Robur-le-conquérant - Ligaran - E-Book

Robur-le-conquérant E-Book

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Extrait : "Pan ! ... Pan ! ... Les deux coups de pistolet partirent presque en même temps. Une vache, qui passait à cinquante pas de là, reçut une des balles dans l'échine. Elle n'était pour rien dans l'affaire, cependant. Ni l'un ni l'autre des deux adversaires n'avait été touché. Quels étaient ces deux gentelmen ? On ne sait, et, cependant, c'eût été là, sans doute, l'occasion de faire parvenir leurs noms à la postérité."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes.

Ligaran propose des grands classiques dans les domaines suivants :

• Livres rares
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• Livres d'Histoire
• Poésies
• Première guerre mondiale
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IOù le monde savant et le monde ignorant sont aussi embarrassés l’un que l’autre

« Pan !… Pan !… »

Les deux coups de pistolet partirent presque en même temps. Une vache, qui paissait à cinquante pas de là, reçut une des balles dans l’échine. Elle n’était pour rien dans l’affaire, cependant.

Ni l’un ni l’autre des deux adversaires n’avait été touché.

Quels étaient ces deux gentlemen ? On ne sait, et, cependant, c’eût été là, sans doute, l’occasion de faire parvenir leurs noms à la postérité. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le plus âgé était Anglais, le plus jeune Américain. Quant à indiquer en quel endroit l’inoffensif ruminant venait de paître sa dernière touffe d’herbe, rien de plus facile. C’était sur la rive droite du Niagara, non loin de ce pont suspendu qui réunit la rive américaine à la rive canadienne, trois milles au-dessous des chutes. L’Anglais s’avança alors vers l’Américain :

« Je n’en soutiens pas moins que c’était le Rule Britannia ! dit-il.

– Non ! le Yankee Doodle ! » répliqua l’autre.

La querelle allait recommencer, lorsque l’un des témoins, – sans doute dans l’intérêt du bétail – s’interposa, disant :

« Mettons que c’était le Rule Doodle et le Yankee Britannia, et allons déjeuner ! »

Ce compromis entre les deux chants nationaux de l’Amérique et de la Grande-Bretagne fut adopté à la satisfaction générale. Américains et Anglais, remontant la rive gauche du Niagara, vinrent s’attabler dans l’hôtel de Goat-Island, – un terrain neutre entre les deux chutes. Comme ils sont en présence des œufs bouillis et du jambon traditionnels, du roastbeef froid, relevé de pickles incendiaires, et de flots de thé à rendre jalouses les célèbres cataractes, on ne les dérangera plus. Il est peu probable, d’ailleurs, qu’il soit encore question d’eux dans cette histoire.

Qui avait raison de l’Anglais ou de l’Américain ? Il eût été difficile de se prononcer. En tout cas, ce duel montre combien les esprits s’étaient passionnés, non seulement dans le nouveau, mais aussi dans l’ancien continent, à propos d’un phénomène inexplicable, qui, depuis un mois environ, mettait toutes les cervelles à l’envers.

… Os sublime dedit cœlumque tueri,

a dit Ovide pour le plus grand honneur de la créature humaine. En vérité, jamais on n’avait tant regardé le ciel depuis l’apparition de l’homme sur le globe terrestre.

Or, précisément, pendant la nuit précédente, une trompette aérienne avait lancé ses notes cuivrées à travers l’espace, au-dessus de cette portion du Canada située entre le lac Ontario et le lac Érié. Les uns avaient entendu le Yankee Doodle, les autres le Rule Britannia. De là cette querelle d’Anglo-Saxons qui se terminait par un déjeuner à Goat-Island. Peut-être, en somme, n’était-ce ni l’un ni l’autre de ces chants patriotiques. Mais ce qui n’était douteux pour personne c’est que ce son étrange avait ceci de particulier qu’il semblait descendre du ciel sur la terre.

Fallait-il croire à quelque trompette céleste, embouchée par un ange ou un archange ?… N’était-ce pas plutôt de joyeux aéronautes qui jouaient de ce sonore instrument, dont la Renommée fait un si bruyant usage ?

Non ! Il n’y avait là ni ballon, ni aéronautes. Un phénomène extraordinaire se produisait dans les hautes zones du ciel – phénomène dont on ne pouvait reconnaître la nature ni l’origine. Aujourd’hui, il apparaissait au-dessus de l’Amérique, quarante-huit heures après au-dessus de l’Europe, huit jours plus tard, en Asie, au-dessus du Céleste-Empire. Décidément, si la trompette qui signalait son passage n’était pas celle du jugement dernier, qu’était donc cette trompette ?

De là, en tous les pays de la terre, royaumes ou républiques, une certaine inquiétude qu’il importait de calmer. Si vous entendiez dans votre maison quelques bruits bizarres et inexplicables, ne chercheriez-vous pas au plus vite à reconnaître la cause de ces bruits, et, si l’enquête n’aboutissait à rien, n’abandonneriez-vous pas votre maison pour en habiter une autre ? Oui, sans doute ! Mais ici, la maison, c’était le globe terrestre. Nul moyen de le quitter pour la Lune, Mars, Vénus, Jupiter, ou toute autre planète du système solaire. Il fallait donc découvrir ce qui se passait, non dans le vide infini, mais dans les zones atmosphériques. En effet, pas d’air, pas de bruit, et, comme il y avait bruit, – toujours la fameuse trompette ! – c’est que le phénomène s’accomplissait au milieu de la couche d’air, dont la densité va toujours en diminuant et qui ne s’étend pas à plus de deux lieues autour de notre sphéroïde.

Naturellement, des milliers de feuilles publiques s’emparèrent de la question, la traitèrent sous toutes ses formes, l’éclaircirent ou l’obscurcirent, rapportèrent des faits vrais ou faux, alarmèrent ou rassurèrent leurs lecteurs, – dans l’intérêt du tirage, – passionnèrent enfin les masses quelque peu affolées. Du coup, la politique fut par terre, et les affaires n’en allèrent pas plus mal. Mais qu’y avait-il ?

On consulta les observatoires du monde entier. S’ils ne répondaient pas, à quoi bon des observatoires ? Si les astronomes, qui dédoublent ou détriplent des étoiles à cent mille milliards de lieues, n’étaient pas capables de reconnaître l’origine d’un phénomène cosmique, dans le rayon de quelques kilomètres seulement, à quoi bon des astronomes ?

Aussi, ce qu’il y eut de télescopes, de lunettes, de longues-vues, de lorgnettes, de binocles, de monocles, braqués vers le ciel, pendant ces belles nuits de l’été, ce qu’il y eut d’yeux à l’oculaire des instruments de toutes portées et de toutes grosseurs, on ne saurait l’évaluer. Peut-être des centaines de mille, à tout le moins. Dix fois, vingt fois plus qu’on ne compte d’étoiles à l’œil nu sur la sphère céleste. Non ! Jamais éclipse, observée simultanément sur tous les points du globe, n’avait été à pareille fête.

Les observatoires répondirent, mais insuffisamment. Chacun donna une opinion, mais différente. De là, guerre intestine dans le monde savant pendant les dernières semaines d’avril et les premières de mai.

L’observatoire de Paris se montra très réservé. Aucune des sections ne se prononça. Dans le service d’astronomie mathématique, on avait dédaigné de regarder ; dans celui des opérations méridiennes, on n’avait rien découvert ; dans celui des observations physiques, on n’avait rien aperçu ; dans celui de la géodésie, on n’avait rien remarqué ; dans celui de la météorologie, on n’avait rien entrevu ; enfin, dans celui des calculateurs, on n’avait rien vu.

Du moins l’aveu était franc. Même franchise à l’observatoire de Montsouris, à la station magnétique du parc Saint-Maur. Même respect de la vérité au Bureau des Longitudes. Décidément, Français veut dire « franc ».

La province fut un peu plus affirmative. Peut-être dans la nuit du 6 au 7 mai avait-il paru une lueur d’origine électrique, dont la durée n’avait pas dépassé vingt secondes. Au Pic-du-Midi, cette lueur s’était montrée entre neuf et dix heures du soir. À l’observatoire météorologique du Puy-de-Dôme, on l’avait saisie entre une heure et deux heures du matin ; au Mont Ventoux, en Provence, entre deux et trois heures ; à Nice, entre trois et quatre heures ; enfin, au Semnoz-Alpes, entre Annecy, le Bourget et le Léman, au moment où l’aube blanchissait le zénith.

Évidemment, il n’y avait pas à rejeter ces observations en bloc. Nul doute que la lueur eût été observée en divers postes – successivement – dans le laps de quelques heures. Donc, ou elle était produite par plusieurs foyers, courant à travers l’atmosphère terrestre, ou, si elle n’était due qu’à un foyer unique, c’est que ce foyer pouvait se mouvoir avec une vitesse qui devait atteindre bien près de deux cents kilomètres à l’heure.

Mais, pendant le jour, avait-on jamais vu quelque chose d’anormal dans l’air ?

Jamais.

La trompette, du moins, s’était-elle fait entendre à travers les couches aériennes ?

Pas le moindre appel de trompette n’avait retenti entre le lever et le coucher du soleil.

Dans le Royaume-Uni, on fut très perplexe. Les observatoires ne purent se mettre d’accord. Greenwich ne parvint pas à s’entendre avec Oxford, bien que tous deux soutinssent « qu’il n’y avait rien. »

« Illusion d’optique ! disait l’un.

– Illusion d’acoustique ! » répondait l’autre.

Et là-dessus, ils disputèrent. En tout cas, illusion.

À l’observatoire de Berlin, à celui de Vienne, la discussion menaça d’amener des complications internationales. Mais la Russie, en la personne du directeur de son observatoire de Poulkowa, leur prouva qu’ils avaient raison tous deux ; cela dépendait du point de vue auquel ils se mettaient pour déterminer la nature du phénomène, en théorie impossible, possible en pratique.

En Suisse, à l’observatoire de Sautis, dans le canton d’Appenzel, au Righi, au Gäbris, dans les postes du Saint-Gothard, du Saint-Bernard, du Julier, du Simplon, de Zurich, du Somblick dans les Alpes tyroliennes, on fit preuve d’une extrême réserve à propos d’un fait que personne, n’avait jamais pu constater – ce qui est fort raisonnable.

Mais, en Italie, aux stations météorologiques du Vésuve, au poste de l’Etna, installé dans l’ancienne Casa Inglese, au Monte Cavo, les observateurs n’hésitèrent pas à admettre la matérialité du phénomène, attendu qu’ils l’avaient pu voir, un jour, sous l’aspect d’une petite volute de vapeur, une nuit, sous l’apparence d’une étoile filante. Ce que c’était, d’ailleurs, ils n’en savaient absolument rien.

En vérité, ce mystère commençait à fatiguer les gens de science, tandis qu’il continuait à passionner, à effrayer même les humbles et les ignorants, qui ont formé, forment et formeront l’immense majorité en ce monde, grâce à l’une des plus sages lois de la nature. Les astronomes et les météorologistes auraient donc renoncé à s’en occuper, si, dans la nuit du 26 au 27, à l’observatoire de Kantokeino, au Finmark, en Norvège, et dans la nuit du 28 au 29, à celui de l’Isfjord, au Spitzberg, les Norvégiens d’une part, les Suédois de l’autre, ne se fussent trouvés d’accord sur ceci : au milieu d’une aurore boréale avait apparu une sorte de gros oiseau, de monstre aérien. S’il n’avait pas été possible d’en déterminer la structure, du moins n’était-il pas douteux qu’il eût projeté hors de lui des corpuscules qui détonnaient comme des bombes.

En Europe, on voulut bien ne pas mettre en doute cette observation des stations du Finmark et du Spitzberg. Mais, ce qui parut le plus phénoménal en tout cela, c’était que des Suédois et des Norvégiens eussent pu se mettre d’accord sur un point quelconque.

On rit de la prétendue découverte dans tous les observatoires de l’Amérique du Sud, au Brésil, au Pérou comme à la Plata, dans ceux de l’Australie, à Sidney, à Adélaïde comme à Melbourne. Et le rire australien est des plus communicatifs.

Bref, un seul chef de station météorologique se montra affirmatif sur cette question, malgré tous les sarcasmes que sa solution pouvait faire naître. Ce fut un Chinois, le directeur de l’observatoire de Zi-Ka-Wey, élevé au milieu d’une vaste plaine, à moins de dix lieues de la mer, avec un horizon immense, baigné d’air pur.

« Il se pourrait, dit-il, que l’objet dont il s’agit fût tout simplement un appareil aviateur, une machine volante ! »

Quelle plaisanterie !

Cependant, si les controverses furent vives dans l’Ancien Monde, on imagine ce qu’elles durent être en cette portion du Nouveau, dont les États-Unis occupent le plus vaste territoire.

Un Yankee, on le sait, n’y va pas par quatre chemins. Il n’en prend qu’un, et généralement celui qui conduit droit au but. Aussi les observatoires de la Fédération américaine n’hésitèrent-ils pas à se dire leur fait. S’ils ne se jetèrent pas leurs objectifs à la tête, c’est qu’il aurait fallu les remplacer au moment où l’on avait le plus besoin de s’en servir.

En cette question si controversée, les observatoires de Washington dans le district de Colombia, et celui de Cambridge dans l’État de Duna, tinrent tête à celui de Darmouth-College dans le Connecticut, et à celui d’Aun-Arbor dans le Michigan. Le sujet de leur dispute ne porta pas sur la nature du corps observé, mais sur l’instant précis de l’observation ; car tous prétendirent l’avoir aperçu dans la même nuit, à la même heure, à la même minute, à la même seconde, bien que la trajectoire du mystérieux mobile n’occupât qu’une médiocre hauteur au-dessus de l’horizon. Or, du Connecticut au Michigan, du Duna au Colombia, la distance est assez grande pour que cette double observation, faite au même moment, pût être considérée comme impossible.

Dudley, à Albany, dans l’État de New-York, et West-Point, de l’Académie militaire, donnèrent tort à leurs collègues par une note qui chiffrait l’ascension droite et la déclinaison dudit corps.

Mais il fut reconnu plus tard que ces observateurs s’étaient trompés de corps, que celui-ci était un bolide qui n’avait fait que traverser la moyenne couche de l’atmosphère. Donc, ce bolide ne pouvait être l’objet en question. D’ailleurs, comment le susdit bolide aurait-il joué de la trompette ?

Ni l’un ni l’autre n’avait été touché

Quant à cette trompette, on essaya vainement de mettre son éclatante fanfare au rang des illusions d’acoustique. Les oreilles, en cette occurrence, ne se trompaient pas plus que les yeux. On avait certainement vu, on avait certainement entendu. Dans la nuit du 12 au 13 mai, – nuit très sombre, – les observateurs de Yale-College, à l’École scientifique de Sheffield, avaient pu transcrire quelques mesures d’une phrase musicale, en ré majeur, à quatre temps, qui donnait note pour note, rythme pour rythme, le refrain du Chant du Départ.

Uncle Prudent planta son aiguille

« Bon ! répondirent les loustics, c’est un orchestre français qui joue au milieu des couches aériennes ! »

Mais plaisanter n’est pas répondre. C’est ce que fit remarquer l’observatoire de Boston, fondé par l’Atlantic Iron Works Society, dont les opinions sur les questions d’astronomie et de météorologie commençaient à faire loi dans le monde savant.

Intervint alors l’observatoire de Cincinnati, créé en 1870 sur le mont Lookout, grâce à la générosité de M. Kilgoor, et si connu pour ses mesures micrométriques des étoiles doubles. Son directeur déclara, avec la plus entière bonne foi, qu’il y avait certainement quelque chose, qu’un mobile quelconque se montrait, dans des temps assez rapprochés, en divers points de l’atmosphère, mais que sur la nature de ce mobile, ses dimensions, sa vitesse, sa trajectoire, il était impossible de se prononcer.

Ce fut alors qu’un journal dont la publicité est immense, le New-York-Herald, reçut d’un abonné la communication anonyme qui suit :

 

« On n’a pas oublié la rivalité qui mit aux prises, il y a quelques années, les deux héritiers de la Begum de Ragginahra, ce docteur français Sarrasin dans sa cité de Franceville, l’ingénieur allemand Herr Schultze, dans sa cité de Stahlstadt, cités situées toutes deux en la partie sud de l’Orégon, aux États-Unis.

On ne peut avoir oublié davantage que, dans le but de détruire Franceville, Herr Schultze lança un formidable engin qui devait s’abattre sur la ville française et l’anéantir d’un seul coup.

Encore moins ne peut-on avoir oublié que cet engin, dont la vitesse initiale au sortir de la bouche du canon-monstre avait été mal calculée, fut emporté avec une rapidité supérieure à seize fois celle des projectiles ordinaires, – soit cent cinquante lieues à l’heure, – qu’il n’est plus retombé sur la terre, et que, passé à l’état de bolide, il circule et doit éternellement circuler autour de notre globe.

Pourquoi ne serait-ce pas le corps en question dont l’existence ne peut être niée ? »

 

Fort ingénieux, l’abonné du New-York-Herald. Et la trompette ?… Il n’y avait pas de trompette dans le projectile de Herr Schultze !

Donc, toutes ces explications n’expliquaient rien, tous ces observateurs observaient mal.

Restait toujours l’hypothèse proposée par le directeur de Zi-Ka-Wey. Mais l’opinion d’un Chinois !…

Il ne faudrait pas croire que la satiété finît par s’emparer du public de l’Ancien et du Nouveau Monde. Non ! les discussions continuèrent de plus belle, sans qu’on parvînt à se mettre d’accord. Et, cependant, il y eut un temps d’arrêt. Quelques jours s’écoulèrent sans que l’objet, bolide ou autre fût signalé, sans que nul bruit de trompette se fit entendre dans les airs. Le corps était-il donc tombé sur un point du globe où il eût été difficile de retrouver sa trace – en mer, par exemple ? Gisait-il dans les profondeurs de l’Atlantique, du Pacifique, de l’Océan Indien ? Comment se prononcer à cet égard ?

Mais alors, entre le 2 et le 9 juin, une série de faits nouveaux se produisirent, dont l’explication eût été impossible par la seule existence d’un phénomène cosmique.

En huit jours, les Hambourgeois, à la pointe de la Tour Saint-Michel, les Turcs, au plus haut minaret de Sainte-Sophie, les Rouennais, au bout de la flèche métallique de leur cathédrale, les Strasbourgeois, à l’extrémité du Munster, les Américains, sur la tête de leur statue de la Liberté, à l’entrée de l’Hudson, et, au faîte du monument de Washington, à Boston, les Chinois, au sommet du temple des Cinq-Cents-Génies, à Canton, les Indous, au seizième étage de la pyramide du temple de Tanjour, les San-Pietrini, à la croix de Saint-Pierre de Rome, les Anglais, à la croix de Saint-Paul de Londres, les Égyptiens, à l’angle aigu de la Grande Pyramide de Gizèh, les Parisiens, au paratonnerre de la Tour en fer de l’Exposition de 1889, haute de trois cents mètres, purent apercevoir un pavillon qui flottait sur chacun de ces points difficilement accessibles.

Et ce pavillon, c’était une étamine noire, semée d’étoiles, avec un soleil d’or à son centre.

IIDans lequel les membres du Weldon-Institute ! se disputent sans parvenir à se mettre d’accord

« Et le premier qui dira le contraire…

– Vraiment !… Mais on le dira, s’il y a lieu de le dire !

– Et en dépit de vos menaces !…

– Prenez garde à vos paroles, Bat Fyn !

– Et aux vôtres, Uncle Prudent !

– Je soutiens que l’hélice ne doit pas être à l’arrière !

– Nous aussi !… Nous aussi !… répondirent cinquante voix, confondues dans un commun accord.

– Non !… Elle doit être à l’avant ! s’écria Phil Evans.

– À l’avant ! répondirent cinquante autres voix avec une vigueur non moins remarquable.

– Jamais nous ne serons du même avis !

– Jamais !… Jamais !

– Alors à quoi bon disputer ?

– Ce n’est pas de la dispute !… C’est de la discussion ! »

On ne l’aurait pas cru, à entendre les réparties, les objurgations, les vociférations, qui emplissaient la salle des séances depuis un bon quart d’heure.

Cette salle, il est vrai, était la plus grande du Weldon-Institut, – club célèbre entre tous, établi Walnut-Street, à Philadelphie, État de Pennsylvanie, États-Unis d’Amérique.

Or, la veille, dans la cité, à propos de l’élection d’un allumeur de gaz, il y avait eu manifestations publiques, meetings bruyants, coups échangés de part et d’autre. Delà, une effervescence qui n’était pas encore calmée, et d’où provenait peut-être cette surexcitation dont les membres du Weldon-Institut venaient de faire preuve. Et, cependant, ce n’était là qu’une simple réunion de « Ballonistes », discutant la question encore palpitante – même à cette époque – de la direction des ballons.

Cela se passait dans une ville des États-Unis, dont le développement rapide fut supérieur même à celui de New-York, de Chicago, de Cincinnati, de San Francisco, – une ville, qui n’est pourtant ni un port, ni un centre minier de houille ou de pétrole, ni une agglomération manufacturière, ni le terminus d’un rayonnement de voies ferrées, – une ville plus grande que Berlin, Manchester, Édimbourg, Liverpool, Vienne, Pétersbourg, Dublin, – une ville qui possède un parc dans lequel tiendraient ensemble les sept parcs de la capitale de l’Angleterre, – une ville, enfin, qui compte actuellement près de douze cent mille âmes et se dit la quatrième ville du monde, après Londres, Paris et New-York.

Philadelphie est presque une cité de marbre avec ses maisons de grand caractère et ses établissements publics qui ne connaissent point de rivaux. Le plus important de tous les collèges du Nouveau-Monde est le collège Girard, et il est à Philadelphie. Le plus large pont de fer du globe est le pont jeté sur la rivière Schuylkill, et il est à Philadelphie. Le plus beau temple de la Franc-Maçonnerie est le Temple Maçonnique, et il est à Philadelphie. Enfin, le plus grand club des adeptes de la navigation aérienne est à Philadelphie. Et si l’on veut bien le visiter dans cette soirée du 12 juin, peut-être y trouvera-t-on quelque plaisir.

En cette grande salle s’agitaient, se démenaient, gesticulaient, parlaient, discutaient, disputaient, – tous le chapeau sur la tête, – une centaine de ballonistes, sous la haute autorité d’un président assisté d’un secrétaire et d’un trésorier. Ce n’étaient point des ingénieurs de profession. Non, de simples amateurs de tout ce qui se rapportait à l’aérostatique, mais amateurs enragés et particulièrement ennemis de ceux qui veulent opposer aux aérostats les appareils « plus lourds que l’air », machines volantes, navires aériens ou autres. Que ces braves gens dussent jamais trouver la direction des ballons, c’est possible. En tout cas, leur président avait quelque peine à les diriger eux-mêmes.

Ce président, bien connu à Philadelphie, était le fameux Uncle Prudent, – Prudent, de son nom de famille. Quant au qualificatif Uncle, cela ne saurait surprendre en Amérique, où l’on peut être oncle sans avoir ni neveu ni nièce. On dit Uncle, là-bas, comme, ailleurs, on dit père, de gens qui n’ont jamais fait œuvre de paternité.

Uncle Prudent était un personnage considérable, et, en dépit de son nom, cité pour son audace. Très riche, ce qui ne gâte rien, même aux États-Unis. Et comment ne l’eût-il pas été, puisqu’il possédait une grande partie des actions du Niagara-Falls ? À cette époque, une société d’ingénieurs s’était fondée à Buffalo pour l’exploitation des chutes. Affaire excellente. Les sept mille cinq cents mètres cubes que le Niagara débite par seconde, produisent sept millions de chevaux-vapeur. Cette force énorme, distribuée à toutes les usines établies dans un rayon de cinq cents kilomètres, donnait annuellement une économie de quinze cents millions de francs, dont une part rentrait dans les caisses de la Société et en particulier dans les poches de Uncle Prudent. D’ailleurs, il était garçon, il vivait simplement, n’ayant pour tout personnel domestique que son valet Frycollin, qui ne méritait guère d’être au service d’un maître si audacieux. Il y a de ces anomalies.

Que Uncle Prudent eût des amis, puisqu’il était riche, cela va de soi ; mais il avait aussi des ennemis, puisqu’il était président du club, – entre autres, tous ceux qui enviaient cette situation. Parmi les plus acharnés, il convient de citer le secrétaire du Weldon-Institute.

C’était Phil Evans, très riche aussi, puisqu’il dirigeait la Walton Watch Company, importante usine à montres, qui fabrique par jour cinq cents mouvements à la mécanique et livre des produits comparables aux meilleurs de la Suisse. Phil Evans aurait donc pu passer pour un des hommes les plus heureux du monde et même des États-Unis, n’eût été la situation de Uncle Prudent. Comme lui, il était âgé de quarante-cinq ans, comme lui d’une santé à toute épreuve, comme lui d’une audace indiscutable, comme lui peu soucieux de troquer les avantages certains du célibat contre les avantages douteux du mariage. C’étaient deux hommes bien faits pour se comprendre, mais qui ne se comprenaient pas, et tous deux, il faut bien le dire, d’une extrême violence de caractère, l’un à chaud, Uncle Prudent, l’autre à froid, Phil Evans.

Et à quoi tenait que Phil Evans n’eût été nommé président du club ? Les voix s’étaient exactement partagées entre Uncle Prudent et lui. Vingt fois on avait été au scrutin, et vingt fois la majorité n’avait pu se faire ni pour l’un ni pour l’autre. Situation embarrassante, qui aurait pu durer plus que la vie des deux candidats.

Un des membres du club proposa alors un moyen de départager les voix. Ce fut Jem Cip, le trésorier du Weldon-Institute. Jem Cip était un végétarien convaincu, autrement dit, un de ces légumistes, de ces proscripteurs de toute nourriture animale, de toutes liqueurs fermentées, moitié brahmanes, moitié musulmans, un rival des Niewman, des Pitman, des Ward, des Davie, qui ont illustré la secte de ces toqués inoffensifs.

En cette occurrence, Jem Cip fut soutenu par un autre membre du club, William T. Forbes, directeur d’une grande usine, où l’on fabrique de la glucose en traitant les chiffons par l’acide sulfurique – ce qui permet de faire du sucre avec de vieux linges. C’était un homme bien posé, ce William T. Forbes, père de deux charmantes vieilles filles, miss Dorothée, dite Doll, et miss Martha, dite Mat, qui donnaient le ton à la meilleure société de Philadelphie.

Il résulta donc de la proposition de Jem Cip, appuyée par William T. Forbes et quelques autres, que l’on décida de nommer le président du club au « point milieu. »

En vérité, ce mode d’élection pourrait être appliqué en tous les cas où il s’agit d’élire le plus digne, et nombre d’Américains de grand sens songeaient déjà à l’employer pour la nomination du président de la République des États-Unis.

Sur deux tableaux d’une entière blancheur, une ligne noire avait été tracée. La longueur de chacune de ces lignes était mathématiquement la même, car on l’avait déterminée avec autant d’exactitude que s’il se fût agi de la base du premier triangle dans un travail de triangulation. Cela fait, les deux tableaux étant exposés dans le même jour au milieu de la salle des séances, les deux concurrents s’armèrent chacun d’une fine aiguille et marchèrent simultanément vers le tableau qui lui était dévolu. Celui des deux rivaux qui planterait son aiguille le plus près du milieu de la ligne, serait proclamé président du Weldon-Institute.

La troisième ascension terminée par une chute effroyable
La question des ballons

Cela va sans dire, l’opération devait se faire d’un coup, sans repères, sans tâtonnements, rien que par la sûreté du regard. Avoir le compas dans l’œil, suivant l’expression populaire, tout était là.

Uncle Prudent planta son aiguille, en même temps que Phil Evans plantait la sienne. Puis, on mesura afin de décider lequel des deux concurrents s’était le plus approché du point milieu.

Ô prodige ! Telle avait été la précision des opérateurs que les mesures ne donnèrent pas de différence appréciable. Si ce n’était pas exactement le milieu mathématique de la ligne, il n’y avait qu’un écart insensible entre les deux aiguilles et qui semblait être le même pour toutes deux.

De là, grand embarras de l’assemblée.

Heureusement, un des membres, Truk Milnor, insista pour que les mesures fussent refaites au moyen d’une règle graduée par les procédés de la machine micrométrique de M. Perreaux, qui permet de diviser le millimètre en quinze cents parties. Cette règle, donnant des quinze-centièmes de millimètre tracés avec un éclat de diamant, servit à reprendre les mesures, et, après avoir lu les divisions au moyen d’un microscope, on obtint les résultats suivants :

Uncle Prudent s’était approché du point milieu à moins de six quinze-centièmes de millimètre, Phil Evans, à moins de neuf quinze-centièmes.

Et voilà comment Phil Evans ne fut que le secrétaire du Weldon-Institute, tandis que Uncle Prudent était proclamé président du club.

Un écart de trois quinze-centièmes de millimètres, il n’en fallut pas davantage pour que Phil Evans vouât à Uncle Prudent une de ces haines qui, pour être latentes, n’en sont pas moins féroces.

À cette époque, depuis les expériences entreprises dans le dernier quart de ce dix-neuvième siècle, la question des ballons dirigeables n’était pas sans avoir fait quelques progrès. Les nacelles munies d’hélices propulsives, accrochées en 1852 aux aérostats de forme allongée d’Henry Giffard, en 1872, de Dupuy de Lôme, en 1883, de MM. Tissandier frères, en 1884, des capitaines Krebs et Renard, avaient donné certains résultats dont il convient de tenir compte. Mais si ces machines, plongées dans un milieu plus lourd qu’elles, manœuvrant sous la poussée d’une hélice, biaisant avec la ligne du vent, remontant même une brise contraire pour revenir à leur point de départ, s’étaient ainsi réellement « dirigées, » elles n’avaient pu y réussir que grâce à des circonstances extrêmement favorables. En de vastes halls clos et couverts, parfait ! Dans une atmosphère calme, très bien ! Par un léger vent de cinq à six mètres à la seconde, passe encore ! Mais, en somme, rien de pratique n’avait été obtenu. Contre un vent de moulin, – huit mètres à la seconde, – ces machines seraient restées à peu près stationnaires ; contre une brise fraîche, – dix mètres à la seconde, – elles auraient marché en arrière ; contre une tempête, – vingt-cinq à trente mètres à la seconde, elles auraient été emportées comme une plume ; au milieu d’un ouragan, – quarante-cinq mètres à la seconde, – elles eussent peut-être couru le risque d’être mises en pièces ; enfin, avec un de ces cyclones qui dépassent cent mètres à la seconde, on n’en aurait pas retrouvé un morceau.

Il était donc constant que, même après les expériences retentissantes des capitaines Krebs et Renard, si les aérostats dirigeables avaient gagné un peu de vitesse, c’était juste ce qu’il fallait pour se maintenir contre une simple brise. D’où l’impossibilité d’user pratiquement jusqu’alors de ce mode de locomotion aérienne.

Quoi qu’il en soit, à côté de ce problème de la direction des aérostats, c’est-à-dire, des moyens employés pour leur donner une vitesse propre, la question des moteurs avait fait des progrès incomparablement plus rapides. Aux machines à vapeur d’Henri Giffard, à l’emploi de la force musculaire de Dupuy de Lôme, s’étaient peu à peu substitués les moteurs électriques. Les batteries au bichromate de potasse, formant des éléments montés en tension, de MM. Tissandier frères, donnèrent une vitesse de quatre mètres à la seconde. Les machines dynamo-électriques des capitaines Krebs et Renard, développant une force de douze chevaux, imprimèrent une vitesse de six mètres cinquante, en moyenne.

Et alors, dans cette voie du moteur, ingénieurs et électriciens avaient cherché à s’approcher de plus en plus de ce desideratum qu’on a pu appeler « un cheval-vapeur dans un boîtier de montre ». Aussi, peu à peu, les effets de la pile, dont les capitaines Krebs et Renard avaient gardé le secret, étaient-ils dépassés, et, après eux, les aéronautes avaient pu utiliser des moteurs, dont la légèreté s’accroissait en même temps que la puissance.

Il y avait donc là de quoi encourager les adeptes qui croyaient à l’utilisation des ballons dirigeables. Et cependant, combien de bons esprits se refusaient à admettre cette utilisation ! En effet, si l’aérostat rencontre un point d’appui sur l’air, il appartient à ce milieu dans lequel il plonge tout entier. En de telles conditions, comment sa masse, qui donne tant de prise aux courants de l’atmosphère, pourrait-elle tenir tête à des vents moyens, si puissant que fût son propulseur ?

C’était toujours la question ; mais on espérait la résoudre en employant des appareils de grande dimension.

Or, il se trouvait que, dans cette lutte des inventeurs à la recherche d’un moteur puissant et léger, les Américains s’étaient le plus rapprochés du fameux desideratum. Un appareil dynamo-électrique, basé sur l’emploi d’une pile nouvelle, dont la composition était encore un mystère, avait été acheté à son inventeur, un chimiste de Boston jusqu’alors inconnu. Des calculs faits avec le plus grand soin, des diagrammes relevés avec la dernière exactitude, démontraient qu’avec cet appareil, actionnant une hélice de dimension convenable, on pourrait obtenir des déplacements de dix-huit à vingt mètres à la seconde.

En vérité, c’eût été magnifique !

« Et ce n’est pas cher ! » avait ajouté Uncle Prudent, en remettant à l’inventeur, contre son reçu en bonne et due forme, le dernier paquet des cent mille dollars-papier, dont on lui payait son invention.

Immédiatement, le Weldon-Institute s’était mis à l’œuvre. Quand il s’agit d’une expérience qui peut avoir quelque utilité pratique, l’argent sort volontiers des poches américaines. Les fonds affluèrent, sans qu’il fût même nécessaire de constituer une société par actions. Trois cent mille dollars, – ce qui fait la somme de quinze cent mille francs, – vinrent au premier appel s’entasser dans les caisses du club. Les travaux commencèrent sous la direction du plus célèbre aéronaute des États-Unis, Harry W. Tinder, immortalisé par trois de ses ascensions entre mille : l’une, pendant laquelle il s’était élevé à douze mille mètres, plus haut que Gay-Lussac, Coxwell, Sivel, Crocé-Spinelli, Tissandier, Glaisher ; l’autre, pendant laquelle il avait traversé toute l’Amérique de New-York à San-Francisco, dépassant de plusieurs centaines de lieues les itinéraires des Nadar, des Godard et de tant d’autres, sans compter ce John Wise qui avait fait onze cent cinquante milles de Saint-Louis au comté de Jefferson ; la troisième, enfin, qui s’était terminée par une chute effroyable de quinze cents pieds, au prix d’une simple foulure du poignet droit, tandis que Pilâtre de Rozier, moins heureux, pour n’être tombé que de sept cents pieds, s’était tué sur le coup.

Au moment où commence cette histoire, on pouvait déjà juger que le Weldon-Institute avait mené rondement les choses. Dans les chantiers Turner, à Philadelphie, s’allongeait un énorme aérostat, dont la solidité allait être éprouvée en y comprimant de l’air sous une forte pression. Celui-là entre tous méritait bien le nom de ballon-monstre.

En effet, que jaugeait le Géant de Nadar ? Six mille mètres cubes. Que jaugeait le ballon de John Wise ? Vingt mille mètres cubes. Que jaugeait le ballon Giffard, de l’Exposition de 1878 ? Vingt-cinq mille mètres cubes, avec dix-huit mètres de rayon. Comparez ces trois aérostats à la machine aérienne du Weldon-Institute, dont le volume se chiffrait par quarante mille mètres cubes, et vous comprendrez que Uncle Prudent et ses collègues eussent quelque droit à se gonfler d’orgueil.

Ce ballon, n’étant pas destiné à explorer les plus hautes couches de l’atmosphère, ne se nommait pas Excelsior, qualificatif qui est un peu trop en honneur chez les citoyens d’Amérique. Non ! Il se nommait simplement le Go a head, – ce qui veut dire : « En avant, » – et il ne lui restait plus qu’à justifier son nom en obéissant à toutes les manœuvres de son capitaine.

À cette époque, la machine dynamo-électrique était presque entièrement terminée d’après le système du brevet acquis par le Weldon-Institute. On pouvait compter qu’avant six semaines, le Go a head aurait pris son vol à travers l’espace.

On l’a vu, cependant, toutes les difficultés de mécanique n’étaient pas encore tranchées. Bien des séances avaient été consacrées à discuter, non la forme de l’hélice ni ses dimensions, mais la question de savoir si elle serait placée à l’arrière de l’appareil, comme l’avaient fait les frères Tissandier, ou à l’avant, comme l’avaient fait les capitaines Krebs et Renard. Inutile d’ajouter que, dans cette discussion, les partisans des deux systèmes en étaient même venus aux mains. Le groupe des « Avantistes » égala en nombre le groupe des « Arriéristes ». Uncle Prudent, dont la voix aurait dû être prépondérante en cas de partage, Uncle Prudent, élevé sans doute à l’école du professeur Buridan, n’était pas parvenu à se prononcer.

Donc, impossibilité de s’entendre, impossibilité de mettre l’hélice en place. Cela pouvait durer longtemps, à moins que le gouvernement n’intervînt. Mais, aux États-Unis, on le sait, le gouvernement n’aime point à s’immiscer dans les affaires privées, ni à se mêler de ce qui ne le regarde pas. En quoi il a raison.

Les choses en étaient là, et cette séance du 13 juin menaçait de ne pas finir ou plutôt de finir au milieu du plus épouvantable tumulte, – injures échangées, coups de poing succédant aux injures, coups de canne succédant aux coups de poing, coups de revolver succédant aux coups de canne, – quand, à huit heures trente-sept, il se fit une diversion.

L’huissier du Weldon-Institute, froidement et tranquillement, comme un policeman au milieu des orages d’un meeting, s’était approché du bureau du président. Il lui avait remis une carte. Il attendait les ordres qu’il conviendrait à Uncle Prudent de lui donner.

Uncle Prudent fit résonner la trompe à vapeur qui lui servait de sonnette présidentielle, car même la cloche du Kremlin, ne lui aurait pas suffi !… Mais le tumulte ne cessa de s’accroître. Alors le président « se découvrit », et un demi-silence fut obtenu, grâce à ce moyen extrême.

« Une communication ! dit Uncle Prudent, après avoir puisé une énorme prise dans la tabatière qui ne le quittait jamais.

– Parlez ! parlez ! répondirent quatre-vingt-dix-neuf voix, – par hasard, d’accord sur ce point.

– Un étranger, mes chers collègues, demande à être introduit dans la salle de nos séances.

« Je me nomme Robur. »

– Jamais ! répliquèrent toutes les voix.

– Il désire nous prouver, paraît-il, reprit Uncle Prudent, que de croire à la direction des ballons, c’est croire à la plus absurde des utopies. »

Un grognement accueillit cette déclaration.

« Qu’il entre !… Qu’il entre !

– Comment se nomme ce singulier personnage ? demanda le secrétaire Phil Evans.

« Vous n’êtes pas des Américains… »

– Robur, répondit Uncle Prudent.

– Robur !… Robur !… Robur ! » hurla toute l’assemblée.

Et, si l’accord s’était si rapidement fait sur ce nom singulier, c’est que le Weldon-Institute espérait bien décharger sur celui qui le portait le trop plein de son exaspération.