Réminiscences ? - Gilbert Laporte - E-Book

Réminiscences ? E-Book

Gilbert Laporte

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  • Herausgeber: Le Tram Noir
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2019
Beschreibung

Tandis qu'une femme est victime de visions nocturnes, un flic doit enquêter sur une disparition inquiétante.

Elle se réveille dans des ténèbres absolues, totalement amnésique et n’ayant même plus la sensation de son corps. Elle est progressivement victime d’étranges visions au milieu desquelles émergent quelques bribes de souvenirs. Notamment cet homme au visage flou qui se penche vers elle et...
Il est flic, célibataire endurci, un peu misanthrope, passionné de rock et collectionneur d’objets vintage. Il est obligé de garder le cocker acariâtre d’un collègue alors qu’une enquête urgente lui est confiée sur une femme disparue.

Dans ce thriller psychologique, Gilbert Laporte nous emmène au plus profond de nous-même, face à nos démons et à ces visions qui nous hantent la nuit...

À PROPOS DE L'AUTEUR

Gilbert Laporte est né à Paris d’une mère marseillaise et d’un père bordelais. Il a passé son enfance à Alger et terminé ses études supérieures à Nice. Il travaille comme cadre dans une grande entreprise internationale. Il partage ses loisirs entre les ouvrages historiques, le cinéma, la musique, les voyages et l’écriture de thrillers.

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Seitenzahl: 378

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Couverture

PREMIÈRE PARTIE : Les portes de l’au-delà

1

Ça…

Ça… va…

… pas.

Pas… du… tout.

Ma… mal…

Je… me sens…

Si… mal !

Elle venait d’éprouver une sensation nauséeuse, totalement écœurante et rapidement accompagnée d’une très vive migraine. Un mal de tête qui lui vrillait le cerveau, comme si un morceau de métal brûlant s’était violemment fiché au travers de ses tempes. S’ensuivit une succession d’épouvantables étourdissements et de vertiges abyssaux.

Ces désagréments disparurent heureusement aussi subitement qu’ils étaient survenus. Abasourdie, elle chercha tant bien que mal à comprendre sa situation.

Que…

???

Qu’est-ce que… j’ai ?

Des images brouillées et des paroles confuses tournoyaient sans cesse dans sa tête. Tout cela paraissait totalement incohérent. Le passé et le présent se bousculaient. De façon folle. Erratique.

Elle s’en trouva complètement désorientée. Pourquoi était-elle dans cet état ?

Que… qu’est-ce qu’il… m’est… arrivé ?

Elle n’eut pas le temps d’en analyser la cause.

Un nouvel étourdissement la saisit de manière brutale.

Fulgurante.

Et elle s’évanouit.

*

L’impression était étrange.

Que se passait-il, maintenant ?

Depuis qu’elle avait repris conscience, elle s’était retrouvée comme dans une sorte d’état second où elle ne percevait plus les sons que de manière très déformée. En effet, ceux-ci paraissaient assourdis, comme s’ils lui parvenaient au travers d’un épais liquide. Ces bruits incongrus finirent par s’affaiblir progressivement. Très progressivement. Ils semblèrent lentement s’éloigner jusqu’à ce qu’un lourd silence s’abatte en fin de compte sur elle.

Un silence total.

Un silence absolu.

Un véritable silence de mort.

Et puis, il y avait eu aussi (il y avait eu surtout !) cette affreuse sensation de chaleur qui avait envahi le dessus de sa tête. C’était comme si un casque brûlant avait été posé sur le sommet de son crâne. Par chance pour elle, cela n’avait pas duré. La douleur s’était estompée rapidement, jusqu’à disparaître complètement. Un peu à la manière d’un antimigraineux miracle qui aurait apporté ses puissants effets bénéfiques.

Quelque chose de très inattendu était ensuite survenu.

De vives lumières étaient parvenues à ses pupilles. C’était très étrange. Comme une sorte de kaléidoscope produisant d’éblouissantes illuminations. Un véritable feu d’artifice aux jeux de miroirs reflétant des teintes éclatantes, brillantes, irisées.

Puis, avait surgi un énorme trou noir. Béant.

Elle avait alors été avalée par de vertigineuses ténèbres et avait peu après eu la désagréable impression de chuter à l’aveugle dans un puits sans fond. Sa descente au milieu de ce voile opaque avait paru sans fin.

Puis elle avait éprouvé de bizarres effets qui s’estompaient tous, les uns après les autres. Cela touchait à tous ses sens. Comme son odorat, par exemple, avec cette horrible senteur de brûlé qui avait elle aussi fini par s’évaporer.

Dans le même temps, son esprit se brouillait de plus en plus. Sa mémoire, plus spécifiquement. Elle devenait confuse. Tout son passé semblait rapidement s’enfuir. C’était comme s’il se volatilisait sous l’effet de la vitesse de sa chute. Même ses souvenirs les plus personnels s’échappaient inexorablement, sans qu’elle puisse faire quoi que ce soit pour les retenir.

Et, au bout de son épreuve, il y eut l’oubli.

Total.

*

Où…

Où suis-je ?

Elle avait eu l’impression qu’on l’avait brutalement assommée et qu’elle était encore sonnée par le choc.

Où ? Bon sang ! Où ?

Elle se sentait désorientée. Elle ne savait ni ce qu’il s’était passé, ni où elle se trouvait. Mais ce qui l’intriguait le plus c’était qu’elle ne distinguait aucune lumière auprès d’elle. Pas le moindre éclairage, aussi ténu soit-il.

On ne… On ne… voit… rien, ici !

Elle s’était également aperçue qu’elle avait totalement perdu, non seulement le sens de l’orientation, mais aussi la notion du temps.

Où suis-je et… depuis quand ?

Un puissant endormissement commençait de nouveau à la gagner.

Suis fatiguée.

Fatiguée…

Malgré ses efforts pour rester éveillée, elle était incapable de résister à la forte somnolence qui la submergeait. Elle se sentait épuisée.

Sommeil… Vraiment sommeil.

Elle combattait son irrésistible besoin de repos.

Énormément… besoin de… dormir.

Elle luttait vainement.

Énormément…

Elle sombra à nouveau.

*

– NOOOOON !!!

Sa reprise de conscience avait été brutale. Un hurlement déchirant l’avait sortie d’un coup de son sommeil. Un cri inattendu, viscéral, terrifiant, qui avait résonné dans les ténèbres.

Qui a crié ?…

D’où cela venait-il ? De devant ? De derrière ? D’au-dessus ou d’en dessous ? Elle était bien incapable d’en localiser l’origine. Elle ne savait d’ailleurs même pas où elle était, ni dans quelle position elle se trouvait.

Assise ? Debout ? Couchée ?

Elle interrompit sa réflexion. Une supplique affolée avait retenti.

– NON ! TOUT, MAIS PAS ÇA !

Pendant un bref instant, il lui sembla qu’il s’agissait d’une voix d’une de femme, mais elle n’en était finalement pas très sûre, tant ces paroles étaient chargées d’émotion et de désespoir.

Elle avait tenté de héler la personne à l’aveugle.

Qu’y a-t-il ? Pourquoi criez-vous ?

Seul le silence lui avait répondu.

Elle insista.

Qu’est-il arrivé ? Où êtes-vous ?

Parlez, je ne vous vois pas !

Elle ne pouvait toujours rien distinguer. Il faisait beaucoup trop sombre pour cela.

D’où venait cette supplique ?

La situation devenait particulièrement inquiétante. La surprise initialement ressentie à l’écoute de ces cris angoissés se transforma progressivement en appréhension.

Répondez, je vous en prie. Vous me faites peur !

Mais elle eut beau appeler à nouveau, il n’y eut pas la moindre réponse.

Un doute curieux s’insinua peu après dans son esprit. Avait-elle réellement prononcé ces paroles ? Ou bien les avait-elle simplement pensées ?

Surprenant comme question.

Et pourtant…

Elle tenta donc, une fois de plus, d’interpeller la personne qui semblait en danger.

Vous êtes toujours là ? Parlez ! Dites quelque chose !

Elle resta interloquée.

Totalement.

Cette fois, elle était sûre d’elle.

Elle n’avait pas parlé.

Pas du tout !

C’était comme si elle avait juste pensé la question, sans que ses lèvres et sa langue s’animent. Sans que le moindre son sorte de sa bouche.

Comment ça se fait ? Pourquoi je n’ai plus de voix ?

Et ces cris ? Les avait-elle imaginés ?

Ils semblaient pourtant si réels !

Mais, dans les faits, avaient-ils vraiment résonné ou étaient-ils simplement une illusion dans sa tête ?

Cette question restait malheureusement sans réponse. La situation lui paressait totalement absurde. Se retrouver dans le noir, au beau milieu de cris, ce n’était sans doute qu’un cauchemar et elle allait se réveiller. Bientôt. Ça n’allait pas durer, ces bizarreries.

Ça paraît évident !

D’ailleurs, elle sentait qu’elle avait à nouveau sommeil. Très sommeil… Cela prouvait bien qu’elle était en train de somnoler quelque part. Dans son lit, sans doute. Sans aucun doute, même.

Elle se laissa submerger par une torpeur croissante, irrésistible, qui agissait sur elle comme un puissant somnifère.

Ensuite ?

Ensuite, plus rien.

Elle retourna une nouvelle fois au néant.

2

Dix ans plus tôt.

Le garçonnet était assis sur la plage, face à la bancale pyramide de galets noirs et gris qu’il avait maladroitement constituée.

Il était bien abrité du soleil intense par un chapeau rouge et des lunettes aux verres fumés et à la monture en plastique vert. Ses épaules et son dos avaient été consciencieusement enduits de crème de protection solaire par une main maternelle.

Derrière lui, quelques personnes s’ébattaient dans l’eau. Le bord de mer n’était pas bondé. Ce n’était pas encore la période d’invasion des hordes de touristes en mal de chaleur et de mer. Le ciel était quand même d’un azur limpide. C’était sans doute une belle journée de fin mai ou début juin.

Le gamin leva le nez vers le haut de la plage qui était bordée d’une promenade plantée de palmiers et fréquentée par quelques passants indolents et joggeurs aux vêtements trempés de sueur.

– Tu viens jouer avec moi, maman ?

La jeune femme releva sa tête surmontée d’un élégant chapeau de paille finement tressée. Elle sourit tendrement à la vue de son enfant.

– Bien sûr, mon chéri ! Je termine juste l’article que je suis en train de lire, répondit-elle en désignant la revue posée sur ses genoux.

– Non, tout de suite ! C’est urgent !

Elle s’amusa de la nécessité impérieuse d’interrompre sa lecture et sourit à nouveau.

La situation était critique.

La pyramide de galets ne pouvait attendre.

3

Un écran noir s’était abattu sur la brève vision qu’elle venait d’avoir.

Le gamin. La plage de galets.

Elle n’en gardait pas le moindre souvenir.

Elle se remémorait seulement d’être passée par une alternance de phases de longs sommeils, de courts éveils et de pensées confuses. De fugitifs îlots de conscience perdus dans l’immense océan noir et anesthésiant qui l’entourait.

Faudrait que… Je me réveille… complètement, mais… peux… pas…

Faire le plus petit effort lui paraissait d’avance insurmontable.

Crevée. Trop crevée…

Somm…

*

Combien de temps s’était-il écoulé depuis qu’elle avait repris ses esprits ? Elle n’en avait aucune idée.

Elle conservait vaguement l’impression d’avoir été malade. Une violente migraine, des phénomènes lumineux colorés et des bruits étranges. Mais sans plus. Tout cela avait disparu.

Ça a l’air d’aller mieux…

Elle était à peu près éveillée, maintenant.

Vraiment ?

En fait, elle se sentait mentalement engourdie. Son esprit était cotonneux et une sorte de gueule de bois l’empêchait de raisonner correctement. Elle semblait réfléchir au ralenti.

J’ai… encore un peu la tête… dans le sac…

Et puis…

Et puis…

Et puis, une fois de plus, ses pensées disparurent dans le vide.

*

Où suis-je ?

Elle se posa une nouvelle fois cette question. Comme si elle ne se l’était pas déjà posée. Comme si c’était la première fois qu’elle se réveillait dans le noir.

Où pouvait-elle bien être, d’ailleurs ?

Chez moi ?

Chez elle, mais où ?

Dans mon lit ?

Elle se sentit déconcertée, car elle n’avait pas l’impression d’être dans la quiétude d’un endroit familier. Elle ressentait une angoisse étrange au fond d’elle. C’était certainement lié à ce qui l’entourait, mais qu’elle ne pouvait pas voir. Un peu comme si elle était plongée dans un milieu inconnu et lourd de menaces.

Depuis quand je suis là ?

Elle ne le savait pas, non plus.

Elle venait d’ailleurs de comprendre qu’elle avait perdu la mémoire. Pas comme dans un moment de fatigue passagère. Non. Vraiment perdu la mémoire. Totalement égaré ses souvenirs. De ce qu’elle était, de ce qu’elle avait vécu, il ne restait plus rien. Rien de rien. Son passé, même récent, semblait avoir été balayé.

Pourquoi ?

Et il y avait toujours cette oppressante obscurité qui l’entourait.

Il fait si noir, ici !

Un noir d’encre. Un mur d’une opacité impénétrable qui bouchait sa vue.

Pourquoi fait-il si sombre ?

Elle ne voyait absolument rien. Aucune couleur, aucune forme, aucun mouvement.

Il n’y avait pas le plus petit grain de lumière.

Et puis, c’est si…

Calme.

C’était bizarre. Jamais elle n’avait connu un tel silence. Pas le moindre son ou signe de vie ne retentissait autour d’elle.

Elle chercha donc à discerner le plus faible bruit, même ténu. Un frottement, un souffle, quelque chose…

Mais rien…

C’était anormalement tranquille…

Bizarre, tout ça…

*

Elle s’était encore assoupie sans s’en apercevoir et elle s’était réveillée en sursaut.

C’est pas normal ! Mon état n’est pas normal…

Personne ne sommeillait aussi longtemps. Aussi régulièrement. Ce n’était pas possible. Pas habituel.

Son état d’épuisement l’interpellait. Pourtant, et curieusement, elle ne ressentait pas de réelle inquiétude au fond d’elle-même, ni même de stress. Elle savait que sa situation était troublante, mais elle ne s’affolait pas vraiment. C’était bizarre, mais probablement dû au fait qu’elle ne souffrait pas. Ni physiquement, ni psychologiquement. Elle se posait des questions. Elle attendait une explication. C’était tout.

À y réfléchir, elle avait l’impression d’avoir été bourrée de tranquillisants. Elle planait un peu. Depuis combien de temps ?

Quelques minutes ? Des heures ? Des nuits entières ?

Je n’en sais fichtre rien !

Et où était-elle ?

Aucune idée.

Et c’était quoi ces cris qu’elle avait entendus dans sa tête ?

Aucune idée, non plus !

Et le hurlement reprit de plus belle.

*

Le temps avait passé. Lentement. Sa situation n’avait pas évolué. Elle s’ennuyait à crever et se posait toujours les mêmes interrogations.

C’est quoi cet endroit ?

Pourquoi fait-il si noir ?

Pourquoi ce silence de mort ?

À part ce hurlement qui la harcelait désormais régulièrement.

Des questions. Encore des questions. Toujours des questions. Et pas de réponses.

Et, comme les fois précédentes, elle oubliait presque tout ce qui venait de lui arriver entre deux phases de sommeil. Sa mémoire ne stockait manifestement plus correctement ses souvenirs. Même très récents.

Où suis-je ?

???

Je ne me suis pas déjà demandé ça : « où suis-je ? »

Non.

Si

Peut-être…

*

Mais… !

Mais… !

À un moment, une affreuse intuition lui vint à l’esprit.

Ce n’est peut-être pas qu’il fait noir. Je ne vois plus rien parce que…

Une terrible, une horrible pensée montait sournoisement en elle. Elle refusa un instant d’y croire. Et pourtant, il fallait bien qu’elle accepte cette évidence. L’absence de lumière était trop intégrale, absolue. Ce n’était donc peut-être pas parce qu’il faisait nuit qu’elle ne discernait rien.

En fait…

C’était peut-être qu’elle…

Qu’elle était…

Je…

Je suis devenue… peut-être…

Probablement…

Aveugle !

Curieusement, cette effroyable déduction l’inquiéta, mais ne la terrifia pas. C’était juste comme si elle avait fait un simple constat ennuyeux de son défaut de vision. C’était tout. Elle aurait dû s’en affoler, mais ce n’était pas le cas, car ses émotions avaient été anesthésiées.

Étrange…

Un autre élément vint alors s’imposer dans son raisonnement.

Quelque chose de bien réel.

Elle ne sentait plus ses jambes.

Cela semblait impossible, mais c’était l’évidence. Elle n’avait plus la sensation de ses membres inférieurs. À titre de vérification, elle tenta de les remuer.

Non, c’était bien ça. Elle n’avait plus conscience d’avoir des jambes.

Elle concentra alors son esprit sur ses membres supérieurs.

Rien.

Non plus !

C’était comme si elle avait été entièrement amputée.

Mais…

Elle avait constaté qu’elle ne percevait même plus sa langue dans son palais. Cela expliquait évidemment pourquoi elle ne pouvait plus parler. C’était à cause de ça.

Je ne sens plus rien, en fait !

Elle se rendit compte qu’elle n’avait plus la moindre impression physique. Son organisme paraissait avoir totalement disparu. Elle n’en avait pas eu le sentiment au départ. Son esprit était trop embourbé. Mais maintenant elle avait repris le sens des réalités. Elle était lucide.

Consciente qu’elle n’avait plus de corps.

C’était comme si elle avait été réduite à une simple pensée.

Comme si elle n’était plus qu’une âme errante et solitaire dans le noir…

4

Deux heures plus tôt.

[CODE ?]

Des lettres rouge fluorescent. Elles s’affichaient sur l’écran du boîtier électronique pour confirmer qu’il était nécessaire de composer un code numérique afin de désactiver le mécanisme de fermeture.

Il pianota les chiffres sur le clavier d’un index nerveux.

1-5-9-3-5-7

Un nouveau message apparut immédiatement.

[CODE ERRONÉ]

Il resta un instant perplexe devant cette indication. Finalement, il se dit qu’il avait simplement mal tapé le code dans sa précipitation. Il recommença donc, en s’efforçant de procéder méthodiquement, et composa avec soin la saisie des chiffres.

1-5-9-3-5-7

À son grand étonnement, la réponse fut identique.

[CODE ERRONÉ]

– C’est pas possible ! Qu’est-ce qu’il y a encore ? marmonna-t-il entre ses lèvres pincées.

Sa mâchoire se crispa sous l’effet de l’agacement. Il était persuadé d’avoir bien effectué sa saisie. Que se passait-il ? Ce n’était pas normal. Il utilisait ce code plusieurs fois par jour et ne pouvait donc se tromper.

Pris d’un soudain doute, il retourna précipitamment à son bureau et empoigna un petit cahier à spirale où il avait noté les chiffres pour mémoire. Il lut ceux-ci à haute voix :

– 1, 5, 9, 3, 5, 7.

Son doute initial se transforma en stupéfaction.

C’est pourtant bien ça ! Comment ça se fait… ?

Il se dirigea à grands pas vers le boîtier de sécurité et recomposa le code avec encore plus de rigueur.

1-5-9-3-5-7

Il lut la réponse avec abattement.

[CODE ERRONÉ]

Un nouveau message apparut à la suite du premier :

[ÉCHEC DES 3 ESSAIS]

Qui fut suivi inévitablement de :

[VERROUILLAGE SYSTÈME]

Sa troisième tentative avait été également vaine. Le système s’était bloqué automatiquement par mesure de sécurité, empêchant ainsi tout nouvel essai.

Il devait se rendre à l’évidence. Le code avait manifestement été changé.

– Merde, merde, merde ! PUTAIN DE MERDE !

5

Elle continuait à chercher une explication logique à son cas.

Elle était persuadée qu’il y en avait une. Forcément. Les explications les plus simples sont généralement les meilleures. L’idée d’être amputée de ses membres était absurde ! C’estévident ! Elle estima donc qu’elle ne subissait peut-être qu’un engourdissement passager de son corps. Tout bêtement ! Lié au froid. Lié à l’inactivité. Lié à n’importe quoi, mais à quelque chose de rationnel.

Mais…

Non. C’est pas ça !

Ce n’était pas un simple engourdissement. Elle était plus qu’engourdie. Beaucoup plus.

Je suis complètement bloquée, en fait. Comme figée.

Si son corps était intact, pour quelles raisons ne pouvait-elle pas remuer, alors ?

Elle envisagea une nouvelle et terrible hypothèse. Il était possible qu’elle soit…

Que je…

Que je sois devenue…

Tétraplégique.

Paralysée ?

Ce qui était étrange, c’est qu’elle avait évoqué cette effroyable éventualité toujours avec le même détachement. Comment pouvait-elle rester presque sereine dans la situation où elle se trouvait ? Elle ressentait une inquiétude, bien sûr, mais celle-ci était plus intellectuelle que viscérale.

Incompréhensible…

Après un instant de perplexité, elle s’était finalement dit qu’elle ne devait peut-être pas envisager inutilement des cas de handicaps extrêmes. Elle n’était probablement pas aveugle, ni amputée, ni paralysée. Il y avait sans doute une autre explication. Simple. Évidente.

Elle se concentra donc pour analyser les éléments en sa possession de la manière la plus logique possible.

Il faisait effectivement toujours aussi sombre autour d’elle et elle n’arrivait pas plus à se mouvoir. Pas d’un seul centimètre. D’accord. Et elle avait bien essayé de tâter l’espace à proximité, mais n’y était pas parvenue. OK. Si elle n’était pas amputée, elle se dit qu’elle devrait pouvoir au moins bouger les doigts. Mais rien à faire. C’était comme si elle ne maîtrisait plus ses membres. Le problème pouvait, par contre, se situer dans sa tête et non pas résulter d’une incapacité purement physique. Probable.

Par ailleurs, n’ayant plus la moindre sensation de son corps, elle ne pouvait même pas déterminer la position dans laquelle elle se trouvait. Couchée sur le dos, sans doute…

Était-elle allongée sur quelque chose de dur ou de moelleux ? Faisait-il chaud ou froid autour d’elle ? Était-elle dans un lieu sec ou humide ?

Aucune idée !

Avait-elle faim ? Non.

Avait-elle soif ? Non plus.

Il lui vint bien à l’esprit qu’un tétraplégique, en dehors de ne plus commander ses muscles, pouvait effectivement ne plus rien sentir sur une grande partie de son corps. Mais en général, les handicapés dans cette situation conservaient au moins des sensations sur leur visage, leurs cheveux. Or, en ce qui la concernait, elle n’avait même plus la moindre perception d’avoir une tête !

Qu’est-ce qu’il a bien pu m’arriver ? J’étais normale avant, non ?

Avant.

Elle n’avait pas le souvenir de cet « avant ». D’avoir eu un accident qui l’aurait handicapée. Quelque chose comme une chute grave ou un crash en voiture. Mais non. Rien de la sorte.

Ça devait donc être autre chose. Elle s’égarait. Elle devait chercher une réponse ailleurs.

Elle tenta alors d’identifier toutes les causes possibles à l’absence de lumière.

D’habitude, dans une pièce, même de nuit, il y avait un peu de luminosité, si ténue soit-elle, qui filtrait au travers des volets. Un clair de lune ou l’éclairage public, voire un radioréveil. Mais là, rien de rien ! Pas le plus faible grain de lumière ni le moindre reflet brillant. Le noir total ! Les ténèbres absolues !

Impensable !

Et il n’y avait toujours pas eu de bruit autour d’elle, en dehors de ces cris inquiétants qui retentissaient périodiquement. Qui criait ? Et pourquoi ? Que s’était-il donc passé pour qu’elle en arrive là ?

Elle comprit, en cet instant, qu’elle ne pouvait pas rester éternellement à se poser des questions sans réponse. Ou alors, elle allait devenir folle.

Mais que pouvait-elle faire d’autre ?

Elle finit par se dire qu’elle préférerait être morte que de subir cette torture intérieure.

Être morte ?

Elle l’était peut-être déjà…

*

Le temps avait passé. Combien de temps, en fait ? Des heures ? Des jours ? Elle ne pouvait le dire, mais ce n’était pas sa priorité. Comprendre les raisons de son état était devenu une obsession permanente. Il fallait absolument qu’elle essaye de se souvenir de ce qui avait pu arriver juste avant qu’elle ne se trouve dans cette situation. Elle fit un effort intense pour se remémorer les derniers événements qui s’étaient déroulés, au moment de son premier réveil.

Mais rien à faire.

C’était le trou noir. Abyssal. Comme si sa mémoire s’était envolée. Toutes les images de son passé s’étaient enfuies. Toutes. Il ne subsistait rien de son vécu antérieur. Aucun paysage, aucun visage, aucun son familier. Amis, famille, collègues, tout avait été anéanti.

C’était peut-être son cerveau qui déraillait et tout ça n’était pas réel. Ou alors, elle était victime d’une sorte de long cauchemar. Elle allait finir par se réveiller pour de bon.

Sans doute.

Elle l’espérait, en tout cas.

Mais quand ?

Et qu’était devenu son passé ?

Parmi ses souvenirs les plus récents, elle n’avait conscience que de ces périodes de somnolence et d’éveil qui avaient alterné.

Rien d’autre.

Rien de rien.

Ah, si !

6

Une silhouette noire était apparue.

Une ombre.

Une figure fantasmagorique, spectrale, menaçante, qui s’avançait lentement comme un prédateur prêt à sauter sur sa proie.

Cette apparition terrifiante ne semblait pas humaine.

Ou plutôt si, à la réflexion.

Elle avait vaguement un visage. On le devinait dans la pénombre. Un visage d’homme au teint trop pâle. Ses traits étaient flous, comme gommés.

L’individu s’était adressé à elle, mais ses paroles étaient inaudibles. Il s’était penché dans sa direction et lui avait fait quelque chose. Mais quoi ? Elle ne le savait pas. Sa mémoire n’en avait gardé que quelques images.

Il s’était redressé un instant après et était resté immobile. Figé comme une statue. Là, juste en face d’elle qui se sentait impuissante et à sa merci. Elle avait voulu fuir, mais avait été progressivement gagnée par une irrésistible torpeur.

Et si ces instants n’étaient pas des souvenirs ? Pas une réalité passée. S’ils n’étaient qu’un rêve sans signification particulière. Un pur fantasme, en quelque sorte. Mais comment le savoir ?

Puis, elle s’était à nouveau endormie. Elle avait eu ensuite le vague souvenir de s’être réveillée dans un long tunnel obscur qu’elle avait parcouru à tâtons. Au bout, tout au bout, il y avait eu une lumière. D’abord infime et fragile. Ensuite de plus en plus puissante. Enfin éclatante. L’espace autour d’elle avait semblé inondé d’intenses rayons d’un soleil chaleureux. Elle était enveloppée d’un manteau fluorescent. Elle avait eu aussi l’impression qu’une voix l’appelait. Une voix rassurante qui lui demandait si elle allait bien. (Oui, elle allait bien). Qui lui disait de ne pas s’inquiéter. (Non, elle ne s’inquiétait pas). Une grande quiétude avait envahi son esprit à cet instant. Une sérénité bénéfique, suave, pleine et entière. Un bien-être comme elle n’en avait pas ressenti depuis longtemps. Un vrai bonheur. Un régal.

Les paroles apaisantes s’étaient alors progressivement éloignées pour être remplacées par une grande tranquillité. Son poids s’était allégé. Il lui semblait même qu’elle flottait doucement au-dessus son corps. Elle s’en était amusée. Elle planait dans les airs. Elle était bercée par une houle réconfortante qui diffusait une subtile fraîcheur propice au sommeil.

C’est assez agréable !

Mais l’intensité de la lumière avait rapidement diminué et tout était devenu gris et morne. Un froid l’avait envahi. Un froid glacial. Polaire. Ses membres s’étaient ankylosés, comme gelés sur place. Elle aurait voulu bouger pour échapper à la congélation.

En vain.

Elle ne pouvait plus résister.

Elle se sentait totalement impuissante.

Immobilisée par des liens qu’elle n’arrivait pas à rompre.

Rigidifiée.

7

Elle avait eu l’impression d’avoir fait un rêve, mais était bien incapable de s’en rappeler dans le détail.

C’était totalement frustrant. Les images qu’elle avait réussi à apercevoir s’étaient pour la plupart évanouies. Il ne lui en restait désormais plus que des bribes.

Une présence qui s’était penchée vers elle, puis la sensation de se diriger vers un tunnel de lumière. C’était tout ce dont elle pouvait se souvenir. C’était très peu et elle se trouvait à nouveau immobilisée dans le noir.

Comment pouvait-elle sortir de cette situation aberrante ?

Comment ? Oui, comment ?

Elle ne pouvait même pas s’enfuir ou simplement appeler au secours. Elle n’avait aucune solution pour agir. C’était un problème sans issue.

Dans ce lieu extrêmement sombre, comme baigné d’une nuit absolue, elle avait parfois l’impression d’être au centre d’un immense trou noir affamé de la moindre étincelle de lumière. Elle s’était réveillée dans le néant. Elle était toujours dans le néant. Mais quel était ce néant qui ne connaissait ni haut, ni bas, et qui l’avait engloutie ? Elle s’y sentait seule. Très seule. Complètement abandonnée. Loin de tout. Et pourtant, cela ne la tourmentait pas vraiment au fond d’elle-même.

Pourquoi ?

Elle n’en savait rien. N’importe qui à sa place aurait été à deux doigts de la crise d’hystérie. Mais pas elle, puisqu’elle ne ressentait, en fait, plus vraiment d’émotions. Ni joie, ni peine, ni véritable angoisse.

Juste des interrogations. Beaucoup d’interrogations, en fait.

Ce qui lui manquait le plus, en dehors de l’absence de réponses, c’était d’être condamnée à penser sans pouvoir communiquer avec qui que ce soit. Sans pouvoir adresser le moindre mot à quelqu’un. Homme ou animal, peu importe, elle aurait bien voulu un contact. Même bref.

Juste quelques instants.

Pour échanger.

Pour comprendre.

*

Elle avait à nouveau eu le temps de longuement analyser sa situation.

Ce qui lui paraissait le plus incohérent, c’est qu’elle n’avait plus l’air d’avoir d’existence physique, et pourtant, elle était encore mentalement en vie. Une forme de vie minimale, réduite à sa seule pensée, certes, mais une pensée bien réelle.

Elle ne sentait plus son cœur battre et ne respirait plus. D’accord. Elle n’avait pas de plaisir charnel. Malheureusement. Mais pas de douleur, non plus. (Ça au moins, c’est un avantage…). Elle ne s’était pas alimentée, mais n’avait toujours pas de sensation de faim ou de soif. Ni de faire mes besoins, d’ailleurs…

Elle n’avait que ses pensées.

Et encore…

Il ne lui restait pas grand-chose en tête. C’était comme si on lui avait fait un lavage de cerveau. Nettoyé avec soin ses souvenirs. Elle n’avait plus le moindre élément de son passé en mémoire.

Rien.

Comment était-ce possible ?

Comment pouvait-on tout oublier ?

Même le principal.

Qui suis-je ?

*

Qui était-elle, effectivement ?

Je ne sais même plus ça…

En dehors d’être intimement persuadée d’être une femme, elle ne se rappelait rien de sa vie. Tout lui semblait si loin désormais. C’était comme si elle avait eu une existence des millions d’années auparavant et qu’elle en avait perdu les traces au fur et à mesure que le temps passait.

Elle savait au fond d’elle qu’elle était née, qu’elle avait vécu, aimé, souffert, peut-être donné la vie, mais que tout cela avait dû exister il y a une éternité. Là, tout de suite, maintenant, dans le lieu inconnu où son esprit se trouvait, sa vie passée avait bel et bien disparu.

Elle était pourtant fermement déterminée à retrouver ses souvenirs. C’était son seul bien intime, personnel. Son seul bagage dans ce monde sans animation. Mais y arriverait-elle ? Elle n’en avait aucune certitude.

Et même si elle y arrivait.

À quoi bon ?

À quoi bon, effectivement, puisque cela ne changerait rien. Elle resterait bloquée.

Coincée ici à jamais.

Bien qu’« ici » n’ait pas de sens, puisqu’elle était au milieu de nulle part. Il n’y avait nulle limite aux alentours. Que le vide. Un vide démesuré, quelle qu’en soit la direction. Et même l’expression « au milieu » n’avait plus aucun sens dans l’infini d’un temps figé et de l’espace. Un espace sans horizon. Un lieu noir ébène et sans une étoile ou planète dans son champ de vision. Et cette vague impression qu’elle avait parfois de flotter en l’air n’était peut-être qu’une illusion. Peut-être était-elle en effet en train de chuter à une vitesse vertigineuse dans un puits sans fond ?

Comment savoir, sans le moindre repère ?

Où elle se trouvait, il n’y avait effectivement pas de sol, pas de murs, pas de plafond.

Alors, elle ne bougeait probablement pas d’un pouce.

Où allait donc la mener ce voyage immobile ?

Nulle part, certainement…

Il était possible qu’elle soit désormais condamnée à vivre en solitaire dans le néant.

Damnée.

Pour l’éternité.

*

Elle était presque passée par un moment de déprime. Pas un véritable désespoir, toutefois. Une sorte d’ennui profond mêlé d’abattement.

Elle commençait cependant à être gagnée par de nouvelles pensées négatives. Elle se dit, en particulier, qu’elle n’était peut-être pas dans un espace physique. Qu’elle était décédée, en fait.

Et ce serait ça, être morte ?

Être totalement perdue dans un lieu inconnu. Vide et sombre. Le nihilo absolu.

Elle ne serait alors plus qu’une minuscule âme isolée dans les limbes infinis, ballottée au sein de l’extrême solitude de l’inexistence ?

N’importe qui à sa place hurlerait de désespoir. Mais elle n’avait plus de bouche, langue, gorge ou larmes pour s’exprimer.

Et qui l’entendrait, de toute manière ?

Qui s’apitoierait sur mon sort ?

8

Le lieu baignait dans la pénombre. Une porte s’était ouverte. Dans l’encadrement était à nouveau apparue la silhouette noire.

Elle se rappelait de ce rêve. D’ailleurs, était-ce bien un rêve ? Ne s’agissait-il pas plutôt d’un souvenir ? Difficile à dire, mais elle pensait en fin de compte avoir déjà vécu ce moment.

L’ombre était un individu. Un homme, bien réel. Il n’avait pas l’air très grand. Il s’était approché d’elle. Elle se remémorait bien cette personne, maintenant. Son visage, d’abord complètement flou, était apparu un peu plus nettement. Ses cheveux étaient clairs. Blonds et coupés court. Son teint était pâle. Il portait des lunettes en métal sur le nez. Il avait levé légèrement un bras. Il tenait quelque chose dans la main. Un objet. Celui-ci était translucide. En plastique ou en verre. Il y avait une aiguille au bout.

Une seringue !

Elle se revoyait assise devant lui, en position semi-allongée, les poignets posés sur les accoudoirs d’une sorte de fauteuil recouvert de matière synthétique, noire ou bleu foncé. L’homme avait saisi son avant-bras d’une main ferme et glacée, l’avait piquée au creux du membre. Pour lui administrer une injection intraveineuse.

Médicament ? Drogue ? Poison ?

Comment savoir ?

Il avait ensuite actionné le bouton d’un appareil électronique fixé sur un trépied. Un écran de contrôle s’était allumé. De sinueuses courbes colorées avaient traversé un fond noir. Un bip régulier s’était fait entendre. Le parcours des courbes était devenu progressivement erratique. Comme si celles-ci étaient dotées d’une vie autonome et s’affolaient devant une situation qu’elles ne comprenaient pas. Le rythme du battement électronique qui les accompagnait s’était accéléré. De plus en plus, jusqu’à se transformer en un strident sifflement d’alerte.

Toutes les lignes lumineuses s’étaient ensuite aplanies.

Les signaux sonores avaient cessé.

Pour faire place à un silence de plomb.

9

Elle trouvait cela étrange, ces images qui lui revenaient progressivement à l’esprit.

On lui avait fait quelque chose qui était là, tapi dans un recoin de sa mémoire et qui surgissait abruptement comme pour lui rappeler de terribles faits.

Et puis, il y avait eu ces hurlements qui retentissaient à nouveau régulièrement dans sa tête. Quelqu’un avait crié. Qui et pourquoi ? Elle n’en avait aucune idée, mais elle avait le sentiment au fond d’elle-même qu’il serait peut-être préférable d’oublier tout cela. Comme ce visage d’abord flou qui s’était approché d’elle.

Mais elle n’arrivait pas à chasser ces images de ses pensées. Bien au contraire. C’était comme un film qui tournait en boucle dans sa tête. Cet homme qui l’avait piquée avec une seringue l’obsédait de plus en plus.

Qui est ce type ? Que m’a-t-il fait ?

Il lui avait peut-être administré une drogue qui expliquerait son état. LSD, cocaïne, ecstasy ou quelque chose comme ça. Mais elle avait la sensation d’être depuis longtemps dans cette situation. Une drogue ne pouvait lui faire un effet de si importante durée. Et surtout, si elle avait été shootée, elle aurait été constamment groggy et pas en mesure de raisonner aussi clairement qu’elle le faisait actuellement.

Et puis il y avait tous ces changements d’humeur qui l’assaillaient désormais. Elle trouvait extrêmement étrange cette manière qu’elle avait de passer d’un état initial de vide émotif et à un sentiment de stress de plus en plus intense, voire d’ironie désespérée.

Mais, surtout, il y avait ces longues périodes d’ennui dans le silence et le noir total.

Quel intérêt de vivre une existence qui n’en est pas une. Une vie de mort-vivant ?

Le pire était qu’elle savait qu’elle ne pouvait même pas se suicider pour mettre fin à ce qui constituait une atroce torture mentale.

Malheureusement, elle n’avait pas le choix. Elle était obligée de patienter.

Indéfiniment.

J’attends !

J’attends !!

J’attends encore !!!

*

Le temps avait de nouveau passé et elle n’avait toujours pas la moindre perception de ce qui l’entourait. C’était comme si ses sensations physiques n’arrivaient pas jusqu’à son cerveau. Elle ne sentait pas d’odeurs, par exemple, mais c’était probablement parce que son système nerveux était déconnecté par l’effet du produit de la seringue.

Pour ça, je ne devrais pas me plaindre, ça sent peut-être terriblement mauvais juste à côté de moi. Ou, pire, c’est moi qui pue. Mon corps se décomposerait en ce moment même…

Mais que ça sente bon ou mauvais n’était finalement pas son problème. Son souci principal, c’est surtout qu’elle ne voyait rien.

Zéro. Rien de rien. Circulez, y’a rien à voir…

Que se passait-il ?

C’était inhabituel. Elle venait de ressentir un effet d’euphorie, juste après avoir eu une pensée morbide.

Il n’y avait pourtant pas de quoi se réjouir ou plaisanter.

*

Et si elle n’avait pas été droguée ? Et si on lui avait inoculé un poison pour la tuer ? Et si elle était bel et bien morte ?

Ce serait ça, la vie après la mort ? Notre âme, dépourvue de toute chair, se retrouve seule pour l’éternité ? Dans le vide absolu ?

Quand je pense que des croyants espèrent une vie meilleure dans l’au-delà… C’est bien pire ici !

Connaître l’enfer du néant. Et pour combien de temps ? L’éternité ? Être prisonnière de ses cogitations et n’avoir aucune issue pour s’échapper. Condamnée à la solitude la plus extrême. Une punition pire que la mort.

Pire que tout !

Elle se demanda ce qui allait se passer ensuite. Elle avait peur de perdre ses pensées, petit à petit. De retourner progressivement au néant total. Au fond, c’était peut-être ce qui pouvait lui arriver de mieux. Mais combien de temps devrait-elle souffrir psychologiquement avant d’en parvenir là ?

Cette idée l’affola et, dans le même temps, la rassura. Car ses sentiments s’exacerbaient. Ils n’étaient plus atones.

En fait, même si c’était désagréable, elle avait l’impression de recommencer à vivre.

Petitement. Lentement. Mais sûrement.

C’est déjà ça !

10

Quinze jours plus tôt.

– Parlez-moi encore, dit une chaude voix masculine au ton rassurant.

– Je n’y arrive plus… C’est trop dur, répondit une femme éplorée.

– Essayez.

Elle était totalement perdue dans ses pensées.

– Où… Où en étais-je, déjà ?

L’homme s’évertua à l’aider dans sa reconstruction mentale.

– Vous avez évoqué la conversation téléphonique un soir dans le train, puis l’avion qui s’est écrasé et, enfin, la tentative de suicide.

– Oui, sanglota-t-elle, mais qu’est-ce que vous voulez que je vous raconte de plus ?

– Je souhaiterais que vous me disiez ce qui est arrivé ce vendredi-là et surtout ce que vous avez ressenti.

Il voulait lui faire affronter les faits en maîtrisant ses émotions, plutôt que de vainement chercher à les oublier et finir par les subir. Mais la femme en face de lui s’en sentait totalement incapable.

– Non, non, ça, c’est trop pénible ! Je ne peux pas ! supplia-t-elle.

– Essayez. Faites un effort, vous exprimer sur ce sujet vous fera du bien. Il ne faut pas garder ça en vous. Confiez-vous à moi comme si j’étais un de vos proches.

– Non. C’est… C’est trop difficile…

– Essayez, répéta-t-il avec douceur. Où cela s’est-il passé ?

Elle prit une profonde respiration pour se donner du courage.

– C’était… C’était…

Elle tordait nerveusement les doigts de ses mains tremblantes.

– Où est-ce arrivé ? insista-t-il. Il faut me le dire. Pour votre bien.

– Dans la cave. Oh, mon Dieu, c’était dans la cave ! Je m’en souviendrai toute ma vie ! s’exclama-t-elle.

– Qu’avez-vous vu dans ce sous-sol ?

– Il… Il était là !

Le visage de la jeune femme se figea dans une expression d’horreur totale.

– Il était là, juste en face de moi !

11

Comment je m’appelle ?

Comment s’appelait-elle, déjà ? Elle ne le savait pas. Elle ne le savait plus. Plus du tout.

C’était dément !

Elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi elle ne pouvait se remémorer quelque chose d’aussi évident, d’aussi intime, que son identité. Elle avait des chiffres en tête, et même des numéros de téléphone. Mais pas son propre nom.

Même pas mon prénom…

Quant à se rappeler son lieu de naissance ou d’habitation, tout cela lui semblait hors de portée. Elle avait vainement recherché le plus petit indice qui aurait pu lui donner des indications sur son existence passée. En vain. Elle n’avait plus l’image d’un père ou d’une mère, d’un frère ou d’une sœur.

Ma mère, pourtant…

Je devrais au moins me souvenir de ma mère, non ?

Elle ne comprenait pas pourquoi elle souffrait d’une telle amnésie. Il devait forcément rester quelque chose de son passé. Son enfance, la ville où elle avait grandi, l’école, le lycée…

Sa seule certitude, c’était d’être devenue une femme adulte, mais elle ne pouvait même pas dire quelle apparence elle avait ou quel métier elle faisait !

Incroyable, non ?

*

Je me suis encore endormie…

Une fois de plus.

Elle était épuisée sur le plan intellectuel et elle sentait confusément que cela lui faisait du bien de se relaxer périodiquement.

Car se poser toutes ces questions sans réponses…

C’est tuant !

Là, tout de suite, elle trouvait que ça allait mieux pour elle. Bien mieux. On aurait dit que son cerveau flottait sur un petit nuage. C’était plutôt agréable. Une sensation apaisante avait envahi son esprit et lui procurait une certaine sérénité.

Sympa…

Il y avait longtemps qu’elle ne s’était pas sentie aussi détendue, aussi calme. Elle s’estimait maintenant en sécurité, isolée du monde et de ses problèmes. Comme le serait un bébé dans le ventre de sa mère.

Cool !

Je crois que je vais paresser encore un peu…

*

Malheureusement, son état moral jouait au yo-yo.

Seule…

Elle ne supportait plus sa solitude. Être cloîtrée dans une cellule mentale aux murs impénétrables, sans personne pour partager de temps en temps son isolement forcé. Et puis, elle sentait bien au fond d’elle-même qu’elle avait toujours eu peur d’être seule. Abandonnée de tous.

Toutes les femmes ont peur de ça ! Et puis, je m’ennuie, en plus !

Elle en avait plus que marre d’être totalement désœuvrée. Elle ne supportait plus l’inactivité mortelle dont elle ne voyait qu’une véritable issue à terme.

La folie.

Avec constamment, en arrière-plan de ses pensées, ces hurlements qui avaient repris de manière incessante. Cette voix déchirante qui semblait vouloir l’avertir d’un danger.

Juste avant qu’un individu ne se penche vers elle, la seringue à la main.

*

Mais…

Ces derniers temps, elle avait ressenti un stress de plus en plus intense et connu des périodes de désespoir profond suivies de moments où elle faisait preuve d’ironie grinçante sur ce qui lui arrivait. Elle avait compris que son organisme recommençait à réagir à ses pensées négatives ou positives. Elle était donc bien vivante et sa situation s’améliorait à grandes enjambées !

*

Puis, elle retrouva un état dépressif.

Dans le noir, les durées semblaient s’allonger indéfiniment.

C’est long… C’est très long ! Le temps s’écoule à une vitesse d’escargot asthmatique. Je m’ennuie à mourir !

Quel jour est-on, d’ailleurs ?

?

Quel mois, même !

??

C’est l’été ou l’hiver ?

???

Depuis combien de temps je suis ici, c’est-à-dire, nulle part ?

????

Je ne sais plus…

Et je suis où ?

???????????????????

Aucune idée…

Elle sentit une immense colère l’envahir, qui la fit se révolter contre son impuissance à comprendre la situation.

JE N’EN AI AUCUNE IDÉE, BON SANG !

12

Dix jours plus tôt.

La jeune femme était vêtue d’une robe de chambre crasseuse et ses cheveux étaient gras.

Elle était assise dans un des confortables fauteuils du salon de son pavillon et relisait péniblement un manuscrit posé sur ses genoux. Elle avait du mal à se concentrer pour corriger un texte encore largement inachevé sur le plan de la forme.

Son esprit était ailleurs.

Elle examina ses mains avec un regard songeur. Auparavant si soignées, elles étaient désormais desséchées. Ses doigts fins tremblaient sous l’effet de la nervosité. Ses ongles, rongés jusqu’au sang, s’obstinaient à conserver les traces d’un vernis écaillé.

D’un geste dépité, elle jeta le manuscrit sur le tapis de sol. Quelques feuilles de papier virevoltèrent un peu plus loin avant d’atterrir avec nonchalance.

La jeune femme saisit une bouteille de vin blanc posée à ses pieds. Elle savait qu’elle ne devait pas boire avec tous les médicaments qu’elle ingurgitait, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. Se saouler chez elle était le seul moyen qu’elle avait trouvé pour tenir le coup.

Demain, elle reprendrait son travail et chercherait obstinément une solution pour sauver sa mère de la maladie qui la détruisait.

À moins que, une fois de plus, elle ne rentre le soir à son domicile, bredouille et épuisée.

13

Toujours rien…

Elle avait espéré avoir un souvenir, même fugace, qui expliquerait pourquoi elle était dans cette situation infernale.

Mais il ne s’était rien passé.

Ces ténèbres et ce silence absolu, c’était un peu comme si elle était enfermée dans un lieu clos. Loin de tout.

Comme sous terre…

???

Sous terre !!!

Une effroyable pensée avait surgi dans son esprit. Elle s’était dit qu’il était possible qu’on lui ait fait une piqûre pour l’endormir et qu’elle se trouvait désormais isolée dans une cave, un souterrain ou un bunker, par exemple.

Mais elle imagina également une situation bien pire…

Enfermée dans un cercueil !

Il se pourrait que je sois dans un cercueil ? Non, QUELLE HORREUR !!! Pourquoi j’ai une pensée pareille, moi ? Je ne suis quand même pas enterrée vivante !

NON, NON !

Elle est atroce cette idée ! Complètement macabre, en plus !

Et pourtant…

Elle analysa pour la énième fois son environnement.

C’est vrai que ça ressemble à ça…

L’absence de bruit, de luminosité. Cette ambiance lugubre. Cette impression d’être éloignée de toute vie.

Mais qu’en était-il alors de son état ?

Je suis peut-être entièrement paralysée par un produit chimique que m’a inoculé ce type. On m’a crue morte et mise dans un cercueil. Je repose actuellement deux mètres sous terre…

Tout cela expliquerait effectivement sa situation.

C’était probable, réaliste, mais totalement effrayant !

Horrible !!!

ATROCE !!!

*

Ce n’est pas possible…

Elle avait heureusement abandonné l’idée qu’elle ait pu finir dans un cimetière. Bien sûr, l’engourdissement complet de son corps et ce besoin de dormir pouvaient expliquer qu’elle soit dans un état second. Pourtant, à bien y réfléchir, elle n’y croyait pas vraiment.

Je serais paralysée et juste assez en vie pour être consciente ?

Débile !

Il y avait quelque chose qui clochait effectivement dans ce scénario. Si elle avait été enterrée dans un lieu clos et étroit comme un cercueil, elle aurait dû entendre le souffle de sa respiration, voire les battements de son cœur. Or, ce n’était pas le cas. Depuis le temps, elle aurait dû s’asphyxier. Son cerveau privé d’oxygène aurait dysfonctionné.

Or, bien au contraire, elle se sentait désormais en pleine possession de ses esprits.

*

Était-elle mariée (avec un bel homme plein de charme, de préférence…). Avait-elle des enfants ? Étaient-ils sages et travailleurs ou d’effroyables gamins fainéants et capricieux qui passaient leur temps devant la télé ou leur console de jeux ?

Aucune idée !

Elle ne se souvenait plus si elle avait un frère ou une sœur. Elle ne visualisait pas le visage de ses parents. Étaient-ils vivants ou morts ? Je ne sais plus. Pourtant, tout le monde se rappelait au minimum de ses parents. C’est impossible de faire table rase de cela !

Eh bien, pas pour moi… La fille indigne totale !

Elle n’avait cependant pas la sensation d’être une ingrate. Elle était donc orpheline ou enfant unique. Cela expliquerait en partie l’absence de souvenirs familiaux.

Mais quand même…

À moins qu’elle ait été abandonnée à la naissance.

Mais elle se dit finalement qu’il fallait qu’elle arrête de se torturer les méninges.

Quelques images lui revinrent à l’esprit. Un gamin qui jouait avec des galets sur une plage. Un homme qui lui posait des questions. Un manuscrit qu’elle avait entre les mains.

Ce n’était pas grand-chose.

Mais c’était mieux que rien.

*

« Train ».

Elle venait subitement de penser à un train.

C’est étrange, pourquoi ça ?

Il lui semblait que ce n’était pas la première fois qu’elle y pensait.

C’est le souvenir d’un voyage que j’aurais fait ?

Ce train l’obsédait désormais. Par moments, des images et des sons de l’intérieur d’un wagon lui revenaient à l’esprit.

Qu’y avait-elle fait de si important, dans ce train ?

Je ne sais pas… Je ne sais plus…