Une étoile filante - Baptiste Luaces - E-Book

Une étoile filante E-Book

Baptiste Luaces

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Beschreibung

Stéphane Leroy, jeune professeur d'université hédoniste et égocentrique jusqu’alors comblé, apprend qu’il est atteint d’une maladie incurable. Il rencontre un petit homme énigmatique doté de pouvoirs surnaturels, qui lui propose un marché : sa guérison en échange de la vie de cent personnes.
Mais sa propre survie justifie-t-elle de sacrifier des innocents, et par là même tous ses principes moraux ?
Tandis qu’il tente de résoudre cet insoluble dilemme, il croise les existences de Magali (médecin généraliste dépourvue face aux souffrances de ses patients), Loïc (un ami d’enfance perdu de vue depuis vingt ans) et Augustin (son fils adolescent qu'il connait à peine).



À PROPOS DE L'AUTEUR


Baptiste Luaces est médecin. Il signe un premier roman qui reprend sur un mode contemporain et avec beaucoup de sensibilité le mythe du pacte faustien pour évoquer les thèmes universels de l’enfance, l’amitié, l’amour, la maladie et la mort.

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Baptiste Luaces

Une étoile filante

« Rien n’est précaire comme vivreRien comme être n’est passagerC’est un peu fondre pour le givreEt pour le vent être léger »

Aragon, « J’arrive où je suis étranger »

« − Un jour nous allons tous mourir Snoopy.

–Oui, mais tous les autres jours, nous allons vivre ! »

Charles Monroe Schulz, « Snoopy »

Stéphane s’éveilla.

Ouvrant à demi les paupières, il distingua une silhouette de femme habillée de blanc. Elle murmurait quelques paroles inaudibles à un grand type. Un grand type qui ne lui était pas étranger.

À son chevet, Augustin tenait sa main. Cette main dans la sienne lui parut chaude et rassurante. Une vague de sérénité le traversa. Il sourit, profitant de cet instant empli de douceur.

Il prit sa dernière inspiration et l’odeur de Javel revint à ses narines. Écœurante. L’image du rouquin au costume jaune s’imposa à son esprit. Cet homme (en était-ce véritablement un ?) insaisissable lui avait offert la guérison. Offert ? Non. Échangé. Un tribut pourtant trop lourd à payer.

Il referma les yeux. Il avait quarante-sixans.

Déni.(Hiver)

1

« Le romantisme préside au destin du monde. L’esprit de transformation préside au destin du monde. Le rêve désespéré d’aventure préside au destin du monde. L’amour… enfin, préside au destin du monde. » Stéphane Leroy marqua une pause. Satisfait. C’était sur cette conclusion grandiloquente qu’il terminait invariablement son cycle de conférences sur les Brigades Internationales. Il était devenu professeur des universités quelques années auparavant, spécialisé en histoire contemporaine espagnole. Ses cheveux étaient blonds et ses tempes grisonnantes. Il émanait de lui un charme tranquille, flegmatique, presque britannique. Une présence à la Pierce Brosnan.

Pensait-il vraiment que le romantisme guidait le monde ? À vrai dire, il ne s’était même jamais posé la question. Le courage des jeunes brigadistes, presque encore des enfants, qui quittèrent la sécurité de leur foyer pour venir en aide à la lointaine République espagnole l’avait sans aucun doute impressionné. Des utopistes magnifiques et dramatiques. Mais la tirade sur le destin du monde ne s’adressait ni à eux ni à lui-même. Elle visait plutôt le parterre d’étudiants — d’étudiantes surtout — qui étaient alors suspendus à ses lèvres lorsqu’il entamait ce final en apothéose. Il arrivait même parfois que son public applaudisse après les quelques secondes de silence qu’il réservait à cette fin. Pas à chaque fois, mais suffisamment souvent pour qu’il n’en modifie pas un mot d’une année sur l’autre.

Son laïus terminé, il chercha des yeux une jeune fille blonde et appétissante, qu’il avait repérée dans son cours quelques semaines auparavant. Il la considérait tout à fait à son goût, et le regard qu’elle portait sur lui ne permettait pas de nourrir beaucoup de doutes quant au fait que cela soit réciproque. Lorsqu’il la reconnut dans l’assistance, ses pupilles se dilatèrent. Il retourna s’asseoir à sa chaire, puis jeta un regard sur l’amphithéâtre plein qui réunissait près de cent cinquante étudiants. Il s’enquit de savoir si des questions restaient en suspens et quelques mains se levèrent. Il répondit de bonne grâce. Son sujet le passionnait et le fait de l’enseigner ne lui déplaisait pas. Il savait tirer parti des opportunités que cela lui octroyait.

Toujours assis, il regarda les étudiants quitter l’amphithéâtre décrépi. La moitié des néons ne fonctionnait plus, la peinture écaillée se détachait par plaques et le chauffage peinait à faire monter la température au-delà de quinze degrés. Il prit à nouveau conscience de cette omniprésente odeur de Javel qui ne le quittait pas depuis son réveil. Par réflexe, il huma un peu ses mains, puis sa veste. Rien. L’odeur entraîna douloureusement son esprit vers son enfance. Vers sa mère. Elle avait exercé la profession d’auxiliaire de vie dans une association pour personnes âgées dépendantes. Elle dispensait certes quelques soins à la personne, mais elle effectuait principalement des ménages. Ses horaires flexibles et discontinus ne lui permettaient d’accorder que peu de temps à son fils et encore moins à elle-même. Au petit matin, lorsqu’elle le réveillait pour l’école, elle emplissait la chambre de cette même odeur de Javel qui la suivait toujours. Une odeur que Stéphane haïssait. Elle lui rappelait que sa mère dédiait ses journées aux autres quand il l’aurait voulue près de lui. Elle lui rappelait l’absence et la solitude. Elle lui rappelait qu’elle était femme de ménage. Femme de ménage.

Perdu au milieu de ses ruminations, il entendit un raclement de gorge. Il releva la tête. La jeune étudiante blonde se tenait debout devant son bureau, tandis que les derniers retardataires quittaient les lieux.

« Vous désirez quelque chose, mademoiselle ?

–Eh bien… Elle semblait un peu maladroite se frottant les mains l’une contre l’autre. Ses pommettes se teintèrent de rouge. Je voulais vous dire… Votre article sur les volontaires brigadistes, je l’ai lu… C’était… C’était très beau, très touchant....

–C’est une preuve de bon goût. Sourire ravageur.

–Je sais que ce n’est pas très « académique », les mots peinaient à franchir sa bouche. Je me demandais si vous accepteriez d’en discuter avec moi… hors de la fac je veuxdire.

–Pourquoi pas. Nous pourrions en parler autour d’un verre… Ce soir, dix-huit heures au « Casanier ». Ça vous irait ?

–Bien… Bien sûr, oui. Ce fut alors tout son visage qui s’empourpra.

–Alors c’est réglé, à ce soir. »

Il se leva, signifiant ainsi la fin de la conversation et la jeune fille disparut. Il était décidément fier de l’homme qu’il était devenu. Il éteignit le vidéoprojecteur et se concentra sur son ordinateur portable. Au bout de quelques minutes, il valida l’achat d’un billet d’avion pour la Catalogne. Il avait prévu d’aller y passer quelques jours afin de s’immerger dans les archives de la guardia civil. Il terminait un article sur le sort réservé aux derniers résistants après la chute de Barcelone en janvier mille neuf cent trente-neuf. Cela fait, il jeta un regard sur l’amphithéâtre complètement vidé. Vingt ans plus tôt, il était lui-même sur ces bancs en train d’accomplir le destin qu’il avait écrit de son implacable volonté.

Mère célibataire, précarité, campagne profonde, la sociologie avait prévu pour lui un avenir qui n’était pas exactement radieux. Mais il en avait décidé autrement. Il avait bossé à l’école. Dur. Il n’y avait pas de livres à la maison ? Alors il s’était réfugié durant des dizaines d’heures à la bibliothèque. Des centaines plutôt ! Un jour, il était tombé par hasard sur un bouquin d’Hemingway :« Pour qui sonne le glas ». Il avait été transporté. Robert Jordan était le héros romantique qui deviendrait son modèle. Il s’était alors passionné pour la guerre civile espagnole, lisant tout ce qu’il trouvait sur le sujet. Puis, il avait appris le castillan pour ne pas dépendre des traducteurs qu’il devinait médiocres. Il décida d’étudier l’histoire à l’université. Jusqu’à l’obtention de son master, les cours et les partiels ne lui semblèrent que simples formalités. Il était contraint de travailler durant les vacances et un peu pendant l’année pour payer le loyer d’un petit studio en ville, mais il lui restait du temps pour la fête. Jeune homme, son charme opérait déjà et il eut de multiples aventures. Il but beaucoup. Trop. Il expérimenta de nombreuses drogues. Sa farouche volonté de réussir ne l’avait pourtant pas quitté. Il rédigea sa thèse sur les « Liens moraux, idéologiques, matériels et téléologiques de la monarchie espagnole avec la dictature franquiste ». Un titre pompeux pour dire ce que beaucoup savaient déjà. Il fut néanmoins l’un des premiers à le mettre en évidence au moyen de preuves matérielles originales. Son travail connut un succès d’estime dans le milieu universitaire. Après son habilitation à diriger des recherches, il devint assez rapidement professeur des universités. Il était désormais un homme respecté.

Pourquoi regarder ainsi dans le rétroviseur ? L’odeur de Javel emplit à nouveau ses narines. Voilà pourquoi. Cette odeur était tellement liée à une période de sa vie qu’elle faisait resurgir des souvenirs qu’il n’avait pas visités depuis longtemps. En revanche, rien n’expliquait comment elle avait envahi son odorat et remplacé toutes ses autres sensations olfactives. Une sorte de sinusite sans doute. Ou une allergie, bien qu’il fût encore un peu tôt pour l’arrivée du printemps.

Il rassembla ses affaires, puis les fourra dans un sac qu’il mit sur son dos. Il prit son casque en se dirigeant vers la sortie de l’amphithéâtre et croisa dans les couloirs quelques collègues qu’il salua d’un geste de la tête. Les étudiants étaient réunis par petits groupes. Tandis qu’il marchait, il percevait un fond sonore composé de conversations indistinctes entrecoupées parfois d’éclats de rire. La vie se trouvait là, ici et maintenant, et il la traversait sans avoir à se poser de question. Il était à sa place.

Arrivé aux portes de la faculté, il chercha des yeux sa moto, une Harley-Davidson V-Rod, première du nom. Son regard s’arrêta sur la machine. Elle était noire et grise. Chromes étincelants. Classe. Très classe. Il sourit et s’en approcha d’un pas tranquille, profitant des rayons du soleil qui réchauffaient son visage. Il jeta un œil à sa montre, il lui restait le temps de passer à son appartement pour le rendre présentable. Au cas où son rendez-vous de dix-huit heures connaîtrait un heureux dénouement. Encore naïf et insouciant, il n’envisageait pas que le compte à rebours était enclenché.

2

Loïck avança son vélo jusqu ’au râtelier du parking de la maison de retraite, mit son antivol en place (à tout hasard), et s’arrêta quelques secondes. Il inspira à pleins poumons l’air frais de l’hiver qui se terminait. Il sifflota en passant la porte d’entrée de son pas claudicant et salua les filles sur son chemin jusqu’au vestiaire. L’horloge de la petite pièce indiquait six heures. Il se changea et jeta un bref coup d’œil au miroir. Il passa la main dans sa tignasse noire et sortit vêtu de blanc, puis se dirigea vers la salle des infirmières pour le point du matin. Il déplaçait sa longue carcasse (près d’un mètre quatre-vingt-dix) d’un boitillement presque imperceptible. Souvenir d’une vie oubliée. Il se servit un café, et prit un siège. Il chérissait ce moment de calme avant la tempête où l’équipe réduite du petit jour retrouvait celle de la nuit, pour le passage de relais. Les partants étaient soulagés de rentrer chez eux, les arrivants pas encore épuisés par la tâche qui s’annonçait. Quelques bribes de vie privée étaient échangées. Il souffla sur son café avant de l’avaler par petites gorgées brûlantes.

Au rayon des bonnes nouvelles, pas de décès à déplorer cette nuit. Pas de fièvre inattendue, pas de cris, et pas de chute. La situation semblait sous contrôle. En revanche, Nathalie avait appelé pour se faire porter pâle. Ils se partageraient donc à deux le lever et la toilette des trente résidents de son secteur. Quinze chacun, une dizaine de minutes maximum par chambre… Une promenade de santé. L’infirmière du matin n’arriverait qu’à neuf heures, et d’ici là il faudrait avoir bien avancé. Ils se répartirent les chambres et se jetèrent dans cette journée qui s’annonçait déjà comme un long tunnel.

Loïck débuta sa tournée par Eugénie Lacoste, ancienne fleuriste âgée de quatre-vingt-treize ans, démente. Ses années de service n’étaient pas parvenues à rendre ce terme moins disgracieux à ses oreilles. C’était pourtant celui qui désignait les maladies dégénératives apparentées à la tristement célèbre maladie d’Alzheimer. Il frappa à la porte avant d’entrer.

« Madame Lacoste, c’est Loïck, je viens vous préparer et vous lever.

–Sylvain, c’est toi ? Mais t’étais où ? Sa voix aiguë et traînante trahissait son angoisse.

–Non, madame Lacoste, c’est Loïck, l’aide-soignant.

–Sylvain, tu te fiches de moi ou quoi ? On ouvre la boutique dans dix minutes et rien n’est prêt. Commence à préparer les bouquets !

–Mais non, madame… Il renonça. Il avança près du lit, s’assit sur une chaise et parla d’une voix calme et douce. Tout va bien, les bouquets sont prêts. Je m’en suis personnellement chargé. Mais comme on a un peu de temps, je me suis dit que je pouvais vous aider à vous faire belle ce matin. » Tout en parlant, il débuta ses soins.

Un gros quart d’heure plus tard, il se retrouva à nouveau dans le couloir. Il regarda la montre accrochée à sa blouse. À la bourre dès la première chambre, ça promet. Il se démena pour accélérer la cadence. Lorsqu’il arriva au huitième résident, il se considéra comme raisonnablement en retard.

Il frappa et entra, suivant le même rituel depuis le début de la matinée. L’occupant de cette chambre était un quasi-centenaire affable nommé Victor Delgado Sánchez. Victor était né en Espagne et s’était engagé dans la guerre civile à l’âge de seize ans. En mille neuf cent trente-neuf, alors âgé de dix-neuf ans, il avait dû fuir son pays et s’était retrouvé dans un camp du sud de la France. Il avait pratiqué tous les métiers, et avait tranquillement mené sa barque jusqu’à son âge avancé. Loïck l’affectionnait particulièrement. Le vieil homme avait toujours un mot gentil et une anecdote à raconter. Sans qu’il en prenne conscience, un sourire était apparu sur son visage lorsqu’il avait pénétré dans la pièce. Il regarda le vieil homme allongé dans sonlit.

« Bonjour monsieur Delgado, comment allez-vous aujourd’hui ?

–Je crois déjà t’avoir dit « mil veces » de m’appeler Victor, ou bien je t’appelle monsieur Larno ! Toi qui vois ! La voix était graillonnante.

–OK. C’est bon. Le sourire s’agrandit. Alors comment allez-vous Victor ?

–Bof, comme un vieux croûton.

–Je vous accompagne à la salle de bains ? Semblant ne pas l’entendre, Victor enchaîna.

–Loïck, j’t’ai déjà raconté l’histoire des lapins ? Il cherchait désespérément les rapports humains, lui qui était seul la plupart du temps.

–Des lapins ? Non, je ne crois pas. Je suis parti pour me prendre une demi-heure sur le planning. Racontez-moiça.

–Tu as déjà entendu parler de la bataille de l’Ebro ? Victor se redressa sur son lit, ses yeux semblèrent s’agrandir et sa voix s’éclaircir, tout son visage s’anima. Loïck distingua une pointe d’accent espagnol que son interlocuteur avait pourtant gommé depuis de nombreuses années. Eh bien, j’y étais ! Je n’avais pas tout à fait dix-huit ans, j’étais encore vert, et j’étais persuadé qu’on allait botter le derrière de ces salopards. Chaque camp était bien planqué de son côté, et on commençait à s’ennuyer. On jouait aux cartes, on fumait des clopes, on buvait des coups et on se vantait de nos exploits respectifs avec les filles. S’il y avait dix pour cent de vrai dans ce qu’on racontait alors, j’veux bien me faire couper la langue. Bref. Un jour, un gradé s’est pointé pour nous ordonner de creuser des tranchées en cas d’attaque. Il faut bien voir qu’à l’époque, il n’y avait pas que des soldats de métier dans nos rangs. Pas du tout ! Et pour la plupart d’entre nous, l’autorité c’était disons… pas vraiment notre truc. Alors on s’est foutu de lui. On a répondu que nous étions « une armée démocratique », pas comme les fascistes d’en face et qu’on voterait pour savoir si on voulait en faire des tranchées, mais qu’il fallait qu’il se prépare à ce que sa motion soit rejetée. L’un des camarades, José, il s’est carrément foutu en rogne. Il avait trop bu ou j’sais pas quoi, mais il a commencé à hurler. Il a dit : « Nous sommes des Espagnols, et les Espagnols ne se cachent pas. Ils sont braves et courageux. Los españoles no son conejos. Les Espagnols ne sont pas des lapins ! ». Il n’arrêtait pas de répéter cette phrase en menaçant le gradé avec son couteau. Qu’est-ce qu’on s’est marrés ce jour-là ! Le type est parti la queue entre les jambes, en nous traitant de gilipollas. Et nous, on continuait à rire. ¡ Qué tontos ! Deux jours plus tard, les nationalistes ont attaqué, et José a été le premier à se faire descendre. Et presque tous les camarades sont tombés. Je peux pas te dire si on aurait fait mieux avec des tranchées, mais on n’aurait pas fait pire. On était des gamins et on croyait que la guerre c’était… comme une sorte de jeu. Un sourire triste se dessina sur son visage. « Une sorte de jeu… ¡ Qué tontos ! » conclut-il pour lui-même.

Des coups répétés se firent entendre à la porte de la chambre. Lorsque Loïck se retourna, la directrice de l’établissement, madame Dubreuil, se tenait dans l’entrebâillement. Ses sourcils froncés et ses lèvres serrées ne présageaient rien de bon. Sans même un mot pour le résident, elle s’adressa à son employé.

« Monsieur Larno, vous passerez à mon bureau quand vous aurez terminé ? Le ton interrogatif était de pure forme.

–Oui bien sûr, mais je n’ai pas encore terminé et… Elle le coupa.

–Oui, oui, j’avais remarqué. Dans mon bureau, dans cinq minutes. Sans faute ! » Elle claqua la porte.

Loïck tenta de reprendre contenance. « Bon, on s’la fait cette douche ? », mais il avait perdu sa bonne humeur. L’aide à la douche et l’habillage se firent dans un silence quasi complet. Le vieil homme prit finalement la parole. « Eh chef, ça va aller avec la vieille pie ?

–Bof, vous savez Victor, l’autorité c’est pas vraiment mon truc non plus. Mais ça va aller, je crois qu’il y a peu de chance qu’elle me tire dessus.

–Fais quand même attention, il faut toujours se méfier de ce genre de spécimen ! »

L’aide-soignant frappa à la porte et attendit la réponse pour entrer. Il sentait déjà une boule douloureuse comprimer son estomac et une tension ancienne se réveiller dans sa nuque. La pièce n’était pas très grande et aucun élément personnel n’égayait les murs blancs. Il sentit une vague odeur de fleurs séchées, plutôt désagréable. Madame Dubreuil (il ne l’avait jamais entendue appeler par son prénom) se trouvait sur une chaise en face de son ordinateur. Elle leva les yeux vers lui, avec un air de mépris qu’elle n’essayait pas de dissimuler. Elle avait la cinquantaine passée, un chignon strict et des yeux trop maquillés. Elle était sèche comme un coup de trique (l’expression favorite du père de Loïck), et semblait traquer chaque kilo en trop pour maîtriser son corps comme elle entendait maîtriser le petit personnel. Affichant un sourire faux, elle parla d’une voix mielleuse.

« Monsieur Larno, asseyez-vous. Je crois qu’il est grand temps que nous parlions. Elle n’attendit pas de réponse et poursuivit. Croyez bien que je suis désolée de vous le dire, mais ça ne peut pas continuer comme ça. Vous êtes quelqu’un de très sympathique, et tout cela n’a rien de personnel, comprenez-le. Mais vous êtes trop lent. Chaque fois que je vous croise, vous êtes en train de discuter avec un résident. Vous n’êtes pas payé pour bavasser, vous le savez n’est-ce pas ? Elle fit une pause.

–Bien sûr madame la directrice, mais les résidents sont des personnes, ils ont besoin qu’on leur parle, qu’on leur explique ce que l’onfait.

–Comme si je ne le savais pas ! Elle avait presque crié. Elle respira et reprit son ton doucereux. Vous savez depuis combien de temps je travaille dans l’humain ? Mais il y a des réalités à prendre en compte. Et la réalité c’est que vous avez dix minutes pour faire une toilette. Les autres y arriventbien…

–Je comprends,mais…

–Vous voyez, il est impossible de discuter avec vous, dès que l’on vous fait une remarque vous argumentez. Si vous n’êtes pas à la hauteur, tirez-en les conséquences. Sinon, mettez-vous au travail. Comme les autres ! Vous pouvez disposer. »

Elle indiqua d’un regard sa porte, puis sembla subitement passionnée par son écran. L’entretien n’avait pas duré cinq minutes.

Arrivé dans le couloir, il prit une grande inspiration. Bon, elle ne va pas me gâcher ma journée. Je fais ce que j’ai à faire ici et dans quelques heures je retrouve « L’Oasis ».

3

Stéphane avait partagé une excellente soirée avec Clara, l’étudiante rencontrée dans son cours. Une excellente nuit plus précisément, car comme il l’avait espéré, elle avait finalement pu vérifier l’ordre qui régnait dans son appartement. Il ne souhaitait pas particulièrement la revoir, et il avait essayé de se montrer suffisamment clair pour qu’elle le comprenne. Depuis qu’il avait divorcé, c’était ainsi qu’il concevait une relation équilibrée avec une femme. Que chacun prenne le plaisir à prendre, et que l’on ne s’embarrasse pas des complications qu’une relation prolongée ne tarderait pas à faire advenir.

Il était à présent affairé à boucler sa valise en vue des trois jours qu’il comptait passer à Barcelone. Il était épris du mode de vie espagnol. Il se fondait parfaitement dans ce décor où toutes les générations se retrouvaient à la nuit tombée dans des rues sinueuses pour boire et parler haut. Il aimait le bruit. Des rires, de la musique, des verres qui s’entrechoquent. Il aimait l’odeur. Des parfums bon marché, de l’alcool et des fritures. Pas ce coup-ci, pensa-t-il. Il n’était pas débarrassé de cette sinusite et de cette odeur entêtante de Javel.

Il embrassa du regard son grand salon. Très lumineux, très spacieux, mais objectivement assez impersonnel. « Ton appartement ressemble un peu à une page de magazine de déco », c’était le premier commentaire émis par sa mère lorsqu’elle l’avait découvert. Quatre années auparavant. Stéphane venait d’acquérir ce « bien unique et atypique » (selon les termes de l’agent immobilier), en plein centre de Bordeaux. Il éprouvait une grande fierté d’accéder enfin au statut de propriétaire (même si en vérité son banquier pouvait tout aussi bien le lui retirer sur un claquement de doigts dès lors que ses traites ne fussent plus payées en temps et en heure). Pour fêter cela, il avait réussi à convaincre sa mère de quitter le temps d’un week-end son village pour passer deux jours en ville auprès de lui. La soirée avait commencé par un dîner dans un restaurant très couru, qu’elle avait modérément apprécié (« tu sais chéri, je crois que je cuisine au moins aussi bien… et pour moins cher »), puis ce fut une pièce de théâtre qui n’obtint pas beaucoup plus de succès (« je ne comprends pas pourquoi ces acteurs parlent si fort, moi ça me déconcentre ! »). Il avait terminé en lui faisant la surprise de ce nouvel appartement qu’il était si fier de posséder. Il avait repris l’argumentaire et les mots de l’agent immobilier : « hyper centre », « de grands volumes », « une affaire exceptionnelle ». S’il savait parfaitement bien que le vendeur usait jusqu’à la corde ce genre de boniments, cela ne retirait rien à son plaisir. Sa mère, en revanche n’avait pas dit un mot durant la visite du logement, elle avait simplement conclu la soirée par cette phrase : « oui, oui c’est très bien ». Le lendemain matin, elle avait ajouté que l’appartement lui évoquait « ces trucs modernes et sans âme » qu’elle avait découverts dans un magazine feuilleté chez la coiffeuse. Lorsqu’elle était enfin rentrée chez elle, Stéphane avait été soulagé de laisser partir cette femme qui décidément ne percevait rien des plaisirs qu’offrait une bonne situation. Quelques semaines après ce fiasco, le médecin de sa mère manqua le diagnostic de l’infarctus qui devait l’emporter.

Une fois prêt, il effectua un rapide tour du propriétaire afin de s’assurer de n’avoir rien oublié. Il passa devant la chambre d’Augustin, sans y entrer. Il faudrait que je l’appelle. Augustin, son fils unique. Cet adolescent qu’il voyait à grand-peine deux fois l’an. Un étranger. Il ressentit un pincement au cœur, mais se hâta d’écarter toute pensée nostalgique. Sa vie lui convenait parfaitement et il n’avait nullement l’intention de la modifier. En terminant sa vérification, son pied droit accrocha le tapis du salon, il chancela, et se rattrapa au dernier moment. Manquerait plus que je me casse un bras ! Il passa la porte d’entrée qu’il ferma à clé, prit l’ascenseur pour descendre au parking, et enfourcha samoto.

Une petite dizaine de minutes le séparait de l’aéroport de Mérignac, mais même pour un si petit trajet il appréciait le vrombissement du moteur surpuissant. Dès les premiers kilomètres, il remarqua que son pied droit réagissait étrangement. Il parvenait mal à adapter la pression sur le frein arrière, ce qui occasionnait des à-coups au moindre ralentissement. Super ! J’ai dû me faire une foulure dans l’appart ». Un tournant serré se présenta tandis qu’il demeurait perdu dans ses pensées. Sortant du virage, il aperçut une voiture qui roulait à très faible allure. Il freina de façon réflexe, et son pied appuya sur la pédale de frein d’un coup sec qui déséquilibra sa machine. Celle-ci commença à déraper et à partir dangereusement sur sa droite. Il donna un coup de guidon parfaitement dosé qui le ramena à gauche. Malheureusement le poids de la moto ainsi lancée fut impossible à retenir pour ses épaules et il en fut éjecté. Il se retrouva au sol, allongé sur le côté gauche de la chaussée. Une voiture arrivant du sens opposé eut juste le temps de s’arrêter à quelques centimètres de sa tête. Du fait de l’allure modérée qu’il avait adoptée et de l’action conjuguée de sa bonne étoile, la chute fut sans gravité pour lui. En revanche, la moto qui avait glissé au sol sur quelques mètres présentait un état bien plus préoccupant. Il la poussa sur le bas-côté, puis attrapa son téléphone pour contacter l’assurance. Le temps que la dépanneuse arrive, c’est plié pour l’avion ! Effectivement lorsque le garagiste se présenta, l’embarquement pour son vol se terminait et il dut se résoudre à rentrer chez lui.

Quelques heures plus tard, il se trouvait dans sa salle de bains, immergé dans une eau très chaude dans le but d’améliorer un peu son humeur massacrante. Il s’était servi un verre (bien que l’odeur de Javel masquât le bouquet du vin) et avait démarré la lecture d’un disque de Miles Davis. Son voyage annulé, il disposait de trois jours qu’il ne savait étrangement comment occuper. Bien sûr, son article restait à terminer, et même si son immersion dans les archives était repoussée, il aurait pu s’y atteler. Pourtant, il avait perdu toute motivation et prit plutôt le parti de réfléchir à une activité qu’il aurait plaisir à accomplir.

À Bordeaux, il disposait de connaissances, de collègues, de maîtresses, mais d’aucun ami avec qui il aurait goûté un moment partagé. En y réfléchissant, il s’avoua n’avoir aucun véritable ami que ce soit à Bordeaux ou ailleurs. Une pensée lui traversa l’esprit, qu’il essaya de refouler en vain : sa sinusite traînait depuis une bonne semaine, et sa cheville demeurait douloureuse. La nécessité de prendre rendez-vous chez son médecin semblait s’imposer. Néanmoins, cela présentait un inconvénient majeur : il détestait les docteurs. Pas en tant que personne, pas Cassandra qui avait toujours été très agréable avec lui, mais plutôt cette corporation. Tout portait à croire qu’ils cherchaient toujours à dénicher chez vous un mal supplémentaire à celui que vous ameniez à leur consultation. Ils vous interrogeaient sur le moral, votre consommation d’alcool ou de tabac, sondaient l’état de vos relations avec vos proches… Tous lui apparaissaient comme des docteurs Knock en puissance ! Ils n’étaient pas forcément de mauvais bougres, mais prenaient de toute évidence un plaisir malsain à diagnostiquer une maladie que leurs précédents collègues auraient négligée. Pourtant, plus il y pensait, plus il se sentait excédé par cette sinusite. Bon allez, j’appelle demain. Avec un peu de chance, il serait guéri avant qu’un rendez-vous ne se libère.

Sa décision prise, il ferma les yeux et profita de la volupté de ce bain chaud, de cette musique douce et de la très légère ivresse que lui procurait le vin. Certes, sa moto se trouvait chez le garagiste, il avait raté son avion, et son week-end catalan était rangé au rayon des souvenirs. Mais à bien y réfléchir, il n’avait à déplorer aucun événement réellement grave, et il allait pouvoir profiter de trois jours consacrés à des occupations hédonistes. S’il était contraint de se faire examiner par un médecin, ce serait par une femme très sympathique et plutôt mignonne qui lui donnerait probablement quelques remèdes efficaces. Il admit sans peine que l’on pouvait concevoir pire épreuve à traverser dans la vie. Il allait être bientôt amené à mesurer amèrement la pertinence de cette assertion.

4

L’horloge de la cuisine indiquait trois heures trente-huit. Magali était assise seule à la table. Elle semblait perdue dans ses pensées. Le calme de la nuit profonde régnait. Elle n’entendit pas se rapprocher les pas. Tout à coup, la lumière de la pièce s’alluma et elle releva la tête, les yeux froncés pour s’habituer à cette clarté soudaine. Paul, son mari entra et se dirigea vers la bouilloire sans dire un mot. Il la remplit, pressa le bouton et prépara deux mugs dans lesquels il déposa un peu de verveine séchée. Il ajouta du miel. Le sifflement caractéristique de l’appareil brisa le silence, il versa alors l’eau bouillante. Une odeur rassurante se répandit dans la pièce. Il apporta les tisanes sur la table et s’assit en face de son épouse. Elle posa sur lui ses yeux verts et lui sourit. Ses cheveux bruns ondulés, la douceur de ses traits, son nez en trompette. Tout en elle lui plaisait. Mais cela ne masquait pas pour autant la fatigue extrême qui semblait l’assaillir. Il lui sourit en retour et parla d’une voix douce.

« Alors docteur Cassandra, on ne trouve pas le sommeil ?

–J’ai été réveillée par le chat, et puis je n’ai pas pu me rendormir. Je suis descendu pour ne pas te déranger.

–Y a un truc qui te tarabuste ?

–Bof, comme d’hab., le boulot, les patients…

–Raconte. Que je serve un peu à quelque chose. Il se réchauffa les mains autour de sa tasse.

–C’est un type. La quarantaine, universitaire. Plutôt beau gosse.

–Je dois m’inquiéter ?

–Dis pas de bêtise. Il y a une semaine, il est venu me voir pour un truc bizarre. Il sentait en permanence une odeur de Javel… Il pensait à une sinusite. Et il avait un peu de mal à fléchir le pied droit. Ça ne me plaisait pas trop et j’ai prescrit un scan.

–Et alors, pas bon ? Magali but une gorgée avant de répondre.

–On peut dire ça ouais. Glioblastome.

–Ouch…

–Comme tu dis. Et je le vois demain pour lui annoncer. Le type n’a pas cinquante ans, et il vient pour que je lui file un truc pour sa sinusite. Au lieu de ça, il va repartir avec un arrêt de mort pour les mois qui viennent. Dans le meilleur des cas. Là, il dort sans doute tranquillement, sans même penser un seul instant à ce qui l’attend. Je sais pas trop… Je sais pas si je suis vraiment faite pour ça.

–Tu ne te sens pas à la hauteur ? On a déjà discuté de ton syndrome de l’imposteur…

–Arrête avec tes trucs de psy ! Pas ce soir s’il te plaît. Tout le monde se tape de savoir si je suis à la hauteur. Le type va crever. Il est encore jeune. Il pense qu’il lui reste au moins trente piges à tirer, peut-être plus. Et demain, j’vais débarquer la gueule enfarinée pour lui dire « ben non, en fait, s’il vous reste six mois c’est déjà pas mal ». C’est trop violent pour moi je crois.

–Je comprends. Il prit ses mains dans les siennes. Pour ce que ça vaut, pour moi t’es quand même faite pour ça. Même si c’est dur. Même si c’est injuste.

–Peut-être. Je sais plus trop. Je sais plus trop à quoi çasert.

–Quoi ?

–Tout ça. Mon boulot. Les consultations. Je passe mes journées à « jouer au docteur », je prends la tension, je parle d’une voix rassurante. Je leur dis que tout va bien aller… Mais c’est des conneries ! Des fois ça ne va pas bien aller du tout, et j’y peux rien. Je suis une spectatrice sur le bord de leur chemin. Je les vois foncer droit vers le fossé, et je fais rien. Enfin, je ne peux rien faire. Tu sais par exemple quelle innovation a permis le plus d’augmenter l’espérance de vie des gens?

–J’sais pas. Les antibios, j’imagine ?

–Non, c’est l’hygiène. Ça fait des siècles que les médecins font semblant d’être des gens très importants, des notables, tout ça. Mais au final, ce qui sauve la vie des gens, ce qui leur sauve vraiment la vie c’est de se laver les mains et le tout-à-l’égout ! Voilà ! Tu sais ce qu’on est nous ? Des escrocs. Voilà ce que je crois. Et je sais pas si je veux continuer cette mascarade. J’ai plus trop envie de participer à ça.