Psychologie des foules - Gustave Le Bon - E-Book

Psychologie des foules E-Book

Gustave Le Bon

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Beschreibung

Gustave Le Bon nous livre une étude de la Psychologie des foules qui reste d'actualité. Les idées développées par l'auteur auraient inspiré des démocrates tels que Roosevelt, Clemenceau, Poincaré, Churchill ou de Gaulle mais auraient également été détournées par Mussolini, Hitler, Staline ou encore Mao.

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Réédition réalisée d’après

la 40ème édition de 1937.

Sommaire

Préface

Introduction : L'ère des foules

Livre premier : l’âme des foules

Chapitre I : Caractéristiques générales des foules — Loi psychologique de leur unité mentale

Chapitre II : Sentiments et moralité des foules

§1. Impulsivité, mobilité et irritabilité des foules

§2. Suggestibilité et crédulité des foules

§3. Exagération et simplisme des sentiments des foules

§4. Intolérance, autoritarisme et conservatisme des foules

§5. Moralité des foules

Chapitre III : Idées, raisonnements et imagination des foules

§1. Les idées des foules

§2. Les raisonnements des foules

§3. L'imagination des foules

Chapitre IV : Formes religieuses que revêtent toutes les convictions des foules.

Livre II : Les opinions et les croyances des foules

Chapitre I : Facteurs lointains des croyances et opinions des foules

§1. La race

§2. Les traditions

§3. Le temps

§4. Les institutions politiques et sociales

§5. L'instruction et l'éducation

Chapitre II : Facteurs immédiats des opinions des foules

§1. Les images, les mots et les formules

§2. Les illusions

§3. L'expérience

§4. La raison

Chapitre III : Les meneurs des foules et leurs moyens de persuasion

§1. Les meneurs des foules

§2. Les moyens d'action des meneurs : l'affirmation, la répétition, lacontagion

§3. Le prestige

Chapitre IV : Limites de variabilité des croyances et des opinions des foules

§1. Les croyances fixes

§2. Les opinions mobiles des foules

Livre III : Classification et description des diverses catégories de foules

Chapitre I : Classification des foules

§1. Foules hétérogènes

§2. Foules homogènes

Chapitre II : Les foules dites criminelles

Chapitre III : Les jurés de Cour d'assises

Chapitre IV : Les foules électorales

Chapitre V : Les assemblées parlementaires

À

TH. RIBOT,

Directeur de la Revue philosophique,

Professeur de psychologie au Collège de France,

Membre de l'Institut.

Affectueux hommage,

GUSTAVE LE BON.

www.editions-aojb.fr

Préface1

L'ensemble de caractères communs imposés par le milieu et l'hérédité à tous les individus d'un peuple constitue l'âme de ce peuple.

Ces caractères étant d'origine ancestrale, sont très stables. Mais lorsque, sous des influences diverses, un certain nombre d'hommes se trouvent momentanément rassemblés l'observation démontre qu'à leurs caractères ancestraux s'ajoutent une série de caractères nouveaux fort différents parfois de ceux de la race.

Leur ensemble constitue une âme collective puissante mais momentanée.

Les foules ont toujours joué dans l'histoire un rôle important, jamais cependant aussi considérable qu'aujourd'hui. L'action inconsciente des foules, substituée à l'activité consciente des individus, représente une des caractéristiques de l'âge actuel.

1 Rien n’a été changé à cet ouvrage, dont la première édition fut publiéee en 1895. Les idées qui y sont exposées, et qui semblèrent alors fort paradoxales, sont devenues classiques, aujourd’hui. La Psychologie des foules a été traduite dans de nombreuses langues : anglais, allemand, espagnol, russe, suédois, tchèque, polonais, turc, arabe, japonais, etc. La traduction arabe est due à Fathy Pacha, ministre de la Justice au Caire. La traduction japonaise a été précédée d’une longue étude sur les travaux de l’auteur, par le baron Motono, alors ambassadeur à Saint-Petersbourg, et devenu depuis ministre des Affaires étrangères au Japon.

Introduction : L'ère des foules

Évolution de l'âge actuel. — Les grands changements de civilisation sont la conséquence des changements dans la pensée des peuples. — La croyance moderne à la puissance des foules. — Elle transforme la politique traditionnelle des États. — Comment se produit l'avènement des classes populaires et comment s'exerce leur puissance. — Conséquences nécessaires de la puissance des foules. — Elles ne peuvent exercer qu'un rôle destructeur. — C'est par elles que s'achève la dissolution des civilisations devenues trop vieilles. — Ignorance générale de la psychologie des foules. — Importance de l'étude des foules pour les législateurs et les hommes d'État.

Les grands bouleversements qui précèdent les changements de civilisation semblent, au premier abord, déterminés par des transformations politiques considérables : invasions de peuples ou renversements de dynasties. Mais une étude attentive de ces événements découvre le plus souvent, comme cause réelle, derrière leurs causes apparentes, une modification profonde dans les idées des peuples. Les véritables bouleversements historiques ne sont pas ceux qui nous étonnent par leur grandeur et leur violence. Les seuls changements importants, ceux d'où le renouvellement des civilisations découle, s'opèrent dans les opinions, les conceptions et les croyances. Les événements mémorables sont les effets visibles des invisibles changements des sentiments des hommes. S'ils se manifestent rarement, c'est que le fond héréditaire des sentiments d'une race est son élément le plus stable.

L'époque actuelle constitue un des moments critiques où la pensée humaine est en voie de transformation.

Deux facteurs fondamentaux sont à la base de cette transformation. Le premier est la destruction des croyances religieuses, politiques et sociales d'où dérivent tous les éléments de notre civilisation. Le second, la création de conditions d'existence et de pensée entièrement nouvelles, engendrées par les découvertes modernes des sciences et de l'industrie.

Les idées du passé, bien qu'ébranlées, étant très puissantes encore, et celles qui doivent les remplacer n'étant qu'en voie de formation, l'âge moderne représente une période de transition et d'anarchie.

D'une telle période, forcément un peu chaotique, il n'est pas aisé de dire actuellement ce qui pourra sortir un jour. Sur quelles idées fondamentales s'édifieront les sociétés qui succéderont à la nôtre ? Nous l'ignorons encore. Mais, dès maintenant, l'on peut prévoir que, dans leur organisation, elles auront à compter avec une puissance nouvelle, dernière souveraine de l'âge moderne : la puissance des foules. Sur les ruines de tant d'idées, tenues pour vraies jadis et mortes aujourd'hui, de tant de pouvoirs successivement brisés par les révolutions, cette puissance est la seule qui se soit élevée, et paraisse devoir absorber bientôt les autres. Alors que nos antiques croyances chancellent et disparaissent, que les vieilles colonnes des sociétés s'effondrent tour à tour, l'action des foules est l'unique force que rien ne menace et dont le prestige grandisse toujours. L'âge où nous entrons sera véritablement l'ERE DES FOULES.

Il y a un siècle à peine, la politique traditionnelle des États et les rivalités des princes constituaient les principaux facteurs des événements. L'opinion des foules, le plus souvent, ne comptait pas. Aujourd'hui les traditions politiques, les tendances individuelles des souverains, leurs rivalités pèsent peu. La voix des foules est devenue prépondérante. Elle dicte aux rois leur conduite. Ce n'est plus dans les conseils des princes, mais dans l'âme des foules que se préparent les destinées des nations.

L'avènement des classes populaires à la vie politique, leur transformation progressive en classes dirigeantes, est une des caractéristiques les plus saillantes de notre époque de transition. Cet avènement n'a pas été marqué, en réalité, par le suffrage universel, si peu influent pendant longtemps et d'une direction si facile au début. La naissance de la puissance des foules s'est faite d'abord par la propagation de certaines idées lentement implantées dans les esprits, puis par l'association graduelle des individus amenant la réalisation de conceptions jusqu'alors théoriques. L'association a permis aux foules de se former des idées, sinon très justes, au moins très arrêtées de leurs intérêts et de prendre conscience de leur force. Elles fondent des syndicats devant lesquels tous les pouvoirs capitulent, des bourses du travail qui, en dépit des lois économiques, tendent à régir les conditions du labeur et du salaire. Elles envoient dans les assemblées gouvernementales des représentants dépouillés de toute initiative, de toute indépendance, et réduits le plus souvent à n'être que les porte-parole des comités qui les ont choisis.

Aujourd'hui les revendications des foules deviennent de plus en plus nettes, et tendent à détruire de fond en comble la société actuelle, pour la ramener à ce communisme primitif qui fut l'état normal de tous les groupes humains avant l'aurore de la civilisation. Limitation des heures de travail, expropriation des mines, des chemins de fer, des usines et du sol ; partage égal des produits, élimination des classes supérieures au profit des classes populaires, etc. Telles sont ces revendications.

Peu aptes au raisonnement, les foules se montrent, au contraire, très aptes à l'action. L'organisation actuelle rend leur force immense. Les dogmes que nous voyons naître auront bientôt acquis la puissance des vieux dogmes, c'est-à-dire la force tyrannique et souveraine qui met à l'abri de la discussion. Le droit divin des foules remplace le droit divin des rois.

Les écrivains en faveur auprès de notre bourgeoisie, et qui représentent le mieux ses idées un peu étroites, ses vues un peu courtes, son scepticisme un peu sommaire, son égoïsme parfois excessif, s'affolent devant le pouvoir nouveau qu'ils voient grandir, et, pour combattre le désordre des esprits, adressent des appels désespérés aux forces morales de l’Église, tant dédaignées par eux jadis. Ils parlent de la banqueroute de la science, et nous rappellent aux enseignements des vérités révélées. Mais ces nouveaux convertis oublient que si la grâce les a vraiment touchés, elle ne saurait avoir la même puissance sur des âmes peu soucieuses des préoccupations de l'au-delà. Les foules ne veulent plus aujourd'hui des dieux que leurs anciens maîtres ont reniés hier et contribué à briser. Les fleuves ne remontent pas vers leurs sources.

La science n'a fait aucune banqueroute et n'est pour rien dans l'anarchie actuelle des esprits ni dans la puissance nouvelle qui grandit au milieu de cette anarchie. Elle nous a promis la vérité, ou au moins la connaissance des relations accessibles à notre intelligence ; elle ne nous a jamais promis ni la paix ni le bonheur. Souverainement indifférente à nos sentiments, elle n'entend pas nos lamentations et rien ne pourrait ramener les illusions qu'elle a fait fuir.

D'universels symptômes montrent chez toutes les nations l'accroissement rapide de la puissance des foules. Quoi qu'il nous apporte, nous devrons le subir. Les récriminations représentent de vaines paroles. L'avènement des foules marquera peut-être une des dernières étapes des civilisations de l'Occident, un retour vers ces périodes d'anarchie confuse précédant l'éclosion des sociétés nouvelles. Mais comment l'empêcher ?

Jusqu'ici les grandes destructions de civilisations vieillies ont constitué le rôle le plus clair des foules. L'histoire enseigne qu'au moment où les forces morales, armature d'une société, ont perdu leur action, la dissolution finale est effectuée par ces multitudes inconscientes et brutales justement qualifiées de barbares. Les civilisations ont été créées et guidées jusqu'ici par une petite aristocratie intellectuelle, jamais par les foules. Ces dernières n'ont de puissance que pour détruire. Leur domination représente toujours une phase de désordre. Une civilisation implique des règles fixes, une discipline, le passage de l'instinctif au rationnel, la prévoyance de l'avenir, un degré élevé de culture, conditions totalement inaccessibles aux foules, abandonnées à elles-mêmes. Par leur puissance uniquement destructive, elles agissent comme ces microbes qui activent la dissolution des corps débilités ou des cadavres. Quand l'édifice d'une civilisation est vermoulu, les foules en amènent l'écroulement. C'est alors qu'apparaît leur rôle. Pour un instant, la force aveugle du nombre devient la seule philosophie de l'histoire.

En sera-t-il de même pour notre civilisation ? Nous pouvons le craindre, mais nous l'ignorons encore.

Résignons-nous à subir le règne des foules, puisque des mains imprévoyantes ont successivement renversé toutes les barrières qui pouvaient les contenir.

Ces foules, dont on commence à tant parler, nous les connaissons bien peu. Les psychologues professionnels, ayant vécu loin d'elles, les ont toujours ignorées, et ne s'en sont occupés qu'au point de vue des crimes qu'elles peuvent commettre. Les foules criminelles existent sans doute, mais il est aussi des foules vertueuses, des foules héroïques et bien d'autres encore. Les crimes des foules ne constituent qu'un cas particulier de leur psychologie, et ne feraient pas plus connaître leur constitution mentale qu'on ne connaîtrait celle d'un individu en décrivant seulement ses vices.

A vrai dire pourtant, les maîtres du monde, les fondateurs de religions ou d'empires, les apôtres de toutes les croyances, les hommes d'État éminents, et, dans une sphère plus modeste, les simples chefs de petites collectivités humaines, ont toujours été des psychologues inconscients, ayant de l'âme des foules une connaissance instinctive, souvent très sûre. La connaissant bien ils en sont facilement devenus les maîtres. Napoléon pénétrait merveilleusement la psychologie des foules françaises, mais il méconnut complètement parfois celle des foules de races différentes 2 . Cette ignorance lui fit entreprendre, en Espagne et en Russie notamment, des guerres qui préparèrent sa chute.

La connaissance de la psychologie des foules constitue la ressource de l'homme d'État qui veut, non pas les gouverner — la chose est devenue aujourd'hui bien difficile — mais tout au moins ne pas être trop complètement gouverné par elles.

La psychologie des foules montre à quel point les lois et les institutions exercent peu d'action sur leur nature impulsive et combien elles sont incapables d'avoir des opinions quelconques en dehors de celles qui leur sont suggérées. Des règles dérivées de l'équité théorique pure ne sauraient les conduire. Seules les impressions qu'on fait naître dans leur âme peuvent les séduire. Si un législateur veut, par exemple, établir un nouvel impôt, devrat-il choisir le plus juste théoriquement ? En aucune façon. Le plus injuste pourra être pratiquement le meilleur pour les foules, s'il est le moins visible, et le moins lourd en apparence. C'est ainsi qu'un impôt indirect, même exorbitant, sera toujours accepté par la foule. Étant journellement prélevé sur des objets de consommation, par fractions de centime, il ne gêne pas ses habitudes et l'impressionne peu. Remplacez-le par un impôt proportionnel sur les salaires ou autres revenus, à payer en un seul versement, fût-il dix fois moins lourd que l'autre, il soulèvera d'unanimes protestations. Aux centimes invisibles de chaque jour se substitue, en effet, une somme totale relativement élevée et, par conséquent, très impressionnante. Elle ne passerait inaperçue que si elle avait été mise de côté sou à sou ; mais ce procédé économique représente une dose de prévoyance dont les foules sont incapables.

L'exemple précédent éclaire d'un jour très net leur mentalité. Elle n'avait pas échappé à un psychologue comme Napoléon ; mais les législateurs, ignorant l'âme des foules, ne sauraient la comprendre. L'expérience ne leur a pas encore suffisamment enseigné que les hommes ne se conduisent jamais avec les prescriptions de la raison pure.

Bien d'autres applications pourraient être faites de la psychologie des foules. Sa connaissance jette une vive lueur sur nombre de phénomènes historiques et économiques totalement inintelligibles sans elle.

N'eût-elle qu'un intérêt de curiosité pure, l'étude de la psychologie des foules méritait donc d'être tentée. Il est aussi intéressant de déchiffrer les mobiles des actions des hommes qu'un minéral ou une plante.

Notre étude de l'âme des foules ne pourra être qu'une brève synthèse, un simple résumé de nos recherches. Il faut lui demander seulement quelques vues suggestives. D'autres creuseront davantage le sillon. Nous ne faisons aujourd'hui que le tracer sur un terrain très inexploré encore3.

2 Ses plus subtils conseillers ne la comprirent d’ailleurs pas davantage. Talleyrand lui écrivait que « l’Espagne accueillerait en libérateurs ses soldats ». Elle les accueillit comme des bêtes fauves. Un psychologue au courant des instincts héréditaires de la race aurait pu aisément le prévoir.

3 Les rares auteurs qui se sont occupés de l’étude psychologique des foules les ont examinées, je le disais plus haut, uniquement au point de vu criminel. N’ayant consacré à ce dernier sujet qu’un court chapitre, je renverrai le lecteur aux études de M. Tarde et à l’opuscule de M. Sighele : Les foules criminelles. Ce dernier travail ne contient pas une seule idée personnelle à son auteur, mais une compilation de faits précieux pour le Psychologue. Mes conclusions sur la criminalité et la moralité des foules sont d’ailleurs tout à fait contraires à celle des deux écrivains que je viens de citer. On trouvera dans mes divers ouvrages et notamment dans La psychologie du socialisme, quelques conséquences des lois régissant la psychologie des foules. Elles peuvent d’ailleurs être utilisées dans les sujets les plus divers.

Livre premier : l’âme des foules

Chapitre I :

Caractéristiques générales des foules — Loi psychologique de leur unité mentale

Ce qui constitue une foule au point de vue psychologique. — Une agglomération nombreuse d'individus ne suffit pas à former une foule. — Caractères spéciaux des foules psychologiques. — Orientation fixe des idées et sentiments des individus qui les composent et évanouissement de leur personnalité. — La foule est toujours dominée par l'inconscient. — Disparition de la vie cérébrale et prédominance de la vie médullaire. — Abaissement de l'intelligence et transformation complète des sentiments. — Les sentiments transformés peuvent être meilleurs ou pires que ceux des individus dont la foule est composée. — La foule est aussi aisément héroïque que criminelle.

Au sens ordinaire, le mot foule représente une réunion d'individus quelconques, quels que soient leur nationalité, leur profession ou leur sexe, quels que soient aussi les hasards qui les rassemblent.

Au point de vue psychologique, l'expression foule prend une signification tout autre. Dans certaines circonstances données, et seulement dans ces circonstances, une agglomération d'hommes possède des caractères nouveaux fort différents de ceux de chaque individu qui la compose. La personnalité consciente s'évanouit, les sentiments et les idées de toutes les unités sont orientés dans une même direction. Il se forme une âme collective, transitoire sans doute, mais présentant des caractères très nets. La collectivité devient alors ce que, faute d'une expression meilleure, j'appellerai une foule organisée, ou, si l'on préfère, une foule psychologique. Elle forme un seul être et se trouve soumise à la loi de l'unité mentale des foules.

Le fait que beaucoup d'individus se trouvent accidentellement côte à côte ne leur confère pas les caractères d'une foule organisée. Mille individus réunis au hasard sur une place publique sans aucun but déterminé, ne constituent nullement une foule psychologique. Pour en acquérir les caractères spéciaux, il faut l'influence de certains excitants dont nous aurons à déterminer la nature.

L'évanouissement de la personnalité consciente et l'orientation des sentiments et des pensées dans un même sens, premiers traits de la foule en voie de s'organiser, n'impliquent pas toujours la présence simultanée de plusieurs individus sur un seul point. Des milliers d'individus séparés peuvent à un moment donné, sous l'influence de certaines émotions violentes, un grand événement national, par exemple, acquérir les caractères d'une foule psychologique. Un hasard quelconque les réunissant suffira alors pour que leur conduite revête aussitôt la forme spéciale aux actes des foules. A certaines heures de l'histoire, une demi-douzaine d'hommes peuvent constituer une foule psychologique, tandis que des centaines d'individus réunis accidentellement pourront ne pas la constituer. D'autre part, un peuple entier, sans qu'il y ait agglomération visible, devient foule parfois sous l'action de telle ou telle influence.

Dès que la foule psychologique est formée, elle acquiert des caractères généraux provisoires, mais déterminables. A ces caractères généraux s'ajoutent des caractères particuliers, variables suivant les éléments dont la foule se compose et qui peuvent en modifier la structure mentale.

Les foules psychologiques sont donc susceptibles d'une classification. L'étude de cette classification nous montrera qu'une foule hétérogène, composée d'éléments dissemblables, présente avec les foules homogènes, composées d'éléments plus ou moins semblables (sectes, castes et classes), des caractères communs, et, à côté de ces caractères communs, des particularités qui permettent de les différencier.

Avant de nous occuper des diverses catégories de foules, examinons d'abord les caractères communs à toutes. Nous opérerons comme le naturaliste, commençant par déterminer les caractères généraux des individus d'une famille puis les caractères particuliers qui différencient les genres et les espèces que renferme cette famille.

L'âme des foules n'est pas facile à décrire, son organisation variant non seulement suivant la race et la composition des collectivités, mais encore suivant la nature et le degré des excitants qu'elles subissent. La même difficulté se présente du reste pour l'étude psychologique d'un être quelconque. Dans les romans, les individus se manifestent avec un caractère constant, mais non dans la vie réelle. Seule l'uniformité des milieux crée l'uniformité apparente des caractères. J'ai montré ailleurs que toutes les constitutions mentales contiennent des possibilités de caractères pouvant se révéler sous l'influence d'un brusque changement de milieu. C'est ainsi que, parmi les plus féroces Conventionnels se trouvaient d'inoffensifs bourgeois, qui, dans les circonstances ordinaires, eussent été de pacifiques notaires ou de vertueux magistrats. L'orage passé, ils reprirent leur caractère normal. Napoléon rencontra parmi eux ses plus dociles serviteurs.

Ne pouvant étudier ici toutes les étapes de formation des foules, nous les envisagerons surtout dans la phase de leur complète organisation. Nous verrons ainsi ce qu'elles peuvent devenir mais non ce qu'elles sont toujours. C'est uniquement à cette phase avancée d'organisation que, sur le fonds invariable et dominant de la race, se superposent certains caractères nouveaux et spéciaux, produisant l'orientation de tous les sentiments et pensées de la collectivité dans une direction identique. Alors seulement se manifeste ce que j'ai nommé plus haut, la loi psychologique de l'unité mentale des foules.

Plusieurs caractères psychologiques des foules leur sont communs avec des individus isolés ; d'autres, au contraire, ne se rencontrent que chez les collectivités. Nous allons étudier d'abord ces caractères spéciaux pour bien en montrer l'importance.

Le fait le plus frappant présenté par une foule psychologique est le suivant : quels que soient les individus qui la composent, quelque semblables ou dissemblables que puissent être leur genre de vie, leurs occupations, leur caractère ou leur intelligence, le seul fait qu'ils sont transformés en foule les dote d'une sorte d'âme collective. Cette âme les fait sentir, penser et agir d'une façon tout à fait différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d'eux isolément. Certaines idées, certains sentiments ne surgissent ou ne se transforment en actes que chez les individus en foule. La foule psychologique est un être provisoire, composé d'éléments hétérogènes pour un instant soudés, absolument comme les cellules d'un corps vivant forment par leur réunion un être nouveau manifestant des caractères fort différents de ceux que chacune de ces cellules possède.

Contrairement à une opinion, qu'on s'étonne de rencontrer sous la plume d'un philosophe aussi pénétrant qu'Herbert Spencer, dans l'agrégat constituant une foule, il n'y a nullement somme et moyenne des éléments, mais combinaison et création de nouveaux caractères. De même en chimie. Certains éléments mis en présence, les bases et les acides par exemple, se combinent pour former un corps nouveau doué de propriétés différentes de celles des corps ayant servi à le constituer.

On constate aisément combien l'individu en foule diffère de l'individu isolé ; mais d'une pareille différence les causes sont moins faciles à découvrir.

Pour arriver à les entrevoir, il faut se rappeler d'abord cette observation de la psychologie moderne : que ce n'est pas seulement dans la vie organique, mais encore dans le fonctionnement de l'intelligence que les phénomènes inconscients jouent un rôle prépondérant. La vie consciente de l'esprit ne représente qu'une très faible part auprès de sa vie inconsciente. L'analyste le plus subtil, l'observateur le plus pénétrant, n'arrive à découvrir qu'un bien petit nombre des mobiles inconscients qui le mènent. Nos actes conscients dérivent d'un substratum inconscient formé surtout d'influences héréditaires. Ce substratum renferme les innombrables résidus ancestraux qui constituent l'âme de la race. Derrière les causes avouées de nos actes, se trouvent des causes secrètes ignorées de nous. La plupart de nos actions journalières sont l'effet de mobiles cachés qui nous échappent.

C'est surtout par les éléments inconscients composant l'âme d'une race, que se ressemblent tous les individus de cette race. C'est par les éléments conscients, fruits de l'éducation mais surtout d'une hérédité exceptionnelle, qu'ils diffèrent. Les hommes les plus dissemblables par leur intelligence ont des instincts, des passions, des sentiments parfois identiques. Dans tout ce qui est matière de sentiment : religion, politique, morale, affections, antipathies, etc., les hommes les plus éminents ne dépassent que bien rarement le niveau des individus ordinaires. Entre un célèbre mathématicien et son bottier un abîme peut exister sous le rapport intellectuel, mais au point de vue du caractère et des croyances la différence est souvent nulle ou très faible.

Or, ces qualités générales du caractère, régies par l'inconscient et possédées à peu près au même degré par la plupart des individus normaux d'une race, sont précisément celles qui, chez les foules, se trouvent mises en commun. Dans l'âme collective, les aptitudes intellectuelles des hommes, et par conséquent leur individualité, s'effacent. L'hétérogène se noie dans l'homogène, et les qualités inconscientes dominent.

Cette mise en commun de qualités ordinaires nous explique pourquoi les foules ne sauraient accomplir d'actes exigeant une intelligence élevée. Les décisions d'intérêt général prises par une assemblée d'hommes distingués, mais de spécialités différentes, ne sont pas sensiblement supérieures aux décisions que prendrait une réunion d'imbéciles. Ils peuvent seulement associer en effet ces qualités médiocres que tout le monde possède. Les foules accumulent non l'intelligence mais la médiocrité. Ce n'est pas tout le monde, comme on le répète si souvent, qui a plus d'esprit que Voltaire. Voltaire a certainement plus d'esprit que tout le monde, si « tout le monde » représente les foules.

Mais si les individus en foule se bornaient à fusionner leurs qualités ordinaires, il y aurait simplement moyenne, et non, comme nous l'avons dit, création de caractères nouveaux. De quelle façon s'établissent ces caractères ? Recherchons-le maintenant.

Diverses causes déterminent l'apparition des caractères spéciaux aux foules. La première est que l'individu en foule acquiert, par le fait seul du nombre, un sentiment de puissance invincible lui permettant de céder à des instincts, que, seul, il eût forcément refrénés. Il y cédera d'autant plus volontiers que, la foule étant anonyme, et par conséquent irresponsable, le sentiment de la responsabilité, qui retient toujours les individus, disparaît entièrement.

Une seconde cause, la contagion mentale, intervient également pour déterminer chez les foules la manifestation de caractères spéciaux et en même temps leur orientation. La contagion est un phénomène aisé à constater, mais non expliqué encore, et qu'il faut rattacher aux phénomènes d'ordre hypnotique que nous étudierons dans un instant. Chez une foule, tout sentiment, tout acte est contagieux, et contagieux à ce point que l'individu sacrifie très facilement son intérêt personnel à l'intérêt collectif. C'est là une aptitude contraire à sa nature, et dont l'homme ne devient guère capable que lorsqu'il fait partie d'une foule.

Une troisième cause, et de beaucoup la plus importante, détermine dans les individus en foule des caractères spéciaux parfois fort opposés à ceux de l'individu isolé. Je veux parler de la suggestibilité, dont la contagion mentionnée plus haut n'est d'ailleurs qu'un effet.