Portraits historiques et littéraires - Prosper Mérimée - E-Book

Portraits historiques et littéraires E-Book

Prosper Mérimée

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Extrait : "Il y avait longtemps que Cervantes était mort pauvre et délaissé, quand ses compatriotes, s'étant aperçus un peu tard qu'ils venaient de perdre un homme de génie, recherchèrent avec soin le peu de détails qui restaient sur sa trop courte carrière."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Il y avait longtemps que Cervantes était mort pauvre et délaissé, quand ses compatriotes, s’étant aperçus un peu tard qu’ils venaient de perdre un homme de génie, recherchèrent avec soin le peu de détails qui restaient sur sa trop courte carrière. Quatre villes, Madrid, Lucena, Séville, Esquivias se disputèrent l’honneur de l’avoir vu naître ; et cette question, qui produisit des volumes, resterait encore indécise, sans un registre baptistaire trouvé par hasard, et depuis inutilement contesté par quelques érudits.

Miguel de Cervantes Saavedra, suivant l’opinion généralement reçue aujourd’hui, naquit à Alcala de Henares, ville de la Nouvelle-Castille, le 8 octobre 1547. Ses parents, Rodrigo Cervantes et dona Léonor de Cortinas, étaient pauvres et précisément assez nobles pour que leur fils pût écrire après son nom, Hidalgo, titre d’ailleurs sans conséquence en Espagne. De bonne heure, ils le destinèrent à l’Église ou au barreau, car ils le firent étudier dans un collège, genre d’éducation que l’on regardait alors comme superflu pour toute autre profession. Il fit ses humanités à Madrid, et dès lors se développa son goût, ou plutôt sa passion pour la poésie. Au cοllège, il avait de la réputation comme poète : des vers détestables, de sa façon, composés sur la mort d’Isabelle de Valois, furent imprimés dans la relation des obsèques de cette princesse, que publia son régent, maître Juan Lopez. Mais l’accueil que reçurent ses premiers essais ne dut pas l’encourager à continuer. Un poème pastoral, intitulé Filena, qu’il fit à vingt ans, et que l’on a perdu, n’eut aucun succès, de même que de nombreux recueils de sonnets et de romances. Il avait une facilité extraordinaire, même dans son pays, où les tragiques comptent leurs ouvrages par centaines ; mais les lois de la versification et le mauvais goût qu’il avait puisés dans les écoles entravaient encore son génie.

Dégoûté d’écrire et sans moyens de poursuivre ses études, il passa en Italie en 1569, recommandé au cardinal Jules Aquaviva, qui lui donna une place de page, ou plutôt de valet de chambre avec l’espérance de lui faire avoir un jour un petit bénéfice. Je ne sais quel abbé on aurait pu faire de Cervantes, mais cette perspective ne pouvait pas plaire longtemps à son caractère aventureux. Apprenant que le pape levait des troupes contre les Turcs, il quitta le service du cardinal, s’engagea comme soldat et fit, sous les ordres de Marc-Antoine Colonna, la malheureuse campagne de Chypre. L’année suivante, il fut embarqué sur la flotte des croisés, commandée par don Juan d’Autriche, et assista à la glorieuse et inutile bataille de Lépante. Blessé dès le commencement du combat, il n’abandonna son poste qu’après la fuite des infidèles. Un coup d’arquebuse et surtout de mauvais chirurgiens lui firent perdre l’usage de la main gauche. Si la balle l’eût frappé à la main droite, nous n’aurions peut-être pas eu de Don Quichotte. Bien qu’estropié il resta au service, mais il ne paraît pas qu’il reçut aucune récompense de sa bravoure.

En 1575, Cervantes retournait de Naples en Espagne, lorsque la galère qu’il montait fut prise presque en vue de Majorque, et conduite à Alger, par un corsaire nommé Arnaute Mami. Cet homme fameux à cette époque par son audace et plus encore par sa cruauté, fit subir les plus mauvais traitements à son nouvel esclave, dont il n’avait pas de rançon à attendre, et que son infirmité lui rendait moins utile que les autres.

Du moment qu’il fut tombé entre les mains du pirate, Cervantes avait tendu son génie vers un but unique, les moyens de recouvrer sa liberté. Comme il avait bientôt acquis sur ses compagnons d’infortune cet ascendant que donne un esprit supérieur, il était l’âme et le chef de tous les complots d’évasion.

Après quelques tentatives infructueuses, qui n’avaient servi qu’à redoubler la vigilance de ses gardiens, Cervantes s’arrêta au projet suivant.

Un esclave d’Arnaute Mami avait découvert, dans un jardin sur le bord de la mer, une citerne abandonnée, inconnue aux Mores, et assez grande pour cacher plusieurs personnes. Si Cervantes et ses compagnons parvenaient à s’y réfugier sans être vus, ils pouvaient être en sûreté, pourvu que la faim ne les forçât pas de sortir. Le plus difficile c’était de se procurer un vaisseau ou même une barque pour passer en Espagne ; mais pour cela, Cervantes comptait sur ceux de ses camarades qui espéraient être rachetés promptement. Chacun s’était engagé par serment à fréter un navire aussitôt après son retour dans sa patrie, et à revenir chercher ses compagnons réfugiés dans la citerne.

Le premier qui fut racheté était un Majorquin nommé Viana. Il avait été marin, et connaissait bien la côte ; ses camarades savaient qu’il ne manquait pas de résolution. On convint d’un signal, les serments furent renouvelés, et Viana partit.

Outre la difficulté d’échapper au vigilant Mami, il fallait assez bien calculer le moment de l’évasion pour le faire coïncider avec le retour présumé de Viana. Il y avait à craindre que celui-ci ne se fît attendre longtemps, et qu’il n’arrivât qu’après que leurs petites provisions seraient épuisées ; enfin, sur terre ou sur mer, ils pouvaient être repris par leur maître, et un sort affreux les attendait ; ils avaient vu couper les oreilles et trancher la tête à des esclaves pour des fautes légères. Cependant l’horreur de la cruelle servitude qu’ils enduraient leur faisant mépriser tous ces dangers, les Espagnols trompèrent leurs surveillants, et se tapirent heureusement au fond de la citerne. Ils avaient emporté un peu de farine de millet, qu’ils avaient amassée d’avance en la ménageant sur leurs rations de plusieurs jours. L’esclave jardinier qui avait découvert la citerne, et qui travaillait dans le voisinage, resta pour servir d’espion, et un autre, surnomme el Dorador, se chargea d’augmenter leurs provisions avec ce qu’il pourrait dérober.

Plus d’une semaine se passa de la sorte ; Cervantes, déclaré chef de la troupe et gardien des vivres, distribuait les rations, et se réservait toujours la plus faible.

Un jour ils virent paraître un petit bateau monté en apparence par des pêcheurs du pays. Il passa et repassa plusieurs fois devant le jardin, enfin il fit un signal, et les malheureux captifs ne doutèrent plus que Viana ne fût venu pour les délivrer. La côte était déserte et le vent favorable.

Mais leur pourvoyeur était absent, et ne devait revenir que dans quelques heures. Le plus grand nombre voulait partir sans l’attendre ; mais Cervantes leur reprocha vivement cette ingratitude envers un homme qui, tous les jours, exposait sa vie pour eux ; bref, il fit tant par ses prières, qu’il les décida à ne pas s’embarquer sans lui.

Ce débat avait duré quelque temps, et le Majorquin, ne recevant pas de réponse à son signal, hésitait à débarquer. Cependant il s’était rapproché de plus en plus du rivage, et il allait prendre terre, lorsque plusieurs Mores parurent à quelque distance du jardin. Surpris de voir un bateau pêcher dans ce lieu, qui d’ordinaire n’était pas fréquenté, ils s’approchèrent pour le reconnaître. À leur vue, Viana effrayé, et se croyant poursuivi, gagna le large pour ne plus reparaître.

Quand son petit bateau disparut derrière l’horizon, on peut imaginer le désespoir de ces malheureux, qui avaient cru leur délivrance si prochaine. Tous accusaient Cervantes de leur avoir fait perdre une occasion qui ne se représenterait plus, de les avoir livrés, sans ressources, à la vengeance d’un maître impitoyable. Cependant, comme il est facile de faire renaître l’espérance des infortunés, Cervantes parvint à ranimer leur courage en leur persuadant que Viana avait gagné le large pour échapper aux regards des Mores, mais qu’il reviendrait à la nuit, ce qui rendrait leur évasion plus sûre. La nuit vint, mais la mer était orageuse, leurs provisions étaient épuisées ; depuis deux jours ils n’avaient mangé que des sauterelles et quelques racines. Tous, excepté Cervantes, regrettaient la chaîne d’Arnaute Mami.

Le lendemain matin, el Dorador reparaît, mais accompagné de Mami et de soldats armés ; il les guide à la citerne, et livre ses compagnons au corsaire furieux. La veille, désespérant de revoir jamais sa patrie, il avait pris le turban, et pour donner une preuve de sa ferveur, il avait dénoncé les chrétiens ses camarades. Toute résistance était inutile : Cervantes n’hésita point à se sacrifier pour ses compagnons ; il se nomma le chef de l’entreprise, déclara qu’il avait entraîné les autres à le suivre, et supplia Mami de ne faire tomber sa colère que sur lui seul. Il lui fit même un raisonnement digne du pirate auquel il s’adressait : c’est qu’il valait mieux, pour ses intérêts, que son esclave manchot pérît dans les supplices, que d’autres plus propres au travail.

Jusqu’alors Mami avait tout vu trembler devant lui. Il avait du courage, et aimait à en trouver dans les autres. Ce soldat, se dévouant généreusement à la mort pour sauver ses camarades, excita son admiration. Il renvoya les bourreaux, tendit la main à Cervantes, et lui dit que s’il voulait changer de religion, il le ferait monter sur un de ses vaisseaux, persuadé qu’il saurait faire un bon usage de la main qui lui restait. Cette offre fut rejetée sans qu’il parût s’en offenser, car il dit, en regardant le nouveau renégat, un proverbe commun chez les Mores : « D’un mauvais chrétien, on ne fait jamais un bon musulman. » Depuis ce jour, il traita Cervantes avec quelque considération. Le travail qu’il lui imposa n’était point au-dessus de ses forces ; il écouta ses plaintes contre les surveillants subalternes, et souvent il lui rendit justice.

Le mauvais succès de cette première tentative ne fit point abandonner à Cervantes son projet favori ; et comme si son courage s’était accru avec son infortune, il ne borna plus ses espérances à faire évader quelques esclaves, il conçut le plan d’une vaste conspiration, qui s’étendit dans tous les bagnes d’Alger. Elle ne tendait à rien moins qu’à profiter d’un jour de réjouissance qui suit le Ramadan pour soulever les captifs, s’emparer des galères, de l’arsenal et de la ville. On a peu de détails sur ce complot, qui révèle l’audace de son auteur, seulement on sait qu’il manqua par la trahison de l’un des conjurés.

Azan aga, que les auteurs espagnols appellent roi d’Alger, fut effrayé en apprenant le danger qu’il venait de courir. Les bourreaux redoublèrent d’activité ; chaque maître s’empressa de se débarrasser de ses esclaves les plus dangereux. Arnaute Mami, lui seul, n’infligea pas le plus léger châtiment à celui qui, de l’aveu de tous les conjurés, et par sa propre confession, avait tout dirigé. Il semblait avoir conçu un attachement singulier pour cet homme qu’il regardait cependant comme très redoutable. C’est ainsi qu’on aime un cheval rétif quand on se sent la force de le réduire. Azan ayant demandé Cervantes, Mami, à l’étonnement de tout Alger, sollicita sa grâce et l’obtint : ensuite il le présenta à Azan, et consentit à le lui céder. Quand le prince barbare vit cet homme faible de corps et estropié, il ne put s’empêcher d’admirer qu’un projet si hardi vînt d’un être si chétif en apparence. Cependant il le traita avec humanité, tout en redoublant de vigilance, au point qu’il l’empêchait de communiquer avec les autres esclaves. Il disait alors : « que tant qu’il tiendrait en son pouvoir le manchot espagnol, sa vie, ses États et ses galères n’auraient rien à redouter. »

La famille de Cervantes n’avait appris sa mésaventure que fort tard, et son extrême pauvreté l’avait empêchée quelque temps de réunir la somme nécessaire pour la rançon de son parent. Quand cette rançon fut arrivée à Alger, Azan aga demanda le double, et comme il allait partir pour Constantinople, ses esclaves étaient déjà embarqués. Heureusement, les religieux de la Trinité complétèrent la somme de quinze cents écus, demandée par le More. C’était beaucoup pour le temps, surtout pour le rachat d’un simple soldat comme Cervantes. Son esclavage avait duré cinq ans, et quand il revint en Espagne, il était dans sa trente-quatrième année. De ce moment, sa vie est tout entière dans ses ouvrages.

Après avoir essayé de différentes professions, et se sentant de nouveau tourmenté par son ancienne passion pour la littérature, il se remit à écrire. On a lieu d’être étonné que Cervantes, quittant le climat brûlant de l’Afrique, et un rude esclavage, ait trouvé dans son imagination des idées assez tendres et langoureuses pour composer une pastorale ; Galatée fut le premier ouvrage qu’il publia à son retour d’Alger. Mais il était alors amoureux, et peu de temps après il épousa dona Catalina Salazar y Palacios, demoiselle d’une famille noble, mais aussi pauvre que celle de son mari. Les biographes n’ont point encore pu décider si c’est bien sa femme qu’il peignit sous les traits de Galatée ; ce qui rend difficile la solution de ce point important, c’est que l’année même de son mariage, fut aussi celle de la naissance de sa fille naturelle.

La Diane, de Georges de Montemayor, avait mis les pastorales à la mode : ce genre, assurément très faux, et selon moi très ennuyeux, composait, avec les romans de chevalerie et les romances, presque toute la littérature espagnole. Déjà l’on avait fait plusieurs continuations de la Diane. Cervantes l’imita, mais ne put l’égaler. Nous verrons plus d’une fois ce grand homme, s’ignorant lui-même, chercher au hasard sa vocation, et longtemps ne pas la rencontrer. Sa prose, dans la Galatée, est encore plus laborieusement contournée que ses vers ; les inversions y sont fréquentes, et presque toujours faites mal à propos. Le dialogue est hérissé de pointes, de citations et de dissertations pédantesques. On croirait entendre des docteurs en théologie et non des bergers. Enfin l’action principale disparaît au milieu d’une foule d’épisodes mal liés entre eux, et encore plus mal rattachés au corps de l’ouvrage. C’était alors la mode de ne jamais finir un livre, et Cervantes en profita pour laisser son lecteur embarrassé à deviner la fin d’une douzaine d’aventures que lui-même, je crois, aurait eu de la peine à terminer. Malgré tous ces défauts, la Galatée eut du succès, et Cervantes commença à prendre rang parmi les beaux esprits espagnols. Les comédies qu’il donna ensuite accrurent sa réputation, mais sans le délivrer de ses embarras pécuniaires.

Le prologue des comédies qu’il publia longtemps après, en 1615, donne une idée du théâtre espagnol avant lui, et des perfectionnements qu’il sut y introduire.

« Je ne puis m’empêcher, ami lecteur, de te demander pardon si je sors ici de ma modestie accoutumée. L’autre jour, je me trouvai à une petite réunion d’amis, où l’on parla de théâtre et de ce qui s’y rapporte. Là-dessus, ils trouvèrent tant de subtilités, et réglèrent tout si bien, par points et virgules, qu’à mon avis ils en vinrent à la dernière perfection. On parla enfin de celui qui le premier, en Espagne, tira la comédie de ses langes, pour la revêtir d’habits de cérémonie, et lui donner de la pompe et de l’éclat. Moi, le plus vieux de la société, je dis alors, que je me souvenais d’avoir vu jouer le grand Lope de Rueda, homme remarquable par son jeu et son esprit. Il était natif de Séville, et de sa profession batteur d’or. Dans la poésie pastorale, il était admirable, et dans ce genre, ni alors, ni depuis, personne ne l’a pu surpasser. Bien que je fusse très jeune, et par conséquent assez mauvais juge de la bonté de ses vers, cependant, par plusieurs qui me sont restés dans la mémoire, je m’aperçois, maintenant que me voilà parvenu à un âge mûr, que je n’ai point exagéré son mérite ; et si je ne craignais de sortir du but de ce prologue, j’en citerais quelques-uns, qui prouveraient mon dire. Du temps de ce célèbre Espagnol, tout l’appareil d’un directeur de théâtre s’enfermait dans un sac à froment, et se réduisait à peu près à quatre vestes en peau de mouton blanches, garnies de franges dorées, quatre barbes postiches, avec les perruques, et quatre houlettes. Les comédies n’étaient que des dialogues, et des espèces d’églogues entre deux ou trois bergers et une bergère. On les enjolivait et on les allongeait avec deux ou trois intermèdes, La Négresse, quelquefois l’Entremetteur, ou le Niais ou le Biscayen ; ces quatre rôles et quelques autres, voilà ce que Lope rendait avec un talent et une vérité que l’on ne peut imaginer. Dans ce temps il n’y avait ni décorations, ni duels de Mores et de chrétiens : point de figures qui sortissent, ou qui semblassent sortir de terre, au moyen d’une trappe sur la scène. Celle-ci n’était formée que de quatre bancs mis en carré avec cinq ou six planches par-dessus, ce qui élevait les acteurs à un pied du sol. Encore moins voyait-on descendre du ciel des nuées, avec des anges ou des esprits. Tout l’ornement du théâtre consistait dans une vieille mante que l’on tirait de côté avec une ficelle, et cela tenait lieu de coulisses et de foyer. Derrière étaient les musiciens qui chantaient sans guitare quelque vieille romance. Lope de Rueda mourut, et comme c’était un homme de mérite et de réputation, on l’enterra dans la grande église de Cordoue (où il mourut), entre les deux chœurs, à côté de ce fou fameux, Luis Lopez. À Lope de Rueda succéda Naharro, natif de Tolède, lequel fut célèbre pour un rôle d’entremetteur poltron. Celui-là changea un peu l’appareil des comédies, et il fallut remplacer le sac à froment, qui contenait les costumes, par des malles et des coffres. Il tira les musiciens de derrière la mante où ils chantaient, pour les placer en public dans le théâtre. Il ôta la barbe aux farceurs, qui auparavant ne jouaient pas sans barbe postiche, et fit paraître tous les acteurs le menton rasé, à l’exception de ceux qui devaient représenter les vieillards ou les autres caractères qui exigent un déguisement de visage. On lui doit l’invention des décorations, des nuées, des éclairs et des tonnerres, des duels ou des batailles. Mais cependant il n’en vint pas à ce point sublime où nous sommes parvenus aujourd’hui. Il est une vérité que l’on ne pourra contredire (car c’est ici qu’il faut faire taire ma modestie), on a vu représenter sur les théâtres de Madrid, les Mœurs d’Alger, la Destruction de Numancé, et la Bataille Navale, où j’osai réduire à trois le nombre des journées qui auparavant s’élevait à cinq. J’ai fait paraître, ou pour mieux dire, je fus le premier qui personnifiai les idées et les pensés cachés de l’âme, produisant sur la scène des êtres moraux avec l’applaudissement général des spectateurs. À cette époque je composai vingt ou trente comédies, qui se jouèrent toutes sans offrandes de concombres ou autres projectiles. Elles achevèrent leur carrière, sans sifflet, sans cris, ni tapage. Mais j’eus d’autres affaires en tête, je laissai la plume et le théâtre. Là-dessus parut ce prodige de naturel, le grand Lope de Vega, qui exalta la monarchie comique. Il étendit son empire et sa juridiction sur tous les farceurs, et remplit le monde de comédies heureusement choisies et bien dialoguées, et telle était sa fécondité qu’il a bien couvert de son écriture plus de dix mille feuilles de papier. Toutes ces pièces (et c’est le plus grand éloge que l’on en puisse faire) furent représentées sous ses yeux, ou pour le moins, il ouït dire qu’elles avaient été représentées. Si quelques-uns, voire même beaucoup, ont voulu prendre leur part de sa gloire et de ses travaux, tous ensemble ne pourraient produire la moitié seulement de ce que lui seul a écrit. Toutefois (puisque Dieu n’accorde pas tout à tous), on doit faire cas des travaux du docteur Ramon, qui furent les plus notables après ceux du grand Lope. Estimons les plans artistement conçus du licencié Miguel Sanchez ; la noblesse du docteur Hira de Hescua, l’honneur de notre pays ; l’esprit et l’infatigable imagination du chanoine Tarraga ; la douceur et la grâce de Guillen de Castro ; la finesse d’Aguilar ; le mouvement, la pompe et la magnificence des comédies de Luis Velez de Guevara ; et les comédies qui ne sont encore qu’ébauchées par le génie subtil de don Antonio de Galarza ; enfin celles que nous promettent les Stratagèmes amoureux, de Gaspar de Avila. Tels sont les hommes qui aidèrent le grand Lope à soutenir cette machine immense. »

De ces vingt ou trente comédies que Cervantes donna à son retour d’Espagne, il ne nous reste que la Numance et les Mœurs d’Alger. On croit que deux autres encore, la Grande Turquesse et la Confuse, ont été depuis imprimées sous le titre de la Grande Sultane, et du Labyrinthe d’amour, avec celles dont on vient de lire le prologue.

La plupart de ses premières pièces ne furent pas immédiatement imprimées, et, d’ailleurs, les comédiens les abandonnèrent bientôt pour celles de Lope de Vega, ce qui explique la perte de tant d’ouvrages ; mais, du reste, je ne sais si nous devons les regretter.

Cervantes avait beaucoup vu le monde : son Don Quichotte prouve qu’il connaissait les hommes et qu’il savait faire parler chacun de ses personnages suivant son caractère. Il est donc surprenant qu’avec des qualités si rares, il soit resté, dans ses comédies, si fort au-dessous de lui-même.

Parmi d’autres causes, une surtout a dû influer sur ses compositions en ce genre ; c’est l’obligation d’écrire en vers. Il est vrai que de son temps, il n’existait pas de comédies en prose, et que, très faciles à faire, les vers espagnols avaient été généralement adoptés pour le drame. Mais quand on s’efforce, comme sur la scène espagnole, de reproduire les évènements de la vie réelle, de peindre les hommes tels qu’ils sont, et sans une certaine noblesse convenue, il ne faut pas que leur langage fasse un contraste perpétuel avec leurs actions. Or, en tous pays, les vers sont ennemis du naturel, surtout les vers espagnols qui ont besoin de beaucoup de pompe pour ne pas paraître plats. De là viennent tant de métaphores entortillées, de mauvais synonymes, d’inversions bizarres, exigés par la rime et la mesure.

Outre ces défauts, presque inévitables, des comédies en vers, et qui rendent le dialogue impossible, l’usage en Espagne était de larder de pointes toutes les tirades, de faire de l’esprit sur tout et dans toutes les situations. C’est véritablement alors que l’on exigeait d’un poète qu’il satisfît l’esprit et le cœur ; et telle était l’exigence de ce public, qu’il voulait pleurer et jouir en même temps d’un calembour. Ce style barbare, à la mode, s’appelait culto. Aujourd’hui on éprouve une véritable souffrance à lire de beaux morceaux défigurés par cet usage ridicule, mais tel était le goût du public pour qui l’on devait travailler dans le XVIe siècle et à la fin du XVIIe.

Ce goût, tout extraordinaire qu’il nous paraisse maintenant, nous pouvons encore le concevoir. Après tout, ce n’est qu’une envie de réunir deux plaisirs en un seul, celui que procure un drame, et celui que faisait éprouver un genre d’esprit bon autrefois, mais qui est perdu pour nous. Or, à peu de chose près, n’en sommes-nous pas au même point, nous qui voulons, à toute force, des vers dans l’art dramatique ? nous qui voulons réunir les plaisirs d’un drame à celui d’une tirade poétique ? Nos monotones alexandrins, notre rime encore plus monotone, remplacent assez bien le style culto de Lope et de Caldéron. La passion veut toujours le mot propre, fût-il vulgaire, et la distinction impérieusement exigée chez nous entre les mots poétiques et ceux qui ne le sont point, ne produit-elle pas souvent des contresens aussi ridicules que les pointes dont nous venons de parler ? En un mot, un dialogue en vers, ou en style culto, voilà deux conventions, toutes deux ennemies de la vérité ; l’habitude que nous avons de l’une, peut seule nous aveugler sur son étrangeté.

Ces obstacles, qui proviennent des vers ou du style culto, le génie les surmonte. Mais le langage ridicule, qui lui est commun avec tous les tragiques espagnols, n’est pas le seul défaut de Cervantes. On lui en reproche un autre qui tenait à un système alors reçu généralement, et qu’il a poussé à l’extrême. Je veux parler des imbroglios et des coups de théâtre accumulés, qui ne laissent pas de place au développement des caractères. Sans chercher à profiter d’une situation intéressante, il passe rapidement à une autre indifférente, avant d’avoir achevé toute l’impression que peut produire la première. Cette multitude d’aventures semble au premier coup d’œil annoncer beaucoup d’imagination, mais on ne tarde pas à reconnaître un petit nombre de lieux communs, qui, déguisés bien ou mal, se reproduisent à l’infini, comme les figurants de l’Opéra. Avec une certaine quantité de motifs dramatiques, tirés des mœurs nationales, tels que les sérénades, les duels, les vengeances, les jalousies, les assassinats, les auteurs espagnols se sont fait une mine inépuisable, à la vérité, mais au fond de peu de valeur. C’est ce qui explique les dix-huit cents pièces de Lope de Vega. La violation des unités est la conséquence inévitable de ce système ; c’est un bien petit mal que je leur pardonnerais de bon cœur, s’ils savaient généralement en profiter. Mais agiter violemment ces personnages, pour que de ce grand mouvement il ne résulte rien de vrai, de beau ou de plaisant, c’est une faute qui n’a plus d’excuse. Sans doute il vaut mieux faire agir les acteurs que de les faire parler par tirades, comme sur notre scène, mais que chacune de leurs actions explique leurs caractères, peigne leurs mœurs, et celles de leur temps, autrement la multiplicité des aventures, devient, pour le spectateur, aussi fatigante que les tirades. Rarement les Espagnols se sont attachés à peindre des caractères : en général, ils cherchent à frapper par la singularité des évènements, plutôt que par les passions qui les ont causés.

Tels sont les défauts de Cervantes : on voit qu’ils sont surtout ceux du temps où il vivait. Mais, toutefois, Lope de Vega et Caldéron ont prouvé qu’ils savaient réunir, quand ils le voulaient, une intrigue attachante à des caractères fortement tracés.

Il est assez curieux d’observer que plusieurs poètes, fameux par leurs infractions aux unités, Lope et Cervantes entre autres, les ont défendues de toute manière, excepté par leur exemple. Comme les rhéteurs anciens étaient alors encore bien plus respectés et lus qu’ils ne le sont maintenant, il est probable que Lope et Cervantes ont voulu ménager les érudits, tandis que, dans l’occasion, leur génie les emportait et leur faisait oublier ces beaux préceptes. C’est en vain que l’on alléguera le mauvais goût du temps, et l’envie de plaire au public. Lope et Cervantes, avant lui, ont fait leur public, et le premier surtout, entouré, à son début, d’une immense réputation, n’aurait-il pas fait adopter tous les genres auxquels il aurait employé son talent ? Un dialogue amusant, dans le chap. XLVIII de la première partie du Don Quichotte, fait connaître l’opinion que Cervantes prétendait avoir sur ce sujet, quand il voulait se donner l’air de savant ; mais dans un passage d’une de ses comédies (postérieur à celui déjà cité), il se contredit lui-même et défend cette liberté dont il usait amplement. Il fait parler la comédie qu’il personnifie.

« Le théâtre est une carte de géographie, où il n’y a pas trois pouces d’intervalle entre Rome, Valladolid et Gand. Qu’importe au spectateur, si, sans quitter ces tréteaux, je le mène d’Allemagne en Afrique ? Sa pensée est aussi légère que moi, et partout où le porte mon vol, elle peut m’accompagner, sans crainte de se perdre, sans risque de se fatiguer. »

Comme auteur dramatique, Cervantes est resté dans un rang inférieur ; cependant sa Numance pourrait être honorablement distinguée. L’héroïque dévouement des habitants de cette malheureuse ville est aussi célèbre en Espagne que les aventures du Cid ; mais peut-être ce sujet n’est-il pas autant que l’autre du ressort de la tragédie. L’intérêt s’attache à la cité de Numance, en quelque sorte, comme à un être moral ; et ce n’est que par une multitude d’épisodes isolés que l’on peut jeter quelque variété sur ce drame, qui n’offre, en dernier résultat, qu’une seule situation. Mais si ce sujet semble se refuser à des développements dramatiques, il ne laisse pas de prêter beaucoup à la poésie. C’est ce que Cervantes sentit, et ce qui lui fit chercher de nouvelles ressources. Vouloir concilier la poésie avec le drame est une entreprise peut-être impossible ; la supériorité doit rester à l’un des deux, si, toutefois, par une malheureuse combinaison, ces deux moyens de plaire ne se détruisent pas l’un l’autre.

Dans la Numance, Cervantes ne chercha ses succès que par la poésie, et c’est, je crois, dans cette intention qu’il introduisit sur la scène ces figures allégoriques, qui peuvent et doivent parler le langage des dieux, parce qu’elles sont d’un monde idéal. C’est, à mon avis, tirer une bonne conséquence d’un système mauvais en lui-même. Les chœurs des anciens tragiques, qui fournissent aussi au poète une occasion d’étaler ses richesses, me semblent mériter l’attention des auteurs de tragédies classiques, qui ne pourraient mieux faire que de les adopter. D’abord, ils imiteraient mieux les anciens, leurs modèles ; ensuite, on trouverait leurs vers d’autant meilleurs que le dialogue ne leur imposerait pas une contrainte fâcheuse, dont il ressentirait lui-même les effets.

La comédie était nouvelle en Espagne, et les spectateurs n’avaient pas le goût fait en bien ou en mal. Telle ou telle innovation n’était pas repoussée seulement comme innovation, et l’idée du ridicule n’était pas encore assez puissante pour arrêter un auteur au milieu de ses tentatives. Les personnages allégoriques de Cervantes eurent un plein succès devant le public de 1584. On admire encore, dans la Numance, une peinture effrayante des maux qu’entraîne un siège, exprimée en vers énergiques, et souvent avec une élégante simplicité. Un des épisodes, dans lequel un enfant demande du pain à sa mère, est tout à fait comparable, pour le naturel joint au sublime, à la scène si touchante de Joas et d’Athalie.

Pour n’avoir plus à reparler de ses ouvrages dramatiques, passons rapidement aux comédies qu’il publia en 1615, et où l’on retrouve tous les défauts que nous avons déjà signalés. Elles sont au nombre de six, et n’offrent que des imbroglios assez faibles de conception, écrits en vers très inférieurs à ceux de ses premières pièces. Souvent il met en scène des musulmans, et ce qui doit étonner, c’est que Cervantes, qui avait été à portée de connaître leurs mœurs, les ait si mal reproduites sur le théâtre. Six intermèdes suivent les comédies. Ce sont des scènes vulgaires copiées d’après nature, et qui devaient être assez plaisantes à la représentation. Il faut dire, à la louange de notre auteur, que ses intermèdes sont beaucoup moins indécents que la plupart de ceux que l’on jouait à cette époque ; mais cela ne prouve pas beaucoup en leur faveur.

Probablement Cervantes se serait exclusivement voué au théâtre, si Lope de Vega, dès son début, n’avait éclipsé sa réputation. Cervantes se jugea avec modestie ; il comprit qu’il fallait céder la première place à son rival, et il était trop fier pour se contenter du second rang. Il renonça donc au théâtre, et se mit à chercher ailleurs des moyens de subsister. Son mariage n’avait fait que rendre sa pauvreté plus pénible, et la nécessité lui faisait une loi de mettre en œuvre toutes les ressources de son esprit. S’imaginant que désormais ce serait en vain qu’il chercherait dans la littérature un moyen de fortune, il eut recours au peu de jurisprudence qu’il avait appris aux universités. Un de ses protecteurs éclairés voulut bien lui donner la place de son agent d’affaires, et le charger de quelques réclamations qu’il avait à exercer sur le village d’Argamasilla de Alba, dans la Manche. Cervantes, voulant s’acquitter de son emploi en conscience, refusa de s’entendre avec l’alcade, pour arranger l’affaire à la satisfaction de tous deux.

Le magistrat irrité le fit mettre en prison, je ne sais sous quel prétexte, et comme il trouva moyen d’apaiser son seigneur, le pauvre Cervantes fut oublié, perdit sa place, et demeura même assez longtemps au pouvoir de l’alcade. On dit que c’est dans la prison de cette bourgade qu’il écrivit les premières pages de son Don Quichotte, et que par rancune il en fit la patrie de son héros, sans pourtant vouloir la nommer. Au reste, il était assez familier avec cette espèce de gîte, où ses dettes le conduisaient souvent, pour en avoir fait cette fois son cabinet de travail. Il avait déjà été emprisonné avec toute sa famille pour une sérénade donnée dans sa rue, et terminée par des coups d’épée. On n’ignore pas qu’à cette époque les amants, par respect pour l’honneur de leurs dames, avaient coutume d’interdire, l’épée à la main, aux passants, l’entrée de la rue où se donnait la sérénade. Un curieux s’étant approché un peu trop des musiciens, malgré le cri terrible de atras ! en arrière ! il fut tué sur place. Il n’y avait rien que de très ordinaire dans l’aventure ; mais comme Cervantes était mal avec une dévote sa voisine, elle eut le crédit de le faire mettre en prison, d’où cependant ses amis le tirèrent bientôt.

Un intervalle de onze années s’écoula depuis sa dernière comédie jusqu’à la publication de son Don Quichotte, et il ne paraît pas que ce temps ait été consacré à d’autres travaux littéraires. Les soins qu’il se donnait pour pourvoir à l’entretien de sa famille, l’absorbaient entièrement. Seulement on sait qu’il habita tour à tour plusieurs villes d’Espagne, toujours pauvre et toujours luttant avec courage contre l’adversité.

Le nom de Cervantes était presque oublié lorsqu’il fit paraître, en 1605, la première partie du Don Quichotte. L’usage voulait que tout ouvrage fût dédié à un grand, qui en acceptant la dédicace, s’engageait en quelque sorte à faire à l’auteur un succès dans le monde. Le duc de Béjar avait été supplié de prendre Don Quichotte sous sa protection ; mais il refusa, craignant d’exposer son nom en tête d’un livre de chevalerie, qu’il supposait semblable à ceux qui alors, et depuis longtemps, inondaient l’Espagne. Cervantes lui demanda pour toute faveur de vouloir bien entendre la lecture d’un seul chapitre ; ce qui lui fut accordé d’assez mauvaise grâce ; mais le succès le plus éclatant justifia son attente. Le duc enchanté accepta la dédicace, et combla l’auteur d’éloges.

À cette lecture avait assisté un ecclésiastique qui dirigeait la maison du duc. C’était un homme chagrin et bourru, à qui ces éloges déplurent, comme s’ils étaient donnés à ses dépens. Sans prendre la peine de faire une critique raisonnée de l’ouvrage, il accabla l’auteur d’injures grossières, et le duc de reproches pour l’accueil qu’il lui faisait. Cervantes répondit avec sa modération ordinaire ; mais on dit qu’il profita de cette scène pour peindre au naturel la colère de ce moine dans les chapitres XXXI et XXXII de la seconde partie du Don Quichotte. Cependant il paraît que l’ecclésiastique l’emporta, car Cervantes, le plus reconnaissant de tous les hommes, ne dit plus un seul mot du duc de Béjar, dans les ouvrages qu’il publia par la suite, ce qui ferait croire qu’il n’eut pas à se louer de sa générosité.

L’obscurité dans laquelle il vivait nuisit d’abord au succès de son livre. On se moquait du titre, et personne n’en voulait lire davantage. Pour sortir de l’oubli, il s’avisa d’un expédient assez extraordinaire : il fit un petit pamphlet de quelques pages qu’il intitula el Buscapie, l’Énigme, dans lequel, tout en faisant l’éloge du nouveau roman, il insinuait avec adresse qu’on y trouverait des allusions piquantes à certains grands personnages ; mais il se garda bien de donner une clef. La curiosité une fois excitée de cette manière, Don Quichotte fut lu avec avidité, chacun voulant à toute force trouver le mot de l’énigme, lequel pourtant est encore à deviner.

C’est à ce petit ouvrage, aujourd’hui prodigieusement rare, que Don Quichotte dut sa réputation. Le succès de la première partie fut tel, que trente mille exemplaires disparurent en moins de deux ans, et que du vivant même de l’auteur, elle fut traduite dans presque toutes les langues de l’Europe.

Il serait bien inutile, aujourd’hui, de faire l’éloge de cette composition extraordinaire, que tout le monde a lue, et que tout le monde aime à relire. Malgré le mérite prodigieux du style de l’original, toutes les traductions en sont goûtées, et l’ont été dans tous les temps. Peut-être que les lecteurs accoutumés à la légèreté de quelques-uns de nos auteurs du XIXe siècle, ne trouveront pas son style assez vif et assez rapide ; mais il faut faire attention à la différence du génie des deux langues et des deux nations. La langue espagnole, qui a peu changé depuis Cervantes, est si riche en mots sonores et sons harmonieux, qu’elle semble, par cela même, inviter aux longues phrases. D’ailleurs le caractère posé des Castillans explique ces longues périodes qui se retrouvent même dans leurs conversations. Toutefois, Cervantes n’en a jamais fait abus ; et sans aucune exception, il est le plus simple comme le plus élégant des prosateurs espagnols.

Les érudits ont relevé nombre d’anachronismes et quelques erreurs historiques ; mais on peut lui faire un reproche plus grave, c’est d’avoir, peut-être trop souvent, cherché une source de comique dans les souffrances de son héros. Les coups de bâton qu’il lui donne sont d’abord au-dessus des forces de la nature humaine, et m’ont toujours paru avoir quelque chose d’attristant, car on aime Don Quichotte, bien que l’on rie de ses extravagances. L’épée du Biscayen, qui lui coupe une oreille, et les bâtons ferrés des Yangois passent la plaisanterie et vont au-delà du but. Comment rire d’un homme blessé et couvert de sang ! Il est juste d’ajouter que ce défaut disparaît dans la seconde partie, qu’à plusieurs égards je serais tenté de préférer à la première. On a beaucoup critiqué le grand nombre d’épisodes qui entravent, dit-on, la marche du roman ; mais Don Quichotte est un livre qu’on ne lit pas en hâte pour arriver au dénouement ; on l’ouvre au hasard, certain de tomber sur une page amusante. Enfin les plus longs de ces épisodes, l’histoire du captif et la nouvelle du curieux extravagant, sont tellement intéressants en eux-mêmes, que personne, après les avoir lus, ne voudrait les retrancher du corps de l’ouvrage.

Si tous les commentateurs s’accordent sur les louanges qu’ils donnent à une production si originale, ils sont loin d’être du même avis sur l’idée présumée qui détermina Cervantes à choisir le caractère de Don Quichotte plutôt que tel ou tel autre. Le temps de la chevalerie errante est loin de nous, et les mœurs sont bien changées depuis le XVIIe siècle ; pourtant ce chevalier errant, cet être fantastique, nous plaît, nous amuse encore aujourd’hui. Bien plus, on l’a vu, on a vécu avec lui, on reconnaît son portrait. Sa réputation est à peine égalée par Achille ; tous deux sont connus même par ceux qui n’ont jamais ouï nommer Homère et Cervantes. Or, se dit-on, cette conception qui est de tous les temps, qui frappe tous les peuples, doit renfermer en soi quelque chose de presque mystérieux, qu’il faut deviner pour expliquer son étonnant succès. L’auteur avait un but, car on ne se met pas à écrire un roman sans but. Ainsi raisonnent ses biographes, ne s’apercevant pas qu’ils veulent deviner une énigme indéchiffrable, le génie d’un grand homme.

Sans prendre parti au milieu de toutes les explications, je me contenterai de les exposer ici avec les preuves, telles quelles, que leurs auteurs ont données à l’appui.

Les uns y voient une peinture burlesque du règne de Charles V, et font du Don Quichotte une satire du même genre que le roman de Gargantua. Entre autres passages qui établissent ce rapport, ils citent le combat de Don Quichotte contre les lions. C’est, suivant eux, une allusion évidente à la descente de Charles V sur les côtes de Barbarie. On voit qu’avec de tels arguments, il ne serait pas difficile de trouver dans Don Quichotte le portrait de tous les rois passés et à venir.

D’autres ont pensé que Cervantes n’avait pas osé se jouer à la mémoire d’un aussi grand monarque, et qu’il avait seulement en vue de jeter du ridicule sur le duc de Lerma et les actes de son ministère. Ils s’appuient surtout sur une ressemblance qu’ils disent frappante, entre les traits que Cervantes donne à son héros, et ceux du ministre de Philippe III. Maintenant, il est assez difficile de contredire une assertion semblable : cependant ceux qui ont cru devoir combattre sérieusement cette supposition, font remarquer que Cervantes reçut une pension du comte de Lemos, ami connu du duc de Lerma, et qu’il n’aurait pas osé dédier à ce seigneur un ouvrage décidément dirigé contre son ami. Enfin ils rappellent que le duc de Lerma était, de son naturel, assez clairvoyant, et ennemi des critiques ; et qu’il aurait, sans doute, envoyé l’auteur de la satire travailler à sa seconde partie dans quelque présidio éloigné. Les deux opinions que je viens de rapporter ont encore des partisans en Espagne.

Un de nos écrivains modernes les plus distingués a prétendu que l’invention fondamentale de Don Quichotte