Puisque l'obscurité - Baptiste Luaces - E-Book

Puisque l'obscurité E-Book

Baptiste Luaces

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Beschreibung

25 avril 2027. La France bascule.

Le PRP, un parti d'extrême droite accède au pouvoir.

Dans la nuit, de terribles pogroms éclatent. Ils annoncent l'avènement d'un régime autoritaire, ségrégationniste et violent.

Kiran, pour sauver sa famille, doit fuir un pays devenu méconnaissable. Quinze ans plus tard, Rima, hantée par un passé qui ne lui appartient pas tout à fait, tente de recoller les morceaux de sa mémoire et de son identité. À travers son journal, elle évoque ses blessures, sa fragilité, et l'amour qui, peut-être renaît.

Parallèlement, la jeune femme mène une série d'entretiens avec Martin Scrivia, ancien ministre du régime déchu. Il livre une vérité brutale et des justifications bancales. Ce qu'il reste de lui, après.

Trois voix. Trois récits.

Un roman épistolaire bouleversant, qui interroge la mémoire, le mal, et les cicatrices laissées par les tragédies intimes et collectives.

Comment vit-on après l'horreur ? Peut-on encore aimer, comprendre, transmettre ?

Après "Une étoile filante", Baptiste Luaces signe un deuxième texte plus personnel. Dans "Puisque l'obscurité", il explore sans détour ses angoisses et interroge notre fragilité, notre résilience et cette part d'ombre tapie en chacun de nous. Une œuvre profondément humaine, traversée par des lumières et des failles.

À PROPOS DE L'AUTEUR



Baptiste Luaces a été baigné dans l'univers de la littérature depuis tout petit. Son amour des lettres l'a conduit à rédiger de façon informelle depuis l'enfance des poèmes, des chansons et des nouvelles. Il a grandi sur l'île de La Réunion et exerce aujourd'hui la médecine dans un petit village du Lot-et-Garonne. Demeuré grand lecteur, il écrit désormais de façon plus régulière.

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Seitenzahl: 288

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

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www.publishroom.com

 

ISBN : 978-2-38625-926-5

 

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Page de Titre

Baptiste Luaces

Puisque l’obscurité

Partie 1 La banalité du mal

 

 

 

 

L’être humain ne doit jamais cesser de penser. C’est le seul rempart contre la barbarie.

Hannah Arendt, « La banalité du mal »

(Extrait de « Radioscopie d’un monstre ?Entretiens avec Martin Scrivia. » 2044. Belkacem R.)

Repères chronologiques

•Juillet 2024 : Le Président de la République française dissout de manière anticipée l’Assemblée nationale. La coalition des gauches obtient une majorité relative.

•Juillet 2024 : Malgré sa victoire aux élections législatives, l’Union des Gauches est écartée du pouvoir au profit d’un gouvernement marqué à droite. S’ensuit une instabilité persistante de l’Exécutif.

•Juin 2026 : Dans un contexte de crise sociale (hyperinflation, paupérisation généralisée…) et d’instabilité institutionnelle, des manifestations quotidiennes sont organisées dans toute la France. Un gouvernement d’« Union Nationale » est formé. Il compte en son sein des représentants issus de la plupart des courants politiques du pays, depuis le « Parti pour le Rassemblement Patriotique » (PRP) classé par les observateurs à l’extrême droite jusqu’à la gauche dite modérée.

•Septembre 2026 : sous pression des ministres PRP, la peine capitale est réintroduite en France.

•3 décembre 2026 : ces mêmes ministres démissionnent, dénonçant « le laxisme et l’indigence de la politique migratoire et sécuritaire d’un gouvernement fantoche [qu’ils ne veulent] plus cautionner par [leur] présence ».

Kiran, 2034.

1. JOUR J-12

Raïssa. Ma fille.

Vient pour moi l’heure de débuter ce récit et je ne sais comment l’entreprendre. Comment dire. Comment raconter.

Les immenses malheurs.

Ceux de la minuscule histoire de Kiran Zaneguy. Cet homme naïf qui ne nourrissait d’autre ambition que celle d’une vie simple et heureuse.

Anecdotiques.

Les immenses malheurs.

Ceux de la marche infinie de l’humanité. Qui l’ont fait trembler sur son socle. Presque chavirer.

J’écris. Par correction envers toi. Moi qui n’ai jamais su t’accompagner, je te dois au moins la vérité.

Non !

Me voilà encore pris à fabuler. À travestir.

LA vérité n’existe pas. Je ne peux que t’en offrir un avatar.

Partial.

Imparfait.

Je garde l’espoir que tu essaies de comprendre. Un peu. Que tu explores la possibilité d’un pardon. Un jour lointain peut-être. Lorsque le temps aura passé. Lorsque je ne serai plus que poussière. Un souvenir.

Égoïsme ordinaire ? Peut-être.

Je sais que ces mots te seront pourtant indispensables. Pour avancer. Pour te construire. Pour survivre…

Je ne saurais débuter autrement que par l’accident.

L’accident.

Ce moment où toute lumière s’est éteinte pour moi. J’ai souvent repensé à la manière dont une existence peut se briser. À quel point le quotidien est chose précaire. À quel point le bonheur demeure hasardeux. Comment une fraction de seconde bouscule notre monde.

De tout à rien.

À cette époque, notre rituel du dimanche matin consistait à feindre de dormir le plus longtemps possible, jusqu’à ce que l’autre (ta mère ou moi) finisse par céder et se rende à la boulangerie. Nous déjeunions ensuite tous les cinq autour d’une table où se mêlaient les taches de gras sur la nappe, la lumière blanche du soleil à travers la vitre et l’odeur sucrée teintée d’amertume du chocolat chaud. Les rires aussi. Si l’expression être heureux revêt une signification, elle demeure pour moi accolée à ces moments fugaces.

Ce jour-là, mon opiniâtreté à mimer le sommeil avait eu raison d’Houria qui s’était levée, tout en maugréant un peu pour la forme. Tes deux frères étaient déjà debout, mais seul Sofian se proposa de l’accompagner.

Revivant encore et encore, avec toujours plus de douleur ces instants où tout aurait pu advenir différemment, j’en suis venu à la conclusion que nos existences ne sont que de ridicules coquilles de noix au milieu d’une tempête déchaînée. Contre laquelle nos volontés ne peuvent rien. Ou pas grand-chose. Cette réflexion, telle une pensée magique m’a aidé à ne pas perdre définitivement la raison.

Sans doute ne gardes-tu pas un souvenir net de ce qui a suivi, mais cela t’a été conté tant de fois que je ne t’apprendrai rien. La voiture conduite par un fêtard qui n’avait cessé de boire toute la nuit, l’attente de leur retour vite remplacée par l’inquiétude, puis le coup de fil du gendarme au moment où je m’apprêtais à partir à leur recherche. Sofian est mort sur le coup, Houria dans l’ambulance du SAMU. Le chauffard aussi.

Quelques jours plus tard, notre famille amputée « célébrait » ton anniversaire. Celui de tes six ans. Ce soir-là, tu te réveillas en pleine nuit. En m’asseyant sur le rebord de ton lit, je lus dans ton regard une gravité que je ne reconnus pas. Qui me fit un peu frissonner, à vrai dire. Je me rappelle encore avec précision les mots que nous avons échangés : « Tout va bien ma grande. Ce n’est qu’un cauchemar.

— Papa, il faut que je te pose une question. C’est effrayant de mourir ?

Effrayant. Je ne me doutais même pas que tu connaisses ce mot. Mes yeux s’emplirent de larmes.

— Eh bien… je ne sais pas. Mais toi, tu ne vas pas mourir.

— Je ne parle pas de moi. Mais je suis un peu rassurée que maman accompagne Sofian. Il aura moins peur. Il est courageux, mais il n’est pas encore un adulte. »

J’ai traversé les jours qui ont suivi tel un automate. J’ai contacté les pompes funèbres, sélectionné les cercueils, signé les papiers, essuyé vos larmes, retenu les miennes, subi les condoléances sincères ou affectées.

J’ai tenu la barre.

Tout cela sans ne cesser une seule seconde d’éprouver la sensation de ne plus exister. Une âme damnée contrainte de demeurer sur terre.

Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est un chien qui m’a extrait de cet état de stupeur.

Le déclic. Comme si l’animal avait enclenché le commutateur.

Je ne parle pas de bonheur, je ne l’ai plus jamais approché depuis l’accident. Mais d’une existence. Un ersatz. Suffisamment bien imité pour qu’Ikram et toi retrouviez un père. Le début du commencement d’une ébauche d’un mieux.

Pas grand-chose.

Toujours plus que le néant.

Un vendredi soir, vers dix-neuf heures trente. Ikram t’avait récupérée à l’école et prenait soin de toi jusqu’à mon retour du travail. Il demeurait un grand frère exceptionnel. Lui qui avait pourtant perdu si douloureusement le sien.

Je me trouvais dans ma voiture, en chemin pour la maison. À la sortie d’un virage, je le vis. Sur la chaussée. Le chien le plus vilain que tu puisses imaginer. Un air très éloigné du Labrador. Jaune, des poils longs et ébouriffés, court sur pattes. Une unique oreille. Je klaxonnai pour le faire fuir. Il ne bougea pas. Il se tourna dans ma direction, affublé d’un regard — que j’ai interprété comme — suppliant.

Je me suis toujours opposé à l’idée d’adopter un animal de compagnie. Je n’ai jamais entendu l’utilité de se rajouter un fil à la patte lorsque l’on croule déjà sous des obligations diverses et variées. Voilà peut-être la seule source de conflit que je n’ai jamais entretenue avec ta mère. Elle fantasmait un foyer empli de chats, de chiens, de hamsters, de lapins et de poules. Arguant une allergie de circonstance… je n’avais jamais cédé. Et là, devant ce pitoyable clebs de couleur canari, je n’hésitai pas une minute. J’ouvris la portière. Il monta.

À sa vue ton frère et toi bondîtes comme des marsupiaux survoltés. Pour la première fois, des rires se frayaient à nouveau un étroit passage dans notre maison. Durant quelques secondes, peut-être des minutes, notre grande peine se tut. Elle demeura tapie dans un coin. Prête à mordre de nouveau, mais édentée en l’instant. Nous avons côtoyé la joie. J’écris ces mots le sourire aux lèvres tandis que des larmes roulent sur mes joues.

Ambivalence du moment : dans cette liesse éphémère, j’entraperçus la vie que nous aurions dû avoir.

Qui nous avait été arrachée.

Après m’être assuré au moyen d’une petite enquête dans le voisinage, ainsi que chez le vétérinaire que le chien n’appartenait à personne, je pris la décision de le nommer « Corniaud ». Une raison simple et pragmatique avait guidé mon choix : il possédait très objectivement une tête de corniaud. Ikram et toi n’ayant aucune idée de la signification du mot, vous n’y avez pas vu malice. Peu à peu, Corniaud et moi sommes devenus très proches. Presque inséparables. Il s’est mué en une sorte de bouée de sauvetage à laquelle je me suis accroché.

Il dormait au pied de mon lit, il me suivait partout dans la maison et lorsque j’effectuais des visites au domicile de mes patients, il m’accompagnait dans la voiture. Sans que je ne puisse l’expliquer, je crois aujourd’hui que ce chien m’a permis de percevoir que la vie ne pouvait simplement pas s’arrêter. Qu’avec deux enfants à charge, cela s’avérait impossible. Alors contre toute attente, je me suis relevé.

Péniblement.

Maladroitement.

Imparfaitement.

Bancal, mais debout.

J’ai refait couler du café le matin. J’ai à nouveau repassé mes chemises. J’ai tenu ta main pour t’accompagner au portail de l’école. J’ai shooté dans un ballon avec Ikram. J’ai cuisiné des gâteaux. J’ai pris du plaisir à les manger.

Peu à peu.

Jour après jour.

Marche après marche.

Tout s’est déroulé comme dans ces livres de psychiatrie que j’avais étudiés sur l’acceptation. Oui, j’ai accepté. Et vous aussi, en quelque sorte. Bien sûr, l’eau nous semblait moins fraîche, le miel moins doux, les couleurs moins vives et le temps plus long.

Mais nous avons survécu.

Ensemble.

Je ne pouvais alors imaginer que nous ne faisions qu’entamer notre chemin de croix.

Voilà donc comment j’ai choisi de débuter l’histoire que je désire te livrer.

Choisi ? Mais en quoi ai-je seulement choisi ?

Comment tenter de décrire le tableau sans en évoquer l’esquisse ?

Selon moi, tous les évènements dramatiques qui ont suivi étaient déjà contenus dans ce sombre dimanche.

Tout le reste aura uniquement consisté à en dérouler le fil.

N’aie crainte, je ne compte pas me soustraire à ton jugement. Mais avant de poursuivre, je m’aperçois que je ne t’ai rien dit de mon enfance. Ni de la rencontre de tes parents. Leur amour. Tes origines. Tu étais trop petite pour cela, et moi trop vieux.

Trop cabossé.

Il s’agit pourtant d’une belle histoire.

Un rêve brisé demeure un rêve.

Un espoir anéanti,

un espoir.

Rima, 2042.

1. Candide Crush

Et j’ai des centaines de flèches dans le cœur (tu m’entends, tu m’entends ?)Et j’ai des millions d’envies de te plaire (vraiment, vraiment !)Flirt, je m’allume, on devient insouciantsSur le bitume, on sourit un instant

Thérapie Taxi

Chère Raïssa,

Ce matin en me rendant au journal tandis que j’écoute d’une oreille distraite la radio, je tombe sur l’interview d’une écrivaine. J’augmente le volume parce que j’adore ses bouquins. Pourquoi ? Hum… dur à expliquer.

Lorsque je la lis, je vois une puncheuse sur un ring et j’assiste à son combat.

Dit ainsi, cela sonne bizarre et je délire probablement. Je ne fais que partager une sensation. Cette femme tape juste. Au risque d’éclabousser. Elle n’affecte pas, ne grime pas, ne soudoie pas ses lecteurs. Elle fait mine de ne pas se soucier d’être aimée (forcément ça m’impressionne !).

C’est une écrivaine.

Bref, elle explique comment elle s’est mise à rédiger un journal intime. Pour une amie imaginaire qu’elle avait prénommée « Julia ». Elle a commencé le jour de ses 12 ans, je crois. Entendre cette dame respectable qui doit bien avoir soufflé ses 70 bougies raconter son carnet d’adolescente, je ne sais pas, ça me touche. Elle a poursuivi cet exercice jusqu’à un âge avancé. La trentaine. Dans ces eaux-là. Alors évidemment, je me sens moins ridicule à me lancer là-dedans et à partager avec toi, Raïssa — mon amie imaginaire —, mes petits tracas de jeune adulte un peu paumée. J’ai constaté à plusieurs reprises qu’écrire apaisait mes angoisses…

Quelques mots en guise de présentation : je m’appelle Rima Belkacem, je viens de fêter mes 23 ans et je vivote en vendant quelques piges à « Sud-Ouest ». En vérité, je survis surtout grâce à mon boulot de serveuse. Dans un bar à Agen.

J’ai grandi à l’île de La Réunion et j’ai débarqué en France pour étudier le journalisme.

J’ai l’objectif chevaleresque. Quichottien. Devenir une reporter reconnue, mais surtout crainte des puissants de notre monde : révéler des scandales, faire tomber des politiciens corrompus, écrire des portraits sans concession de personnages contemporains importants. D’ailleurs, je débute un gros truc en ce moment, mais je t’en parlerai plus tard.

Le problème pour faire preuve de franchise, c’est que les rares articles que je signe concernent plutôt la sardinade annuelle de Mézin, les dimensions du dernier silure pêché à Colayrac (2,41 mètres tout de même !) ou la fête donnée pour la doyenne de Laparade (106 bougies soufflées en novembre).

Ma meilleure pote se nomme Augustine. Je la connais depuis que je suis arrivée à Bordeaux pour débuter mes grandes études de grande journaliste. Mais ce n’est pas à l’école que nous nous sommes rencontrées, c’est dans le premier bar où je bossais à l’époque. Elle pour patienter avant de devenir comédienne, moi pour payer mon loyer en attendant mon prix Pulitzer.

Bref, deux galériennes dans la ville immense.

À cette époque, je dessinais le projet de changer le monde, elle, cherchait plutôt à changer son propre monde. Ce qui constitue déjà un bon début.

Augustine ne parvenait pas à percer à Bordeaux, alors j’imagine qu’elle s’est dit « tiens si j’allais tenter ma chance dans le grand centre névralgique de la culture que représente Agen ». En vrai, je pense que lorsque j’ai déniché ce boulot de pigiste dans la ville du pruneau, elle ne s’est pas sentie de continuer toute seule. Elle a préféré me suivre. On se serre les coudes quoi. Elle a dégoté une troupe ici, avec laquelle elle répète plus qu’elle ne joue. Mais bon, il paraît que c’est normal. Au total, elle bosse toujours avec moi dans le nouveau bar. Rien n’a vraiment changé excepté le fait que nous nous trouvons maintenant dans un bled moins grand, moins animé, et objectivement moins sympa.

Deux galériennes dans la petite ville.

Je n’oublie pas Marcus. Cela fait environ six mois que nous sortons ensemble après avoir partagé une amitié on ne peut plus platonique pendant quelque temps. C’est un gros gaillard enrobé. Gentil.

Non.

Le plus gentil du monde.

Il termine ses études en informatique. Je ne peux pas t’expliquer exactement en quoi ça consiste, mais lorsque mon traitement de texte foire il me le répare en moins de dix minutes. Présenté ainsi, tu comprends que nous ne vivons pas une romance passionnée. Moi cela me convient très bien. Je ne cherche pas le grand amour. Ni même le petit. Je ne cherche rien.

Une présence.

Le truc, c’est que lui semble un peu plus épris de moi. Augustine dit qu’il est « complètement accroc ». Ne prends pas pour argent comptant tout ce qu’elle raconte. Mais oui, j’agirais de façon plus honnête en lui révélant mes sentiments. Leur absence, en l’espèce. En théorie, c’est ce que je devrais faire. En pratique… Bon ben autant être sincère, je manque de courage. On s’entend bien, il est cool, il cuisine comme un chef. Ça me convient quoi.

Tout à l’heure, en évoquant le journalisme, je t’ai dit que je m’étais lancé e sur « un gros truc ». Eh bien voilà : je vais écrire un livre d’entretiens avec Martin Scrivia. Pour te la faire courte, le type peut difficilement être décrit d’une autre manière que comme une putain d’ordure. Ministre PRP après l’élection de 2027, il a ordonné de nombreux massacres. Je sais de source sûre qu’il s’est aussi personnellement sali les mains. Bien sûr, il a été jugé à la chute du régime. Il a évité la peine capitale uniquement de peu et a été condamné à 30 ans ferme. Mais l’an dernier, ils ont pondu leur grande loi de « Réconciliation nationale » et ont décidé qu’il était temps de tourner la page. Ils nous ont expliqué que le moment était venu de libérer les « prisonniers politiques ».

Prisonnier politique ? On se fout du monde ! Un criminel plutôt ! Dans le genre efficace, j’avoue. Une crapule performante quoi.

Enfin bref. La rédaction de « Sud-Ouest » a publié un article sur lui. Voilà de quelle manière j’en ai entendu parler. Il purge sa peine à Bordeaux et va sortir dans quelques semaines. Il revient vivre dans le village de ses parents. Un bled à 20 bornes d’Agen dans lequel il a grandi. Un bled que je connais un peu aussi…

Je lui ai écrit lorsqu’il se trouvait encore en taule, et il a accepté le projet ! Pourquoi avoir refusé toutes les propositions précédentes d’interview ? Aucune idée. Peut-être a-t-il considéré le temps venu pour lui de se mettre à table. En vrai, je me tape de ses raisons. J’ai déjà choisi le titre du bouquin : « Radioscopie d’un monstre ? ». Ça claque, non ? Oui, ça claque ! Surtout le point d’interrogation à la fin. Je crois, enfin j’espère que ce livre trouvera un public à un moment où certains tentent de faire comme si rien ne s’était déroulé. Ça a eu lieu il y a moins de quinze ans bordel ! Et puis, d’un point de vue plus personnel, j’aimerais comprendre aussi. Qu’est-ce qui peut bien se passer dans le crâne d’un type lambda, un minable ordinaire qui le pousse à devenir une telle bête féroce.

Mais vais-je pouvoir affronter ? Cette violence sans borne, cette crasse, cette… dégueulasserie. En même temps, j’ai déjà trop reculé. Le temps est venu de regarder dans les yeux cette partie de mon histoire.

Je vais tout de même tenter d’achever cette première lettre à mon amie imaginaire sur une touche un peu plus légère. Moins de massacres, moins d’assassinats, moins de sang. C’est sympa aussi…

Il s’agit d’un truc qui m’est arrivé et dont je ne sais pas trop quoi penser. L’écrire va peut-être m’aider à y voir plus clair. Alors voilà :

La semaine dernière tandis qu’on termine notre service avec Augustine (trois heures du matin, le temps de tout nettoyer et de préparer la salle pour le lendemain), elle me semble particulièrement gaie et enjouée. Tout à fait inhabituel pour une fermeture. En général, lorsqu’elle se trouve dans cet état, cela présage l’imminence de grosses embrouilles. Le genre qui se déplace en bataillon. « J’ai une offre à te faire. Une offre que tu ne pourras pas refuser !

— Augustine, c’est non !

— Mais ? J’ai encore rien dit. Laisse-moi t’expliquer.

— OK…

— Pendant le service, j’ai entendu discuter deux étudiants. En médecine ! Hyper beaux gosses ! Il y a une soirée de carabins jeudi prochain. Ça présage un moment inoubliable !

— OK tu m’as expliqué, je réfléchis… C’est donc toujours non.

— Mais t’as pas écouté ou quoi ? Ils étaient deux spécimens dans le bar, canons, et futurs médecins. Je suis sûre que c’était qu’un échantillon. Je ne vois pas pourquoi tu voudrais rater un truc pareil.

— Il faut vraiment que j’énumère ? Un : on bosse ici tous les week-ends, et accessoirement la semaine j’essaie d’écrire mes articles. Ils ne volent pas tous très haut, je te l’accorde, mais ça n’est pas une raison. Parfois aussi, je tente de me réserver un peu de temps pour dormir. Deux : Tu as tendance à l’oublier, mais je suis maquée ! Et j’ai pas particulièrement envie de te tenir la chandelle. Trois : je déteste les bourges. Et à mon avis, une “soirée médecine” doit constituer l’un des plus gros repères de fils à papa de cette ville. Je continue ?

— Je vois. Mais ça, c’est une manière de présenter les choses. Je t’en propose une autre, écoute : tu pourrais très bien m’accompagner à cette fête dans le but tout à fait louable d’écrire un reportage grinçant sur cette jeunesse dorée et oisive qui festoie pendant que le petit peuple survit dans la misère ? Tu pourras tenter de la vendre à ton rédac. ? Et puis amène Marcus si tu veux. Ça ne lui fera pas de mal d’avoir un semblant de vie sociale !

— Je suis hyper crevée en ce moment et je…

— Attends, attends, attends, j’ai pas fini ! Si tu ne viens pas, j’irai toute seule de toute façon. Je crois que je suis déjà amoureuse d’un des deux types de tout à l’heure. Peut-être même des deux ! Et qui sait ce qui pourrait m’arriver là-bas ? Tu t’en voudrais toute ta vie ! »

Le truc avec Augustine, c’est que je ne peux rien lui refuser. Elle grimace une petite moue de fille désespérée, et moi je cède. Tout en sachant que je vais le regretter, j’accepte. Je propose même à Marcus de venir, mais ça ne lui dit trop rien. Il préfère passer la soirée tranquille sur son ordi.

Me voilà donc avec ma pote devant l’internat de médecine. Une espèce de bâtiment un peu glauque accolé à l’hôpital. Alors, comment résumer l’ambiance ? Beaucoup de musique (ringarde), beaucoup de lumières (vulgaires. Je ne saurais t’expliquer comment des lumières peuvent paraître vulgaires, mais crois-moi sur parole), beaucoup d’alcool (mais genre beaucoup beaucoup) et enfin une odeur qui associe subtilement bière bon marché et pisse. Voilà donc à quoi ces jeunes gens bien nés dédient leurs soirées. À l’extérieur, je remarque une piscine remplie de garçons et de filles qui sautillent plus ou moins en rythme (le printemps n’a pas encore adouci le fond de l’air, mais j’imagine que la gnole doit les réchauffer).

À l’intérieur un savant mélange de pas de danse approximatifs et de roulages de pelles (pour les plus chastes) dans des coins obscurs du bâtiment. Arrivée devant les toilettes (mixtes, tu t’en doutes), je trouve tout de même réjouissant de voir ces garçons en costumes trois-pièces — certainement hors de prix — contraints de faire passer la cravate derrière leur tête pour vomir. Je m’attendais vraiment à une mauvaise soirée, mais c’est en réalité l’enfer sur terre ! Bien entendu, Augustine m’a déjà lâchée avant que je n’aie eu le loisir de la remercier pour le moment délectable que je m’apprête à vivre.

Pour ne pas perdre complètement mon temps, je décide de switcher en mode reportage. J’ai bien envie d’écrire un papier aux petits oignons sur ces jeunes gens. Je pense l’intituler quelque chose comme « Fins de race ». Je poursuis mes déambulations, et me retrouve dans une pièce qui sert de dortoirs (à même le sol) pour celles et ceux qui supportent un peu moins bien l’alcool que leurs petits camarades. Là, sur les murs s’affiche le clou du spectacle. La capacité de ces jeunes gens à continuer à creuser tandis qu’ils ont déjà touché le fond depuis longtemps demeure assez confondante. Des dessins grivois mettent en scène des femmes plus ou moins connues (des politiques, des journalistes…) dans des positions sexuelles relativement acrobatiques. Je sors mon téléphone pour prendre quelques clichés qui serviront d’illustration à mon article.

Une ombre apparaît alors à mes côtés. Avec le brouhaha ininterrompu, je ne l’ai pas entendu approcher. « Vous êtes une amatrice d’art ? ». Je me tourne vers celui qui vient de m’adresser la parole. Un grand mec brun, bronzé. Des fossettes accompagnent son sourire. Ses traits fins contrastent avec sa barbe de trois jours. Moins bien fringué que la plupart des autres types présents (un jean et une chemise unie), mais cent fois plus de classe. « Je me disais juste que la qualité artistique des futurs médecins est carrément sous-cotée. Je comptais remédier à cette injustice.

Il rigole.

— Cette demoiselle a de l’esprit. Vous n’êtes jamais venue, sinon je m’en souviendrais.

— Quelle déception !

Je grimace.

— Nous les filles, avons toujours tendance à penser que si un mec est mignon, il doit nécessairement dire des choses intelligentes. De vieux relents d’histoires de princes charmants sans doute. Mais le coup du “si j’avais déjà croisé une si belle plante, je n’aurais jamais pu l’oublier”… C’est définitivement non, désolée. Vous alliez peut-être me demander si mon père était un voleur qui avait dérobé les étoiles pour les mettre dans mes yeux ?

— Mais qu’est-ce qui vous fait penser que j’évoquais votre physique ? Relativement quelconque à vrai dire.

Il rattrape cette remarque par un sourire enjôleur. Fossettes à fond.

— Non, non, je disais juste que si j’avais croisé une fille ayant de la répartie dans ce type de soirées je me la serais rappelée. En revanche, j’ai bien noté que vous me trouviez mignon.

— J’ai toujours une tendance à l’exagération. Vous êtes… disons banalement beau garçon. Si je comprends bien, vous non plus n’appréciez pas particulièrement ce genre de sauteries. Alors, quelle est votre excuse pour perdre votre temps — que j’imagine précieux — ici ?

— Eh bien, je suis banalement étudiant en médecine. Je ne viens en général jamais à ces soirées, mais je dois tout de même parfois faire preuve d’un minimum de sociabilité. Je le regrette la plupart du temps assez pour ne pas renouveler l’expérience trop souvent. Vous me faites confiance ?

— Ben pas vraiment non. Je ne vous connais pas.

— Laissez-moi reformuler : Vous ennuyez vous suffisamment ici pour suivre un type banalement beau garçon dans un endroit beaucoup plus sympa ? »

Je rends son sourire. Il a gagné.

Il attrape ma main et m’entraîne hors de l’internat. Je pourrais avoir peur. Non, je devrais avoir peur. Mais il a l’air doux. Dis comme cela, ça semble stupide. Et bon, ça l’est certainement un peu. À dire vrai, il ne paraît pas vraiment costaud et je garde toujours sur moi ma bonne vieille lacrymo.

Je le suis donc en direction de l’hosto. Avant d’arriver au guichet d’accueil (fermé à cette heure avancée), on prend une porte dérobée qui donne sur un couloir. Sensation assez bizarre que de se balader dans un hôpital désert. Un peu grisante. On entend le bruit de nos seuls pas et quelques bips éloignés. Il s’arrête devant un ascenseur, compose un code et pousse le bouton du dix-septième étage. Lorsque le passage s’ouvre à nouveau, nous nous trouvons… sur le toit du bâtiment.

Ce n’est à coup sûr pas la première fois qu’il y amène une conquête, mais je dois dire que ça reste assez bluffant. Devant nous s’étend la ville matérialisée par une myriade de minuscules lumières. On s’assied sur un muret. « Alors, ça valait le coup non ?

— J’avoue. C’est quoi ici ?

— C’est l’héliport. Quand un patient arrive en grande détresse, il est conduit en hélicoptère.

— Donc si je comprends bien, vous utilisez la souffrance de ces pauvres gens pour draguer les demoiselles de passage ?

— Que répondre à ça ? Je dirais que dans le but que la souffrance de ces pauvres gens n’ait pas été vaine, j’utilise l’héliport pour rendre acceptable la soirée pourtant très mal débutée d’une jeune fille au physique tout à fait quelconque. On se tutoie ?

— On se tutoie.

— Je dois t’avouer un truc, il m’arrive parfois de mentir. Je ne trouve pas vraiment ton physique tout à fait quelconque.

— J’avais compris. Malheureusement pour toi, mon cœur est déjà pris. Et de toute façon, tu n’es pas exactement mon style. Bref, parlons d’autre chose. Tiens ta promesse et fais-moi oublier cette soirée pourrie.

Il jette un œil sur le pendentif qui dessine mon île.

— T’es réunionnaise ?

— Tu te défends en géographie.

— J’ai grandi à La Réunion. J’avais trois ans quand je suis arrivé, et j’ai quitté pour mes études.

— Ou koz kréol ? »

Il me refait le coup des fossettes.

Alors, nous nous mettons à discuter de façon simple et évidente. Comme si… comme si on se connaissait depuis toujours. C’est cliché ? Je sais Raïssa, je sais. On alterne français et créole, et je dois dire que pour un zoreil, il s’en sort pas mal. Il me raconte comment il a grandi dans le sud de l’île. Fils unique, mère prof de français, père avocat. Une enfance douce comme le miel. Il me dit aussi ses engagements pour « la justice sociale » et pour « la planète ». Son souhait de devenir médecin « pour sauver le monde ». Il en fait trop et tout cela m’apparaît désincarné pour lui qui n’a jamais éprouvé que la sécurité d’un foyer aimant. C’est tout de même mignon. Il cherche à me plaire. Est-il nécessaire de préciser que j’aime ça ?

À mon tour, je me mets à parler. De ma mère que j’ai à peine connue. Du spectre qui m’a servi de père. De ma tante. De ma religion. Pour le provoquer un peu. J’ai pas mal fréquenté ces milieux de gauche qui veulent nous émanciper de nos dieux à nos corps défendants. Il s’en tire bien. Peu à peu je me sens en confiance, alors j’exprime ma colère contre ce monde. Contre ce pays aussi. Il me répond que furieuse, il me trouve encore plus belle. Cela m’énerve bien sûr. Me flatte, un peu. Il semble sincèrement intéressé par mes paroles. De toute façon, je m’en fiche, je ne compte pas le revoir, autant imaginer que c’est un type bien.

Le soleil finit par se lever. Nous n’avons pas quitté notre toit. Il me serre dans ses bras pour me réchauffer, et je fais comme si je ne sentais pas ce truc un brin mystique qui nous réunit. Je ne veux pas trahir Marcus, et je ne peux pas me permettre de perdre du temps à flirter. Avant de nous séparer, il insiste pour que je prenne son Insta et j’accepte en lui disant que je ne vais pas le contacter.

Fin de la romance.

Conclusion :

Est-ce que je n’ai débuté ce journal que pour raconter cette histoire (et du coup tout le baratin sur mon autrice préférée n’aurait été qu’une mystification) ?

Peut-être.

Est-ce que je vais lui envoyer un message ?

Certainement.

 

(Extrait de « Radioscopie d’un monstre ? Entretiens avec Martin Scrivia. » 2044. Belkacem R.)

À ma fille, pour l’aider à ne pas oublier…

Avant-propos

Le présent ouvrage est le résultat d’une série d’entretiens menés auprès de Martin Scrivia, ancien « ministre de l’Intérieur et des Territoires ruraux » de mai 2027 à juin 2030.

Il est aujourd’hui considéré comme l’un des principaux dignitaires du régime durant cette période, et fut pour cette raison condamné à la réclusion criminelle à perpétuité après la chute de son gouvernement. Cependant, la loi de « Réconciliation nationale » du 16 juillet 2041 conduisit à sa libération après 11 ans d’enfermement effectif.

La réalisation de ce travail journalistique a nécessité l’usage des outils de la sociologie dite « Compréhensive », formalisés notamment par Max Weber. Ainsi, nous avons pris le parti de nous focaliser sur le sens donné par Scrivia lui-même aux actes qu’il a perpétrés durant son mandat. Ce faisant, nous avons questionné le pourquoi en acceptant de prendre au sérieux, au moins temporairement, son modèle explicatif.

Afin d’apprécier quelle structuration idéique du monde, et quelle perception de l’altérité avaient pu conduire une société moderne et civilisée à commettre des faits d’une telle violence, il nous a semblé indispensable d’entendre la parole du bourreau.

Il reste néanmoins essentiel de préciser explicitement deux points.

D’une part, la méthode (précédemment évoquée) implique une neutralité de notre part lors de la conception des questions et des éventuelles relances que nous avons été amenées à réaliser. Il s’agit là d’une condition sine qua non permettant au sujet d’exprimer sereinement et sans crainte de jugement ses représentations. En aucun cas, cela ne doit être considéré comme une forme de complaisance quant aux propos reproduits.

D’autre part, certains discours tenus par Scrivia peuvent sembler particulièrement brutaux et heurter la sensibilité des lectrices et lecteurs. Nous avons en conscience fait le choix de ne pas les censurer afin de rapporter sans fard et avec exactitude son système de pensée. Il nous est apparu que ces évocations pénibles participent à notre indispensable devoir de mémoire.

Écrire à partir d’un matériau tellement incandescent est une épreuve psychologique, mais aussi dans une large part physique. Nous gardons à l’esprit que la lecture de ces entretiens pourrait être vécue sur un mode similaire.

Comme pour tant d’autres de nos compatriotes, l’histoire récente de notre pays a engendré de terribles répercussions sur nos propres existences. Malgré cela, et sans doute en partie à cause de cela, nous demeurons convaincus de la nécessité de ne taire sous aucun prétexte ce passé douloureux. Lorsque le moment de l’indispensable réconciliation sera advenu, elle ne se réalisera pas au moyen d’artifices législatifs, mais dans une acceptation commune de la vérité des faits qui se sont déroulés sur notre territoire.

Il ne tient qu’à nous de faire mentir Aldous Huxley, pour qui : « Le fait que les hommes tirent peu de profit des leçons de l’Histoire est la leçon la plus importante que l’Histoire nous enseigne. »

Bien que cette antienne ait perdu de sa force du fait de sa répétition vaine par les générations précédentes, nous ne pouvons renoncer à la prononcer à notre tour et ainsi affirmer d’une voix puissante : « Plus jamais ça ! »

Voilà l’objet principal de ce livre.

Rima Belkacem, novembre 2043.

Kiran, 2034.

2. JOUR J-11

Raïssa,

Les souvenirs de mon enfance résonnent encore en moi avec une force extraordinaire. Peut-être ont-ils même gagné en netteté avec les années. Le temps nous éloigne de la rive, pourtant celle-ci nous semble chaque jour plus proche et familière. C’est ainsi que je me rappelle avec une surprenante précision l’aurore de mon existence.

Je peux dire beaucoup sur cette période, la décrire avec de nombreux adjectifs souvent contradictoires, mais je ne pourrai en revanche jamais la qualifier d’insipide. J’ai navigué à vue entre l’amour inconditionnel de la plus tendre des mères et les colères terrifiantes d’un père entamé par la vie et l’alcool. J’ai ferraillé pour tenir ma place d’ultime rejeton d’une fratrie de huit enfants. J’ai tant marché pour explorer cet univers que mes pieds nus ont aujourd’hui encore gardé la teinte de la poussière. Je suis tombé amoureux. Souvent. J’ai parfois été aimé en retour.

Si j’ai furtivement rencontré le bonheur, c’est pourtant la terreur qui reste l’émotion la plus intimement liée à mon enfance. J’avais appris comme mes frères et sœurs à prêter l’oreille au retour de mon père à la nuit tombée. Nous écoutions le bruit de ses pas sur le palier, le grincement de la porte d’entrée, ou encore sa manière d’articuler les mots qu’il adressait à notre mère. Ces maigres indices nous indiquaient quelle tournure allait prendre la soirée. Si un doute persistait, la force de son haleine et la lueur folle dans ses yeux nous confirmaient qu’il avait bu.

Que notre cauchemar s’apprêtait à redémarrer.

Les rares fois où il revenait sobre, un extraordinaire soulagement m’étreignait. Alors, ivre de reconnaissance, je me jetais à