Points de suspension - Antoine Casanova - E-Book

Points de suspension E-Book

Antoine Casanova

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Beschreibung

Points de suspension est un roman s’apparentant à la forme du journal intime où un jeune homme débutant dans le professorat en tant que stagiaire livre ses impressions concernant le métier et son rapport aux élèves sur des cahiers d’école.


À peine a-t-il entrepris cette rédaction purement anodine que débute sa relation amoureuse avec celle qu’il nomme Dee Joleedjee, femme lui étant inaccessible ou interdite tout comme l’était la reine Guenièvre pour Lancelot. Ainsi, malgré lui, sa vie sentimentale prend place sur le cahier en parallèle à sa vie professionnelle. La jeune collégienne Zeynep va faire le lien entre ces deux pans de son existence en venant se confier à lui et révélant son intimité si singulière.


Cette œuvre retrace l’année particulière, c’est-à-dire mouvementée, palpitante, parfois asphyxiante, de ce jeune adulte, à savoir Maurin Mandrino, qui essaye de porter un regard démiurgique sur lui-même grâce à son processus d’écriture.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Passionné par la musique et la littérature, Antoine Casanova est professeur certifié de lettres modernes ayant effectué ses études littéraires à l’université de Toulon dans le Var. Également musicien diplômé de guitare classique, sa casquette artistique est multiple. Sous le surnom de Casa, il est champion de France de Slam par équipe en 2017 et défend ses chansons en tant qu’auteur-compositeur-interprète. Points de suspension est un de ses premiers romans.

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Ähnliche


 

 

Antoine Casanova

Points de Suspension

 

 

Aux Stagiaires

 

Partie I

 

01/09/14

 

Je marche de nouveau dans la cour du collège. Cette fois, je ne m’apprête pas à être photographié en tant qu’élève mais bel et bien en tant que professeur ! Je n’arrive toujours pas à me faire à cette idée, pourtant ça fait des mois qu’elle tente de germer en mon esprit… À vingt-quatre ans, voilà que je viens de me faire happer par le train de l’enseignement. Impossible de repousser l’échéance désormais. Je ne m’élance pas dans la profession les tripes nouées, je suis même enthousiaste et excité… Je quitte simplement ma vie étudiante que j’appréciais tant. Il faut bien gagner ses deniers un jour ou l’autre… Moi qui n’avais jamais sérieusement pensé à l’avenir, je me retrouve subitement devant le fait accompli : je vais transmettre à des élèves ma verve, leur expliquer les rouages de la langue française, tout en essayant de leur servir sur un plateau mon amour pour la littérature, mission d’envergure.

Le flash parasite ma réflexion… À ma droite se trouve également une enseignante stagiaire. Elle n’a pas encore vingt et un ans, bac en poche à quinze ans… À ma gauche, une femme ménopausée jubile de se tenir à côté d’un petit jeune, charmant de surcroît comme elle dit… En d’autres termes, j’ai l’entrée et la sortie qui m’entourent.

Le principal nous convie au réfectoire pour l’apéritif, rentrée du personnel oblige.

 

Je quitte l’établissement sans savoir quel professeur sera mon tuteur, celui qui est censé jouer un rôle clef dans mon apprentissage cette année… Le cas se présente souvent, paraît-il, mais ceci ne me tracasse pas pour autant.

Je roule en pensant au premier cours que je vais consacrer à une classe entière… Encore quelques jours d’attente…

 

04/09/14

 

J’arrive tôt car je ne veux pas me presser pour tout installer dans les temps. Ma salle n’est pas équipée d’un vidéoprojecteur, pourtant j’en ai besoin pour illustrer mon premier cours. Je désire montrer aux élèves des tableaux bibliques afin qu’ils saisissent la notion de mythe. Je m’empare de celui qui est remisé dans l’armoire du principal adjoint et le connecte à mon propre ordinateur car ma salle n’en est pas pourvue non plus. Je branche, miracle ! Tout fonctionne immédiatement. Je suis soulagé de ne pas avoir à batailler avec l’informatique.

Ça sonne. Je descends chercher les élèves… La 6ème3 m’attend en rang dans la cour. Je me rappelle encore quand les profs venaient nous récupérer il n’y a pas si longtemps… Spontanément, je leur demande de me suivre vers la B104. Je suis à l’aise, on dirait que je fais ça depuis des années. Les marmots entrent joyeux en m’adressant des bonjours chaleureux.

Je me présente et leur demande s’ils savent à quelle sauce ils vont être mangés en cours de français cette année. Au milieu de réponses éparses, je leur explique notamment la signification des mots orthographe et grammaire. Ils savent désormais « qu’écrire droit » est complémentaire de l’art d’écrire et de lire les lettres. Je fais l’appel, il y a beaucoup de diversité dans les prénoms ; certains m’étaient inconnus comme Kiara, Azure, Gihane, Nathanel, Enza ou encore Zeynep. La classe est bigarrée, chamarrée, intrigante, je la découvre. Bientôt, ce charme de la découverte aura malheureusement disparu, c’est regrettable car cette sensation de nouveauté savoureuse me confère l’âme d’un explorateur curieux. Sous peu, la terra incognita aura des frontières, du relief…

Avant d’entamer le cours, je leur demande avec curiosité s’ils s’adonnent à la lecture. Étonnamment, la majorité affirme aimer lire. Les BD et les mangas arrivent en tête de file mais une partie des élèves dit apprécier les petits romans. C’est agréable de constater ceci avec tous les ragots qu’on entend. Peut-être sont-ils des menteurs émérites ? Je ne crois pas. Ils me semblent honnêtes et agréables.

Puisque j’ai deux heures à leur consacrer, je commence le cours et les pousse à la réflexion en leur montrant des images d’Adam et Ève cueillant le fruit défendu sous l’instigation du serpent ainsi qu’un tableau de l’arche de Noé après le déluge. Ils sont sagaces et répondent volontiers à mes questions. Des mains se lèvent en pagaille, je n’ai que l’embarras du choix pour interroger. Ils comprennent très vite ce que sont un mythe et un symbole, le rêve… Toutefois, ou plutôt heureusement, ils sont encore juste ce qu’il faut crédules et infantiles :

« Quelle est l’embarcation de Noé ?

– C’est une arche.

– Bonne réponse !

– Pourquoi l’archedenoé alors ? » demande Fabio.

Je lui explique que l’arche appartient au dénommé Noé, il saisit ainsi que l’expression tient en trois mots et non en un. À titre d’exemple, j’établis un parallèle avec le Boléro de Ravel :

« Qui l’a composé ?

- Beethoven !

- Mozart ! »

Ça fuse dans tous les coins, je jubile.

Peu après, le trait d’humour qui illumine ma journée surgit à la suite de ma question posée à Fabio :

« Où est l’arche ? Est-elle toujours sur les eaux ?

– Non monsieur, elle touche terre.

– Exact. Or, il y a un verbe précis qui traduit cette action.

– Elle s’amarre.

– Non, tu as employé un terme maritime, mais pas le bon.

– Elle se gare.

– Ça, c’est pour les voitures. »

Et Adel de nous interrompre en imitant un conducteur braquant ses roues :

« Noé il fait son créneau, t’as vu ! »

C’est le pompon !

La sonnerie retentit, je suis euphorique. Les deux heures sont passées à toute allure et je me suis senti à l’aise tout du long. Révélation d’une vocation ? Je range mes affaires en sifflotant.

En passant au secrétariat, j’apprends qu’une tutrice m’a été assignée, tout rentre dans l’ordre.

 

Sur la route, je chante par-dessus mon vieil ami Brassens pour célébrer ma matinée.

 

…/09/14

 

Étant donné que j’ai un contrat de neuf heures de travail par semaine, je suis censé avoir une journée de formation en parallèle. Je me rends ainsi à la réunion concernant cet élément important de mon année. J’ai obtenu le CAPES en 2013 puis ai bénéficié d’un report de stage en 2014. Fatalement, pour cette rentrée j’entre dans le jeu en tant que stagiaire, statut de transition annuel avant d’être nommé titulaire.

 

Je m’attendais à tout sauf à ça… Qu’est-ce que c’est que cette entourloupe ? Nous apprenons effarés que nous devons nous inscrire en « master 2 enseignement », même si on a déjà validé un master, et ainsi avoir à rédiger un « mémoire professionnel ». Nous devons également obtenir une certification d’anglais, logique oblige. Nous sommes formellement tenus d’assister à la totalité des cours de ce master 2 et d’en valider les partiels pour être titularisés. Naturellement, l’assiduité est obligatoire sous peine de retenue sur salaire car nous sommes payés pour être formés. Le concept semble viable si ce n’est que les quelques heures de formation initialement annoncées se transforment en journées entières comblant tout notre emploi du temps de la semaine. Voilà le statut du « stagiaire nouvelle formule » qu’ils disent. Bienvenue dans l’Éducation Nationale ! Tout change d’une année sur l’autre, mais là ça relève du génie… Les « stagiaires nouvelle formule » ayant déjà suivi le master enseignement doivent de nouveau assister aux cours qu’ils ont eus pendant un an et sont tenus de se farcir encore un mémoire, c’est ingénieux…

Finalement, je n’en ai pas encore fini avec les études. Professeur et élève à la fois, je n’aurais jamais pu imaginer ça.

Ça s’insurge de tous les côtés dans la salle, mais à quoi bon ? Le règlement académique est imperator. J’ai mal au crâne. Moi qui pensais bénéficier d’un temps libre conséquent, ainsi, je dispenserai mes leçons toute la matinée du lundi, l’entièreté du mardi après-midi et deux heures le jeudi matin. Le reste de la semaine, je devrai assister à des cours inintéressants qui vont phagocyter de précieuses heures. On se fait bien assaisonner cette année…

Je pars contrarié, j’ai chaud. J’accélère les vitres ouvertes et je gueule toutes sortes d’injures colorées pour me défouler. Je suis invité à une crémaillère ce soir, et si je me prenais une cuite ? Un amas d’idées troubles parasite mes pensées…

Je file à la rivière la plus proche et me dévêts. Je plonge… Je suis en apesanteur à l’intérieur de l’onde, je m’oublie… Je me cale sous la cascade et savoure les cataractes d’eau qui me tombent sur la coloquinte. Je me sens mieux, je me purge…

 

Je rejoins mes amis en me demandant bien ce qui pourrait m’arriver de plus. L’assemblée de joyeux drilles trinque depuis un petit moment déjà. Je suis heureux de me retrouver en pleine allégresse. Ils me demandent tous des nouvelles de ma rentrée avec les élèves, je la raconte des dizaines de fois sans me lasser.

Dee Joleedjee est là… Ça fait maintenant quelques petites années que je la connais. Cette femme me fascine… Pourtant elle a un mari, trois enfants, une maison, des perruches. Elle m’est inaccessible… Or, ça doit faire une bonne douzaine de mois qu’elle m’enivre indéniablement. À chaque fois que je la vois, je ne peux m’empêcher de penser ensuite à elle durant de longues semaines ; elle hante inévitablement mes pensées. Dans ces moments-là, je suis un doux rêveur, je la magnifie, j’en fais mon fantasme… Malheureusement, cette quête m’est interdite. Je suis semblable à Lancelot, fidèle chevalier du roi Arthur tombant éperdument amoureux de la reine Guenièvre… Je suis en pleine projection dans le fin’ amor, l’amour ultime mais proscrit, non-envisageable. Après tout, le chevalier de la charrette mène nonobstant une aventure avec la porteuse de couronne… Toutefois, le cycle de la matière de Bretagne et l’ensemble de l’univers créé par Chrétien de Troyes s’écroule et prend fin, avec La Mort le Roi Artu, après la découverte de cette idylle suprême entre Lancelot et la reine. Toute une apocalypse causée par la force destructrice de l’amour. Je préfère éviter tout cataclysme… Mieux vaut choisir l’onirisme. Elle m’embrasse avec un regard pétillant, sa chaleur me rassérène totalement. Je ne veux pas m’avancer mais j’ai l’impression que depuis quelque temps je l’attire davantage. Je suis probablement dans l’erreur, de plus, elle est de quinze ans mon aînée, je ne suis qu’un minot à ses yeux, il faut que j’arrête de me fourrer le doigt dans l’œil. Malgré tout, cette pensée d’entrevoir un possible avec elle me plaît délicieusement…

Dee Joleedjee, je ne sais d’où ce nom m’est sorti. Cette jolie assonance a subitement surgi, comme si son essence s’était matérialisée par ces sons unis. Et moi j’ai su les entendre…

 

La soirée se veut calme et agréable, les premiers invités s’effacent passé minuit ; on se resserre, l’ambiance devient plus intimiste. Les musiciens de la bande sortent leurs instruments et nous chantons des standards du répertoire. Les mélomanes accompagnent en chœur et harmonisent certains passages, c’est grisant…

 

Avec Dee Joleedjee, je suis le dernier à partir. Je la raccompagne jusqu’à son véhicule. Avant de se séparer on s’étreint, je dépose des baisers sur ses joues tavelées. Je pense sérieusement au fin’ amor ce soir… Sur une impulsion, mon songe se retrouve de connivence avec la réalité, elle m’embrasse sur la commissure des lèvres… Je réplique aussitôt sur sa lippe sucrée… Elle interrompt l’action avec un « houlala » Ses yeux pétillent d’une satisfaction désabusée, dans ses prunelles, je lis la joie résultant de son acte mais également la contrariété qu’il provoque. Elle pense à sa famille… Ce n’est pas conforme ce que nous venons de faire, mais c’est une évidence, c’était inévitable. Je la sens déstabilisée, elle me dit simplement : « Il y a quelque chose » Ni plus, ni moins, c’est suffisant. Ces pauvres mots sont porteurs de sens. Une force nous dépassant nous attire l’un vers l’autre, je l’embrasse dans le cou, elle parle encore :

« Pourtant on est des gens bien…

Je lui réponds spontanément :

– On n’en meurt pas… »

Nous savons tous deux que nous sommes « en faute », mais tout ceci n’est dû qu’au poids des mœurs et des mentalités présentes dans notre société. Au diable les morales et le schéma social préétabli ! Le fluide vital qui nous anime dépasse toutes ces choses. Elle va partir… Nous nous embrassons farouchement ; notre étreinte est féline, bestiale. Nos langues sont à l’affût dans la jungle buccale. Elle me dévore, je me bats dans sa flamme, j’ai ma sagaie tendue, bien aiguisée, je suis transcendé par cette parenthèse zouloue, je plane…

On se sépare apaisés ; pourtant nous ne sommes restés enlacés que quelques minutes… Nous venons de franchir un cap tumultueux. Quand la reverrai-je ? Qu’importe, je savoure mon entrée en cette dimension nouvelle… Je regagne mon studio en écoutant en boucle Variations sur Marilou de l’incomparable Serge Gainsbourg.

 

08/09/14

 

L’heure de présentation avec la 5ème3 se déroule plutôt bien même si les élèves se montrent turbulents.

Je commence le cours en leur projetant l’affiche d’Indiana Jones ainsi que la première de couverture de Vingt Mille lieues sous les mers afin qu’ils réagissent sur la notion d’aventure. Les mains se lèvent, j’interroge. Seulement, ils s’expriment tous en même temps. Je les recadre mais le brouhaha s’installe progressivement. Ils sont à l’aise, connaissent le collège depuis un an ou plus et se permettent de se montrer revêches, un poil irritant. Certains sont très doux et suivent attentivement, cependant quelques fortes têtes jouent le rôle de trublions… Je décide alors de jouer la carpe et diminue mon volume sonore jusqu’à l’aphonie en bougeant mes lèvres dans le plus grand mutisme. Ils saisissent qu’ils me dérangent et laissent place au calme. Malheureusement, il s’estompe dès ma nouvelle prise de parole. Je me demande ce que pense ma tutrice assise au fond de la salle qui ne cesse de prendre des notes. Bien qu’ils me contrarient, je ne me déstabilise pas et interroge surtout les violeurs de silence. Je parviens à inculquer au groupe ce que j’avais prévu sur le roman d’aventures.

À la sonnerie, je leur donne pour devoir un travail d’écriture avec pour consigne d’utiliser le lexique que nous venons de mettre en évidence. Je crois que la moitié n’a rien noté. Combien me remettront une trace écrite demain ?

Ils m’ont bien irrité avec leurs bavardages prolixes. Sales gosses… Je les retiens les Malcom, Safa, Camille, Anaïs et Rania.

 

J’enchaîne avec la 6ème3, c’est vraiment du velours à côté. Ils sont sagaces, volontaires et me surprennent par leurs connaissances. Je me régale ! Je ne vois pas le temps passer, les deux heures filent comme l’éclair.

À la fin du cours Zeynep, qui apparaît timide et infantile, attend que ses camarades soient sortis pour venir m’adresser la parole : « Monsieur Mandrino, comment expliquez-vous le pardon ? » Je suis surpris par sa question mais je lui réponds spontanément en mettant en valeur la capacité que possède un individu à en excuser un autre après une faute commise. Je l’interroge sur le but de sa question, elle me réplique alors qu’elle est intéressée par cette notion mais je sens qu’elle ne m’avoue pas tout. Je prolonge alors mon explication en développant davantage, c’est alors qu’elle se confesse. Zeynep m’explique qu’en jouant avec son meilleur ami, une dispute éclata. Sous l’effet de la colère, elle le frappa et ce malheureux enfant heurta violemment de la tête une pierre dans sa chute. Il est dans le coma depuis un an environ… Elle me demande s’il lui pardonnera après son réveil éventuel… Elle lui rend visite tous les jours à l’hôpital, lui parle et s’excuse à chaque fois des conséquences de son terrible geste. Je la rassure en lui parlant des valeurs de l’amitié et de la force des sentiments. Son ami lui pardonnera sûrement car elle n’était pas animée par une pensée néfaste ce jour-là. J’ai conscience qu’elle s’accroche à mes paroles, ses yeux me transpercent.

Réconfortée, elle me remercie et me quitte. Peuchère, être victime d’une telle cruauté du destin si jeune… Peut-être que mes mots n’eurent jamais autant d’importance que lors de cet entretien. Je réalise que la tâche de professeur qui m’échoit dépasse les frontières d’une salle de classe. Elle s’est confiée alors qu’elle me connaît à peine. Je suis ému de la confiance qu’elle m’accorde, ému par l’ouverture du livre intime de son être, comme si mon existence sur terre prenait tout à coup un nouveau sens.

Je me dirige songeur vers la salle des professeurs. Marianne, ma tutrice, opère le débriefing de mon cours et me donne des conseils pour faire régner le calme avec ma classe de 5e. Demain je serrerai l’étau.

 

J’assiste au cours de Marianne. Je suis en faction au fond de sa classe ; elle fait tout son cours à l’aide d’un PowerPoint et elle dépote ! Elle parle sans cesse et se montre hyper autoritaire. Elle ne laisse rien passer. Ses 5es ont l’air de gros bébés par rapport aux miens. Elle est en tension durant toute l’heure, on dirait qu’elle est en apnée prolongée, ça doit être éprouvant… Il n’empêche que ça fonctionne, ses élèves n’ont pas pu s’égarer une seconde. Ils étaient en sprint du début à la fin afin de compléter leur fiche dans les délais. Ça ne me plaît guère comme méthode…

 

Non ! J’ai oublié de distribuer aux 6es le texte que nous étudierons demain ! Je suis trop distrait… Il est important qu’ils l’aient lu. Je me rends ainsi dans leur salle de cours, m’excuse auprès du professeur d’anglais et leur donne le document. Quel âne ! Je peux pas noter les choses au lieu d’y penser après coup ?

 

09/09/14

 

J’arrive au bahut. Toutes mes pensées sont tournées vers les deux heures que je vais consacrer aux élèves de 5e. J’ai tout prévu ; ils vont travailler correctement et surtout rester concentrés vu ce que je leur ai concocté. En traversant la cour, j’aperçois un camion de pompier et tout un attroupement autour. Je n’ai pas le temps de me mêler à la foule, j’apprendrai certainement les faits d’ici la fin de journée.

L’entrée des élèves est correcte, peut-être se tiendront-ils à carreau ? Je leur demande de lire silencieusement le texte de Jules Verne à la page vingt de leur manuel. Ils en sont incapables. Je n’entends pas voler les mouches ni le mécanisme de ma montre, il faut qu’ils parlent… Je les rappelle maintes fois au calme et à la concentration. J’en désigne quelques-uns pour lire les différents paragraphes à haute voix et, pour mon plus grand plaisir, ils écoutent sans bruit la parole de leurs camarades. C’est un soulagement doublé d’une première satisfaction. J’enchaîne en leur donnant pour consigne de répondre aux questions sur le texte en leur laissant quelques minutes de réflexion. Certains ne font aucun effort, c’est agaçant…

Je sépare Manon et Alicia qui sont impertinentes à souhait ; elles cherchent la provocation en m’administrant de grands sourires irritants révélant le joli chemin de fer qu’elles ont en bouche. Je ne veux pas perdre mon temps à faire régner l’ordre et j’aborde la notion de cadre spatio-temporel. Je tente de les y initier par le biais d’interrogations et d’indices leur permettant de trouver la définition. L’agitation demeure… Cette fois, c’est Lucas que je place seul en fond de classe. Je dicte la trace écrite en répétant plusieurs fois les phrases. Des perroquets se font entendre, certains imitent mon accent. Je m’aperçois que Miguel ne note rien, complètement dépassé. De plus, il ne cesse de jacasser à la moindre occasion. Lui aussi je le place seul en subtilisant son carnet, pourtant je n’ai pas envie d’adresser un mot à ses parents pour les avertir de son non-travail et de son attitude. Je ne tiens pas à le punir, je veux juste qu’il écoute… Je lui annonce qu’il viendra me voir à la fin du cours, ça le fige.

Cette salle est une véritable étuve, je sue. Afin de terminer l’heure dans le calme, je mentionne le devoir que je leur ai donné la veille. Étonnamment, seulement trois élèves ne l’ont pas fait car ils n’avaient pas saisi l’énoncé. Malgré leur attitude, force est de constater qu’ils ont effectué le travail demandé. Je leur impose de retravailler leur production avec pour directive d’établir un cadre spatio-temporel bien distinct et d’y insérer au moins une comparaison à la manière de Jules Verne. Ils obtempèrent, l’activité se déroule à peu près correctement. Je souffle, c’est apaisant… Je ramasse les devoirs avant la sonnerie, ce seront les premières copies que je corrigerai.

Miguel se poste à mon bureau, je range mes affaires sans le regarder. Il attend patiemment jusqu’à ce que je prenne la parole :

« Comment qualifies-tu ton attitude ?

– Elle était pas géniale monsieur. Elle était même nulle.

– Pourquoi ?

– Parce que j’ai rien noté et que je bavardais tout le temps.

– Tu fais pareil dans les autres cours ?

– Non monsieur…

– Alors pourquoi es-tu différent dans le mien ?

– J’avais pas envie de travailler. Je suis fatigué et j’ai chaud. En plus, j’arrivais pas à recopier le cours sur Adam parce qu’il écrivait trop vite.

– J’ai ton carnet dans les mains, Miguel. Tu sais ce que ça signifie ? Je pourrais avertir tes parents de tes frasques et même te mettre une observation. »

Je lis la crainte dans son regard, il sait qu’il est fautif et attend mon verdict.

« Je te le rends pour cette fois mais que ça ne se reproduise plus. Je veux juste que tu sois attentif, ce n’est pas mon rôle de te punir.

Il acquiesce avec un léger sourire.

– À lundi Miguel.

– Au revoir, monsieur. »

Je ne pensais pas avoir à recadrer un élève dès le second cours. Malgré leurs douze ans, ce sont encore des gosses…

 

Après la récréation, j’accueille ma classe d’adorables 6es. Aujourd’hui, ils ne doivent m’écouter qu’une heure. On complète la leçon de grammaire de la veille et travaillons ensuite sur Noé. À peine sont-ils entrés qu’ils sortent déjà, le cours était équivalent à un claquement de doigts, je suis stupéfait.

 

En quittant les lieux, un agent m’apprend qu’un élève a fait une crise d’épilepsie durant la pause du midi et qu’un autre s’est déplacé des vertèbres lorsqu’un de ses camarades lui a sauté sur la nuque, d’où la présence des pompiers. Il se trame toujours quelque chose dans un collège, j’avais oublié…

Je rentre lessivé. Je me jette sur mon lit et m’endors aussi sec. Au réveil de cette sieste, je réalise que je n’ai pas distribué le devoir maison aux 5es. Il faut absolument que je note tout… Tant pis, ils auront une semaine de répit avant de s’y atteler. Je n’arrête pas de penser à eux et tire des conclusions : malgré une amélioration, il n’empêche que je suis toujours contrarié par leur attitude et surtout par le bruit qu’ils créent en permanence. J’ai tout de même obtenu le calme à plusieurs reprises, je me dois de persévérer.

*

La nuit est déjà bien entamée. Quelle heure est-il ? Deux heures du matin, trois heures ? Je suis en train de faire l’amour… en pensant à Dee Joleedjee… Pourtant, ce n’est pas elle qui vibre sous moi… Elle a pris possession de mon esprit, l’habite en permanence, même en plein coït… Je transfigure ma partenaire en Dee Joleedjee… Je l’imagine… Non ! Je la vois réellement s’ébattre avec moi… Celle qui se trouve physiquement là n’est que l’avatar me permettant d’atteindre Dee Joleedjee… Comment est-ce possible ? Suis-je obnubilé par elle à ce point ? Jusqu’à jouer ce tour de prestidigitation ? Serais-je vraiment passionné au plus haut degré ? Soumis aux lois de la divinité Amour ? Aurais-je goûté au philtre des philtres… Malheureusement, je sais que je suis condamné au fin’ amor avec Dee Joleedjee, notre bonheur ne sera jamais quotidien… En attendant ma première fusion charnelle avec elle, je rêve, je vis dans l’illusion, vacille dans un véritable maelström onirique… Et j’en ai pleinement conscience… Je crois que je suis torturé, névrosé… Je ne pense que « Dee Joleedjee »… Il paraîtrait que la force du fantasme repose dans l’attente, dans le désir, et que nous ne devons point le réaliser afin de le préserver intact sinon il faut s’en créer un autre. Dans mon cas, le besoin est trop fort… Mon âme est semblable à celle de Don Quichotte qui confond univers romanesque et réalité… J’ai le même syndrome, je vis dans le roman… dans le roman de Dee Joleedjee… et bien plus encore depuis ma lecture du chapitre de l’autre jour… Celui où nous avons passé notre propre Cap Horn en pleine tempête d’effervescence… Nous avons dispersé gouvernails et grappins avec nos premiers baisers… J’en ai encore la saveur en bouche…

Je jouis en pensant au prochain chapitre, je m’abandonne… Je tombe dans le rêve, le rêve endormi cette fois…

 

11/09/14

 

Je me lève au petit matin. Je m’envoie un peu d’eau sur le visage, coiffe rapidement mes cheveux blonds qui s’étendent à l’aide d’un serre-tête et m’apprête à lever le camp.

Hier, j’ai pris le temps de m’évader en écoutant des pièces de Turina, compositeur que j’affectionne. J’apprécie tout particulièrement son Fandanguillo pour guitare classique où l’harmonie traditionnelle espagnole se greffe à la sienne. C’est un mélange d’atavisme andalou et d’accords aériens relevant d’une modernité envoûtante… Turina ravaude l’hérédité séculaire de son Espagne natale avec une ouverture fascinante vers la transe harmonique. Ces deux éléments s’entremêlent, se confrontent sans cesse, c’est un combat entre tradition et nouveauté, une fusion remarquable. Écouter cette œuvre m’égare dans un espace-temps ductile et savoureux, imprégné d’une saveur veloutée… La musique est un tremplin vers la plénitude, un ascenseur de l’âme vers la quiétude.

Je conduis machinalement en pensant à ce cheminement de l’esprit.

Je sors de mes pensées en distribuant l’interrogation de grammaire à ma classe de 6e. Je crois que certains s’en sortent moins bien que ce que je pensais… Je corrigerai les copies cet après-midi, j’espère qu’ils auront tous une bonne note.

 

Les excellents résultats ne fusent pas, pourtant c’était un sujet cadeau. Il suffisait d’apprendre… J’accorde seulement la note maximale à deux élèves. Je cherche désespérément à attribuer la moyenne à certains mais l’équité m’en empêche. Enza écope d’un zéro et demi. Je suis dégoûté. Il n’y a rien de bon dans sa copie… Force est de constater qu’il y a inévitablement la tête et la queue du peloton et que le gros de la troupe se trouve en plein milieu. La moyenne de la classe est de 6.3/10, ce qui n’est pas catastrophique, mais je suis peiné de savoir qu’Enza la fait baisser. J’ai l’impression d’être un bourreau ; je lui mettrais huit sur dix si ça ne tenait qu’à moi. Je n’ose imaginer le moment où je vais lui remettre sa copie… Adel aussi obtient une sale note, trois. Toutefois, il m’a pondu perle sur perle ! À la question : « De quoi est formé un verbe à l’infinitif ? », sous-entendant un radical et une terminaison, il a écrit : « Du présent, de l’imparfait et du futur intérieur. » Il a même marqué que « nous » correspond à la quatrième personne du pluriel !

 

13/09/14

 

Je me rends au gymnase pour m’adonner au loisir de frapper dans la balle avec les pongistes. À mon sens, quel que soit le sport pratiqué, enfiler un short confère une adrénaline particulière. Entrer dans l’effort, bras et jambes nus, se sentir leste, transpirer, se dépenser, procure une sensation que l’on ne retrouve ailleurs. Friand de sport sous de multiples formes, je me complais à jouer au ping-pong car le club se situe à proximité et l’émulation présente dans le groupe est appréciable. Je suis heureux de retrouver la clique idiosyncrasique de ses membres.

Armé de ma raquette, je traverse la salle cherchant du regard un partenaire de jeu quand Dee Joleedjee m’apparaît…

Tout s’arrête dès que je pense à elle, dès que je la vois… Pourtant, je ne lui accordais guère d’attention dans les premiers temps, ou du moins dans une proportion risible si je la compare à celle que je lui accorde aujourd’hui. Notre relation a sensiblement évolué ces derniers mois. De partenaires de table, nous sommes devenus partenaires idylliques… Nous venons de nous élever au rang de Lancelot et Guenièvre. Je suis un chevalier courtois du troisième millénaire.

Nous menons quelques échanges, la balle passe d’un camp à l’autre avec légèreté, elle volette. Je la caresse de ma raquette, Dee Joleedjee l’effleure avec délicatesse… Je me confonds dans ses yeux volubiles et parfumés… Mes tympans se voilent, je n’entends plus le moindre bruit alentour. La balle fuit et revient à moi tel un électron libre, elle lévite entre nous. Nous échangeons nos sentiments au-dessus du filet.

À la fin de cette séance de reprise, j’attends que les sportifs gagnent les vestiaires pour voler un baiser à Dee Joleedjee… Notre entretien est furtif. Elle me conseille de la joindre par mail si nous devons évoquer des choses intimes afin de ne pas éveiller les soupçons d’un côté comme de l’autre. Il est vrai qu’avec les textos tout peut aller très vite et prêter à confusion. Cela dit, on n’en a pas échangé un seul depuis ce fameux soir épiphanique, précautionneux…

J’aimerais lui écrire pour la convier à un rendez-vous galant mais je sais pertinemment qu’elle ne pourra pas de sitôt étant donné ses obligations professionnelles et conjugales. Et puis je ne veux pas paraître impatient même si je le suis. Je la quitte satisfait, car la flamme crépite, mais pas rassasié, je meurs de faim au propre comme au figuré…

 

15/09/14

 

Les 5es