Portes closes - Anna Katharine Green - E-Book

Portes closes E-Book

Anna Katharine Green

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Beschreibung

C’était le jour du mariage du docteur Cameron avec Geneviève Gregorex.
La cérémonie devait avoir lieu à huit heures du soir, à la maison des parents de la fiancée, place Saint-Nicolas.
Il était maintenant quatre heures de l’après-midi.
Assis dans son cabinet, le docteur Cameron, qui, pour un homme jeune encore, jouissait d’une enviable réputation comme médecin, rêvait à son avenir et bâtissait des châteaux en Espagne, car sa future était la fille d’un des plus riches et des plus influents citoyens de New-York, et ce fait, pour un homme aussi ambitieux que le docteur Cameron, avait une importance capitale pour son avenir professionnel.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Anna Katharine Green

PORTES CLOSES

Traducteur : Léon Bochet

© 2025 Librorium Editions

ISBN : 9782385749521

IUN VISITEUR INATTENDU

C’était le jour du mariage du docteur Cameron avec Geneviève Gregorex.

La cérémonie devait avoir lieu à huit heures du soir, à la maison des parents de la fiancée, place Saint-Nicolas.

Il était maintenant quatre heures de l’après-midi.

Assis dans son cabinet, le docteur Cameron, qui, pour un homme jeune encore, jouissait d’une enviable réputation comme médecin, rêvait à son avenir et bâtissait des châteaux en Espagne, car sa future était la fille d’un des plus riches et des plus influents citoyens de New-York, et ce fait, pour un homme aussi ambitieux que le docteur Cameron, avait une importance capitale pour son avenir professionnel.

Non pas que ce fût pour cela qu’il aimait sa fiancée – ou croyait l’aimer. Il l’aurait aimée dans toute autre condition.

N’était-elle pas charmante ?

N’avait-elle pas ces manières réservées et un peu hautaines qu’il admirait spécialement ?

N’avait-elle pas reçu une excellente éducation et ne ferait-elle pas honneur à un nom déjà honorablement connu, et – aurait-il pu ajouter – respecté ?

Il est vrai qu’elle avait ses caprices (quelle est la femme qui n’en a pas ?) et qu’elle l’estimait plus qu’elle ne l’aimait. Plusieurs petits événements, depuis qu’il lui faisait la cour, ne le lui avaient que trop prouvé. Mais une fiancée trop démonstrative ne lui aurait pas plu et, étant homme de goût, il trouvait une certaine satisfaction dans la convenance calme d’un mariage qui unissait des intérêts semblables sans mettre en péril cette tranquillité d’esprit indispensable à l’exercice de sa profession.

Une chose cependant le troublait.

Pourquoi Miss Gregorex avait-elle refusé de le voir pendant cette dernière semaine ?

Pourquoi cet étrange besoin de solitude dans un moment où la femme est généralement supposée désirer la société de son amant ?

Lui avait-il déplu ?

Il ne le croyait pas.

Les cadeaux qu’il lui avait faits étaient non seulement luxueux, mais encore assez artistiques et bien choisis pour satisfaire son goût raffiné.

Était-elle souffrante ?

Il était son médecin aussi bien que son fiancé, et on ne lui avait parlé d’aucune indisposition.

De plus, la dernière fois qu’il avait été assez heureux pour être admis en sa présence, elle lui avait semblé resplendissante de santé, et, en vérité, il l’avait rarement vue mieux portante depuis quelque temps ; et, quoiqu’elle fût un peu nerveuse, elle avait manifesté pour ses attentions un intérêt auquel elle ne l’avait pas habitué.

L’entrevue n’avait pas été de longue durée, il est vrai ; mais il se la rappelait bien. Il revoyait le regard presque timide dont elle l’avait accueilli, son sourire qui l’avait ravi, tant il était plus franc et plus chaud qu’à l’ordinaire… Oui ; mais pourquoi ne lui avait-elle adressé que quelques mots hâtifs, et pourquoi cette soudaine réserve quand il lui avait serré la main en la quittant ?

Il n’avait pas pensé à cela sur le moment, maintenant il lui semblait qu’il y avait eu quelque chose d’étrange dans tout son maintien, un changement presque imperceptible dans sa précédente manière d’être envers lui qu’il n’aurait pu analyser, mais qui cependant lui avait causé une certaine impression.

Et ce baiser !… le baiser que, ce jour-là, elle lui avait donné et qui l’avait si doucement ému !… Ses lèvres avaient presque rendu la pression des siennes !

C’était la chose nouvelle dans l’histoire de leur cour, et il en aurait conclu, peut-être, qu’elle commençait à apprécier ses sentiments pour elle, si sa conduite ultérieure n’avait pas démenti une telle conjecture.

Et, de fait, cela semblait plutôt prouver qu’elle n’était pas alors dans son état normal. Peut-être avait-elle la fièvre ? Elle était malade et essayait de le lui cacher.

Les excuses du valet de pied : « Miss Gregorex est très occupée, Monsieur ; – Mme Gregorex le regrette, Monsieur, mais Miss Gregorex est sortie pour des affaires importantes », n’étaient que des subterfuges polis pour lui cacher la vraie vérité. Et cependant, en y réfléchissant avec calme, combien cette supposition était insoutenable !

Si elle eût été malade, est-ce qu’il ne l’aurait pas entendu dire, ici ou là ?

Non, elle n’était pas malade. Elle se laissait aller à un caprice, facilement explicable par les idées exagérées de sa mère sur les lois de l’étiquette. Mais, bah ! après tout, cela n’avait pas grande importance. Dans quelques heures, elle serait sa femme, la compagne de toute sa vie, et…

Il en était là de sa rêverie, quand il fut brusquement interrompu.

On frappait à la porte de son cabinet.

Il se leva, un peu irrité. Ce ne pouvait être pour sa voiture. Il était trop tôt, et il avait formellement interdit qu’on introduisît des visiteurs ou des malades.

Qui ça pouvait-il être alors ?

Un message de la part de Miss Gregorex ?

À cette pensée, il se précipita vers la porte. Mais avant qu’il en eût tourné le bouton, elle s’ouvrit, et à sa grande surprise il vit devant lui un inconnu d’un certain âge qui entra d’un air grave et dit d’une voix douce :

— Je ne suis pas indiscret, j’espère ; votre domestique, en bas, m’a appris que c’était le jour de votre mariage, mais il a ajouté que la cérémonie ne devait avoir lieu que ce soir à huit heures, et comme l’affaire qui m’amène est tout à fait spéciale et ne demande que quelques instants d’attention, je me suis hasardé à monter.

— C’est bien, répondit le docteur Cameron, éprouvant une attraction inexplicable pour cet homme, quoiqu’il ne fût pas peut-être ce qu’on appelle un gentleman, et qu’il eût – le docteur ne put s’empêcher de le remarquer même à ce premier moment de leur rencontre – une manière de fuir votre regard quand il vous parlait, qui était, tout au moins, un manque d’habileté. Est-ce comme malade que vous venez ?

— Non, répliqua l’étranger, en fixant ses yeux sur la cravate blanche et les deux ou trois articles de toilette posés sur la table, avec un air ressemblant étrangement à de la compassion ; j’ai affaire à vous comme médecin… c’est-à-dire, en partie, mais je ne suis pas un malade. – Je désirerais presque en être un, ajouta-t-il d’un ton troublé qui éveilla l’intérêt du docteur malgré sa préoccupation naturelle.

— Je vous écoute, dit-il.

— Vous me rendez ma tâche facile, fit l’étranger, et cependant, vous serez peut-être moins désireux de m’écouter quand je vous aurai dit que j’ai d’abord à vous raconter une histoire qui, quoique peu intéressante en elle-même, est tellement d’accord avec vos présentes pensées, que je doute que vous soyez capable de rester calme en l’entendant. Et pourtant, il est nécessaire que je vous la relate, et nécessaire pour vous de l’écouter, ici, à l’instant même et sans m’interrompre…

Ce début était d’autant plus alarmant que l’étranger ne semblait pas porté aux sentimentalités ou même aux exagérations. Tout au contraire, il avait plutôt l’air d’un homme accoutumé à peser ses paroles, et à ne pas laisser échapper un mot sans une raison sérieuse.

— Voulez-vous me dire votre nom ? demanda le docteur Cameron.

— Je doute qu’il soit connu de vous, et j’aurais préféré que vous ne me le demandiez pas. Mais, puisqu’avant tout il est important que vous ayez confiance en moi, je vous dirai que je suis M. Gryce, Ebenezar Gryce, et j’ajouterai que je suis membre de la police, – en un mot, un détective.

Le docteur Cameron sentit son appréhension s’évanouir. Quel que pût être le motif de cette visite, il ne pouvait en aucune façon le toucher, lui ou les siens, et, pour un homme qui allait se marier dans quelques heures, c’était là une pensée réconfortante.

— Vous êtes trop modeste, répondit-il, je connais parfaitement votre nom. Serait-il possible que vous désiriez mon assistance pour une affaire professionnelle ?

Le regard du détective, qui jusqu’à ce moment n’avait pas quitté une statuette sur la cheminée, changea de direction, mais il ne répondit pas au sourire du docteur, et ses manières restèrent les mêmes.

— Je vais vous dire mon histoire, fit-il. Ce sera le moyen le meilleur de nous comprendre.

Et sans plus de préliminaires, il commença ainsi :

IILE DILEMME

— Je deviens vieux et j’ai mes infirmités, mais il y a encore des affaires dont on ne charge que moi, et en particulier celles qui concernent l’honneur de personnes ayant une haute situation sociale.

M. Gryce s’arrêta. Le docteur Cameron sentit renaître ses appréhensions.

— Vous comprenez, reprit lentement le détective, je puis garder un secret… c’est-à-dire, quand la vie et la fortune d’autrui ne sont pas mises en péril par mon silence. Je remplis donc mon devoir de détective avec circonspection, et ne parle que quand et où la nécessité l’exige.

Il s’arrêta de nouveau.

Le docteur Cameron s’agitait sur sa chaise.

— Comme dans le cas actuel, ajouta l’autre gravement.

— Quel cas ? répéta le docteur maintenant tout à fait alarmé, quel cas ? Vous m’inquiétez. Dites-moi immédiatement ce que vous avez à me dire.

Mais le détective ne semblait pas disposé à se hâter.

— Je ne fus par conséquent pas le moins du monde surpris, continua-t-il comme s’il n’avait pas été interrompu, quand, il y a quelques jours, je fus prié de me rendre auprès de – disons de Mme A… – pour une affaire d’un caractère absolument confidentiel. De telles demandes me sont fréquemment adressées, et n’ont pas le don de m’émouvoir outre mesure. Néanmoins, je me hâtai de me rendre chez Mme A… Mme A…, que vous connaissez peut-être, est une femme de quelque importance, et son mari jouit d’une grande réputation et d’une immense influence. Je la trouvai chez elle, m’attendant avec anxiété. Aussitôt qu’elle me vit, elle me confia ses inquiétudes.

— Monsieur Gryce, me dit-elle, je suis dans un grand embarras ; quelque chose est arrivé dans ma famille qui peut, peut-être, attirer sur nous le déshonneur ; ce que je désire de vous est de nous aider à juger si nos craintes sont fondées ; si elles ne le sont pas, vous oublierez votre démarche dans cette maison.

Je saluai.

J’étais déjà intéressé, car je vis que l’anxiété de la dame était vraiment pénible, tandis que je ne pouvais m’empêcher d’être étonné de sa cause ; elle n’avait pas, en effet, de fils qui pût la déshonorer par ses dissipations, et, quant à son mari, il est au-dessus de tout soupçon. Elle satisfit bientôt ma curiosité.

— Monsieur Gryce, dit-elle, j’ai une fille.

— Oui, répondis-je, on ne peut plus étonné, tant Miss A… et le déshonneur me semblaient inconciliables.

— Elle est ma seule enfant, reprit la mère. Nous l’aimons et l’avons toujours aimée, mais, quoique cela ne soit pas généralement connu dans la maison (la pauvre mère jeta les yeux autour d’elle comme si elle eût craint que ses paroles fussent entendues), elle nous a quittés, – elle est partie sans nous dire où elle allait, soudainement, d’une manière inexplicable, nous laissant seulement un mot annonçant son départ, etc.

— Mais, Madame, interrompis-je, ne vous a-t-elle pas donné une explication quelconque ?

Mme A… prit dans sa poche une petite lettre chiffonnée et me la tendit.

— Cette lettre m’a été apportée par la poste. J’étais à la maison quand ma fille est partie, et j’aurais écouté toute demande raisonnable qu’elle m’aurait adressée.

J’avais déjà lu les quatre ou cinq lignes que contenait la lettre :

« Chère mère,

» J’ai besoin de repos ; je suis partie pour quelques jours, mais je serai de retour le 27. Ne vous alarmez pas.

» Votre affectionnée. »

— Qu’est-ce que cela signifie ? demandai-je. Elle dit qu’elle sera de retour le 27, et nous ne sommes aujourd’hui que le 24.

— Monsieur, c’est la première fois que notre fille nous quitte sans en avoir obtenu la permission. De plus, le moment est surtout inopportun. Les lettres de faire-part du mariage de ma fille sont envoyées.

M. Gryce s’arrêta brusquement, car le docteur Cameron visiblement inquiet avait tressailli et s’était levé.

— Ah ! cela excite votre intérêt, remarqua le détective, votre mariage étant si prochain. Je n’en suis pas surpris.

Cela fut dit sèchement, et le docteur se rassit. Il ne voulait pas paraître ému sans cause, mais il ne parvint pas à rester tout à fait maître de lui, et détourna la tête afin de cacher sa rougeur. M. Gryce laissa son regard errer dans la chambre avant de reprendre la parole.

— Cet aveu de Mme A… donnait un autre aspect à l’affaire, dit-il, et cependant je ne vis pas de raison de lui montrer une trop grande inquiétude.

— Et quel jour doit-elle se marier ? demandai-je.

— Le 27.

— Mais elle affirme qu’elle sera de retour, ce jour-là !

— Cela ne me rassure pas.

— Vous croyez qu’elle ne reviendra pas ?

— Je n’ai pas d’espoir qu’elle revienne.

La réponse fut faite avec emphase. Il semblait n’y avoir qu’une conclusion à en tirer :

— Votre fille désire rompre son engagement ?

— Je ne sais pas, répondit Mme A… en hésitant ; ma fille n’est plus la même depuis quelque temps. Mon mari et moi-même l’avons remarqué tous les deux ; mais jamais nous n’aurions soupçonné qu’elle pût se laisser entraîner à une action aussi extrême. Où est-elle allée ? Qu’est-elle devenue ? Comment pourrons-nous apprendre à nos amis… Que pourrons-nous dire à son fiancé ?

— Alors, vous pensez ?…

— Qu’elle est en proie à une aberration momentanée d’esprit, causée par l’excitation de ces dernières semaines, et qu’elle n’est pas responsable de ses actes. Elle est je ne sais où, loin ou près d’ici, et il est possible qu’elle ne revienne pas à l’heure fixée pour son mariage.

À cela, je n’avais qu’une chose à répondre :

— Alors, pourquoi ne pas mettre son fiancé dans la confidence, lui faire part de vos craintes et profiter de son expérience pour vous aider dans vos recherches ?

Sa réponse vous étonnera.

— Parce que nous sommes très fiers, et qu’il l’est aussi. Pour expliquer nos craintes, nous serions obligés de dire beaucoup de choses qu’il serait humiliant pour nous d’avouer et pour lui d’entendre. De plus, nous nous exagérons peut-être la situation. Ma fille peut revenir comme elle l’a promis, et si c’était le cas, vous comprenez, n’est-ce pas, quels regrets éternels nous causerait l’aveu que vous me conseillez ?

— Mais, dis-je…

— C’est cette lettre qui cause notre embarras, interrompit Mme A… Avec ces lignes devant les yeux, je ne puis agir comme s’il n’y avait aucun espoir de son retour avant le moment fixé pour la célébration du mariage, et cependant je n’y crois pas plus qu’à sa promesse. Pourquoi ? Je ne saurais le dire, car elle a toujours été une femme de parole ; mais, je vous le répète, elle n’est pas dans son état normal.

Cette répétition de sa précédente assertion me permit de lui demander quel changement particulier elle avait remarqué chez sa fille pour arriver à cette conclusion. Il lui fut évidemment difficile de trouver une raison.

— Je ne pourrais vous le dire en termes précis, déclara Mme A… ; c’est plutôt une impression.

— Et depuis combien de temps éprouvez-vous cette impression ?

— Pas depuis longtemps… Depuis que nous avons commencé sérieusement les préparatifs du mariage, je pense.

— Et pas d’autres personnes que vous ne l’ont remarqué ?

— Je ne sais pas trop. Je croirais cependant que son fiancé s’en est aperçu.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est à son égard qu’elle a surtout été bizarre. Depuis des semaines, elle ne l’a reçu qu’à contre-cœur pour ainsi dire, et, ces quelques jours derniers, elle a à plusieurs reprises refusé de le voir.

— Quelles raisons a-t-elle données pour agir ainsi ?

— Des futilités : fatigue, caprice, une lettre à écrire, une couturière à voir, la première excuse qui lui venait à l’esprit.

— Et cependant elle continuait ses préparatifs pour le mariage ?

— Certainement ; les invitations étaient envoyées.

Le ton dont ces dernières paroles furent prononcées me fit réfléchir.

Quoique aimable, affable et même philanthrope dans ses rapports avec le monde en général, Mme A… est, chacun le sait, une femme qui consentirait difficilement à enfreindre n’importe quelle loi des convenances sociales. Ayant accordé la main de sa fille à un homme occupant une belle position dans le monde, elle devait considérer un tel engagement comme définitif, quand ce ne serait que dans la crainte de ne pouvoir braver les bavardages et le scandale qui suivrait une rupture. Influencé par cette idée, je lui dis :

— Il faut être parfaitement franche avec moi, si vous désirez mon aide dans cette crise. Votre fille a-t-elle ou n’a-t-elle pas exprimé le désir de rompre son engagement ?

— Elle m’a demandé une fois si je pensais qu’il fût trop tard pour cela. Naturellement je n’avais qu’une réponse à faire, et elle ne m’en parla plus. Mais, se hâta d’ajouter la pauvre mère, c’était là seulement un symptôme de légèreté. Elle n’avait rien à reprocher à son fiancé.

— Alors c’est contre le mariage seulement qu’elle a eu des objections ?

— Oui, contre le mariage seulement.

— Madame A…, demandai-je brusquement, pensez-vous qu’elle aime son fiancé ?

La réponse fut hésitante.

— Elle accueillait ses attentions avec plaisir dans le commencement.

— N’aimerait-elle pas un autre homme ?

Mme A… se recula, décontenancée.

— Je suis certaine que non. Comment serait-ce possible ? Il n’y a pas dans toutes nos connaissances un gentleman tel que son fiancé.

C’était flatteur pour ce gentleman, mais pas tout à fait satisfaisant pour moi.

— Vous savez que les jeunes filles ont quelquefois d’étranges caprices, remarquai-je.

— Ma fille n’est pas de celles-là, Monsieur. C’est une vraie femme.

Ceci me réduisit au silence ; et il en aurait été de même de vous, je n’en doute pas. Alors, voyant que la mère était réellement sincère en pensant que l’esprit de sa fille n’était pas depuis quelque temps dans son état normal, je lui demandai de nouveau ce qu’elle avait fait ou refusé de faire, ces derniers temps, et j’appris qu’elle avait fui la société des membres de sa famille tout autant que celle de son fiancé, ne prenant intérêt qu’à la préparation de ses toilettes de mariage. Elle ne s’occupait que de ça, dit madame A…, et c’était la seule chose à laquelle elle prît plaisir. Aucune heure n’était trop tardive pour recevoir sa couturière, aucun rendez-vous trop pressant pour l’empêcher d’essayer ses nouveaux costumes, et, en vérité elle manifestait à cet égard plus d’empressement que n’en montrent habituellement les fiancées.

— Et c’est la seule raison que j’aie, ajouta Mme A…, pour ne pas être absolument en désaccord avec vous, quand vous m’assurez qu’elle peut revenir. Elle désirera voir ses toilettes.

— Alors, elle ne les a pas emportées avec elle ?

— Elle n’a rien emporté !

— Quoi ! pas une malle ?

— Rien… c’est-à-dire, rien qu’un petit sac à main.

— Comment le savez-vous ?

— Nous l’avons tous vu partir. Elle était en costume tout simple, celui qu’elle portait d’habitude pour courir les boutiques.

— Mais avait-elle de l’argent ?

— Je ne saurais vous dire. Un peu, sans doute. Cependant, nous avons trouvé un grand nombre de notes acquittées dans son bureau, et son père dit que le montant atteint presque le total de l’argent qu’il lui a donné dernièrement. Je ne pense pas qu’il lui restât plus de cinq ou six dollars d’argent de poche.

C’était là un renseignement.

De deux choses l’une : ou la jeune fille était allée chez des amies, ou elle avait réellement l’esprit dérangé. Pour m’assurer si la première supposition était erronée, je demandai une liste des familles avec lesquelles Miss A… était habituellement en visites. Mme A… m’en indiqua un certain nombre, mais ajouta que l’amie la plus intime de sa fille était en Europe, et qu’elle ne pensait pas qu’elle fût assez liée avec les autres pour aller chez elles en un tel moment.

— Et, positivement, elle n’a pas emporté de bagages ?

— Aucun. J’ai minutieusement cherché dans ses affaires, et les ai toutes trouvées à leurs places. Elle n’a pas même pris ses bijoux.

— Et sa montre ?

— Elle l’a laissée.

Je me sentis troublé.

Je regardais Mme A… pour m’assurer de ce qu’étaient réellement ses craintes. Elles ne me parurent pas être plus graves que celles qu’elle m’avait exprimées. Fermait-elle les yeux aux possibilités ? Je crus de mon devoir de répéter une précédente question.

« — Madame A… dis-je, j’essayerai de trouver votre enfant. Le fait qu’elle avait trop peu d’argent pour aller loin facilitera mes recherches. Mais d’abord, il faut que je sois certain qu’il n’y a pas une troisième personne mêlée à cette affaire, et que cette troisième personne n’est pas un gentleman. Êtes-vous sûre qu’elle ne s’intéressait pas secrètement à quelque inconnu ?

— Je ne puis que vous répéter ses paroles, répondit la malheureuse mère, la dernière fois que je l’ai vue (c’était avant-hier soir). Elle semblait si agitée, si fiévreuse, si peu semblable à elle-même, que je lui demandai si elle ne craignait pas de tomber malade avant le jour de son mariage. Elle me répondit avec un rire étrange, que j’entends encore : « Je n’ai aucune idée de tomber malade, et cela ne m’arrivera certainement pas quand j’aurai épousé un médecin… »

— Vous ai-je dit, observa le détective après un silence d’une seconde, que le fiancé de Miss A… est médecin ?

C’en était trop pour son auditeur.

Se levant brusquement, le docteur Cameron regarda en face le détective et s’écria violemment :

— Ah ! çà !… vous vous moquez de moi !… C’est de ma future que vous parlez, et vous prenez plaisir à me raconter cette interminable histoire, quand tout ce que j’ai besoin de savoir est si je trouverai ma fiancée pour la conduire à l’autel, ou si je dois être victime d’un outrageant scandale qui affectera toute ma vie. Savez-vous qu’il est maintenant quatre heures et demie, et qu’à huit heures…

— Du calme ! du calme ! interrompit l’autre, je suis Ebenezar Gryce et rarement je vais doucement quand je dois aller vite. Si je prends votre temps en vous racontant une longue histoire, c’est parce que…

Mais le docteur n’était pas d’humeur à en entendre davantage.

— Un seul mot, dit-il ; Miss Gregorex est-elle de retour chez son père ?

— Non.

— A-t-on eu de ses nouvelles ?

Le détective secoua la tête.

— Alors, il n’y aura pas de mariage, continua le docteur en faisant la grimace, je comprends ; puis, comme M. Gryce ne répondait pas, il éclata d’un rire farouche. Je vais envoyer contremander ma voiture, dit-il sèchement.

M. Gryce lui toucha doucement l’épaule.

— Au contraire, vous enverrez dire qu’elle vienne immédiatement. Nous en avons besoin.

— Je ne comprends pas.

— Vous n’avez pas entendu la fin de mon histoire.

— Parlez, alors. Si je dois endurer une longue torture, je ferai appel à tout mon courage et je me soumettrai.

— Bien. Pendant ce temps-là, envoyez chercher votre voiture.

— Si vous croyez que c’est nécessaire ?

— Je vous l’ai déjà dit.

— Un instant, s’écria l’autre en s’arrêtant comme il allait toucher la sonnette électrique, où devez-vous me conduire ?

— À l’hôtel des « Deux Mondes ».

— Une jolie course, le jour de mon mariage.

— Une course nécessaire.

— Et que verrai-je là ?

— Une jeune femme qui s’y est fait inscrire sous le nom de Mildred Farley et qui est le portrait vivant de l’original de la photographie que je vois sur votre cheminée.

— Et vous ne savez pas si elle est ou non l’original ?

— Non. Si je le savais, je n’aurais pas besoin de vous. J’aurais emmené à votre place Mme Gregorex.

— Et pourquoi ne le faites-vous pas ?

— Pour deux raisons. D’abord, c’est une femme et je désire lui éviter une douleur que je puis sans inconvénient lui épargner ; secondement, c’est une personne connue, et sa venue dans un hôtel rempli de monde, le jour fixé pour le mariage de sa fille, pourrait susciter les commentaires.

— Et la mienne ?

— Vous êtes médecin. Vous pouvez aller partout, à n’importe quel moment, sans causer le moindre étonnement.

— Et la jeune fille ? Avez-vous réfléchi combien probablement ma présence lui sera agréable, si, comme vous le soupçonnez, c’est la femme que je dois épouser dans quatre heures ?

— J’ai pensé à tout. La jeune fille ne vous verra pas. Vous seul la verrez.

— Et si c’est l’étrangère que son nom indique ?

— Alors, nous nous ferons conduire aussi vite que possible chez Mme Gregorex, confiants que votre fiancée y sera pour vous recevoir.

Le docteur Cameron n’hésita plus.

Pendant qu’on allait chercher sa voiture, il demanda à M. Gryce de lui raconter la fin de l’histoire que tout à l’heure il avait dédaigné d’entendre.

— Je puis vous écouter maintenant, dit-il. J’ai appris le pire.

Avec un plissement énigmatique des sourcils, le détective reprit son récit.

— Mme Gregorex a une confiance illimitée dans la police. Quand elle m’eut dit que sa fille avait disparu, quittant sa maison sans bagages, et qu’elle m’eut montré la lettre qu’elle avait reçue, elle pensa évidemment m’avoir donné tous les renseignements nécessaires. Telle n’était pas mon opinion. N’ayant que trois jours pour accomplir ma tâche, il était indispensable que je ne perdisse pas de temps sur de fausses pistes. Après avoir demandé la photographie de Miss Gregorex, je me bornai donc à quelques autres questions ; mais comme Mme Gregorex ne pouvait réellement me fournir plus de renseignements, je suivis mon système ordinaire dans de semblables affaires, et demandai la permission d’interroger les domestiques.

— Mais, s’écria-t-elle, ils croient que ma fille est partie avec notre consentement. Ce serait tout perdre que de les mettre dans notre confidence. Les gens de cette classe n’ont jamais su garder un secret.

— Je comprends, répliquai-je, et n’ai nullement l’intention de les mettre dans le secret. Nous avons cinquante moyens de savoir ce que nous désirons des domestiques sans qu’ils soupçonnent rien.

Mme Gregorex eut un air étrange.

— Et bien, dit-elle, la seule qui aurait pu vous renseigner a quitté tout récemment la maison. Ma fille l’avait prise en grippe et me demanda de la renvoyer. Ne voulant pas la contrarier dans son présent état d’esprit, j’y consentis, quoique je n’eusse rien à reprocher à cette servante et que son service me convînt.

Le renseignement était à retenir. En tout cas il valait une autre question.

— Et quel motif votre fille donnait-elle de son antipathie ?

— Oh ! aucun ! Elle croyait cette servante trop curieuse, je crois, s’occupant trop de ses nouvelles toilettes, je suppose.

Je demandai l’adresse de la fille. Ce mot « curieuse » me donnait de l’espoir. C’était peut-être le « sésame, ouvre-toi » du mystère. Mme Gregorex me la donna sans hésitation, mais aussi sans enthousiasme. Qu’une servante ait recueilli, relativement à son orgueilleuse enfant, une information quelconque qu’elle-même ignorât, lui semblait absolument incroyable. Mais je connais mon affaire, et, après avoir pris de telles mesures nécessaires avec la police, quand il s’agit d’une personne comme Miss Gregorex, je me rendis à l’adresse de la domestique.

Je ne mettrai pas votre patience à l’épreuve en vous racontant cette entrevue. Elle fut comme mille autres que j’ai eues dans ma longue carrière, et finit comme je m’y attendais. La demoiselle parla, mais sans en avoir conscience. Elle me dit tout ce qu’elle savait sur Miss Gregorex et beaucoup de choses qu’elle ne savait pas. Sa maîtresse avait eu évidemment raison de l’appeler curieuse, et elle aurait pu ajouter : indiscrète, car elle m’en raconta long sur une jeune fille qui avait coutume de venir coudre chez sa maîtresse, bavardages que je fus obligé d’écouter, et qui, du moins, m’apprirent une chose que j’avais intérêt à connaître : qu’elle avait un jour surpris sa maîtresse écrivant une lettre qu’elle ne désirait pas qu’on vît, car elle rougit de colère à l’intrusion de sa camériste qu’elle accabla de reproches, la menaçant du renvoi qu’elle obtint plus tard de sa mère.

— Et cette lettre ? demanda le docteur Cameron d’une voix qu’il s’efforça en vain de rendre calme.

— N’était que commencée. La fille en lut seulement une ligne : « Mon adoré d… », un charmant commencement, si elle l’écrivait à son futur mari.

— Tout à fait charmant, répliqua le docteur.

Le sarcasme contenu de sa voix dit au détective tout ce qu’il désirait savoir.

— Mais ça n’avait pas l’air d’être adressé à son futur mari, continua gravement le digne homme. Je commençais à croire que mon premier soupçon était fondé, et qu’il y avait dans cette affaire un troisième larron à l’influence duquel était due la disparition de Miss Gregorex.

J’ajoutai, par conséquent, aux précautions que j’avais déjà prises, telles autres que mon jugement me suggéra. J’envoyai une description de sa personne et de son costume à différents endroits dont ne se préoccupent pas d’ordinaire les autorités ; de plus, je fis interroger ses amis. Un détective vint à votre bureau, Monsieur, et causa avec vous une grande demi-heure avant-hier, sans que vous vous doutiez du motif de sa visite. Mais tout cela ne m’avait mené à rien, lorsque, ce matin, on m’apporta une note m’informant qu’une personne dont le signalement répondait à la description que j’avais donnée, avait dîné dans un certain restaurant, et, après, était allée à l’hôtel des Deux-Mondes où elle occupait la chambre n° 153.

Une demi-heure après j’étais là, et, cinq minutes plus tard je l’avais vue.

— Et c’était ?… était-ce elle ? bégaya le docteur.

— Je vous ai dit qu’elle ressemblait d’une manière frappante à l’original de cette photographie, mais je ne puis jurer que ce soit Miss Gregorex. Son visage est bien le visage de celle-ci ; ses vêtements, cependant, quoiqu’ils répondent assez exactement à la description de ceux qu’elle portait le jour de son départ de chez elle, ont quelques dissemblances qu’un vieux routier comme moi ne pouvait manquer de remarquer. Ainsi, par exemple, Mme Gregorex m’a défini le costume de sa fille : « une robe de fin drap bleu, ornée de soutache noire ». Eh bien ! la robe de cette femme est bien bleue, mais l’étoffe n’en est pas fine et n’a aucun ornement. De plus, elle a une montre, et Miss Gregorex, comme nous le savons, a laissé la sienne à la maison. Cependant, continua M. Gryce, en réponse à un soupir de soulagement de Cameron, si on peut apporter des changements à des robes, il n’en est pas de même des visages, et, quoique je n’aie pas la prétention d’expliquer les différences que j’ai mentionnées, je crois fermement que la femme de la chambre 153 à l’hôtel des Deux-Mondes est celle que nous cherchons ; et c’est pour en être absolument certain que je suis venu vous prier de m’accompagner.

— Mais, s’écria le docteur en fronçant le sourcil, s’il y a une troisième personne, comme vous le dites ?

— Écoutez !… Voici la voiture, répondit M. Gryce en se levant. Partons ; il n’est plus temps de discuter.

IIILA CHAMBRE 153

Le trajet fut silencieux.

M. Gryce, qui ne parlait jamais que lorsqu’il avait à dire quelque chose d’intéressant ou d’utile, trouva suffisante pour lui l’occupation de regarder par la portière de la voiture. Quant au docteur Cameron, il était dans un état d’esprit trop troublé pour suivre une conversation.

Il souffrait du premier choc sérieux que son orgueil eût jamais reçu, et, à l’idée seule de son humiliation, tout son être se révoltait. Lui, un amoureux trahi ! Lui, un fiancé bafoué ! C’était là une pensée intolérable, et cependant, il ne pouvait s’en détacher.

Maintenant qu’il s’éloignait de cette partie de la ville où étaient toutes ses espérances, et qu’il se dirigeait avec un détective vers un obscur hôtel à l’extrémité de New-York, il savait, aussi bien que s’il l’avait déjà reconnue, qu’il allait voir là Geneviève Gregorex. Son profond découragement le lui prouvait. Les mille et un souvenirs de sa liaison avec la froide et fière jeune fille qui avait accepté ses attentions mais ne l’avait jamais aimé et ne s’était même jamais souciée qu’il l’aimât, le confirmaient dans sa conviction. Non, – il était bien forcé de se l’avouer, – il n’avait jamais rien été pour elle, et il riait de lui avec une incommensurable amertume en se rappelant qu’il taxait de noble contrainte, de réserve digne et de hauteur aristocratique les manières glaciales et étudiées qui n’étaient, il le comprenait aujourd’hui, que des preuves sinon d’aversion, du moins d’indifférence absolue.

Et dire qu’il était arrivé au jour même de son mariage sans rien soupçonner de la vérité ; qu’il avait, si amoureusement, fait de sa maison un véritable nid pour y recevoir cette épouse qui, aujourd’hui, avait fui de chez elle après avoir eu recours aux plus misérables subterfuges pour se débarrasser de lui ! C’en était assez pour faire d’un homme jusqu’ici aimable et généraux un cynique et un misanthrope !

L’expression de ses traits trahissait ses pensées ; sa main crispée, sa détermination. Si, comme il n’en doutait plus, il trouvait Miss Gregorex cachée dans cet hôtel au lieu d’être dans la maison de son père s’habillant pour la cérémonie à laquelle avaient été invitées des centaines de personnes, il quitterait New-York, fuirait l’Amérique, les sarcasmes de ses ennemis et les sympathies – non moins irritantes – de ses amis.

Il se voyait déjà, en imagination, au milieu de l’Océan, quand la voiture s’arrêta. Il leva les yeux. En apercevant l’hôtel, le cours de ses pensées changea brusquement.

— Quelle heure est-il ? demanda-t-il.

— Juste six heures cinq minutes.

— Il est déjà bien tard, si le destin est assez favorable pour que nos soupçons ne soient pas fondés et que je veuille être place Saint-Nicolas à huit heures.

— Non, dit le détective, nous n’avons pas mis plus d’une heure et quart pour venir ici, et il ne nous faudra que le même temps pour retourner. Cela nous donne dix minutes pour ce que nous avons à faire ici, et vous laissera encore une demi-heure pleine pour changer de vêtements et mettre une cravate blanche. Vous n’avez rien d’autre à faire avant de jouer votre rôle dans la cérémonie du mariage.

— Vous calculez sans les retards possibles.

— Je ne vois pas de motifs de retards.

— On ne peut pas toujours les éviter. Je ne voudrais pas me faire attendre place Saint-Nicolas, si ma fiancée s’y trouve, dit Cameron d’un ton quelque peu sarcastique.

Le détective ne semblait pas craindre un tel résultat. Comme ils descendaient de voiture, le médecin jeta un regard à son compagnon, et, quoiqu’il ne rencontrât pas ses yeux – ce à quoi peu de personnes pouvaient se vanter de réussir – il parut satisfait.

— Vous avez l’intention de me rendre service, n’est-ce pas, Monsieur Gryce, dit le docteur. Faites en sorte qu’il y ait le moins de scandale possible.

M. Gryce haussa les épaules.

— Rapportez-vous-en à moi, répondit-il laconiquement.

En entrant dans l’hôtel, le docteur Cameron lui adressa de nouveau la parole.

— Vous m’avez promis qu’elle ne me verrait pas.

— Et je tiendrai parole.

Ils montèrent l’escalier, traversèrent tranquillement une ou deux salles, et se trouvèrent dans un couloir sombre.

— Attendez là, dit le détective, en s’avançant vers une servante qui flânait quelques pas plus loin.

Peu de mots suffirent à régler l’affaire, et la fille s’éloigna rapidement, suivie du docteur et du détective, puis ouvrit une porte avec une clef qu’elle prit dans sa poche.

— La chambre 153 semble tout à fait convenable pour notre dessein, murmura le détective pendant que la fille y entrait, après les avoir laissés seuls. Elle a une porte principale, et cette autre où nous sommes, dont on ne se sert que rarement et qui s’ouvre sur une alcôve à rideaux. La fille est allée voir si la dame a besoin de quelque chose, et elle laissera la porte entrouverte quand elle sortira de la chambre.

Le docteur se recula instinctivement.

— Ce que nous faisons là me paraît assez vil, objecta-t-il en rougissant.

— Mais c’est nécessaire, répondit l’autre, et il ajouta, en voyant la fille sortir et assez haut, pour qu’elle l’entendît : – Si c’est la malade que vous cherchez, ses parents vous seront bien reconnaissants de votre démarche.

Le docteur Cameron fronça les sourcils, mais, prenant brusquement son parti, suivit le détective, qui avait déjà passé le seuil de la porte.

La chambre, ou plutôt l’alcôve dans laquelle ils se trouvèrent, était obscure, et, pendant un moment, ils ne virent rien que le lit qui, avec une petite garde-robes, occupait tout l’espace devant eux ; mais l’instant d’après, ils remarquèrent un mince filet de lumière filtrant à travers l’interstice de deux lourds rideaux qui pendaient entre eux et la chambre.

Le docteur Cameron s’avança vivement vers cet interstice et regarda.

Un tableau pathétique s’offrit à sa vue.

Agenouillée devant le feu, était une femme dont les yeux apathiques, fixés sur un papier qui finissait de se consumer dans l’âtre, ne semblaient rien voir, perdus dans une profonde rêverie.

Mais, tout frappant que fût son désespoir, le docteur ne vit d’abord qu’une chose, son visage. Hélas ! il n’y avait pas à s’y tromper, c’était bien celui de Geneviève Gregorex.

Le détective, près de lui, ne l’avait pas quitté des yeux. La contraction de ses traits lui révéla la vérité. Alors, il lui prit le bras sans dire un mot, et l’entraînait vers la porte, quand le docteur, mû peut-être par le vague souvenir de ce qu’il venait d’entrevoir, se rapprocha des rideaux et regarda de nouveau ; ses traits se détendirent alors et prirent une expression plus douce. Involontairement, il mit la main sur les rideaux, comme si quelque impulsion irrésistible le poussait à entrer ; mais son compagnon l’arrêta de la main. Cédant à cette pression aussi amicale qu’impérative, il se retourna et suivit M. Gryce horsde l’alcôve.

— Ainsi, il n’y a pas d’erreur ? interrogea le détective.

Le docteur secoua la tête.

M. Gryce referma doucement la porte par laquelle ils étaient entrés, et dit à la fille qui se tenait près de là, en lui remettant la clef :

— Ce n’est pas la personne que nous cherchons ; et il se dirigea tranquillement vers l’escalier.

Le docteur Cameron l’arrêta.

— Qu’allez-vous faire maintenant ? demanda-t-il.

— Me faire conduire aussi vite que possible place Saint-Nicolas.

— Et, moi, que me conseillez-vous de faire ?

— Je n’ai plus à m’occuper de vos faits et gestes.

Le docteur le retint un instant encore.

— Monsieur Gryce, dit-il, avez-vous bien vu cette jeune femme ?

— Certainement, avant que je vinsse vous demander de vous assurer par vous-même de son identité.

— Vous avez remarqué alors comme elle est pâle, comme elle semble malheureuse.

— Je ne suis pas de cet avis.

— Comment ! Mais elle est l’image vivante du désespoir.

La main de M. Gryce, qui était déjà posée sur la rampe de l’escalier, retomba brusquement.

— Votre émotion vous porte à l’exagération. Il y a à peine trois heures que je l’ai vue, et elle m’a paru alors non seulement en parfaite santé, mais resplendissante de bonheur et d’espérance.

— Allez voir, maintenant. Si je sais lire l’expression des visages, c’est une femme au comble de l’angoisse que nous avons laissée là.

M. Gryce n’hésita pas. Retournant vivement sur ses pas, il se fit remettre de nouveau la clef, jeta un regard dans la chambre et en sortit, un instant après, tout troublé.

« Je n’y comprends rien », semblait dire son regard, tandis qu’il rendait pour la seconde fois la clef à l’obligeante servante. Celle-ci surprit peut-être ce regard. En tous cas, elle dit au détective quelques mots qui semblèrent l’émouvoir singulièrement.

Il lui adressa deux ou trois questions, puis descendit précipitamment par un autre escalier que celui devant lequel l’attendait le docteur Cameron.

Il y avait déjà cinq minutes qu’il avait disparu, et le docteur commençait à perdre patience, quand il réapparut au bas de l’escalier et lui cria de descendre.

Le docteur s’empressa d’obéir.

— C’est bien ce que je vous ai dit, n’est-ce pas ?

M. Gryce se mit à rire – il riait quelquefois – et se hâta vers la porte de la rue en se contentant de répondre :

— Nous n’avons pas un instant à perdre.

— Vous, peut-être, s’écria son compagnon énergiquement. Mais moi, mon devoir est ici ! Miss Gregorex m’a semblé avoir besoin d’un ami, et, s’il est vrai que son esprit soit dérangé…

— Attendez ! fit le détective d’un ton bref et tranchant. Il y a cinq minutes, j’aurais été peut-être de votre avis ; mais, depuis, j’ai appris certaines choses qui me font changer d’opinion. Monsieur, depuis que j’ai vu cette dame, il y a trois heures, elle a eu la visite d’un gentleman. Elle l’a reçu dans sa chambre. Ils ont causé une heure entière, et, quand le gentleman est sorti, il a parlé à la fille que nous avons vue au premier étage, et – ayez du courage, Monsieur, si vous l’aimez – il lui a dit qu’il reviendrait à neuf heures, qu’il amènerait avec lui un clergyman…, qu’en un mot il devait épouser cette dame ce soir dans la chambre où il venait de la laisser et désirait que tout fût prêt pour la cérémonie. Il a dit la même chose à l’employé au rez-de-chaussée, et…

— Son nom ?… Quel est le nom de ce misérable ? N’a-t-il pas donné son nom ?… Parlez ! Laissez-moi savoir tout immédiatement.

— Voici sa carte. Vous connaissez probablement son nom.

Le détective tendit au docteur une carte de visite :

DOCTEUR JULIUS MOLESWORTH.

— Molesworth ! répéta Cameron d’un ton d’étonnement incrédule. Impossible ! Quelqu’un a fait usage de sa carte !

— Vous croyez ?

— J’en suis certain. Elle ne se serait jamais amourachée de lui ! C’est un agrégé de l’École de Médecine, et, quoi qu’il soit honorablement connu comme jeune médecin, il n’a de client que parmi les pauvres, et n’exerce que dans la maison de mendicité. Il est impossible qu’elle l’ait jamais rencontré. Ce n’est pas un homme de notre monde.

— On se trompe souvent en affirmant qui une femme peut ou ne peut pas rencontrer.

— Si elle l’avait rencontré, rien ne l’aurait attirée vers lui. Molesworth est le plus excentrique des hommes.

En disant ces derniers mots, le docteur Cameron fit une grimace suffisamment significative.

M. Gryce secoua la tête en souriant.

— Assurons-nous de la chose, dit-il.

Il retourna, suivi du docteur, au bureau de l’hôtel, et demanda une description du porteur de la carte.

— C’est un Monsieur assez étrange, répondit l’employé, de moyenne taille, avec un visage d’homme occupé. Ses cheveux sont noirs, et il ne porte pas de barbe. Il a un sourire aimable ; mais son froncement de sourcils n’a rien d’engageant. Ses vêtements…

Le docteur Cameron avait déjà entraîné le détective vers la porte en s’écriant :

— Allons-nous-en d’ici !

IVMADAME GREGOREX

Ils étaient dans la rue.

Le docteur Cameron, que ce dernier coup semblait avoir abasourdi, se tenait devant l’entrée de l’hôtel, regardant vaguement autour de lui, comme un homme brusquement sans asile, tandis que le détective, la main sur son bras, s’efforçait de lui faire comprendre la nécessité de se hâter.

— Nous hâter ? Pourquoi me hâterais-je ? demanda-t-il enfin. On ne doit pas m’attendre. On ne s’occupera guère du fiancé, puisque la fiancée sera absente.

— Peut-être non ; mais cette absence, il faut qu’elle soit expliquée. Ceci est mon devoir, peut-être ; mais vous en avez aussi un à remplir, Monsieur.

— Ici, oui, c’est possible.

— Non ; je ne crois pas que vous ayez rien à faire ici. Cependant, vous pourriez essayer. La demoiselle est seule et…

— Je n’en aurais pas le courage, interrompit Cameron d’un air d’irréprimable répugnance : ni mon amour, ni ma complaisance ne sont suffisants pour cette humiliation.

Il s’avança vers la voiture.

M. Gryce le suivit et, l’un après l’autre, ils y prirent place.

— À la station la plus proche du Métropolitain, cria le détective au cocher, et bon train ! Nous avons perdu dix minutes par cette découverte inattendue, expliqua-t-il au docteur, et il nous faut les rattraper coûte que coûte.

Le docteur ne répondit pas.

M. Gryce reprit :

— Je ne me permettrai pas de vous tracer votre devoir, Monsieur ; mais je tiens à vous faire part d’une ou deux conclusions qui me sont venues à l’esprit pendant ces cinq dernières minutes. Voulez-vous m’écouter ?

— Je n’ai rien d’autre à faire, remarqua sèchement le médecin.

— Très bien, alors. Il y a quelque temps, Miss Gregorex s’engage à vous. Elle semble heureuse. Si certains troubles se produisent dans sa vie, nous ne savons pas de quelle nature ; cependant, nous pouvons, je crois, sans crainte de nous tromper, leur attribuer quelques rapports avec ce Molesworth – et elle désire rompre son engagement. Mais sa mère, à qui elle confie son désir, pense qu’il est trop tard pour y donner suite. Alors, poussée par quelque nécessité que nous ignorons, elle quitte la maison paternelle trois jours avant le mariage annoncé, en affirmant d’une manière formelle qu’elle sera de retour en temps utile pour le jour de sa célébration. Ce jour arrive, et elle retarde son retour d’une manière inexplicable. Mais la journée n’est pas tout à fait passée, et, quand je l’ai vue ici à deux heures, elle avait encore six heures devant elle. Avait-elle à ce moment-là l’intention de tenir sa parole ? Nous n’en savons rien, mais son visage était souriant et même rempli d’espérance, le visage, en vérité, d’une femme qui attend avec impatience le moment de s’unir à un homme digne d’elle et qu’elle aime et respecte. Sur ces entrefaites, un visiteur vient la voir. Elle a avec lui un long entretien dont le résultat est un changement visible dans son expression et ses manières, qui semble démontrer un changement complet dans ses projets. Nous apprenons cependant qu’elle va se marier, mais le nom de son futur est nouveau et le lieu de la cérémonie de ce mariage doit être la chambre même qui est maintenant témoin de son désespoir. Quelle conclusion tirer de ça ? Il y en a plusieurs. Celle qui s’est présentée à mon esprit est celle-ci : que, dans le fond de son cœur Miss Gregorex aime l’homme qu’elle a fui et que, par cette union inattendue, elle se sacrifie à je ne sais quel devoir imaginaire s’il en est ainsi…

— Elle est tout autant perdue pour moi que si elle se vantait de sa duplicité, interrompit froidement le docteur.

Le détective secoua lentement la tête.

« Vous ne l’aimez pas », semblait dire son geste, mais ses paroles ne trahirent pas une telle conviction.

— Elle se prépare un bien misérable avenir, dit-il ; un mariage dans de semblables conditions qui frisent le scandale, non seulement la perdra dans sa propre estime, mais rompra tous rapports avec ses parents et ses amis. Elle est perdue, si on le laisse avoir lieu. Il faut que la mère vienne s’y opposer, puisque vous ne vous sentez pas le courage de le faire, – et nous nous hâtons pour avertir sa mère…

— Vous avez raison. Informez aussitôt que possible Mme Gregorex de la situation de sa fille. Mais quel besoin ai-je de vous accompagner ?

— Vous sauverez ainsi votre bonne réputation. Vous êtes attendu à huit heures pour votre mariage avec Miss Gregorex ; si elle est trop… malade pour vous épouser, le monde se bornera à vous plaindre de votre désappointement. Si, au contraire, vous n’étiez pas là…

Il s’arrêta en remarquant le changement d’expression du visage de Cameron.

— Nous allons prendre, n’est-ce pas, le railway ? demanda celui-ci.

— Certainement.

— Avant tout il s’agit, continua le docteur d’une voix vibrante qui contrastait étrangement avec son apathie de tout à l’heure, il s’agit d’être place Saint-Nicolas en temps utile. Qui sait, du moins, mon honneur ne sera pas sauf.

Ils furent assez heureux pour trouver un train qui partait immédiatement. Vingt-cinq minutes seraient certainement suffisantes pour qu’ils arrivassent à la 125e rue ; en quinze minutes de plus, ils auraient traversé la ville, et, quinze minutes plus tard, ils seraient à la maison nuptiale, c’est-à-dire une heure quarante minutes avant huit heures. Mais ils avaient à informer Mme Gregorex de la position critique de sa fille, à retourner avec elle à l’hôtel des Deux-Mondes et à y arriver avant neuf heures. Était-ce possible ? Le calme du détective prouvait sa confiance dans la réalisation de ce plan.

Mais il y a des accidents qui renversent tous les calculs. Au moment même où ils se félicitaient d’une réussite contraire, le train eut une brusque secousse, puis s’arrêta.

Il était en ce moment en pleine voie.

— Un accident ! s’écria le docteur.

— Et loin d’une station ! ajouta son compagnon.

Ils étaient, en effet, prisonniers et condamnés à rester là pendant une demi-heure, pour le moins.

Ils se regardèrent atterrés. Quand bien même ils trouveraient moyen de s’échapper, cette demi-heure perdue les mettait dans l’impossibilité, – même en admettant qu’ils pussent arriver place Saint-Nicolas à huit heures – de mener Mme Gregorex à l’hôtel des Deux-Mondes assez à temps pour empêcher le mariage de sa fille.

Ainsi le sort en était jeté. Ce mariage allait avoir lieu !

Cette pensée affecta profondément le docteur Cameron. Il connaissait ou croyait connaître assez Molesworth pour prévoir rien que des malheurs dans une telle union. Eût-il été un homme du même monde que Miss Gregorex, – ce qu’il n’était pas, – il avait des singularités de caractère qui devaient irriter et lasser la plus douce des femmes ; et elle, si fière, si orgueilleuse, avec les souvenirs de tout ce qu’elle lui aurait sacrifié, elle traînerait une misérable existence de perpétuelles et intolérables concessions.

Il se la représentait dans son éblouissante beauté, dans sa distinction de grande dame habituée au luxe d’une vie élégante et large, mariée à cet homme brusque, rude et sévère dont l’ambition était aussi grande que sa pauvreté et dont la volonté de fer avait quelque chose d’effrayant, et il la plaignait du plus profond de son âme. Non pas qu’il l’aimât encore. Non ; il n’avait plus d’amour pour cette femme. Le choc qu’avait reçu son orgueil en avait détruit le germe même dans son cœur. En fût-il venu à croire à l’explication, assez plausible du reste, que le détective lui avait donnée de sa conduite, et à trouver dans ses inconsistances la preuve d’une affection secrète pour lui-même, il n’éprouverait encore pour elle que de la pitié.

Et cependant elle lui avait paru tout à l’heure plus belle, plus désirable que jamais, comme si le malheur, depuis leur séparation, avait ennobli et poétisé ses traits, et, quoiqu’elle ne fût plus rien pour lui, il ne pouvait s’empêcher de maudire la destinée qui le séparait d’une telle femme !

Alors il se la rappela, non pas telle qu’il l’avait vue aujourd’hui, mais à leur dernière entrevue dans la maison de sa mère, dans cette entrevue où elle lui avait témoigné les sentiments que M. Gryce lui attribuait.