Plus fort que la Haine - Léon de Tinseau - E-Book

Plus fort que la Haine E-Book

Léon de Tinseau

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Beschreibung

Le monde, sous des airs indignés, cache d’amusants pardons pour l’audace qui brave ses lois et pour l’intrigue plus ou moins adroite qui crochette ses portes. Même, il est aisé de voir qu’il ne déteste ni les sarcasmes de la philosophie, ni les foudres de la religion, car, en combattant sa tyrannie ou sa perversité, on affirme encore sa puissance. Voilà pourquoi, de tout temps, le monde s’est porté en foule aux comédies qui étalent ses ridicules ; pourquoi, de nos jours, il s’arrache les œuvres des romanciers qui promènent sur ses laideurs le verre grossissant de l’analyse. Voilà pourquoi, depuis qu’il y a des chaires dans les temples et des prédicateurs dans les chaires, une élite mondaine, feignant l’humilité, s’assied aux premiers rangs des fidèles pour savourer fièrement l’anathème sacré : Vanitas vanitatum, et omnia vanitas ! De l’anathème il a fait une devise qui prouve sa vieille noblesse. Telle une famille qui pourrait établir qu’une de ses grand-mères avait déjà mal tourné du temps de Salomon.

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LÉON DE TINSEAU

PLUS FORT QUE LA HAINE

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385745066

I

Le monde, sous des airs indignés, cache d’amusants pardons pour l’audace qui brave ses lois et pour l’intrigue plus ou moins adroite qui crochette ses portes. Même, il est aisé de voir qu’il ne déteste ni les sarcasmes de la philosophie, ni les foudres de la religion, car, en combattant sa tyrannie ou sa perversité, on affirme encore sa puissance. Voilà pourquoi, de tout temps, le monde s’est porté en foule aux comédies qui étalent ses ridicules ; pourquoi, de nos jours, il s’arrache les œuvres des romanciers qui promènent sur ses laideurs le verre grossissant de l’analyse. Voilà pourquoi, depuis qu’il y a des chaires dans les temples et des prédicateurs dans les chaires, une élite mondaine, feignant l’humilité, s’assied aux premiers rangs des fidèles pour savourer fièrement l’anathème sacré : Vanitas vanitatum, et omnia vanitas ! De l’anathème il a fait une devise qui prouve sa vieille noblesse. Telle une famille qui pourrait établir qu’une de ses grand-mères avait déjà mal tourné du temps de Salomon.

Tout au contraire, à ceux qui veulent planer au-dessus de lui, qui négligent insolemment de le prendre pour témoin de leurs luttes, de leurs fautes, de leurs chagrins ou de leurs joies, le monde garde un éternel ressentiment. Tôt ou tard il leur réserve une vengeance, même quand il est contraint de sourire à leur succès ou à leur fortune. Ainsi que Méphistophélès bafoué par l’odieux pouvoir du sublime et du mystique, il s’éloigne pour un temps, grommelant dans sa rage momentanément désarmée :

Nous nous retrouverons, mes amis ; serviteur !

et, l’occasion venue, sans pitié il enfonce le trait.

Il y a quelques années, ces réflexions durent frapper les observateurs capables de penser et de prévoir, à la vue du malaise indéfinissable qui se déclara sourdement dans les sphères les plus élevées de la meilleure société, lorsque ce double billet de part fut répandu – sans profusion – dans le faubourg Saint-Germain et ses annexes :

Le comte de Sénac a l’honneur de vous faire part de son mariage avec mademoiselle de Quilliane.

Château de Sénac (Ardèche), le…

Madame de Chavornay, religieuse hospitalière de Saint-Bernard de Menthon, a l’honneur de vous faire part du mariage de mademoiselle de Quilliane, sa nièce, avec M. le comte de Sénac.

Couvent des Bernardines, avenue Kléber, le…

Certes, l’union était assortie comme nom et comme fortune. Les Quilliane et les Sénac représentent la meilleure noblesse de la Provence et du Languedoc ; les jeunes époux, d’après les calculs les plus modérés, entraient en ménage avec cent vingt mille livres de rente. Quant à leurs personnes, peu de gens pouvaient en parler ; encore fallait-il, pour cela, remonter à plusieurs années.

Albert de Sénac avait disparu du monde, un beau jour, sans crier gare, pour aller voyager aux antipodes. À vrai dire, avant cette fugue, le monde n’avait trouvé dans le jeune déserteur qu’un courtisan peu remarquable par son assiduité et visiblement sceptique. Depuis son retour, c’était pis encore. Albert ne s’était montré presque nulle part et, d’après le genre de vie qu’on lui connaissait, il était permis de le croire moins occupé de chercher une femme que d’asseoir sa candidature à l’Académie des inscriptions. Aussi la nouvelle inattendue de son mariage faisait froncer les sourcils à plus d’une douairière, au souvenir des hypocrites déclarations en faveur du célibat par lesquelles ce sournois avait repoussé leurs tentatives.

Quant à la nouvelle madame de Sénac, c’était bien autre chose. Le moins qu’on pouvait en dire était de l’appeler « défroquée », et c’est à quoi l’on n’eut garde de manquer, surtout les mères qui avaient « soigné » Sénac pendant un hiver ou deux, et qui avaient encore leurs filles sur les bras.

Quelques jeunes femmes, anciennes élèves du fameux couvent de l’avenue Kléber, et qui avaient conservé leurs entrées dans la maison après le sacrement, rétablissaient les faits et défendaient leur ancienne compagne contre les attaques de leurs aînées.

– Thérèse n’a jamais porté l’habit religieux, disaient-elles. Son mariage s’est décidé la veille du jour où devait avoir lieu la vêture. Donc elle n’est pas plus défroquée que nous.

– C’est bien subtil. Depuis trois ans elle était enfermée là-bas, et tout le monde la considérait déjà comme bien et dûment cloîtrée. Joli couvent, d’ailleurs, si les amoureux y entrent comme au moulin !

– Mais non, chère madame ; elle a connu M. de Sénac en Égypte, dans un voyage…

– En Égypte ! En voici bien d’une autre ! Cette jeune personne accomplissait le tour du monde pendant qu’on la croyait prosternée dans sa cellule ! C’est ce que nous appellerons faire son noviciat à l’américaine.

– Hé ! la pauvre petite ne voyageait pas pour son plaisir. Elle accompagnait son frère, malade de la poitrine, si malade qu’il en est mort, malgré l’Égypte…

– Et qu’il n’a pas très bien surveillé sa garde-malade. Sénac aura si fort compromis la demoiselle que le couvent la lui a laissée pour compte.

– Mais non, puisqu’elle est rentrée au couvent après son voyage et qu’elle y a passé presque deux ans.

– Bon ! je vois ce que c’est. Le monsieur l’aura quelque peu enlevée.

– Croyez-vous ? La Révérende Mère de Chavornay, qui est une sainte, n’aurait pas mis son nom sur les billets de part. Surtout elle n’aurait pas marié sa nièce dans la chapelle de son pensionnat, en présence des religieuses et des élèves.

– D’accord. Et les époux n’ont pu trouver, à eux deux, pour mettre sur les billets, qu’une vieille religieuse qui ne porte même pas leur nom ? Comme parenté, c’est maigre, et cela sent l’enfant trouvé d’une lieue.

– Ce n’est pas leur faute si Christian de Quilliane, frère de la mariée, fut le dernier de sa race, et s’ils n’ont, l’un et l’autre, ni père, ni mère, ni frère, ni sœur…

Pendant huit jours, des conversations de ce genre furent échangées dans une cinquantaine de salons, les plus huppés de Paris. Mais, si le jeune ménage trouvait toujours des gens pour l’attaquer, plus rarement des âmes charitables étaient là pour le défendre. On l’attaquait toutefois avec une modération relative, soit par un reste de cette franc-maçonnerie aristocratique si puissante en certains pays, si relâchée dans le nôtre ; soit parce qu’on ne savait sur lui que du bien, dans le peu qu’on savait. Après examen, il parut évident qu’on aurait mauvaise grâce à ne pas ouvrir ses portes au grand large devant ces originaux, et même à ne pas assister aux fêtes qu’ils allaient donner, car on décida aussi qu’ils en donneraient. Une chose en effet ne pouvait se discuter : c’est que l’ancien hôtel des Quilliane, devenu l’hôtel des Sénac par le testament du dernier marquis et le mariage de Thérèse, était l’une des plus magnifiques résidences du quai d’Orsay, la seule peut-être à qui la Révolution et les embellissements de Paris n’ont enlevé ni un arbre, ni une pierre, ni une tapisserie, ni un meuble.

En somme, la haute société ménageait aux Sénac des dispositions plutôt bienveillantes. Restait pour eux à en profiter avec reconnaissance, et, voilà précisément ce qui ne parut pas les préoccuper beaucoup. Février s’écoula – le mariage avait eu lieu à la Chandeleur – et les hautes baies de l’hôtel continuèrent à laisser voir derrière les étroits carreaux de leurs vitres la peinture jaunie des volets fermés. Le carême s’enfuit ; les cloches de Pâques sonnèrent ; les bals s’annoncèrent partout, excepté chez les Sénac, dont le Faubourg n’entendait plus parler. Peu s’en fallut qu’on ne les réclamât à la police.

On avait si bien composé d’avance le menu de leurs dîners et la liste de leurs invitations, que bien des gens commençaient à sentir un mouvement d’humeur en passant sous les fenêtres obstinément fermées. À toute force on eût accordé remise de quelques mois pour cause de réparations – les appartements devaient être furieusement délabrés – si, du moins, le jeune couple avait abattu sa tournée de visites. Mais ils en prenaient par trop à leur aise, aussi bien avec les gens pressés qu’avec les gens curieux ; en d’autres termes, ils se moquaient du monde.

Aussi le monde, indisposé par cet exemple fâcheux d’insoumission, jugea-t-il à propos de faire une enquête sérieuse ; malheureusement les témoins manquaient, même ceux du mariage, car trois d’entre eux étaient venus tout exprès du fond de la province, et depuis longtemps avaient regagné leurs gentilhommières respectives. C’était à croire que les mariés avaient prévu ce qui se passerait. Dieu merci ! le quatrième témoin habitait la capitale, mais il avait quatre-vingts ans, et le pauvre vieux, ayant pris froid au sortir de la cérémonie, luttait sans espoir contre une bronchite, au fond d’un hôtel perdu à l’extrémité de la rue du Cherche-Midi. Néanmoins, questionné sans miséricorde entre deux étouffements, il eut le temps de déclarer que l’aventure n’était pas une légende, qu’Albert et Thérèse existaient en chair et en os, qu’ils étaient bien et dûment mariés, et même qu’ils avaient semblé particulièrement satisfaits de l’être. Il ajouta – et le bonhomme s’y connaissait – que, dans sa longue carrière, il n’avait jamais rencontré de futur mieux fait et plus épris, de future plus belle, mieux habillée et de plus grand air. Après quoi il mourut.

Pendant ce temps-là, une ancienne élève, restée la favorite de la Révérende Mère de Chavornay, finissait par apprendre de celle-ci que le jeune ménage, au sortir de la chapelle, s’était rendu à l’hôtel Quilliane et y avait passé vingt-quatre heures, dans le plus strict incognito, bien entendu. Cette infraction aux usages, qualifiée par les douairières de mariage à la hussarde, fut généralement blâmée. Une vieille fille, assez mûre pour avoir son franc parler, ne craignit pas de dire :

– À la place de la novice il m’aurait semblé que la chambre nuptiale du quai d’Orsay n’était pas assez distante de la cellule de l’avenue Kléber, et j’aurais cru commettre un sacrilège en n’allant pas plus loin.

– Oh ! mademoiselle, répondit le baron de Javerlhac, l’enfant terrible du Faubourg malgré ses soixante ans, on voit bien que vous n’avez jamais passé par là ! Auriez-vous donc obligé ces pauvres diables à attendre qu’ils fussent dans la lune pour songer à la terre ?

– D’ailleurs, fit observer la jeune marquise de Boisboucher, parente d’Albert, j’ai eu quelques détails. Les époux n’ont même pas déjeuné en tête à tête, car la respectable Mrs Crowe, l’ancienne dame de compagnie de ma nouvelle cousine, s’est mise à table avec eux, je le sais de bonne source.

Une chose impossible à savoir, en revanche, était le lieu vers lequel Sénac et sa femme avaient pris leur vol en quittant Paris. Probablement ils se cachaient dans le vieux château de Sénac, demeure féodale peu habitée depuis longtemps et enfoncée dans les montagnes de l’Ardèche. Allaient-ils donc y passer un siècle, sans voir personne ? – Bon moyen de se prendre en aversion ! prophétisèrent les personnes d’expérience.

Mais, un beau jour, on apprit que les Sénac avaient été rencontrés en Égypte. Sans doute, ils refaisaient, sous forme de pèlerinage amoureux, l’excursion qui leur avait si bien réussi deux ans plus tôt. Ce dernier trait acheva de les classer parmi les chercheurs de quintessence dont il ne faut rien attendre de bon. Pendant une semaine on ne parla point d’autre chose.

– Ils comprennent la fausseté de leur situation, proclama la sévère marquise de Castelbouc, et n’osent pas se montrer avant qu’on ait oublié leur histoire. Mariage de novice, mariage de divorcée : au fond les deux se ressemblent.

Avec plus de mesure, le baron de Javerlhac, qui joue volontiers le rôle de juge amateur dans les causes mondaines, résuma les plaidoiries et prononça l’arrêt par contumace :

– Plût au ciel qu’il n’y eût rien de plus à reprendre aux vingt ou trente mariages qui se feront chez nous cette année, qu’à celui-là ! Ces braves gens n’ont qu’un tort, dont ils seront seuls à souffrir. Je les devine trop différents des êtres masculins et féminins parmi lesquels le sort les appelle à vivre. Ils veulent être meilleurs que leur époque, et croient pouvoir donner en tout la première place au sentiment. Or, nos romanciers eux-mêmes fuient le sentiment dans leurs livres, parce que ça ne se vend plus. Si j’étais l’ami intime de ces deux rêveurs, je leur conseillerais de rester toute leur vie en Égypte, – et encore c’est un peu trop près d’ici. Quand ils se trouveront en face de la vie telle qu’on nous l’a faite et que nous l’avons faite, ils m’en diront des nouvelles !

Javerlhac n’était pas toujours si tendre envers son prochain, car la bienveillance n’était pas son péché mignon. L’avenir devait montrer si, malgré cette mansuétude, il avait vu l’avenir trop en noir dans sa prophétie. Tandis qu’il livrait au vent les feuilles de l’oracle, Thérèse de Sénac écrivait la lettre suivante à Mrs Crowe qui venait de passer, toute seule au vieux château, un hiver assez différent de celui du jeune ménage :

« Le Caire, 25 avril 188…

» Ma chère Kathleen, savez-vous pourquoi je ne vous ai guère envoyé que des bulletins de santé depuis mon départ ? C’est que – je suis habituée à vous dire tout – notre équipée d’outre-mer me causait des terreurs folles ; mais vous devinez bien que ce n’est pas le voyage en lui-même que je craignais.

» Quelle dangereuse témérité pour Albert, quelle folle présomption pour moi, cette idée de refaire, dans la prose du bonheur atteint, le même voyage fait une première fois dans la poésie de l’impossible rêvé ! Encore presque une enfant, je comprenais déjà que les étoiles m’auraient paru bien moins belles après que j’aurais pu les toucher. D’ailleurs, il me semblait qu’il ne faut pas recommencer certaines minutes particulièrement douces de la vie. La seconde rose, cueillie au même rosier, ne donne pas l’ivresse de la première. Le printemps n’a qu’un rossignol : celui qui nous a surpris, un beau soir, de sa sérénade oubliée. Le lendemain c’est un autre rossignol qui chante, mais ce n’est plus le rossignol.

» Aussi avais-je très peur de revoir l’Égypte en général, et, spécialement, je tremblais comme une feuille en approchant de chacun des lieux où mon cœur avait laissé un souvenir. J’ai tout revu : le Caire et les grands arbres de la promenade, témoins de notre première rencontre ; la petite maison de l’avenue de Boulaq où, me voyant pleurer d’inquiétude sur mon frère, il m’a dit : – Voulez-vous que je reste pour Christian ?

» Et il resta, vous vous en souvenez, le cher ! bien qu’on l’attendît en France et qu’il risquât de perdre une grosse somme – qu’il a perdue d’ailleurs. Il resta… et vous aviez raison : ce n’était pas mon pauvre Christian qui le retenait au Caire !

» Mais le plus dangereux, c’était de pénétrer de nouveau, appuyée sur son bras, dans ces ruines de Louqsor, où j’ai passé, je crois, l’heure la plus douloureuse de ma vie. Car c’est là que j’ai vu combien j’étais aimée et combien j’allais aimer, moi, la fiancée promise à Dieu, moi dont le pauvre cœur était déjà suspendu devant l’autel, comme ces ex voto de vermeil qu’on attache à la muraille sainte, et qui ne saignent pas, ceux-là !… Mon Dieu ! que j’étais malheureuse ! Et vous, méchante, vous m’aviez laissée m’engager seule dans le labyrinthe de granit ; vous aviez peur des chauves-souris et des serpents. Ah ! le véritable serpent, ce jour-là, était une horrible femme dont je ne veux pas écrire le nom. Que Dieu lui pardonne la mort de mon frère et le crime que j’ai commis, grâce à elle, en doutant de l’être le plus loyal qui existe.

» Cet homme est plus qu’un homme : il fait mentir la sagesse et l’expérience humaines. Avec lui la réalité dépasse le rêve ; la prose est plus douce que la poésie ; le bonheur de la veille paraît incomplet auprès du bonheur du lendemain. Ah ! comme il eut raison de me ramener ici ! Maintenant, je vois clair dans mon âme et dans la sienne – qui ne sont qu’une seule âme, à vrai dire. Tout ce qu’il m’avait promis, annoncé, est en train de s’accomplir. Oui, je le reconnais. Si j’ai fui, d’abord, vers la divine perfection, loin du monde, c’est que je désespérais d’y trouver – misérable orgueil ! – une créature digne de moi. Et voilà, qu’au contraire, je me sens indigne de lui, tellement indigne ! Le but de ma vie, après le ciel, sera de diminuer la distance qui nous sépare.

» Mon Dieu ! quel bien nous allons faire et comme nous allons être heureux ! Ce matin je lui disais :

» – Pour ce qui est du bonheur, je suis tranquille : je vous ai ! Mais ma grande crainte est de n’être pas assez utile en ce monde. Je sais bien que nous sommes assez riches pour faire des bonnes œuvres. Alors ce ne sera pas nous qui serons utiles ; ce sera notre argent.

» Il a ri de ce qu’il appelle mon sophisme.

» – Nous ferons quelque chose de bien plus considérable et de bien plus difficile que de fonder un hospice ou de recueillir des orphelines, a-t-il répondu. Nous montrerons à l’humanité ce que c’est qu’un bon ménage selon Dieu et selon le monde. Depuis vingt ou trente ans, je doute qu’on en ait vu beaucoup, tandis qu’on trouverait à cette heure, dans les seuls couvents de Paris, plusieurs centaines de religieuses réunissant toutes les vertus et toutes les qualités de l’espèce. Convenez qu’une de plus n’y aurait pas fait grand-chose. Vous serez bien plus utile en faisant voir au monde l’échantillon perdu de la grande dame d’autrefois, je parle de ces femmes tout à la fois sérieuses et charmantes, reines par le pouvoir de la situation et de l’esprit, qui furent nos aïeules. Faut-il mettre en compte les exemples de la bonne chrétienne que vous serez ? Donc ne regrettez pas l’avenue Kléber. Vous avez fait de moi le plus heureux des hommes en la quittant, de même que vous en auriez fait le plus misérable en refusant d’en sortir.

» Vous allez dire que mon très indulgent mari conduit la modestie de sa femme à une mauvaise école. C’est son affaire ; mon devoir est d’accepter avec joie ces petites démonstrations d’amitié qui rapprochent les cœurs et servent à faire l’agrément d’une douce société. Reconnaissez-vous, dans ces paroles, notre ami saint François de Sales ? Peut-être que non, car elles ne sont point tirées des chapitres que vous me lisiez souvent, jadis, pendant que je brodais la fameuse chasuble, sans me douter qu’elle embellirait la messe de mon mariage et non pas celle de ma prise d’habit. Dieu l’a voulu ; je le sais, j’en suis sûre : je l’en remercierai jusqu’à mon dernier soupir.

» Vers la fin d’avril, nous serons à Sénac et je vous raconterai le voyage que nous achevons. C’est la même contrée, les mêmes paysages, les mêmes ruines, les mêmes obélisques ; mais tout cela est éclairé autrement. Il me semble que je revois au grand soleil des lieux que j’avais visités une première fois au clair de lune. Rien ne vaut le soleil ; mais ne disons pas de mal de la douce et mélancolique Phébé. Ce serait de l’ingratitude la plus noire.

» Chère amie, sachez que deux noms ne sont guère sortis de ma pensée depuis que nous sommes en Égypte : celui de mon pauvre frère Christian et celui de ma bonne et fidèle Kathleen, qui fut, par son zèle, sa prudence et la permission de Dieu, l’ouvrière de mon bonheur. Allez ! nous ne nous quitterons plus, cher témoin de mes douleurs et de mes joies.

» Combien il me tarde de vous revoir et de faire connaissance avec ce vieux château, avec ce village et les braves gens qui l’habitent ! Annoncez-leur que nous serons très peu Parisiens, et que nous leur donnerons le meilleur de notre temps.

» Votre amie,

» THÉRÈSE. »

II

Le voyageur que l’express emporte vers Marseille aperçoit la masse grandiose du château de Sénac, sur la rive opposée du Rhône, entre Montélimart et Orange. L’habitation a subi le sort commun des demeures seigneuriales de ce pays, que les guerres de religion traitèrent aussi rudement qu’aucun pays de France. Elle porte les traces profondes du fer et du feu. Mais les châteaux d’alors – et aussi les châtelains – étaient bâtis pour tenir tête aux horions. La grosse tour semble encore guetter l’approche des lansquenets ennemis, se glissant à l’improviste par les chemins de chèvre étagés sur les coteaux du Rhône. Elle pourrait conter l’effroyable saut de plus d’un prisonnier catholique ou huguenot, à qui, « pour descendre en ceste mode, plus auraient fait de proufict aisles que iambes ». Ainsi parlent les chroniqueurs du temps, peu coutumiers de sensiblerie.

Vers le milieu du XVIIe siècle, une habitation moderne s’est soudée à la vieille tour restaurée à grands frais ; tel on voit un guerrier blanchi sous le harnais, mais encore vert, marier sa gloire à la beauté d’une jeune épouse couronnée de grâce. L’habitation, malgré tout passablement austère, occupe avec ses dépendances une bande de terrain fortement incliné que bordent, au pied, le cours du Rhône et, au sommet, l’ancienne route de poste. La cour d’entrée, les communs, le château, les parterres, le potager remplissent la zone horizontale, située sur la hauteur. Le reste du terrain, planté de chênes encore jeunes, descend jusqu’au chemin de halage par une pente assez raide. Une enceinte à peu près carrée clôt la propriété dont la surface approche de cinquante hectares, presque entièrement rebelles à la culture. Aussi les habitants du petit village, faisant allusion à la dépense de cette muraille de trois quarts de lieue répètent volontiers :

– L’écorce de Sénac vaut mieux que la châtaigne.

Il y a cinquante ans, la malle-poste passait chaque jour devant la grille armoriée qui forme un côté de la cour d’honneur du château. Mais, depuis l’établissement de la grande ligne ferrée qui longe l’autre rive du Rhône, les châtelains, moins favorisés que jadis, doivent quitter le train à la station située en face de la vieille tour et traverser le fleuve en bac pour entrer chez eux, à moins qu’ils ne veuillent affronter l’interminable lenteur des embranchements de la rive droite. Le progrès, comme la vertu, a ses côtés incommodes.

Les ouvrages spéciaux écrits pour les voyageurs citent le panorama du donjon de Sénac parmi les plus beaux du midi de la France. À l’est, le Rhône et sa vallée, encore étroite, forment le premier plan, magnifique tapis de verdure, où se détache la broderie plus pâle du feuillage de l’olivier qui commence à paraître. Au-delà s’arrondit l’amphithéâtre majestueux du Grésivaudan et des Alpes, appuyé à droite sur le Ventoux désolé et neigeux. Parfois, dans les pures soirées d’automne, un géant inconnu se dresse un instant parmi les voiles roses de l’Orient prêt à s’endormir dans l’ombre. C’est le Pelvoux dont la haute cime, écrasant tous les pics voisins, reçoit la dernière caresse du soleil, de même que, le lendemain, il sera touché avant tous de sa flèche d’or.

À l’ouest, la vue moins réjouie n’a pour se reposer que le paysage austère et tourmenté des Cévennes. Les aspects les plus divers se trouvent mélangés comme au hasard. D’étroits vallons, parés d’une riche culture, sont encaissés dans la sécheresse désolée de collines granitiques aux contours anguleux. Sur les plateaux, la garrigue monotone déroule son vêtement de bruyères et d’arbustes rabougris, sans autre habitation que la cabane en pierres grises du berger, seul habitant de ce désert sauvage. Des hameaux se cachent, de loin en loin, parmi d’énormes châtaigniers à la cime arrondie. Et l’horizon est fermé bientôt par des ondulations médiocres assez hautes cependant pour empêcher le regard de découvrir la chaîne du Tanargue et du Gerbier des Joncs. Tels ces importuns sans valeur et sans mérite qu’on voit détourner à leur profit l’attention du vulgaire, en empêchant d’admirer le génie.

Depuis l’époque où Laurent, comte de Sénac, maréchal de camp des armées du roi, restaurait sa vieille tour et élevait sous son abri la demeure actuelle, ce lieu pittoresque fut rarement honoré de la résidence et même de la visite de ses maîtres. Gaston de Sénac, fils du précédent, moitié homme de guerre, moitié diplomate, mais par-dessus tout courtisan renforcé, disait à qui voulait l’entendre : « Le plus beau point de vue que je connaisse au monde est celui de l’orangerie de Versailles, quand le roi descend le grand escalier au milieu d’une cinquantaine de jolies femmes. Le paysage qu’on aperçoit de mon logis des bords du Rhône vient ensuite, autant qu’il m’en souvient, car je ne l’ai pas contemplé depuis l’âge de quinze ans. »

Une belle dame lui demandant un jour pourquoi il ne mettait jamais les pieds dans ce site merveilleux, le galant gentilhomme répondit :

– Pour deux raisons : la première, que je ne vous y verrais pas ; la seconde, que l’air du lieu est malsain pour nous autres. Depuis cinq cents ans, il y est mort plus de cinquante Sénac, hommes ou femmes.

Le plus curieux c’est qu’il y mourut lui-même, durant un séjour – absolument forcé – qu’il dut y faire après un mot trop spirituel sur la Pompadour. Il mourut un peu de vieillesse et beaucoup du chagrin de ne plus voir le roi, maladie qui n’était pas sans exemple à cette époque. De nos jours ce sont les rois qui pourraient être malades, assez souvent, de ne plus voir leurs sujets.

Le fils de ce courtisan à la langue trop leste et à l’âme trop sensible, suivit les princes en émigration et ne rentra en France qu’avec eux. Après son départ, le château, mis en vente comme bien de proscrit, fut acheté par un marchand de fagots du village, nommé Cadaroux, lequel fit l’emplette, comme de juste, à un prix avantageux. Au moment où l’aïeul d’Albert, à peine revenu à Paris dans l’état-major du comte de Provence, allait s’informer s’il était possible de rentrer dans son bien, il vit poindre chez lui un bourgeois bien vêtu, à la mine papelarde, qui lui proposait le rachat, au prix coûtant, du château, du parc et des dépendances. Par précaution il apportait les titres de propriété dans sa poche. Cet exemple rare de probité arracha des cris d’admiration à tout le monde, et d’envie à quelques-uns moins bien partagés que l’heureux Sénac. Celui-ci voulait présenter son bienfaiteur, comme il l’appelait, à Sa Majesté, et ne parlait rien moins que de lui faire donner une sous-préfecture, le jugeant sur sa mine fort entendu aux affaires, ce qu’il était en effet. Mais le bonhomme refusa tous les honneurs et demanda seulement qu’on l’expédiât au plus vite, se disant fort pressé de regagner la « maisonnette » qu’il avait fait bâtir non loin du château. Admirant ses goûts modestes, le comte de Sénac lui fit compter la somme, serra les titres de la propriété redevenue sienne, et reconduisit lui-même son bienfaiteur à la diligence, avec mille cadeaux pour sa femme et pour ses enfants.

Quelques semaines plus tard, quand le trop confiant gentilhomme fit à son tour le voyage pour contempler son domaine qu’il n’avait pas vu depuis vingt ans et plus, il trouva son parc, célèbre dans tout le Languedoc par ses chênes séculaires, tondu comme un champ d’avoine après la moisson. L’honnête Cadaroux avait négligé de lui apprendre qu’il avait coupé tout le bois qui pouvait servir, ne fût-ce qu’à fabriquer des échalas. Cette opération, accomplie sans bruit, avait remboursé deux fois l’acquisition, en dehors du remboursement en espèces. Résultat, en faveur de Cadaroux : deux cent bonnes mille livres, sans compter la « maisonnette » qui était et qui est encore un petit château ne faisant point trop mauvaise figure à côté du grand. Depuis ce temps-là, le brave homme fut connu dans tout le pays sous le sobriquet significatif de Bouscatié (coupeur de bois), que sa famille conservait encore à l’époque de cette histoire.

Voilà comment le Sénac d’alors entendait les affaires. Le nôtre, ou plutôt celui de Thérèse de Quilliane, se montrait fidèle aux traditions, même quant aux goûts de résidence. Mais, pour lui, l’éloignement, d’abord, ne fut pas volontaire. Privé très jeune de ses parents, il était tombé entre les mains, fort dignes d’ailleurs, d’un tuteur assez mûr et encore plus maniaque. Cet excellent vidame, ainsi qu’on l’appelait dans le Faubourg parce que le titre semblait fait pour lui, se croyait en pleine province durant les six mois qu’il passait à sa terre de Brie, à deux heures de Paris, jugeant Lyon, Toulouse ou Bordeaux comme des possessions coloniales, visitées seulement par les Mungo-Park et les René Caillié de son époque. Jusqu’à sa sortie du collège, Albert n’avait entendu parler de son domaine patrimonial que comme d’une île inconnue, habitée, sinon par des cannibales, au moins par des tribus étrangères à toute civilisation. De l’explorer par lui-même, il ne pouvait avoir l’idée. Le vieux tuteur, qui n’était pas solide et se croyait encore plus malade qu’il n’était, poussait les hauts cris quand son neveu demandait la permission d’aller dîner à Saint-Germain. En réalité, c’était le jeune qui était le tuteur de l’autre.

Quand le bonhomme fut tombé en enfance, accident qui suivit de près la reddition de ses comptes à son pupille, celui-ci eut quelque liberté, mais il n’en abusa point. Toutefois, poussé un beau matin par le démon des grandes aventures, il s’embarqua pour Sénac où il arriva sain et sauf, le soir même, un peu surpris que la route fût si peu longue et plus surpris encore qu’on entendit le français, ou à peu près, dans le département de l’Ardèche. À dire le vrai, la surprise alla jusqu’à la désillusion. Les fleurs, les arbres, les animaux, tout, jusqu’aux êtres humains eux-mêmes, ressemblait d’une façon désespérante à ce qu’Albert avait vu chez son tuteur, entre Meaux et Lagny.

Le château lui parut fort triste, non sans cause. Au dedans, les pièces dégageaient un parfum d’abandon qui serrait l’âme. Au dehors il pleuvait, ce qui empêcha le visiteur de jouir de son parc impénétrable autant qu’une forêt vierge, car, depuis les exploits de Bouscatié Ier, les arbres replantés avaient eu tout le loisir d’emmêler leurs branches et de faire disparaître les allées, comme pour noyer dans l’oubli des jours néfastes.

Le village tout entier fit grand accueil au descendant des anciens seigneurs, sauf toutefois les Cadaroux que ce retour malencontreux allait faire descendre au second rang, du premier qu’ils occupaient. Déjà on leur adressait leurs lettres au « château de Sénac », absolument comme si le vieux manoir n’eût été qu’une grange. On était loin du temps où Cadaroux, le coupeur de chênes, parlait de sa « maisonnette » en tournant dans ses doigts les bords graisseux de son feutre. Quant aux paysans, ils espéraient une restauration prochaine du souverain légitime, moitié par intérêt, moitié par affection traditionnelle pour une race qui ne leur avait fait que du bien, quand elle leur avait fait quelque chose. Mais Albert comprenait de reste qu’un de ses aïeux fût mort d’ennui dans cet endroit que l’absence de soleil rendait lugubre, ainsi qu’il arrive pour les plus beaux sites du Midi. La santé de son oncle lui servit de prétexte pour ne faire qu’une apparition à Sénac, prétexte assez fallacieux, car le vieillard était dans l’incapacité la plus absolue de distinguer les moustaches de la sœur Félicité, sa garde-malade, des moustaches plus longues mais non plus fournies de son beau neveu.

Cependant le jeune comte revint l’année suivante. Cette fois une lumière d’or inondait la plaine, et le séjour lui parut ce qu’il était en effet, c’est-à-dire une merveille d’éclat et de pittoresque. Mais il avait à peine eu le temps d’admirer le point de vue de sa tour, que les métayers firent queue chez lui, sachant qu’il ne fallait pas compter sur une longue visite de leur maître. À la fin de la journée, quand il additionna le total des sommes demandées pour augmenter ou consolider les édifices, rétablir les clôtures, améliorer les chemins, sans parler de l’église qui menaçait ruine et de l’école des sœurs mise en interdit comme insalubre, le malheureux s’aperçut qu’il ne s’en tirerait pas avec dix années de ses revenus. Le domaine, à vrai dire, rendait peu de chose, à moins qu’on n’y pratiquât le mode d’exploitation jadis employé avec tant de désinvolture par le fondateur de la dynastie Cadaroux.

Devant cette pluie de réclamations bien autrement décourageante que la pluie du bon Dieu, Albert s’enfuit de nouveau ; mais, pour le coup, il était désolé de partir. Le charme de la tradition de famille, du nom fièrement porté, de la chose possédée de tout temps par d’autres lui-même, toutes ces voix, subitement éveillées, parlaient d’autant plus à l’oreille du jeune homme, qu’on aurait pu le définir : un cœur de poète dans une poitrine d’aristocrate.

Ce fut donc avec le regret de l’exilé disant adieu à sa patrie qu’il mit le pied dans le bateau du passeur, pour aller prendre le train sur l’autre rive du Rhône. Le lendemain matin, il reparaissait à cheval au Bois.

L’un de ses amis – précisément ce même Quilliane dont il devait être un jour le beau-frère posthume – l’interpella ironiquement au détour d’une allée :

– Déjà de retour dans l’affreux Paris ! Est-ce que, par hasard, ta haute philosophie s’accommoderait encore mieux des poupées de nos salons et des pantins de nos clubs, pour me servir de tes expressions, que des chats-huants et des loups de ton désert ?

– Pourquoi pas des autruches et des tigres ? fit Sénac en riant. Cher ami, apprends que mon désert est tout simplement un château d’assez grand air, bâti dans un site à peu près sans rival.

– Ce n’est pas ce que tu disais l’année dernière.

– Je n’avais pu sortir qu’avec un parapluie et des sabots.

– Et cette année ?…

– Soleil magnifique. Seulement j’ai dû m’enfuir, laissant ma cour pleine de fermiers qui me demandaient de l’argent, au lieu de m’en apporter. J’attendrai d’être riche pour aller de nouveau toucher mes fermages.

Mais sa troisième visite devait apporter à Sénac bien autre chose que de la pluie ou des difficultés d’argent. Après deux années de cette existence mondaine qu’il menait en mécontent, révolté de son propre ennui, exaspéré du facile amusement des autres, Albert, encore une fois, se mit en route pour Sénac. Vers huit heures du matin, par un soleil de printemps qui lui semblait un rêve de volupté après le givre laissé la veille aux arbres du boulevard, il prit place dans le bateau qui devait le conduire à l’autre rive du Rhône où, non sans un peu d’orgueil, il voyait se dresser sa tour. Déjà, sur le banc de bois grossier de l’embarcation, une jeune fille était assise à côté d’une sorte de paysanne endimanchée, qui devait être la duègne.