heures, éclairés par La Perle avant d’être délogés par un voisin envieux et dérangé par l’odeur. Les poubelles, c’est le mardi. C’est chacun son tour. Le but étant d’essayer de crever plus loin que son prédécesseur et le plus près de la porte pour enfin essayer d’attraper cette vérité qui brille là-haut.

 

Benjamin Herald Junior, alias Ben, est toujours resté loin de l’onde de vice qui se propage depuis Pearl St.. Il l’évite du regard, sur le trottoir d’en face et ce depuis qu’il est pensionnaire de l’établissement scolaire public de son quartier. Le même trajet tous les jours. La même peur chérie et entretenue avec fascination chaque matin. À l’âge de neuf ans, celui qu’on surnommera plus tard BigBen a peur d’une ruelle sombre. Sa motivation pour les études, il l’a tirée de sa rencontre quotidienne avec sa plus grande crainte. Aujourd’hui, il est l’élève le plus assidu de la faculté de droit. Avec Marcus, ils sont passés plus de mille fois devant cette ruelle. Tous les jours ils avançaient fièrement, pressés de faire un clin d’œil à la peur. Le challenge constituait à ne pas baisser le regard face à cette lumière brillante. Chacun d’eux savait que l’autre flancherait au moment fatidique. Ce n’était pas véritablement une compétition, davantage un jeu où l’amitié l’emportait systématiquement. Cette histoire, je m’apprête à vous la raconter au passé, Ben et Marcus, c’est de l’histoire ancienne.

Chapitre I : Mardi

Le réveille-matin ne sonna pas plus d’un millième de seconde ce jour-là. Cela faisait plus d’une minute qu’il était réveillé et ce n’était pas du fait du chant des oiseaux. Ce fut la vibration de son téléphone puis la chute de celui-ci depuis le sommet de la table de chevet qui eut raison de ses douces rêveries. Il se fit la promesse d’essayer de mieux dormir la nuit prochaine. Si seulement ses visions d’horreur pouvaient cesser de le tourmenter. Le coup de fil n’était même pas urgent. Il lui avait juste fait perdre la dernière minute d’une nuit de sommeil qui n’en comptait jusqu’alors qu’une douzaine. Ce que son collègue lui avait appris à l’autre bout du fil n’avait rien pour l’exciter plus que d’habitude mais il y avait peut-être quelque chose à gratter. Il l’avait remercié. En même temps, il lui devait bien ça. On avait découvert un cadavre dans une benne à ordure. Ce genre de nouvelles n’avait rien d’extraordinaire et ne contribuait aucunement à l’augmentation du taux d’adrénaline chez l’inspecteur Robert Ziani. Découverte d’outre-tombe faite au fond d’une impasse peuplée de toxicomanes. Le commencement d’une journée banale pour un flic banal. Il se demanda même si ce n’était pas l’un des scénarios étudiés il y avait déjà de ça une vingtaine d’années alors qu’il n’était qu’un simple étudiant aspirant à devenir inspecteur. Ce n’était d’ordinaire pas les cas d’école qui faisaient sortir l’Inspecteur Z de son lit, mais ce matin-là, son tarin d’enquêteur hors pair frétillait d’impatience.

Dans les faits, l’Inspecteur Z se faisait appeler Bob par tous ses collègues. Ces derniers s’en torchaient le cul de sa vie et ça lui convenait très bien ainsi. L’entretien de ses relations sociales n’étant pas son sport favori, il préférait rester seul. Il préférait également ne pas écouter ce qui se disait à son sujet. Il emmerdait son monde et envoyait balader quiconque s’y invitait. Il portait la dépression comme il portait son imper de cuir élimé aux manches ; tous les jours. La boisson aidant à s’inventer des histoires, Robert s’imaginait en inspecteur intrépide pour échapper à la caricature du flic maussade qu’il était devenu. Rongé par la mort, celle de sa femme. Tous les matins, il se la rappelait en commençant par du scotch dès le petit déjeuner pour l’oublier ; sa femme. La seule personne digne d’intérêt était partie pour toujours. Depuis, il s’était juré de ne poser ses lèvres que sur le goulot d’une bouteille de scotch. Lui qui n’avait jamais autrefois été attiré par l’alcool, s’adonnait dorénavant à la biture quotidienne. Lui qui autrefois avait la belle gueule de l’inspecteur, se trainait à présent une tronche de soiffard. Il avait beau se rincer le visage à l’eau de feu, il arrivait à garder ses idées claires et une part de dignité. Il aurait dû succomber ce jour-là lui aussi, à la place il en gardait une cicatrice à la joue droite. Ses collègues le savaient et le disaient volontiers : « Bob, c’est pas un mauvais flic mais c’est pas une excuse non plus ! » Son année de service en cours n’était pas la plus belle de sa carrière mais il irait au bout et avec des résultats ! Des enquêtes assignées à son département, l’Inspecteur Z en faisait des avions de papier et toutes sortes d’autres réalisations d’origami. À présent il menait son enquête et ne rendait de comptes à plus personne. La dernière fois que son supérieur hiérarchique avait essayé de le rappeler à l’ordre, celui-ci avait mangé la plus grande mandale jamais servie dans un commissariat de police. Il en avait passé des années à jouer au flic valeureux, sans peur et sans reproche. Maintenant, il se faisait dessus à chaque claquement de porte et détruisait son foie au scotch pour amoindrir son sentiment de culpabilité. L’Inspecteur Z était peut-être un soulard mais il était loin d’être con. Il savait ce que disaient ses collègues dans son dos. Que lui seul était véritablement responsable de la mort de sa femme. Ils avaient raison, c’était en grande partie pour cela qu’il les méprisait.

 

Quelques mois auparavant, l’Inspecteur Z avait été la cible d’un assassinat commandité par un grand ponte de la mafia locale. Comment oublier cette triste journée ? Il était sous la douche quand il entendit des bruits de verre brisé au rez-de-chaussée. Il eut beau se précipiter le plus vite possible dans la cuisine, le mal était déjà fait. Sa tendre et douce gisait sur le carrelage, une large tache de sang sur l’abdomen. Les assassins avaient arrosé la maison de balles de gros calibre depuis le trottoir d’en face. Alors qu’il essayait d’apercevoir ses assaillants, une balle vint lui caresser la joue. La mort ne l’emporta pas ce jour-là. Peut-être que rassasiée, elle remit le destin de l’Inspecteur Z entre les mains du chagrin. L’attentat avait fait les gros titres des éditions locales et régionales, mais comme tout fait divers qui se respecte, il avait su laisser sa place dès le lendemain à une autre tragédie. Il est consternant de voir comment la mort d’un inconnu n’affecte que ceux qui le connaissent. L’Inspecteur Z n’arrivait pas à tourner la page. C’était son sens étriqué du devoir qui l’avait conduit jusque-là. Cela faisait des mois qu’il menait une enquête sur le trafic d’une drogue de synthèse qui ravageait la jeunesse de la ville. Il avait réussi à amasser assez de preuves de collusion entre la mafia locale et le plus puissant laboratoire pharmaceutique de l’état pour stopper ce trafic. Le matin de l’attentat, c’était le procureur général de l’état lui-même qui avait mis en garde l’Inspecteur Z contre d’éventuelles représailles. S’il ne mettait pas un terme à son enquête de son gré quelqu’un allait s’occuper de lui. L’Inspecteur Z fit alors ce qu’il est préférable de faire si vous êtes sous le joug d’une menace de mort. Il gratifia le magistrat de son plus beau coup de boule. Il avait la ferme intention de tout balancer. Mettre au trou les pourris de ce monde avait toujours été son plus grand rêve, mais à la place malheureusement, il dut endurer l’assassinat de sa femme et la transformation de sa maison en scène de crime. Les preuves récoltées et égrainées avaient toutes disparu. L’Inspecteur Z n’était pas au meilleur de sa vie. On le prenait pour un sombre fou-alcoolique-revanchard s’imaginant au centre d’un complot dirigé par des multinationales. S’il y avait un seul adjectif à garder de cette description peu flatteuse de sa personne, l’Inspecteur Z retiendrait « revanchard ». Le désir de vengeance s’était installé dans ses songes et avec le titre de résident permanent. La vendetta pour tout horizon. C’est ce qui l’empêchait de se servir un dernier repas aux pruneaux. Après avoir vidé le fond de sa flasque l’Inspecteur Z enfila son imper, chercha ses clefs de voiture, les trouva, puis claqua la porte fatiguée de sa chambre d’hôtel. Il s’alluma une cigarette et monta dans sa tire. Il mit le contact, desserra le frein à main, ajusta ses rétroviseurs et enfin démarra à toute vitesse. Direction Pearl St.. Il n’avait jamais entendu parler de cette rue mais c’était bien là qu’il devait se rendre. C’était là qu’un jeune drogué avait découvert la tête d’un homme. Un autre junky probablement. Sauf qu’en règle générale, les camés, on les retrouve d’ordinaire dans une flaque de gerbe et rarement décapité. C’était la première fois que l’Inspecteur Z se rendait dans ce quartier. En vingt années de service, il n’y avait jamais pointé le bout de son colt. Depuis toutes ces années, il était persuadé que le quartier nord de sa ville avait été complètement évacué du fait de son insalubrité. L’Inspecteur Z gara sa voiture sur le trottoir de Jefferson, il descendit en jetant un regard froid au monde qui l’entourait. Un cordon de sécurité avait été mis en place, barrant ainsi l’accès à l’impasse. Le temps de l’investigation, les occupants de La Perle avait été relogés sur le trottoir d’à côté. Ils déambulaient comme des morts vivants, tous à la recherche d’un bout de carton confortable. L’Inspecteur Z ne pénétra pas dans la ruelle. Il préférait rester derrière le ruban de plastique jaune. L’odeur émanant de ce cul-de-sac était bien trop virulente pour ses narines habituées aux douces vapeurs d’alcool. Il scruta un long moment La Perle et s’étonna de cette lumière si brillante dans cet endroit si lugubre.

– Y a quoi au fond de cette impasse ? demanda l’Inspecteur Z à un officier de police qui se trouvait là.

– Qu’est-ce que ça peut te foutre Bob ! beugla l’officier qui aussitôt se prit une manchette en pleine face.

– J’ai sûrement plus la gueule de l’emploi mais je connais encore les ficelles du métier alors accouche si tu veux pas prendre le revers, insista poliment l’Inspecteur Z.

– Mais t’es con ou quoi ! C’est le junky là-bas ! dit-il la main malaxant sa mâchoire. Il fouinait pour un casse-dalle dans une poubelle quand il a trouvé la tronche du macchabée.

Z contempla l’ahuri que l’officier venait de désigner, soit un jeune homme à l’élégance douteuse endormi dans le caniveau.

– Quoi ? C’est cette épave qui nous a passé le coup de bigot ? C’est lui le chasseur de trésor ?

– T’as vu l’état dans lequel il est ? ! s’exclama l’officier. C’est l’épicier au coin de Jefferson Av. qui nous a prévenus. Le camé voulait lui échanger la tête contre deux barres au chocolat croquant et une bière.

– Et où se trouve le corps ? Puis-je le voir ? s’enquit l’inspecteur.

– Pour le voir, faut l’assembler, pour l’assembler, faut le trouver et pour le trouver, faudrait peut-être commencer par le chercher ! Personne n’a envie de fouiller dans cette merde, c’est pas parce que l’autre camé a mis la main sur la tête qu’on sait où se trouve le corps.

– Attends un peu ! T’es en train de me dire que sur les deux patrouilles de police, y en a pas un seul de vous qui s’est sorti les doigts du beigne et qui ait cherché quoi que ce soit ! ? questionna l’inspecteur.

– Va te faire foutre Bob ! Tu nous prends pour qui ? s’offusqua le poulet. On a bien cherché pour un café mais il reste plus rien dans ce quartier pourri.

L’Inspecteur Z détourna son regard de cette pièce de gras et le posa sur La Perle. Il resta un instant captivé par cette lumière si hautement perchée, destinée à éclairer les âmes venues se perdre ici. Il s’arracha de son emprise et retourna à sa réalité.

Son tête à tête avec la tête de la victime lui en apprit une bonne. Il en était presque sûr. Comment oublier ce visage ? Il l’avait aperçu, caché derrière son évier, monter dans une berline le jour du meurtre de sa femme. Cette tête coupée appartenait à un des deux types qui avaient fait irruption chez lui. La tête avait été sectionnée proprement à l’aide d’un objet extrêmement tranchant. Un hachoir de boucher, un katana, un sabre, une épée, une chachka, un cimeterre, un daisho ou peut-être même une guillotine ? Le médecin légiste décréta que le décès de la victime remontait à moins de vingt-quatre heures et pour ce qui était de la cause du décès, elle semblait évidente. Lorsque l’Inspecteur Z interrogea le légiste à propos des circonstances de la mort, ce dernier les lui expliqua en ces termes : « Mais merde Bob ! Faut vraiment être le dernier des connards pour pas savoir que si on te coupe la tête, tu meurs ! » Propos auxquels l’Inspecteur Z répondit par un crachat sévère aux saveurs cigarette et whisky dans l’œil. Il ne pouvait décidément pas compter sur ses collègues pour lui faciliter la tâche. Il allait devoir se débrouiller seul. Peu lui importait de savoir comment la victime avait été tuée, en revanche il mourait d’envie de connaître son identité. À la vue de cette caboche solitaire en mal d’épaules, il ne put refréner l’envahissement de sa personne par une douce joie intérieure. Il était persuadé d’avoir reconnu ce visage, il ne lui manquait qu’un nom.

Chapitre II : Voir

Peu importe où il se rendait, à chaque fois, il ne passait pas inaperçu. C’est tout le problème quand vous avoisinez les deux mètres de haut et êtes large comme l’encablure d’une porte de chambre froide. Les gens se retournent constamment sur votre passage. Ben s’en fichait du regard des autres et les autres captaient tout de suite que l’on ne se moquait pas d’un type taillé dans un bloc de granit. Enfant, il comprit rapidement les avantages que lui conférait sa stature. Pour autant, Ben n’avait jamais joué les gros bras. Même si son quartier lui apporta son lot de colère, il n’eut jamais recours à la violence physique. Il n’était pas non plus un de ces géants imbéciles aux bras ballants mais un pacifiste persuadé que la parole constituait la plus puissante des armes. Ben était juste un type aux proportions hors normes issu d’un bout de terre délabré. Il avait grandi de la même façon que son quartier ; trop vite, trop haut. Il y était né et n’y avait jamais vu s’améliorer les choses. Il occupait un appartement au onzième étage d’une tour, situé un bloc à l’est de Pearl St.. Son habitat, Ben composait avec depuis vingt ans maintenant. Il n’y avait jamais vu les choses s’embellir, comme si toute existence ici était vouée à l’autodestruction. En autant de temps, Ben eut tout le loisir d’assimiler les concepts de misère sociale, d’exclusion et de pauvreté. L’apprentissage le plus efficace restant l’exposition quotidienne à ces trois phénomènes. À peine cinq années après leur construction, les blocs d’habitations, soi-disant de « standing », ressemblaient à des éponges géantes imbibées de pollution. La bonne idée avait été de construire un quartier, rapidement, non loin de la rivière sur une des anciennes décharges de la ville. On nettoyait le paysage sans se soucier vraiment du confort des futurs occupants. Comme de partout, l’humidité aussi avait son standing. Le choix des matériaux d’isolation et de protection des façades était la cause principale de la dégradation du quartier. Les promoteurs immobiliers n’eurent jamais commandé d’expertise. Une fois le projet terminé, ravi de leur succès, ils mirent les voiles vers une autre ville à la recherche d’un autre business juteux. Les heureux propriétaires, eux, restèrent dans l’obligation de payer leur achat, et ce malgré leurs protestations auprès des compagnies immobilières. La gronde gagna le quartier. Les locataires désertèrent rapidement et les échoppes baissèrent pour une dernière fois leur rideau de fer. Ceux qui habitaient encore le quartier se résignèrent ; et à partir du moment où la classe ouvrière baisse les bras, c’est la mafia qui fait main basse. Et sans un bruit, la drogue s’est pointée à la fiesta. À qui la faute, demandèrent les riverains ? Était-ce la faute de l’armada d’avocats qui protégèrent une escouade de promoteurs véreux ? Ou bien celle de l’ouvrier qui avait posé l’isolant bas de gamme ? Ou celle du prolétaire, trop con pour savoir que l’accès à la propriété dans des prix raisonnables n’était qu’une illusion qu’il lui était donné ? Ou bien était-ce la faute de l’État spectateur ? Du spectacle, Ben, lui n’en avait pas recraché une miette. Il avait assisté à des descentes. Il avait vu des gens convenables devenir des loques. Si l’habit ne fait pas le moine c’est le décor qui vous donne la foi ou non. Mesurer deux mètres c’est observer le monde avec de l’altitude. Cela ne veut pas dire regarder les gens de haut mais voir plus grand. BigBen savait regarder de loin et au loin. Il était là mais ne vous le signifiait pas. Son plus grand rêve : être invisible. S’évader. Pour fuir son environnement sordide il lui suffisait de regarder tout droit, là-haut, dans le vague. Du haut de sa fenêtre, il se plaisait à scruter l’horizon à la recherche d’un signe d’espoir. Tout ne pouvait être si sombre. Un monochrome ne peut être d’une seule teinte ; il faut toujours une nuance pour faire ressortir la couleur principale. Ben n’était pas vieux mais il avait cette lourdeur dans le creux des paupières. Signe que la vie ne l’avait pas épargné lui non plus. Il cherchait sans cesse à comprendre comment voir autre chose que ce qu’on lui donnait à regarder. Il s’employait à essayer d’imaginer les contours de la grande image, cherchant au-delà des murs, au-delà de sa condition. Il aimait remettre en cause son statut d’homme libre. Libre de quoi ? Libre de fermer les yeux, d’ignorer. Libre de se croire heureux d’être en vie. Libre d’oublier ? D’oublier les noms des personnes disparues, happées par le vice, happées par sa rue ? Le béton gris qui l’entourait avait parfois raison de sa joie de vivre. Quand autour de vous tout semble décharné et déconstruit, qu’il est dur de se tenir à sa ligne de vie. Ben avait tant de questions à poser, questions auxquelles ni l’ordre ni la loi ne pouvaient répondre. Dans la cour de récréation, il vous était difficile de ne pas le remarquer. Alors que les autres gamins avaient du mal à effleurer du bout des doigts les filets des paniers de basket, Ben lui, était déjà de la taille du panneau. À cet âge-là, les enfants sont durs et cruels. Et ne pas être dans la moyenne c’est être vu comme un monstre. Et les monstres, même ici, faisaient peur. Néanmoins, vivait dans le quartier, un gamin qui n’avait peur de rien. Un enfant effronté, monté sur ressort, fonctionnant à la pile nucléaire. Un môme audacieux à qui on ne pouvait dire non. Il s’appelait Marcus Robinson. Ben et Marcus s’étaient rencontrés à l’âge de huit ans. C’était Marcus qui avait forcé le destin. Un jour, durant la récréation, il avait foncé sur le géant. Il voulait prouver aux autres enfants sa valeur et son courage. L’intelligence de Ben était de la taille de ses bras ; énorme ! Un simulacre de bagarre entre un mammouth et un moineau s’ensuivit, dont Marcus sortit l’heureux vainqueur sous les applaudissements remplis de consternation de la cour de récré ! Ils venaient de trouver respectivement en la personne de l’autre un cadeau rare et précieux, une amitié inconditionnelle. À la ville comme à la mort. Les deux faisaient la paire. Ils grandirent ensemble, bien différents l’un de l’autre mais évoluant dans le même décor. Venir du même quartier c’est souvent aller à la même école, être dans la même classe, avoir les mêmes professeurs, apprendre les mêmes conneries en somme. Ben se pointait toujours en avance à leur rendez-vous pour partir à l’école. Marcus, lui, déboulait toujours en retard, ce qui l’exaspérait. Être exact dans le temps importait beaucoup à Ben : être là où tu dois être, c’est ne pas être là où tu ne dois pas. Marcus habitait un taudis en face de la tour de Ben, dans l’un des immeubles les moins épargnés par la moisissure. C’est l’humidité qui emporta la mère de Marcus alors qu’il n’était qu’un adolescent. C’est la montée du crime qui faucha celle de Ben. Minots, les deux comparses s’occupaient comme ils le pouvaient. Le cinéma n’était pas resté ouvert très longtemps, et l’accès aux terrains de basket près de l’école rendu inaccessible par les dealers du coin. Quant aux joies de la rue, bien trop cher pour des mineurs. Ça leur en prenait de l’imagination pour s’extirper de ce triste monde. Les deux jeunes hommes en devenir comprirent vite dans quelle impasse on leur avait foutu les pieds. On les avait plantés dans un quartier miteux infesté de rats et squatté par des extravagants de la piquouse ! Si crue se mange la vérité. La naïveté de leur enfance s’envola à l’âge de neuf ans lorsqu’un tox’ de La Perle vint égorger leur maitresse de classe, en plein cours, pour les cinquante balles rangés dans son larfeuille. Ils avaient vu mourir un être humain en direct ! Trop violent pour être vrai, trop jeune pour le voir. Témoin oculaire d’un meurtre n’est pas le rôle que vous rêvez d’incarner quand vous êtes enfant. Ben et Marcus avaient su tenir bon. Malgré un environnement hostile, ils avaient toujours su se débrouiller et rester loin des malversations de la came. Comme quoi la pauvreté peut être salvatrice. Si tu voulais de la bonne fallait que tu payes. Pas d’argent, pas de poussière d’étoile. Des filles avec qui Marcus et Ben étaient allés à l’école se retrouvaient à tapiner dès l’adolescence pour une éclipse de réalité. Presque tout le monde se droguait dans ce quartier. Des mères célibataires enceintes, en passant par les grabataires séniles, jusqu’aux gamins un peu trop précoces. La came était bien installée dans le quartier comme le ver dans un fruit trop mûr. Que restait-il à sauver ? Ben et Marcus.

*

Ben se dépêcha de chopper son anorak, il était en retard. Il dévala l’escalier à toutes jambes. L’ascenseur ne marchait plus depuis une décennie. Onze étages le matin et onze le soir. Un régime de champion. Le bus qui passait au coin de Merker et Jefferson n’allait pas l’attendre. S’il ne voulait pas être en retard à la faculté, il allait devoir bouger sa masse impressionnante. Il traça le plus droit et le plus vite possible, ne relevant pas l’effervescence autour de La Perle. Il avait beau être immense et baraqué, il se faisait la remarque qu’il manquait cruellement d’exercice. Juste avant d’arriver au coin de la rue, il distingua les feux arrière du bus disparaitre sous la pluie. Il serait en retard. En sueur sous son anorak, Ben avait les pieds trempés. Les prémices d’une bonne journée merdique. Il n’avait jamais véritablement connu de journées enthousiasmantes non plus. Ben regardait la pluie tomber durement en pensant à Julia qui allait surement râler en ne le voyant pas arriver. Selon la fiche horaire, le prochain bus était dans vingt-sept minutes. Ben décida de retourner chez lui, pour changer de basket et retrouver un peu de confort. En sortant de l’abribus, il réalisa peu à peu la scène qui était en train de se jouer derrière. Lors de sa folle course contre l’exactitude, sprintant dans les flaques, Ben avait complètement occulté la présence de deux voitures de police, parquées sur le trottoir de Jefferson. Il remonta l’avenue et s’arrêta à hauteur de Pearl St.. La ruelle était entravée par un cordon de flic. S’approchant, il vit tous ces résidus amoncelés sur le trottoir d’en face. Que s’était-il passé ? Pearl St. n’avait jamais connu de fermeture. Elle détruisait des vies vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; sept jours sur sept, toute l’année et ce depuis plus de vingt ans. Depuis toutes ces années c’était la seule valeur sûre du quartier. Une des rares institutions qui n’ait jamais connu la crise. La curiosité de Ben était bien trop forte. Même s’il s’était pourtant juré de ne jamais parler à un flic, Ben en interpella un qui lui semblait moins con que les autres. À vrai dire il avait une bonne tête de flic, mais au moins celui-là ne portait pas l’uniforme.

Chapitre III : Première rencontre

– Eh oh ! Oh ! Excusez-moi ! Oh ! Excusez-moi ! Monsieur l’agent ! se hasarda Ben.

L’Inspecteur Z ne prêta pas attention au jeune homme qui venait à l’instant de l’interpeller. Il préféra l’ignorer. Même s’il lui était très difficile de ne pas voir l’armoire à glace qui lui fondait dessus. Soit l’inspecteur allongeait le pas, soit il allait devoir interagir avec ce qu’il supposait être le fossoyeur du quartier. Il posa son regard dans le vide, comme pour devenir transparent.

– Faites pas semblant de ne pas m’avoir vu ou entendu monsieur l’agent, dit Ben.

L’Inspecteur Z leva le regard.

– Pour faire semblant de pas t’avoir vu faudrait être une bête d’acteur ! Pousse-toi de devant, tu me fais de l’ombre ! balança l’inspecteur.

– Je peux savoir ce qui se passe ici monsieur l’agent ?

– Vas-y, allonge ta carte d’la maison et j’te rencarde !

– Euh non, vous vous trompez monsieur, je ne suis pas policier !

– Non, tu déconnes ! Circule alors, y a rien à voir ! trancha l’inspecteur.

– S’il vous plait monsieur l’agent, j’habite le quartier et j’aimerais savoir ce qui se passe, demanda Ben, curieux.

L’Inspecteur Z n’aimait plus vraiment les composantes qui faisaient son métier depuis trente longues années déjà, mais s’il y avait deux choses qu’il détestait plus que tout, c’était bien les scènes de crime et les habitants curieux. Ce matin c’était sa chance, il allait devoir se farcir les deux ! De plus, sa main droite le démangeait. S’il se laissait appeler « monsieur l’agent » devant ses collègues une fois de plus, il allait perdre le peu de considération que ces derniers avaient encore pour lui. Que faire ? Il ne pouvait quand même pas foutre son poing dans la gueule d’un habitant du quartier, ce serait légitimer son renvoi de la police trop facilement. Dire qu’il s’était fait chier à obtenir son badge d’inspecteur de police pour qu’un Golgotha d’un quartier miteux l’appelle monsieur l’agent. L’inspecteur rangea ses paluches dans ses poches. Il comptait faire payer ses supérieurs. Ils allaient devoir se taper le dépressif, colérique et alcoolique Inspecteur Z jusqu’à sa retraite et puis à quoi bon essayer de boxer hors catégorie de toute façon…

– Grand balèze, j’t’arrête tout de suite, ici c’est moi l’inspecteur ! Donc tes monsieur l’agent, vu ta taille, tu peux aisément t’les carrer où j’pense, signé Z.

Ben n’avait jamais ressenti véritablement de haine envers les fonctionnaires de police mais au moment de sa rencontre avec l’Inspecteur Z, il supposa que la haine était un sentiment tout à fait envisageable, avec la colère et le dégoût également. Lui qui avait grandi avec l’idée qu’on ne pouvait pas aimer les forces de l’ordre, avait en face de lui le type le plus détestable de la police. Ben scruta l’inspecteur de haut en bas. Son diagnostic était limpide : ce qui était posé là devant lui était la caricature vivante du Flic. Ben renifla l’odeur de malt qui s’échappait du bonhomme et avait du mal à voir en lui un valeureux membre des forces de l’ordre. Ben avait grandi dans un chaos total où la force était responsable du désordre. Si vous n’étiez pas solide, le quartier vous avalait dès vos dix ans. Avant ce jour, Ben n’avait jamais vu de patrouille de police dans son quartier. Les ambulances et les pompiers, oh ça oui ! Mais les flics jamais.

– Veuillez excuser mes manières monsieurl’Inspecteur, c’est qu’on vous voit si peu souvent dans le quartier que j’ai jamais appris à faire la distinction entre les grades, lui rétorqua Ben.

– Ah, parce qu’en plus d’être taillé comme un dinosaure, tu fais de l’esprit ? s’enquit l’inspecteur. Tu crois que j’ai que d’ta pomme à m’occuper ? Bouge de là et arrête de m’faire perdre mon temps !

– Sincèrement désolé monsieur l’Inspecteur, c’est juste que c’est la première fois que je vois des gens de votre espèce dans le quartier, alors forcément… ça éveille ma curiosité, insista poliment Ben.

– Mais bordel ! Qu’est-ce tu comprends pas dans la formule « bouge de là » ? Casse-toi grand malabar ! Ça t’regarde pas ce qui se passe au fond de ce cul-de-sac !

L’inspecteur avait hâte de se tirer de là. Même si la vision de cette tête coupée avait égayé sa journée, les vapeurs d’alcool tendaient à se dissiper et les odeurs de Pearl St. commençaient sérieusement à lui chatouiller les narines. À cet instant, il jouait du bout des doigts avec sa petite flasque d’alcool dans la poche gauche de son imper. Il avait la gorge sèche à force de bavarder avec ce type. Il pensait à la rasade de scotch qu’il allait pouvoir s’envoyer une fois que le médecin légiste aurait fini de remplir son rapport. Dès que le document serait signé, l’enquête allait être confiée au département des homicides. Service que l’Inspecteur Z connaissait bien mais duquel il n’avait plus le droit d’approcher, de près comme de loin. On ne lui laissera pas accéder aux pièces du dossier. Avant que ses homologues ne débarquent à Pearl St., il allait vite devoir trouver ce pour quoi il était venu. C’était son instinct de flic qui l’avait conduit jusque-là et avec succès, mais il avait besoin de bien plus qu’une simple identification visuelle s’il voulait établir un lien entre ce meurtre et l’assassinat de sa femme. Il dut remettre ses questionnements intérieurs et ses songes alcoolisés pour plus tard. Le gus monstrueux était toujours là, jetant des coups d’œil par-ci par-là.

– Putain, mais c’est pas possible ! Quelqu’un peut dégager ce type de ma putain de scène de crime ! beugla l’Inspecteur Z.

Personne ne broncha, surtout pas Ben. Bien trop curieux de savoir ce qui avait causé le déménagement des habitants de Pearl St.. Ben sondait la ruelle. Il la connaissait, il avait appris à la connaître. Il la trouva changée et ne sut comment interpréter ce sentiment. La même lumière brillante, les mêmes ténèbres ; pourtant, elle semblait différente.

– Eh le gros ! Eh oh ! cria l’Inspecteur Z. Viens voir un peu par-là !

Ben le savait, ces flics ne connaissaient rien de La Perle et de son monde. Si tu voulais savoir ce qui s’y passait, tu pouvais toujours demander à ses habitants, mais parler leur langue, c’était être allé à une école bien différente que celle de la police. Ben s’approcha de l’inspecteur avec un large sourire qui donnait à sa mâchoire l’air d’une calandre de 4x4.

– Je m’appelle Benjamin Hérald et pas « Eh le gros », dit-il.

– Qu’est-ce tu crois que ça peut m’foutre de connaître ton blaze, tacla l’inspecteur. Tu dis qu’tu crèches dans ce quartier pourri ?

– Je suis né ici et je vis ici, répondit Ben.

– Écoute-le donc faire le fiérot parce qu’il est né dans ce trou à rat !

Ben voulut lui mettre une droite mais il ne pouvait pas risquer de rosser un officier de police dans l’exercice de ses fonctions, sa future carrière d’avocat en dépendait.

– Je n’en tire aucune fierté monsieurl’Inspecteur. Je connais cet endroit aussi bien que votre foie connait le mauvais alcool, trancha-t-il sèchement.

L’inspecteur comprit dans le regard de Ben qu’il ne pouvait pas franchir une autre de ses limites. Il sut en observant le fond de ses yeux que ce gamin en avait vu tout autant que lui.

– Qu’est-ce tu peux me dire sur cet endroit ? demanda l’Inspecteur Z.

– Qu’est-ce vous voulez savoir ? s’enquit Ben.

– Pour commencer, j’aimerais connaître le nom de ce cul-de-sac infect.

– On l’appelle Pearl St. ou La Perle. N’essayez pas de la chercher sur un plan de la ville, elle n’y figure pas, dit Ben.

– Ok. Et tu peux m’dire pourquoi y a plus que des camés et des putes dans ce quartier ? interrogea l’inspecteur.

Ben lui raconta l’histoire de son quartier ou comment la joie de vivre avait progressivement cédé sa place à la toxicomanie et à la prostitution. Il évoqua l’emprise de la drogue sur les habitants et la façon dont les pouvoirs publics avaient abandonné la populace à ce triste sort.

– Parle-moi un peu de la dope qui circule ici.

– Désolé inspecteur, je peux pas vous dire quel goût elle a ! Je touche pas à toutes ces saloperies. Pour le savoir, je vous conseille de vous rencarder auprès des junkies derrière vous.

– P’tit con, argua l’Inspecteur Z.

– Tout ce que je peux vous dire c’est que par ici les gens sont prêts à faire n’importe quoi pour se la payer.

– Putain, ça alors ! Tu m’en apprends une bonne ! ironisa l’inspecteur.

– Dans ce cas, démerdez-vous tout seul, qu’est-ce que je m’en bats l’œil moi de votre enquête ! gronda Ben.

– T’braques pas gamin, essaye juste de m’apprendre des choses que j’sais pas déjà por favor ! Quel nom elle porte la dope ? T’as certainement dû l’entendre quelque part… insista l’inspecteur.

– Ils l’appellent Nirvana.

– Ahaha ! ricana Z. Ça m’a toujours fait marrer moi les noms de came ! En même temps, si tu veux faire un peu de pognon dessus, tu peux pas l’appeler décrépitude, zombification ou encore mortcertaine…

– De ce que je sais, c’est à cause de sa multi-coloration, dit Ben.

– Attends ! T’es en train d’me parler d’une petite pilule multicolore ? T’es bien sûr kid ?

L’Inspecteur Z n’avait jamais entendu parler de Nirvana mais il connaissait bien cette drogue. Elle était le fléau responsable de tous les maux de la ville et surtout de la mort de sa femme.

– On m’en a proposé des centaines de fois ! Alors oui, je suis pas mal sûr en effet ! répondit Ben.

L’Inspecteur Z en était quasiment certain lui aussi. La cervelle sans vie retrouvée avait à voir avec la mort de sa femme et son enquête sur le commerce illégal de Nirvana. Il lui fallait une preuve ; un lien tangible entre les deux affaires. Il allait prouver une bonne fois pour toutes que l’attentat perpétré à son domicile n’était pas qu’un simple cambriolage qui avait mal tourné. Il allait venger la mort de sa femme, inculper les coupables, laver son honneur et après avoir fait tout ça, il irait louer Bacchus jusqu’à la mort !

– Tu sais où je peux en choper de ta Nirvana ? demanda l’inspecteur à Ben, non sans une pointe de défiance dans la voix.

– C’est une question ou une affirmation ? interrogea Ben.

– Paye-toi pas ma sale tronche de flic ! vociféra l’inspecteur. Si tu vis dans ce quartier depuis tout ce temps, tu dois forcément savoir où on peut en trouver !

– À gueuler comme ça, je vais finir par croire que vous êtes en manque ! ironisa Ben.

– C’est ça ! Continue à jouer avec mes nerfs et c’est toi qu’on trouvera la tête coupée dans l’fond d’une poubelle la prochaine fois !

– Quoi ? ! C’est pour ça que vous êtes ici ? Qu’est-ce vous avez trouvé ? demanda Ben assoiffé par la curiosité.

– J’vois qu’mon enquête intéresse son altesse maintenant, rétorqua l’inspecteur. On a retrouvé la tête d’un type dans une poubelle au fond de cette fissure de l’enfer qu’est ce trou putride !

– Me racontez pas de conneries ! riposta Ben. Un cadavre dans les ordures de Pearl St., j’ai envie de vous dire et alors ? Tout le monde le sait dans le quartier : « les ordures, c’est le mardi ! »

L’inspecteur réfléchit un instant à ce que ce grand type était en train de lui dire. Il fit un bref topo de la situation : un quartier de merde, bourré de toxicos où il ne restait plus rien qui avait de l’allure sauf un service de ramassage d’ordures hebdomadaire ? L’ombre d’une théorie commençait à apparaître dans son esprit embourbé. Si ce cul-de-sac faisait office de fosse septique, il y avait forcément un service d’excavation qui assurait l’entretien. De ce qu’il en déduisait, on avait coupé la tête de ce type une fois son boulot terminé. Pourquoi lui avoir coupé la tête ? C’était pas le mystère que l’Inspecteur Z tentait d’élucider. Il cherchait davantage à savoir quelles pouvaient être les raisons qui poussent un employeur à se débarrasser d’un membre de son personnel. Est-ce que l’assassinat manqué de l’inspecteur était un motif de renvoi ? Comment allait-il prouver que le meurtre de sa femme et celui d’un de ses assassins présumés était le travail d’un seul et même artiste ?

– T’écoutes vraiment rien toi dans ton genre ! lança l’inspecteur à Ben. Je t’ai pas dit qu’on avait découvert un cadavre, mais une tête seulement.

– Et où se trouve donc le reste du corps ? s’empressa de questionner Ben.

– Alors toi ma parole ! Tu d’vrais faire flic fiston ! C’est toute la question que j’me pose, railla l’inspecteur.

– Et vous avez cherché dans les autres conteneurs ?

– T’as vraiment cru un instant que j’allais m’remonter les manches et fouiller dans ce tas de feuilles de papier toilette usagées ?

– C’est pas votre boulot que de remuer la merde ? ironisa Ben.

– Reste poli si tu veux pas manger un outrage, grand machin !

– Veuillez m’excuser monsieur l’Inspecteur. C’est ma toute première enquête policière, j’essaye juste de me poser les bonnes questions…

– Vous commencez à m’les briser sévère toi et tes questions à la mords-moi le chibre ! s’impatienta Z.

– Et vous avez réussi à identifier la victime ?

– À t’entendre, j’crois rêver ! Qui c’est qui pose les questions ici bordel ! ? surjoua l’inspecteur. Comme on n’a pas de mains, puisque pas de cadavre, l’identification est difficile.

– Vous voulez dire que vous savez pas de qui il s’agit ?

– Bingo ! Vu qu’on a retrouvé qu’la tête, les couillons du département chargé de l’enquête vont devoir attendre le rapport odontologique du coroner ; à condition que le gus soit allé chez le dentiste au moins une fois dans sa vie.

– Et si c’était un type peu soucieux de sa dentition ?

– Il reste l’identification visuelle.

– Vous voulez dire si quelqu’un le connait et est capable de l’identifier ?

– Mais dis voir, t’es vachement futé pour un type au gabarit animal ! Laisse-moi parier ! Tu dois suivre des cours du soir me trompé-jeee… ?

L’identification visuelle, l’Inspecteur Z s’en était chargé, du moins partiellement ; il l’avait reconnu. C’était un des deux fils de chien coupable du meurtre de sa femme. Son seul problème c’est qu’il ne savait pas d’où sortait cet enfant de salaud qui avait attenté à sa vie.

– Peut-être que je le connais, moi, votre décapité, dit Ben.

– Désolé BigBen mais le travail d’la police regarde qu’la police.

– Je me disais juste que ; si tu finis à Pearl St. la tête coupée, il y a de grandes chances pour que tu y sois déjà passé avec la tête sur les épaules.

L’Inspecteur Z n’aimait pas qu’on lui dise comment faire son métier mais cette réplique de Hulk version chair et os marquait un point. De plus si ses collègues de l’Homicide trouvaient l’identité de la victime, ils ne la lui communiqueraient probablement jamais. Ce grand type était peut-être sa chance, qu’est-ce que cela lui coûtait au final ? Un instant plus tard l’Inspecteur Z revint avec l’appareil photo du légiste.

– Dire que j’ai été obligé de lui mettre un coup de savate à cette raclure pour qu’il lâche son reflex ! Il mit l’appareil entre les mains de Ben.

– Y a juste à faire défiler sur la droite. Si tu n’as jamais rien vu d’aussi dégueu’ accroche-toi !

Alors que Ben faisait défiler les photographies, l’inspecteur vit une ombre passer dans son regard.

– Tu le connais ? s’essaya l’inspecteur.

Ben avait le visage blême, il détourna sa vision de l’appareil et dirigea son regard vers La Perle.

– Il s’appelait Marcus Robinson. Il était mon ami.

Les Fables de Pearl St.

La Reine et le pion

Même si Pearl St. a réduit et gâché la vie de ceux qui l’ont fréquentée, elle a également eu le droit à son lot de belles histoires. De par sa lumière, elle a éclairé les pages de nombreuses vies, pour lecteur averti only ! Les fables de La Perle ont suinté des murs de la ruelle, toutes sont fondées sur des faits sordides. Question de décor, restons ton sur ton. Elles content les récits de protagonistes hauts en couleur qui aident à la compréhension de cet environnement tumultueux qu’est La Perle. Voici la première :

*

La création du quartier coïncidait avec la construction d’une école élémentaire. Sur d’anciens marais au nord de la ville, on bâtit un centre d’éducation flambant neuf. À moindre coût évidemment. Monsieur le maire de l’époque préféra investir dans la réfection du centre-ville, là où il vivait, que dans l’éducation des futurs électeurs. Son leitmotiv ? Je cite : « les pauvres dehors ! ». On offrait ainsi à de jeunes parents de la classe moyenne la chance de s’installer dans un quartier neuf, à des taux d’emprunts abordables, certes un peu loin de l’agglomération mais avec la promesse d’une vie de quartier résolument cosmopolite et tournée vers la jeunesse. Ce fut également l’occasion pour de jeunes professeurs et pour le personnel scolaire de déménager dans l’optique de vivre au plus près de leur lieu de travail. Le rêve quoi ! Pour construire cette pépite architecturale, on avait engagé un maître en la matière, le même qui avait dessiné la prison du comté.

Le quartier aurait dû être un jardin paisible où des familles d’horizons et de luttes diverses cohabitent dans le respect mutuel. Dans l’idée, la pièce paraissait jouable. Mais vu le décor, fallait pas s’attendre à une comédie !

L’école, à sa première rentrée, avait accueilli plus de trois cents élèves. Tous issus du quartier. Après quelques années et le départ de bon nombre d’habitants, l’école n’était plus ce tremplin pour la réussite. Elle était devenue une prison, dans laquelle on enferme un môme pendant huit heures, mais qu’on laisse vagabonder une fois la cloche sonnée. On n’apprenait rien au Collège, si ce n’était que le plus rapide avait la plus grande chance de survie. Des fusillades, il y en eut. Des meurtres aussi. Des poésies récitées par cœur et avec enthousiasme ? Beaucoup moins. L’école avait fermé plusieurs fois. La moisissure avait fait son apparition dans plusieurs salles de classe. Contraignant ainsi les professeurs à enseigner au réfectoire pendant un temps. Les jeunes professeurs dynamiques et volontaires qui composaient l’équipe enseignante s’étaient tous tirés depuis. Soit à cause de la dépression, soit à cause des petites pastilles qui tournaient dans le quartier. Les élèves redoublaient leur classe sans cesse, aucune école supérieure ne voulant d’eux. Le niveau d’enseignement étant en chute libre depuis l’affectation d’une nouvelle brigade enseignante. L’État avait réussi à placer tous les derniers de l’académie dans le même collège. La fine fleur de l’encrassement intellectuel. Les élèves n’en avaient que faire de la personne qui s’égosillait en face d’eux, que cette dernière enseigne les Maths ou l’Histoire. Les professeurs, pour instruire ces jeunes fougueux, employaient deux techniques : la menace verbale et la force physique. Plusieurs d’entre eux s’étaient fait agresser. Le dernier en date était M. Picken, le professeur de sciences.

Poignardé avec un tube à essai par un de ses étudiants pas encore majeur. Les camarades du jeune agresseur furent unanimes et formels : « Il le méritait c’bâtard ! »

Le racket était le sport favori des plus grands tandis que les plus petits, eux, s’entrainaient à la course à pied et à l’escalade.

Dans cet endroit d’instruction et d’enrichissement collectif était un homme. Il n’était pas très grand, il n’était pas très beau. Il n’était pas très respecté, il n’était pas autoritaire. Il n’était pas de la noblesse professorale, ou de la classe populaire nettoyante.

Il était un petit homme, à peine soigné.