Propos sur l’art et la culture - Thierry Gilhodez - E-Book

Propos sur l’art et la culture E-Book

Thierry Gilhodez

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Avec ses Propos sur l’art et la culture, Thierry Gilhodez continue sa réflexion autant que l’exploration d’une forme littéraire composite, inclassable, non identifiée, qui dérange et ne rentre pas dans les collections. Associant la narration, le pamphlet, la poésie, l’analyse, la critique sociale et la défense de l’environnement, ses livres suivent une route qui ne ressemble à aucune autre, mais qui finit par croiser le chemin des lecteurs qui, justement, sont sensibles à ce mélange de genres. Humour, fantasme et sérieux, mélange propre à l’auteur, se révèlent très efficaces pour affronter l’ironie du quotidien, l’ivresse des mystères qui nous déséquilibrent, la fin et le néant.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Conseiller communautaire de 2011 à 2020, délégué à la culture et à l’environnement, Thierry Gilhodez a été également chargé de cours au Cerfav en Lorraine, au Centre national du verre en Espagne, à l’Institut des métiers d’art de Fès au Maroc et au Musée du verre à Sars-Poterie en Ardennes. Auteur de sept livres édités et conférencier occasionnel, ses vitraux sont présents dans les collections publiques et privées d’une douzaine de pays.

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Seitenzahl: 371

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Thierry Gilhodez

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Propos sur l’art et la culture

Essai

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Thierry Gilhodez

ISBN : 979-10-377-6897-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

1

Prolégomènes

 

 

 

La machine donnera à l’homme des loisirs toujours croissants. Mais quel ennui guette cette société incapable de bien user de sa liberté ! Que ferez-vous du genre humain désoccupé ?

François René de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe

 

En 1952 à Woodstock, le compositeur John Cage présentait au public sa création musicale intitulée : 4’33. Interrogé sur le sens de son œuvre et ses principes esthétiques, John Cage répondit alors : « Aucun sujet, aucune image, aucun goût, aucune beauté, aucun message, aucun talent, aucune technique, aucune idée, aucune intention, aucun art, aucun sentiment ».

 

Ce matin, je me réveille en sueur. J’ai encore rêvé d’un univers ultra violent, composé de deux entités absolues et opposées : matière et antimatière qui s’affrontent éternellement. La première a vocation à se développer, l’autre à l’en empêcher. Elle y parvient jusqu’à ce que la matière explose et se répande dans l’espace, dans des cycles répétitifs d’avancées et de récessions, de vie et de mort. À chaque départ, une colossale explosion. Aussitôt, la matière s’expulse en proliférant dans toutes les dimensions. Plus elle progresse, plus ses frontières s’affaiblissent : c’est l’entropie sidérale simultanée, puis la désintégration qui reforme à nouveau l’antimatière. Plus l’antimatière progresse à son tour, plus elle absorbe la matière qui décline jusqu’à son ultime réduction, une inconcevable concentration, un minuscule point en surfusion d’une force latente inouïe prête à exploser à nouveau selon un processus immuable. Dans mes rêves, je vois l’âme des morts rejoindre l’antimatière et renforcer sa puissance. L’âme d’un enfant est juvénile, l’âme d’un vieillard est sénile. C’est dire que nous disparaissons tels que nous sommes à la fin de notre vie. Par conséquent, seuls les corps valides – qui meurent accidentellement – produisent une âme valide, capable d’appréhender clairement ce voyage éthéré jusqu’au grand salon blanc où résident toutes les âmes en attente de l’implosion finale. Certaines âmes rebelles refusent le système et se glissent entre les mailles pour revenir hanter la terre. Mais pour être utile à son entourage, il vaut mieux produire de son vivant des ouvrages intelligibles qui vont durer dans le temps et permettre à nos enfants d’avoir des fondations solides pour construire leur avenir. C’est cela les vitraux, la peinture, le théâtre, la danse, la musique, les livres et la poésie, l’art et la culture : des signes qu’on laisse à nos enfants pour qu’ils puissent grandir harmonieusement à leur tour. La haine provient des signes absents, que nos parents et notre entourage ont oublié de nous envoyer. Alors on grandit seul, sans espoir, sans repaire, sans amour, dans la colère et la méchanceté. C’est ce qu’il faut guérir, mais dans mes insomnies, rien ne montre qu’on y arrive.

 

Mon âme a rencontré mon corps par hasard et tous deux s’entendent comme ils peuvent, ballottés par les vagues, criblés d’interférences qui viennent de nulle part et nous troublent. Jeune homme, j’étais triste de cette première tristesse qui naît du poids de la transmission parentale qui n’est pas qu’un cadeau, de l’ennui qui nous écrase, et d’un désir de bonheur alors que j’étais sans expérience. La tristesse que j’éprouve aujourd’hui vient de la connaissance des choses que j’ai jugées. Mes illusions se sont évanouies, en l’homme et en politique, comme ces chimères que je continue de poursuivre. Elles me font prendre la plume : le cœur humain est le jouet de tout et il faut le soigner. Point de cause nécessaire pour agiter mon âme, une rêverie sans sujet et sans corps y parvient facilement ; une cause l’enflamme davantage et il faut prendre garde à ne pas se consumer tout entier.

 

Mon livre est destiné aux lecteurs qui rêvent la nuit des étoiles et se posent simplement des questions sur la vie et la mort, sur l’art et la culture, auxquelles les spécialistes dominants ne répondent pas de façon claire lorsqu’on les interroge. Mes lecteurs trouveront dans ces pages, contents de voir qu’ils ne sont pas seuls, de quoi faire un bout de chemin buissonnier ensemble. Ils savent que je m’amuse à poser de temps en temps un mot savant pour sa sonorité, ou encore une plaisanterie pour son effet cocasse, et qu’on peut les oublier sans drame. Voici donc ma pensée biologique familiale sans gluten, cuisinée au feu de bois récupéré dans mon jardin, à consommer sans risque sur place, dans le train, ou à la plage. Mon livre n’est pas fait pour les conquistadors qui veulent coloniser la lune pour exploiter ses ressources naturelles ni pour les censeurs qui distribuent les bons et les mauvais points. Ils ont vite fait de me mettre au piquet. Les gens repus ne rêvent pas d’art et de culture, ils rêvent de conquête, se moquent des marginaux, ne rendent pas service aux nécessiteux, et veulent avoir l’air plus intelligents en toutes occasions. C’est une promesse qu’ils ne peuvent pas tenir et c’est la raison pour laquelle ils dirigent les affaires à l’envers, en portant dans leur forme extérieure une sorte d’arrogance. Dans le jeu je ne prétends mener personne, mais je n’aime pas être trop mené, encore moins malmené ; je ne suis bon ni pour tyran ni pour esclave et je demeure ainsi un descripteur de l’esprit du temps. L’homme connu dédaigne l’homme ordinaire, sans songer que le temps fera justice de sa prétention et qu’il sera à son tour indifférent aux yeux de la génération suivante. Il faut bien rendre compte des événements et de la bêtise humaine.

 

« Jouer avec un amateur n’est pas une promotion », m’a dit un jour un saxophoniste à qui je présentais mes partitions. J’ai compris que je ne ferai pas partie de son orchestre. Il était sans doute meilleur que moi, mais il n’est pas devenu plus heureux. Quand deux musiciens se rencontrent – qu’ils soient amateurs ou professionnels –, il peut y avoir un rapport de force et si une hiérarchie s’installe le couple ne fonctionne pas. La reconnaissance de notre travail en général, artistique en particulier et de notre individualité dans l’existence et l’action, nous place dans la communauté en nous reliant à la société. Notre humanité nous vient de ce désir de partager des rencontres avec les autres, ces êtres vivants dans notre environnement commun, et ne pas être relié avec les gens, c’est ne pas acquérir son humanité. D’abord, la considération a besoin des mots pour exister, personne n’aime le silence imposé ; elle prend corps et devient factuelle si l’on accepte de formuler ce sentiment, ce qui ne signifie pas qu’elle doive s’exprimer par un long discours. Ensuite, nous avons besoin des actes aussi pour prouver que la reconnaissance existe vraiment, personne ne se contente des mots seuls. La conversation doit s’accompagner de concrétisation, mais pour autant la conversation n’est pas un art mineur, elle nous permet de communiquer avec autrui en permanence. On apprend à parler avec ses parents, puis avec son entourage et bientôt à l’école – quoiqu’on ne l’enseigne pas bien à l’école – et finalement on se débrouille tant bien que mal. Ensuite on converse tous les jours en société, et le plus souvent on est banal, un peu systématique, car la conversation ne peut pas mettre en chantier le monde à chaque instant. Elle doit se contenter généralement d’une forme de politesse, glissant de l’huile dans les rouages, assurant le minimum requis de la convivialité et du coup pas très performante.

 

Un dimanche du mois d’août de l’été 2021 fut une exception. J’ai participé au salon « Art et Papiers » organisé chaque année à Vézénobres par l’association « Chemins d’Art » à la même époque et qui invitait pour la première fois la maison d’édition Nombre Sept, basée à Nîmes, à présenter – de 9 h à 18 h 30 – quelques-uns de ses auteurs régionaux. Cinq écrivains amateurs comme moi étaient donc inscrits et le jour venu, suite à une défection du cinquième, nous ne fûmes que quatre, alignés le long du temple, attendant sur la placette que les passants – qui venaient s’abriter du soleil un moment – veuillent bien s’intéresser à nos ouvrages. Assis derrière une petite table garnie de livres, il fallait donc parler au public, et comme il n’y avait rien d’autre à faire et qu’on était là pour ça, chacun essayait de se montrer accueillant. À la fin de la journée, nous avions vendu seize livres en tout et l’éditeur semblait satisfait de cette opération publicitaire gratuite portée par ses auteurs qui lui rapporteraient, en plus des articles de presse et par ricochet, environ 240 euros ; un livre vendu 20 euros par l’auteur rapporte environ 15 euros à l’éditeur. Personnellement j’ai vendu six livres : j’ai donc perçu 30 euros pour une journée de travail, ce qui correspond à peu près au coût du repas de midi, plus le carburant pour me rendre sur place. Et c’est la première fois que je faisais un si joli score, mais ce jour-là j’étais sans doute particulièrement disponible et j’ai su trouver les mots justes pour décider six acheteurs à prendre mon livre plutôt qu’un autre. Parmi eux, un couple d’Anglais visiblement cultivés et aussi un visiteur qui n’aimait pas la science-fiction, mais assez curieux quand même, après notre conversation, pour vouloir découvrir ce que j’avais écrit là-dedans, malgré le sujet qui a priori ne l’intéressait pas. Sans la conversation, je n’aurais pas vendu un livre. Le dialogue m’a permis d’exprimer mes idées tout en écoutant celles de mes interlocuteurs et cet exercice-là est essentiel. Un échange délicat qui demande à la fois une certaine maîtrise de son récit et une bonne écoute de l’autre, car on a vite fait de l’interrompre ou de prononcer une phrase maladroite qui va contrarier la rencontre, venant rompre le charme. Délicat aussi, car souvent les gens n’écoutent pas pour entendre, mais pour répondre.

 

Amélie Nothomb écrit bien, et tout le monde le sait. Hors concours. Impossible d’ignorer la parution de son nouveau livre et son portrait apparaît dans toutes les revues qui me tombent entre les mains cet été. Amélie Nothomb dit qu’elle écrit ses livres d’un seul jet, sans retravailler son manuscrit. Quelle facilité déconcertante ! Chateaubriand a réécrit ses mémoires jusqu’à sa mort : « Mon opiniâtreté à l’ouvrage explique ma fécondité ; j’écris souvent quinze heures sans quitter ma table, raturant et recomposant dix fois la même page ». Entre les deux, il y a de la place pour tout le monde. Sur les salons littéraires, on sympathise avec les voisins et à la fin de la journée on échange nos livres. À la lecture de ces livres, je suis parfois déçu. Je pense alors que – peut-être – mon livre déçoit aussi et cette pensée me déplaît. Tous les mots sont périssables, contaminés par la faiblesse de leurs auteurs. De retour au clavier de mon ordinateur, je m’applique à dépasser mes limites dans l’espoir d’écrire de mon mieux. Les œuvres de l’esprit doivent leur existence au cerveau qui les porte et s’évanouissent avec lui, sans la mémoire des autres. Pareillement, les œuvres de la main doivent une partie de leur existence au matériau que nous fournit la nature et elles portent en elles-mêmes une dose de permanence, empruntée à la durabilité de la nature et des matériaux, mais elles ne pourraient pas durer seules longtemps sans la considération humaine. Aujourd’hui, même les choses de la nature ont besoin de notre considération pour continuer d’exister. Les montagnes semblent immuables, mais elles sont lentement érodées par le temps… et par l’industrie. En Ariège, au mois de septembre, nous avons vu une montagne totalement arasée par l’exploitation du talc à ciel ouvert.

 

Le talc est la roche la plus tendre de notre planète. Le gisement de Trimouns s’est formé il y a 300 millions d’années dans une faille broyée par la pression des deux masses rocheuses différentes de part et d’autre, permettant des infiltrations d’eau chargée en magnésium. Ce magnésium s’est lié aux dolomies pour former le silicate de magnésium : c’est-à-dire le talc. De la même manière, les micaschistes se sont transformés en chlorite. La carrière située à Luzenac en Haute Ariège est la plus grande exploitation de talc au monde ; elle emploie 310 salariés permanents et 110 saisonniers. Au début du 19e siècle, un ramassage artisanal s’organise au col de Trimouns. La roche blanche est broyée dans des moulins à farine. La veine de talc est recouverte de roches stériles qu’il faut évacuer avant d’arriver au talc. 8 tonnes de déblais sont nécessaires pour extraire 1 tonne de talc. La poudre recueillie est acheminée à dos de mulet vers Toulouse pour être vendue aux droguistes et apothicaires. Le développement de la papeterie en Ariège déclenche l’ère industrielle pour Luzenac et l’arrivée du chemin de fer dans la vallée en 1888 favorise le développement de l’exploitation du talc.

 

Dans les Pyrénées nous étions à la recherche des cathares et des truites sauvages. Nous avons vu des ariègeois, mais pas de truites. Les ravages causés par l’industrialisation sont effrayants. Extraction de minerai, constructions de forges, industrie textile, urbanisation brutale, puis leur abandon. Des centrales électriques sur toutes les rivières, barrant également les moindres ruisseaux encombrés de déchets, souillés par les rejets, comme dans le département du Gard et ailleurs.

Aujourd’hui, le manque d’activité économique de la région de Foix est partiellement pallié par l’expansion du tourisme de masse, aussi désolant que le reste.

Si l’on s’éloigne des lieux sinistrés, il reste quand même de belles randonnées dans les montagnes alentour, mais on y croise des cyclistes survitaminés qui roulent comme des fous avec des moteurs électriques sous la selle. Selon des études récentes, on sait que l’homme préhistorique utilisait déjà le talc pour peindre sur les murs de la grotte de Niaux. Dans des fouilles effectuées autour du site cathare de Montségur, les archéologues ont trouvé des figurines datant du 12e siècle. Sans l’art et la poésie, la vie serait moins grande. Ce sont des procédés permettant de faire des choses originales de manière esthétique, en suivant l’inspiration, guidé par une intention plus ou moins précise et un savoir-faire attaché à sa technique, et sa technologie. L’artiste apprenti commence donc par produire des choses convenues avant de prendre son envol, influencer directement sur la matière, y apporter sa touche personnelle et donner le résultat personnalisé auquel il aspire et qu’il revendique. Plus l’artiste est inventif, plus son travail est original, mais il n’est pas créateur au sens où la création est l’action de faire naître du néant. L’artiste qui a du talent est créatif, mais il n’est pas créateur, car il utilise les mots et des matériaux qui existent déjà. Il les modifie selon son humeur, son talent, sa technique, et cela suffit pour que l’aventure de l’art et de la poésie soit belle.

 

Toute œuvre artistique de qualité est poème et pensée, et c’est important de pouvoir rester soi-même au milieu de tous les autres. L’action artistique me paraît la plus favorable pour exprimer nos pensées, nous donner une chance de corriger nos erreurs et d’avancer correctement. Ici la parole convient moins bien, car rarement la conversation porte les fruits d’un raisonnement pointu, plus souvent contraire à la convivialité nécessaire aux relations humaines momentanées. « Ce n’est qu’un échange de signes connus et un exercice de politesse »,dit Alain dans ses propos. Les gens discuteurs, abondants et secs, qui ont tout vu, qui savent tout, méprisent leur interlocuteur et passent à côté de la vérité. Tout ce que nous leur proposons est vain, ce qui ne les empêche pas de se réapproprier quelques-unes de nos phrases qui sonnent bien à leurs oreilles et qu’ils ressortiront dans une autre conversation pour se valoriser. « Gardons-nous des gens d’esprit ; ils feront tenir en trois lignes l’avenir de nos pensées », dit encore Alain.

 

Il faut considérer tous les arts, principalement ceux qui sont proches du métier, pour comprendre la matière et son contenu. Un beau vitrail ressemble à tous les vitraux, mais il est singulièrement beau. Où les autres vitraux sont seulement colorés, celui-ci domine par son harmonie. Sa forme n’est pas tout à fait selon la coutume, mais infléchie un peu ; et cela suffit, car il y a souvent peu de différence entre une belle chose et une chose insignifiante. Ainsi, il y a une forme pour chacun d’entre nous, qu’il faut trouver. Quand l’artiste trouve sa forme et se plaît à lui-même, alors il rencontre quelques-uns qui l’aiment aussi. Modigliani et Picasso copiaient les masques africains, et je suis content de le savoir. C’est en copiant que l’on invente son propre geste. Les critiques qui appliquent trop leurs règles se trompent, voulant retrouver leurs idées dans l’œuvre au lieu de trouver celles de l’artiste. Ils cherchent un concept qui les rassure et ils ignorent l’existence, la vérité profonde. Chacun s’est formé une idée du beau, d’après un grand nombre d’événements et d’objets. Les poètes qui me touchent disent des choses étranges ou communes avec les mots de tout le monde, mais de manière singulière. Les œuvres qui plaisent aux critiques sont souvent celles qui paraissent, mais n’existent pas. Quand je vois les artistes contemporains se tortiller à chercher de l’inouï, je me permets de rire. De telles œuvres ne nous aident pas et s’usent par le temps, cependant que les autres croissent à l’abri des regards autorisés. Il faut plaindre l’œuvre qui vient vers le public avec franchise, mais sans aucun cortège, non encore soutenue par son acclamation. Elle s’échoue sur la grève abandonnée.

 

Au temps où j’apprenais l’art du dessin, nous dessinions d’après modèles, tantôt des moulages en plâtre, tantôt des nus dans toutes les positions, tantôt des portraits d’après nature, tantôt des objets, des légumes et des fruits qu’on mangeait à la fin de la séance, et je me souviens que certains de nos dessins attiraient le regard et d’autres non. Comme on apprend la musique en écoutant de belles musiques, on apprend à dessiner en regardant les beaux dessins, les belles choses. Il faut que toutes les erreurs trouvent leur place jusqu’à la réussite. Pour être sûr, il faut d’abord douter ; il faut donc que l’erreur précède la réussite. Qui sait bien son métier sait beaucoup plus qu’il ne croit savoir. Depuis qu’on n’enseigne plus le dessin classique aux élèves, ils n’ont plus la notion de l’art du dessin et leurs dessins sont laids. À côté, les dessins maladroits que les enfants tracent pour le plaisir sont plus émouvants et montrent mieux cette poursuite du mouvement par la ligne et la couleur, et l’on sent bien qu’il faut partir de là, oubliant un moment toutes les règles.

 

Les théoriciens, les fonctionnaires, les institutionnels, les conservateurs, les galeristes, sont des faussaires qui trompent le public et se moquent des artistes. Il suffit de voir leur train de vie, leur patrimoine bien géré par un conseiller financier et leur logement, situé au cœur de la cité, bien entretenu par un employé de maison. L’entrée de leur appartement est large, équipée de placards de rangements qui montrent qu’on a de l’espace et qu’il est soigné. Jouxtant le balcon qui déborde sur une cour privative, la cuisine équipée est parfaitement nettoyée, la vaisselle sale ne traîne pas sur la paillasse et les verres en baccarat sont alignés dans le placard vitré. La salle à manger est prête à l’usage. Sur la grande table laquée – faite sur mesure par un décorateur – trône une coupe en verre fusionné de Narcissus, un verrier italo-américain qui habite San Francisco depuis 1962, donc branché, cher, ostentatoire, donc parfait pour le standing. En franchissant le vestibule orné d’un vitrail « art nouveau » signé Jacques Gruber, on pénètre dans le salon accueillant, rangé en savant mélange des genres et de meubles confortables modernes ou chinés au Village Suisse, avenue de Suffren dans le 15e arrondissement, un charmant petit quartier de Paris près de l’école militaire. Dans un angle, le Steinway hérité de tante Lucie qui donnait des cours de piano à domicile. Sur l’étagère du fond, les statuettes antiques que grand-père Honoré – consul de France en Europe de l’Est – avait rapportées de Bulgarie entre les deux guerres, lorsqu’un passeport et une poignée de billets de banque pouvaient convaincre un antiquaire nécessiteux de Sofia à céder quelques pièces rares issues du trésor des Thraces, auparavant acquises au marché noir. Sur l’autre étagère, un ours en porcelaine de Pompon semble vouloir dévorer un bronze décharné de Giacometti. Au-dessus de la cheminée en marbre rose du Minervois, une grande toile dégoulinante imitant les « dripping » de Pollock. Achetée bon marché à l’Hôtel Drouot, elle fait l’illusion auprès des visiteurs qui l’admirent et des néophytes sceptiques qui n’osent pas exprimer leur sentiment, prennent l’air contemplatif et font un petit signe approbateur en hochant la tête. La bibliothèque est éclairée par l’inévitable lampe « Pipistrelle » qui trône sur un guéridon « Art déco » en galuchat du meilleur goût. Remplie de romans oubliés, l’alignement méthodique de la bibliothèque étale la collection complète de la revue d’art à laquelle collabore régulièrement le propriétaire de l’appartement, et les essais improbables un peu gris, habilement sériés pour mettre en valeur les quelques thèses qu’il a écrites. En suivant le couloir, on accède aux chambres spacieuses donnant aussi sur la cour intérieure végétalisée. Les chambres sont bleu clair, beige et jaune, lumineuses et sobres, afin de favoriser le repos. L’immense salle de bain fonctionnelle possède deux vasques en granit rose d’Armorique, une douche ouverte et une baignoire rétro installée sur le plancher rehaussé à la place du bidet. Toute la famille se débarbouille en même temps, la femme, le mari, les enfants, mais les ados préfèrent s’enfermer à côté dans la salle d’eau annexe, pour caresser leurs muscles tranquillement devant le miroir et mesurer le duvet qui commence à pousser. Les bidets ont été supprimés qui évoquaient trop l’utilisation qu’on en fait. Enfin les commodités sentent le jasmin, la cuvette est toujours impeccable et des magazines sont là pour soulager la constipation. Les théoriciens apprécient le luxe, le calme, la volupté, l’harmonie, mais ils ne veulent pas que les autres en profitent. Ainsi ils nous expliquent que l’authenticité, le bonheur et la beauté n’existent pas.

 

Les imposteurs habitent rarement des taudis. Ils conservent leurs reliques et demandent aux autres de s’en débarrasser pour les racheter plus tard à bon compte. Surtout, ils mettent les artistes dans des ghettos, et la question que je me pose depuis longtemps c’est pourquoi ils le font ? Sans doute parce que les artistes vrais incarnent malgré eux le combat contre le mensonge, la corruption et la haine. Le jour viendra où les marchands d’art décideront d’exploiter les fonds d’ateliers des artistes écartés au 20e siècle. Ils achèteront nos reliques pour une somme dérisoire, engageront d’autres historiens pour un nouveau récit autour de la redécouverte de l’art caché, qui pour l’heure doit le rester. C’est la spéculation à long terme. Durant toutes ces années, les artistes auront vécu pauvrement de leur art grâce au cercle restreint des amateurs et des particuliers qui ont collectionné leurs œuvres. Pour l’heure, l’obstination à détruire l’art classique et faire de l’université la capitale de l’ignorance est une mécanique lubrifiée avec soin pour servir les dominants, et qui fonctionne sans partage depuis soixante ans. La mise à l’écart systématique des artistes jugés non compatibles – dont l’appel aux pays étrangers représente une forme parmi d’autres – est utilisée par les promoteurs libéraux de l’art contemporain pour exercer le monopole. Cet ostracisme aux multiples conséquences redoutables a pour dégât collatéral immédiat la baisse des rémunérations des artistes. Cette stratégie d’éradication en rappelle d’autres et c’est pourquoi notre lutte collective occupe une place centrale dans mon récit, car la fraternité des artistes et des citoyens est nécessaire dans l’intérêt de tous pour empêcher les dominants de nous effacer du paysage, de nous mettre dans une concurrence qui nous rabaisse à l’état le plus déplorable. L’invitation constante de l’État à faire intervenir les artistes du monde entier repose sur un leurre internationaliste qui est très différent de cette ouverture empathique proposée par l’internationale socialiste originelle. En un tel moment, chaque artiste doit se demander quelle sera sa participation à ce dispositif, chaque citoyen doit se demander quelle sera sa place dans le système. Sous prétexte de défendre l’autonomie culturelle devant la politique, combien de fois avons-nous entendu les théoriciens exhorter les poètes, les musiciens, les auteurs et les plasticiens à se détourner de l’ancien chemin, afin d’innover, d’écrire des proclamations, composer des rengaines, et afficher des slogans à la gloire de quelques-uns. Les artistes empêtrés dans les malédictions de l’art contemporain ne doivent pas attendre de gestes bienveillants de la part des institutions, et doivent avancer dans la marge. C’est pourquoi il est d’abord nécessaire de parler des fonctions de l’art dans notre société.

 

La promotion exclusive de l’art contemporain met nécessairement en lumière – sans le vouloir – l’art classique évacué, qui clignote en rouge par son absence, et montre alors que la signification du premier n’a de portée que dans cette opposition avec le second. Fondée uniquement sur un retournement qui critique le passé et méprise l’autre qui ne suit pas cette voie, une telle opposition ne valide pas l’existence d’un vrai renouveau ni sa valeur d’exemple qui est frelatée. Hannah Arendt sut que l’incompatibilité entre le paysage moderne et la pensée politique classique résidait dans le fait accompli de la révolution industrielle et du capitalisme, de l’abandon des anciennes valeurs par les nouveaux philosophes, et que la population seule ne serait pas en mesure de réinscrire la justice sociale dans le libéralisme qui l’ignore : « Les valeurs sont des articles de société qui n’ont aucune signification en eux-mêmes, mais qui, comme d’autres articles, n’existent que dans la relativité en perpétuel changement des relations et du commerce sociaux ». Les valeurs sont devenues des monnaies d’échange qui appartiennent à la société telle qu’elle est, et non pas au citoyen qui les produit et les utilise. L’artiste était donc perdu d’avance dans le libéralisme. Personne ne produit seul de la valeur qui ne prend sa dimension que dans un contexte social défini. « Le bien perd son caractère d’idée, de norme par laquelle le bien et le mal peuvent être pesés et reconnus ; il est devenu une valeur qui peut être échangée avec d’autres valeurs telles que celles de convenance ou de pouvoir ». Le mal réside dans la nature du cadre conceptuel de l’art contemporain qui – partout où il est appliqué – change immédiatement le but à atteindre en détruisant le reste jusqu’à ce que l’art n’ait plus aucun sens. Seuls comptent les buts privés et la satisfaction de ces désirs égoïstes qui sont les sources de cette déconstruction. Au contraire l’artiste est une femme et un homme qui disent ce qui leur semble vrai, de la manière la plus droite possible, sans craindre d’être banals, et c’est ce qui justement les rend singuliers et fragiles aussi au milieu du marécage où tout le monde veut avoir l’air malin.

 

L’ouvrier dépend de la qualité de son travail, le fonctionnaire dépend de sa hiérarchie, le cuisinier dépend des gastronomes, tous les travailleurs dépendent de l’appréciation de l’autre ; les métiers d’art encore davantage parce qu’ils ne sont pas considérés comme indispensables. Beaucoup de gens n’ont pas un besoin vital de lire, d’aller au théâtre, d’acheter une toile ou une sculpture, de poser un vitrail dans la fenêtre du salon. On ne va pas à un concert de jazz comme on va à l’épicerie pour acheter son repas. L’artiste qui produit une œuvre doit penser à la vendre pour vivre de son métier et c’est là où l’affaire se gâte, car l’œuvre doit être non commerciale pour être authentique, mais vendable pour rémunérer son auteur, ce qui est une équation difficile à résoudre et que l’on ne résout jamais parfaitement. Produire une œuvre, c’est un métier ; vendre des œuvres est un autre métier. C’est pourquoi l’auteur a besoin d’un éditeur, le peintre d’un galeriste et le compositeur d’un agent ; leur appréciation est cruciale, sans promotion l’artiste est un inconnu qui meurt de faim. J’admire la grandeur d’âme de l’ouvrier qui aime son travail, mais pas la fortune du parvenu qui ne m’en impose pas avec sa Rolex et m’inspire plus de dédain que de respect.

 

Le système fabriqué aujourd’hui par l’administration française blesse les artistes de notre pays, et nous allons essayer de prouver que les administrateurs méconnaissent également l’esprit de notre métier. Le déclin provient de l’éloignement des forces de vie qui est remplacée par le matérialisme et la prétention de tout connaître. L’artiste est mutilé, privé de sa sensibilité, de ses particularités qui lui permettent d’inventer une œuvre authentique, son histoire est écartée, son aventure condamnée à la solitude. Quand l’artiste se coupe de la nature, quand il transforme la qualité en quantité, il réduit son concept à l’exploitation stérile de la matière et perd la splendeur de l’émerveillement. Ne nous figurons pas que nous pouvons rétrograder, il n’y a de salut que dans la réforme des institutions. Nous savons depuis un certain temps que le progrès ne fait pas le bonheur et nous voyons chaque jour davantage que l’avenir est dans une impasse. Cette conviction – qui n’est pas nouvelle – est prolongée par la catastrophe de la pandémie, et nous comprenons que la civilisation telle que nous la pratiquons est condamnée à disparaître. Selon le philosophe Oswald Spengler, les civilisations naissent, croissent, se corrompent et meurent. Elles sont le prolongement des cultures qui les ont précédées, elles en sont l’achèvement et la fin. Reste alors à susciter le désir de renouveau, d’inventer ce qui devra succéder. Le bon sens serait de réintégrer l’humain dans l’ensemble du monde vivant auquel nous appartenons. Lorsque l’homme s’écarte de la nature et de tout ce qui fait la vie, il s’écarte de lui-même et réduit la civilisation en concepts et en lois arbitraires sans fondements qui détruisent la beauté et stérilisent l’imagination : dans le système capitaliste, la rationalité économique remplace la sensibilité et l’intuition.

 

Dans les faits, les gouvernements masquent le pouvoir absolu de l’industrie et de l’argent qui s’appuie sur un matérialisme toujours insatisfait, alors qu’au contraire la joie de vivre naît dans la place harmonieuse que chacun espère trouver dans le grand mouvement du vivant. Le citoyen desséché par l’appât du gain perd ses racines et son intelligence, persuadé qu’il est libre puisqu’il peut consommer alors qu’il est dépendant du discours formaté qu’on lui a inculqué et qui le rend esclave de la technologie et du système qu’on lui impose.

 

 

 

 

 

2

L’entretien de la puissance avec elle-même

 

 

 

Il est hors de doute que la capacité d’agir est la plus dangereuse de toutes les facultés et possibilités humaines, et il est également hors de doute que les risques créés par elle-même, que l’humanité affronte aujourd’hui, n’ont jamais été présents auparavant. Des considérations comme celles-ci n’ont aucunement pour but d’offrir des solutions ou de donner des conseils. Au mieux elles pourraient encourager une réflexion soutenue et plus serrée sur la nature et les potentialités intrinsèques de l’action, qui n’a jamais auparavant révélé ainsi ouvertement sa grandeur et ses dangers.

Hannah Arendt

 

Commençons par l’écologie. Quand Sophocle dit qu’il n’y a rien de plus terrifiant que l’homme, il illustre cela en évoquant les réalisations de l’homme qui font violence à la nature, ce qui montre que ce n’est pas nouveau. Beaucoup plus tard Hannah Arendt ajoutera ceci : « Agir dans la nature, transporter l’imprévisibilité humaine dans un domaine où l’on est confronté à des forces élémentaires qu’on ne sera peut-être jamais capable de contrôler sûrement est assez dangereux. Encore plus dangereux serait-il de méconnaître que, pour la première fois dans notre histoire, la capacité humaine d’action a commencé de dominer toutes les autres ».

 

L’entrisme amène dans notre parti des mercenaires qui nous font perdre. L’art a un triple aspect social que nous devons considérer sous trois angles différents : celui de sa valeur intrinsèque, celui de son utilité directe, et celui de sa valeur d’échange. Certainement vous connaissez tous ce type de personne qui n’apprécie pas la peinture, mais qui accepte cependant l’héritage qu’il fait de plusieurs toiles de maître parce qu’il mesure sa côte sur le marché. Ou encore cet autre genre d’individu qui n’aime pas le théâtre, mais qui accepte deux places à la Comédie française et pourra raconter ensuite au prochain dîner qu’il a adoré Molière revisité par le scénariste à la mode dont il cite le nom pour éprouver ceux qui ne le connaissent pas. La fatuité des bourgeois gentilshommes, leur fétichisme de l’argent effacent tout l’éclat de la beauté des choses, comme les dieux contemporains de l’immédiateté et du profit éclipsent l’époque perdue où il n’y avait pas de conflit entre les métiers d’art et le grand art. On pourrait se consoler en calculant que le trafiquant pécuniaire et le bourgeois sont une catégorie périssable appelée à disparaître, mais force est de constater qu’ils durent longtemps et provoquent des dégâts considérables dont l’essence même tirée du libéralisme continue de brûler l’âme et le cœur.

 

La vente aux enchères donne de la valeur à des œuvres qui n’en ont pas. Elle permet aussi de gonfler les prix grâce à des acheteurs prête-noms. Ils font grimper les offres pour le compte d’un patron qui décide au final de la valeur de l’objet dans le but de le revendre deux ou trois fois plus cher. Mais un marchand d’art ne peut fixer seul le prix, il doit obtenir une expertise qui valide les tarifs et par conséquent il doit bénéficier de la complicité d’un expert. En retour, l’expert touche une commission en pourcentage – d’autant plus gros que la valeur de la vente est élevée – il a donc intérêt à laisser monter les prix. Tout cela dans la pure tradition de la spéculation, dont la bulle explose par cycle et fait chuter les prix pour réajuster les tarifs. Nombreux sont les acquéreurs, non avertis et sans les connaissances artistiques suffisantes, qui achètent trop cher une œuvre qu’ils revendront à perte ensuite. Du côté du négoce clandestin des œuvres de l’antiquité et des œuvres anciennes, « le commerce illicite de biens culturels occupe le troisième rang des activités criminelles internationales, après le trafic des stupéfiants et des armes » précise Le Courier de l’UNESCO du 9 octobre 2020. À Paris, les affaires continuent. « En juin 2020, un expert, une ancienne conservatrice du Louvre, ainsi que le président de la maison Pierre Bergé et associés, ont été interpellés, soupçonnés d’avoir maquillé l’histoire d’œuvres volées depuis 2010 en Égypte, au Yémen, en Syrie et en Lybie pour les revendre légalement, en particulier au Louvre Abou Dhabi et au MET », nous informe Pascal Corazza dans un article du Monde diplomatique de juillet 2021.

 

Très loin des transactions suspectes, le premier aspect vrai de l’art – sa valeur intrinsèque – est l’ardeur créatrice de l’artiste en relation avec lui-même et son environnement. Le deuxième aspect est le lien nécessaire, mais difficile de son travail avec la société. Le troisième aspect est le rapport cynique de la spéculation évoqué plus haut. Le graveur observe sa plaque de cuivre comme la matière porteuse d’une promesse poétique. Le ferrailleur y voit le prix au kilogramme. On se souvient de ces voleurs qui avaient dérobé – sur le site de Barjac en Ardèche du Sud – plusieurs sculptures en plomb d’Anselm Kieffer pour les revendre au prix du métal. Là où l’homme de l’art voit la puissance poétique, l’homme d’argent ne voit qu’un fétiche ou un objet de commerce, la beauté lui échappe et sa considération marchande anéantit la belle expression artistique. Les objets nécessaires aux hommes sont devenus au cours de l’histoire l’objet unique du trafic de l’argent, de la fabrication en vue de l’argent, d’un profit financier. Cette mécanique atteint son point culminant au temps du capitalisme où nous sommes, quand le négoce se généralise jusqu’à englober chaque objet, faisant du travail vivant une marchandise.

 

Nos convictions politiques, morales et philosophiques portent la marque de la position que nous occupons dans la société, ce qui nous amène à l’observer sous un certain angle avec le risque de ne percevoir que les choses tamisées par ce filtre. Les donneurs de leçons jugeront inconvenable ma critique de l’art contemporain que je suis censé admirer et ils concluront que je m’oppose à leur point de vue en raison de l’amertume de ne pas faire partie du sérail, sous-entendu que je n’ai pas le talent nécessaire. C’est précisément cette stigmatisation qui empêche les artistes d’aujourd’hui de critiquer les institutions, car aux yeux du public elles nous renvoient dans les cordes de la médiocrité. Or la plupart des réalisations phares produites sous le règne de l’art contemporain participent au charlatanisme bourgeois que nous combattons.

 

La compétition associée au progrès technologique exponentiel finit toujours par favoriser la concentration du capital entre un petit nombre d’individus ultra-puissants, ce que les libéraux affectent de dénoncer sans vergogne, tout en étant les officiers. Sous un commandement capitaliste, la gestion des artistes revêt inéluctablement la forme d’un despotisme d’atelier en exerçant un contrôle direct sur leur existence. Les largesses qu’accorde le gouvernement à certains artistes surpassent les subsides accordés à la majorité des autres par les institutions. Les dispensateurs de ces largesses ont de l’antipathie pour le travail bien fait ; leur obscurité est si épaisse qu’en approchant de la beauté ils la font ternir. On dirait qu’ils versent de l’argent sur les arts pour les éteindre, comme sur nos libertés pour les étouffer. La duplicité et leur esprit tortueux méprisent la morale ordinaire, animés souvent d’une soif dévorante de pouvoir qui se dissimule elle-même sous le masque du dévouement. Tout au long du 20e siècle cette schizophrénie augmentée du poids du dispositif idéologique mis en place par les gouvernants auront rendu les intellectuels de gauche sourds et aveugles aux goulags, à tel point que même lorsque les violences sont révélées, elles ne suscitent pas de réaction de leur part, et ils se retrouvent à dire le contraire de ce qu’ils auraient dû formuler en corrigeant cette présence pesante de l’idéologie qui dissuade de voir ce qu’il faut voir. Quand on n’est pas capable de donner du courage, on doit se taire. Monsieur le conseiller artistique a le visage aigu et repoussant d’un homme aride, froid et fatigant, qui n’a qu’un seul genre de conversation la politique vulgaire ; du reste il ne sait rien, et il cache la disette de ses idées sous l’abondance de ses paroles creuses. Aussitôt qu’il se trouve avec des gens de mérite, sa stérilité le fait taire et sa nullité le revêt d’un air supérieur d’ennui, comme si on venait lui faire perdre son temps.

 

Après la Deuxième Guerre mondiale, les producteurs français influencés par la culture américaine adoptent le rock and roll, le roman noir, le chewing-gum, la cigarette Marlboro, et l’art contemporain, autant par la fascination d’un style nouveau venant des vainqueurs que par dédain de leurs propres auteurs, compositeurs et artistes, jugés dépassés ou insignifiants. En France, Elvis Presley inspira Dany Logan et ses Pirates qui depuis le Golf Drouot n’atteindront jamais la route soixante-six. À cette époque, pour ressembler aux nuits glauques de Manhattan et aux paillettes de Las Vegas, les films policiers français copiaient l’air détaché des flics new-yorkais et l’humeur impitoyable des gangsters du Bronx. Dans des histoires de brigands sur le retour, d’amours contrariées et d’amitiés forcées, portées par un scénario imbibé de whisky, de cabarets louches, de danseuses emplumées, de traîtres mollassons et de casses ratées, Jean Gabin n’en finissait pas d’incarner tour à tour un caïd désabusé qui règle ses comptes, ou un commissaire patelin chassant à grands coups de gueule la pègre et ses dealers. Jean-Pierre Melville, l’homme aux lunettes noires, décida d’en faire son fonds de commerce. Il acheta un chapeau de cow-boy à la Samaritaine, un cigare bagué au tabac de la gare Montparnasse et tourna des films grotesques où Alain Delon conduisait une Chrysler à Pigalle et corrigeait des travestis pour leur apprendre à mettre du rouge à lèvres. Tout sonne faux dans les films de Melville, le téléphone dans la voiture, le fidèle lieutenant qui ne dit rien, mais n’en pense pas moins, la voie doublée de Richard Crenna – qui serra plus tard le mentor de Rambo – les maquettes du train de nuit et de l’hélicoptère filmés dans le brouillard pour essayer de masquer le décor en carton. Considéré par la critique comme le maître du polar hexagonal, Jean-Pierre Melville ne dépasse pas la frontière et ses films désuets font sourire les derniers spectateurs qui veulent bien rester jusqu’au bout de la projection. Je les regarde comme la trace édifiante d’une époque révolue ; peut-être pas si révolue, car les Français ont tant aimé ces parodies qu’ils ont du mal à admettre aujourd’hui qu’ils se sont trompés, mais les ravages sont considérables et ils continueront de l’être tant que les gens influençables n’auront pas remisé leur imagerie pour satisfaire leur appétit.

Qu’est-ce qu’une œuvre d’art si la nature humaine n’est pas là pour la regarder. Qu’est-ce qu’une symphonie, si personne ne l’écoute ; qu’est-ce qu’un livre si personne ne lit, qu’est-ce que l’écologie si personne n’aime la vie ? Les cimes des montagnes enneigées, les vallées profondes creusées par les torrents, les forêts bruissant de sons mystérieux, les mers et les océans pleins d’écume et de cachalots n’ont pas besoin de l’homme pour exister. Avoir la chance de les aimer nous laisse des songes partout où l’on s’est promené, des songes qui nous ramènent aussi de vieux fantômes importuns, des sentiments incomplets qui ne nous ont rien laissé d’heureux ? Ces fantômes s’interposent entre moi et le bonheur que je pourrais goûter si le cœur, souffrant de regrets, désolé de ses erreurs, si pénible au souvenir, ne m’empêchait de connaître un repos mérité. Mais le désastre à l’extérieur est beaucoup trop grand pour qu’on se lamente seulement sur soi.

 

 

 

 

 

3

Le discours conceptuel grandiloquent

 

 

 

Bien qu’il semble que l’homme soit incapable de connaître le monde donné qu’il n’a pas fait lui-même, il doit cependant être capable de connaître au moins ce qu’il a fait lui-même.

Hannah Arendt