Rouletabille chez Krupp - Gaston Leroux - E-Book

Rouletabille chez Krupp E-Book

Gastón Leroux

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Beschreibung

On avait ri en France quand le savant Fulber a offert le plan d’une machine infernale capable de détruire à distance Berlin et par conséquent de terrifier assez l’Allemagne pour qu’elle cesse la guerre déclenchée en 1914. La preuve, pourtant, que l’invention est digne d’intérêt c’est que le Kaiser fait enlever Fulber, sa fille Nicole et Serge, le fiancé de celle-ci, et veut obliger les deux hommes à construire la « Titania » en les menaçant de torturer Nicole.
On frissonne dès lors â Paris, car ce chantage commence h’ opérer et la « Titania » est mise en chantier. La capitale est en danger à moins que quelqu’un trouve une solution: C’est à Rouletabille qu’on la demande. Avec ses amis Vladimir et La Candeur, il applique aussitôt l’idée qui lui vient à l’esprit : récupérer le trio à Essen au cœur même des usines Krupp.
L’idée est simple mais, en pleine guerre, tient de l’impossible – un mot qu’ignore l’esprit fertile en ressources du jeune reporter qui se lance dans la plus hardie des opérations de sauvetage.

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Gaston Leroux

ROULETABILLE CHEZ KRUPP

Copyright

First published in 1917

Copyright © 2019 Classica Libris

1

Le caporal Rouletabille

Quand le caporal Rouletabille débarqua sur le coup de 5 heures du soir à la gare de l’Est, il portait encore sur lui la boue de la tranchée. Et il s’efforçait plus vainement que jamais non point de se débarrasser d’une glaise glorieuse qui ne le préoccupait guère, mais de deviner par quel sortilège il avait été soudain arraché à ses devoirs multiples de chef d’escouade, en plein boyau avancé, devant Verdun.

Il avait reçu l’ordre de gagner Paris au plus vite et, sitôt dans la capitale, de se rendre à son journal : L’Époque. Toute cette affaire lui apparaissait non seulement bien mystérieuse, mais encore si « antimilitaire », qu’il n’y comprenait goutte.

Tout de même, si pressé qu’il fût de connaître la raison de son singulier voyage, le reporter était heureux de marcher un peu, après les longues heures passées dans le train.

Depuis le commencement de la guerre, c’était la première fois qu’il revoyait Paris. On était à la mi-septembre. La journée avait été belle. Sous les rayons obliques du soleil, les feuillages du boulevard de Strasbourg et du boulevard Magenta se doraient, s’enflammaient, glissaient leur double coulée rousse vers le cœur de Paris. Le mouvement de la ville, là-dessous, était plein de lumière et de tranquillité... comme avant ! comme avant !... Le jeune reporter en recevait une joie infinie.

D’autres, avant lui, étaient revenus et avaient montré une peine égoïste de revoir la ville dans sa splendeur sereine d’avant-guerre, à quelques kilomètres des tranchées. Ceux-là auraient voulu lui trouver un visage de souffrance en rapport avec leurs inquiétudes à eux, leurs angoisses, leur sacrifice. Rouletabille, lui, en concevait un singulier orgueil. « C’est parce que je suis là-bas, se disait-il, qu’ils sont comme cela, ici ! Eh bien, ça fait plaisir, au moins ! Ils ont confiance ! »

Et il se redressait dans sa crotte, dans ses vêtements boueux.

On ne le regardait même pas.

Et l’on ne regardait pas davantage tous les poilus qui descendaient le boulevard de Strasbourg, revenant du front en trimbalant autour d’eux tout un fourbi de guerre tintinnabulant ; pas plus que l’on ne prêtait attention à ceux qui remontaient vers la gare de l’Est, la permission achevée, prêts à aller reprendre leur faction mortelle, derrière laquelle la ville avait retrouvé sa respiration, le rythme puissant et calme de sa vie de reine du monde.

Au coin des grands boulevards, Rouletabille, un instant, s’arrêta, se souvenant des tumultes affreux, des scènes d’apaches qui avaient désolé tout ce coin de Paris, dans les derniers jours de juillet 1914 quand une population énervée croyait voir des espions partout, et que quelques voyous se ruaient à de furieuses mises à sac.

Maintenant, sur les terrasses, autour des tables correctement alignées, des groupes paisibles, après le travail du jour, prenaient l’apéritif dans la douceur du soir... « C’est épatant ! faisait Rouletabille, c’est épatant !... et, comme dit Clemenceau, les Allemands sont à Noyon ! »

Soudain, il se rappela qu’il n’était pas venu à Paris pour perdre son temps en aperçus plus ou moins philosophiques. Il hâta le pas vers son journal, et bientôt il franchissait le seuil du grand hall de L’Époque.

« ... Rouletabille ! Rouletabille !... » Avec quelle joie on l’accueillait toujours dans cette vieille maison où il ne comptait que des camarades ! Hélas ! quelques-uns étaient déjà restés sur les champs de bataille, et la liste des héroïques victimes s’allongeait sur le livre d’or orgueilleusement ouvert dans le hall même, à l’ombre du fameux groupe de Mercier : Gloria victis !

Ceux que l’âge ou les infirmités avaient retenus dans les salles de rédaction en sortaient pour venir embrasser Rouletabille ou lui serrer la main. On le félicitait. On lui trouvait une mine superbe sous sa carapace de boue. C’est tout juste si on ne lui disait pas que « la guerre lui avait fait du bien » !

Cependant, un vieux serviteur, à la poitrine toute chamarrée de médailles, avertissait déjà le jeune homme que le patron le demandait...

Le reporter fut introduit tout de suite dans le bureau de la direction.

Ce ne fut pas sans une certaine émotion que Rouletabille pénétra dans cette pièce où il allait certainement apprendre la raison, peut-être redoutable, pour laquelle on l’avait fait voyager d’une façon aussi inattendue...

Les portes avaient été refermées. Le patron était seul.

Cet homme avait toujours eu pour Rouletabille une grande amitié. Il le considérait un peu comme l’enfant de la maison. À l’ordinaire, quand il le revoyait après une longue absence ou après un reportage sensationnel, il l’accueillait avec de joyeuses paroles. Pourquoi cette longue pression de main ?... Qu’y avait-il ? Que signifiait cette sorte de solennité à laquelle Rouletabille n’était pas accoutumé ?...

Le reporter examina brusquement son état d’âme :

« Patron, vous me faites peur !

– Ça n’est pourtant pas le moment d’avoir peur de quelqu’un ou de quelque chose, mon ami, et lorsque je vous aurai dit pourquoi on vous a fait venir, vous serez tout à fait de mon avis !...

– Vous allez donc me demander une chose bien terrible ?...

– Oui !...

– Parlez, monsieur ! Je vous écoute. »

À ce moment, la sonnerie du téléphone se fit entendre et le directeur décrocha l’appareil placé sur son bureau.

« Allô ! allô !... Ah ! très bien ! c’est vous, mon cher ministre ?... Oui !... il est là !... en bonne santé, parfaitement ! Non, je ne lui ai encore rien dit !... Il sait seulement qu’il a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de ne pas revenir de sa mission, voilà tout !... Qu’est-ce qu’il dit ?... Mais rien !... Bien sûr qu’il accepte !... Si je crois toujours ?... Mais bien sûr que je crois !... Il n’y a que lui qui puisse nous tirer de là !... Allô ! allô ! c’est toujours entendu pour ce soir ?... Bien ! bien !... Hein ? Cromer est arrivé de Londres ? Eh bien, qu’est-ce qu’il dit ? Allô !... Hein !... Effrayant !... Bien !... bien !... parfait !... oui, cela vaut mieux ainsi !... À ce soir ! »

Le directeur raccrocha l’appareil :

« Vous avez entendu, nous avons parlé de vous !...

– Avec quel ministre ? demanda Rouletabille.

– Vous le saurez ce soir, car nous avons rendez-vous avec lui, à 10 heures et demie...

– Où ?...

– Au ministère de l’Intérieur, où se réuniront également certains autres grands personnages...

– Ah çà ! mais c’est un vrai conseil de cabinet ?...

– Oui, Rouletabille, oui, un conseil de cabinet, mais un conseil si secret qu’il doit rester ignoré de tous ceux qui n’y auront pas pris part ; un conseil où vous apprendrez ce que l’on espère de vous, mon jeune ami ! En attendant...

– En attendant, je vais aller prendre un bain ! déclara Rouletabille, tout à fait enchanté de la couleur extraordinaire des événements...

– Allez prendre un bain et revenez-nous frais et dispos. Nous avons besoin de toutes vos forces, Rouletabille, de tout votre courage et de toute votre intelligence !... »

Le jeune homme était déjà sur le pas de la porte. Mais la voix de son chef avait pris tout à coup une valeur si singulière pour prononcer les dernières paroles qu’il se retourna. Il vit le patron de plus en plus ému :

« Ah çà ! mais patron ! jamais je ne vous ai vu dans un état pareil !... Vous, ordinairement si calme. De quoi, mon Dieu ! peut-il bien s’agir !... »

Alors le directeur lui reprit les deux mains et, penché sur son reporter, le fixant dans les yeux :

« Ils’agit tout simplement de sauver Paris !... mon petit ami !... Vous entendez, Rouletabille !... Sauver Paris !... Et maintenant, à ce soir, 10 heures et demie !... »

2

Conseil de cabinet secret

Le reporter disparut dans un ascenseur, se sauva par un escalier de service. Il voulait être seul. Il avait besoin de réfléchir. Enfin, il contenait difficilement sa joie.

Depuis le commencement de la guerre, il avait, comme tant d’autres, rempli obscurément son devoir, risqué cent fois sa vie dans une besogne anonyme de défense nationale qui était pleine de grandeur, certes ! mais qu’il eût voulue plus... disons le mot qui était au fond de la pensée du reporter, « plus amusante ».

Combien de fois n’avait-il pas désiré que l’on fit appel à ses dons d’initiative, d’invention, pour remplir quelque mission exceptionnellement difficile à laquelle il se fût donné de toute son âme, de toute son imagination !

Eh bien ! aujourd’hui, il était servi ! On le faisait venir pour sauver Paris !... Les plus hauts personnages de l’État attendaient le caporal Rouletabille pour sauver Paris !... Tout simplement !... Ah çà ! mais qu’est-ce que cela signifiait : sauver Paris ?...

C’étaient ces deux mots-là qui le bousculaient, l’aveuglaient, l’empêchaient de comprendre quoi que ce fût à une aussi prodigieuse aventure !...

Il savait bien, lui qui revenait des tranchées, que les autres ne passeraient plus !... Et avec lui tout le monde le savait aussi !... Et eussent-ils pu passer qu’il ne pouvait avoir la prétention de les arrêter à lui tout seul !... Et cependant, il résultait bien de la conversation qu’il venait d’avoir avec son patron que c’était lui qui allait sauver Paris !... que l’on comptait sur lui pour sauver Paris ! Alors ? alors ? alors ?...

« Mince alors ! » jeta-t-il tout haut sur le boulevard qu’il était en train de traverser pour se jeter dans une auto qui le conduisit au hammam...

... Une heure plus tard, quand il sortit de là, après un furieux exercice hygiénique et de solides massages, il se retrouva très calme, très maître de lui, prêt à tous les événements, paré pour toutes les aventures. Il dîna dans un discret restaurant des Champs-Élysées, dans l’ombre d’un bosquet, seul avec sa pensée et avec son impatience qu’il travaillait à maîtriser. Il eût voulu montrer aux plus hauts personnages un Rouletabille de marbre que rien ne pouvait émouvoir.

À 10 heures, il franchissait la grille de la place Beauvau. Il était introduit tout de suite dans le bureau du chef de cabinet, où se trouvait déjà le directeur de L’Époque.

« On est allé prévenir le ministre », lui dit le patron en lui serrant la main, et tous deux restèrent assis en face l’un de l’autre, en silence...

Soudain, une porte s’ouvre. Un huissier fait passer ces messieurs dans le bureau du ministre. Un haut personnage est là que Rouletabille reconnaît. Politesses.

« Ça va chez les poilus ?

– Ça va !

– Asseyez-vous donc, je vous en prie... »

Arrivée d’un second haut personnage, présentation de Rouletabille.

« Enchanté de faire votre connaissance, jeune homme. Votre directeur nous a dit qu’on pouvait vous demander des choses impossibles. Nous allons voir... »

Rouletabille n’a pas le temps de répondre. Un troisième haut personnage fait son entrée. C’est à celui-ci que le directeur de L’Époque téléphonait tantôt devant Rouletabille.

Tous demandent :

« Eh bien, vous avez vu Cromer ?

– Cromer, répond le dernier arrivé, doit être là-haut ; je lui ai donné rendez-vous à 10 heures et demie. Ce qu’il raconte est effrayant !... »

Encore une porte qui s’ouvre, et le directeur de la Sûreté générale est annoncé.

« Messieurs, fait-il en entrant, j’ai tout mon monde là-haut. Si vous voulez monter, je suis à votre disposition !... »

Ainsi, c’est à la Sûreté générale que l’on va : ce conseil extraordinaire, on n’a pas voulu le tenir au ministère même, mais dans un endroit plus discret, plus fermé.

Par des escaliers intérieurs, par des corridors dont Rouletabille connaît bien le labyrinthe, on se rend au cabinet même du chef de la Sûreté générale.

Dans le petit vestibule qui précède les bureaux, un homme à figure énergique, face entièrement rasée, type d’Anglo-Saxon, attend debout, les bras croisés, cependant qu’au fond d’un fauteuil une vieille honorable dame à bonnet noir montre une figure pleine d’angoisse et empreinte d’une tristesse infinie. Les hauts personnages saluent.

L’un d’eux va à l’homme.

« Mr Cromer, voulez-vous entrer avec nous, je vous prie ?... »

La vieille dame n’a pas bougé. Elle reste seule dans le vestibule, avec l’huissier qui referme sur les autres la porte du bureau de son chef. Dans le bureau, tous se sont assis.

Nous avons désigné avec une discrétion nécessaire les hauts personnages qui sont réunis là par les soins du directeur de la Sûreté générale. Et pour préciser leur individualité, nous userons des termes mêmes dont se servait Rouletabille quand il avait à rappeler dans ses notes le rôle que chacun assuma dans cette mystérieuse séance.

D’abord, il y avait celui que tous appelaient « monsieur le Président » et quelquefois « monsieur le Premier », expression dont on se sert à la fois pour adresser la parole au Premier ministre, président du Conseil, et aussi au président de la cour d’appel de Paris.

Le second haut personnage, celui-là même qui avait introduit Mr Cromer, se distinguait par un énorme binocle à garniture d’écaille qui lui mettait deux véritables hublots sur sa face glabre, chaque fois qu’il avait à lire quelque feuille ou qu’il trouvait intéressant d’étudier les jeux de physionomie de son interlocuteur. Rouletabille, en parlant de lui, disait « le Binocle d’écaille ».

Enfin, le troisième ne cessait de fumer des cigares énormes dont il avait une profusion dans un portefeuille grand comme une petite valise. Rouletabille l’avait surnommé depuis longtemps déjà « le Bureau de tabac ».

En entrant, le reporter s’était glissé dans un coin obscur d’où il pouvait tout voir et où il espérait se faire oublier.

« Faut-il introduire Nourry ? » demanda d’abord le chef de la Sûreté. Mais le Binocle d’écaille, sortant des papiers de son maroquin :

« Non, pas encore ! je vais vous lire la lettre de Fulber que le Service des inventions a retrouvée !...

– Vous m’avouerez, mon cher ami, qu’il est tout de même incroyable que le Service ait pu égarer une pièce pareille ! fait alors entendre celui que l’on appelle le Président.

– Ces messieurs du Service vous répondront, répliqua le Binocle, qu’ils en reçoivent une centaine dans le même genre tous les mois. Elles sont toutes classées, du reste. On a fini par retrouver la missive de Fulber dans la quantité de celles qui sont mises au rebut comme ayant été écrites par des fous ! »

À l’exception de Rouletabille, tous ceux qui étaient là s’exclamèrent, et le directeur de L’Époque tout particulièrement.

« Mais Fulber n’était pourtant pas le premier venu ! fit-il. Ses travaux sur les vertus curatives du radium commençaient à faire sensation quelques mois avant la guerre.

– Bah ! il ne faut rien exagérer, répliqua le Binocle d’écaille. Rappelons-nous que, déjà à cette époque, la science officielle traitait Fulber de poète et de rêveur ! Et puisque vous vous souvenez de la prétention qu’il avait émise, de guérir un jour, avec son radium, tous les maux de l’humanité, jugez de l’étonnement de ces messieurs des inventions en recevant une lettre dans laquelle le même inventeur affirmait avoir trouvé le moyen de détruire en cinq sec une portion convenable de cette même humanité !... Je vous fais juge ; je lis :

« À Monsieur le..., etc. Monsieur le..., etc.

J’ai l’honneur de vous faire savoir que je suis à même de mettre à la disposition du bureau des inventions les plans d’une machine infernale susceptible de détruire en quelques minutes une ville de l’importance de Berlin, et cela sans sortir de nos frontières. Veuillez me croire, Monsieur le Ministre, votre très dévoué serviteur. »

Théodore Fulber

3

Les tribulations d’un inventeur

« Eh bien, vous m’avouerez, fit le Binocle d’écaille en replaçant la singulière lettre dans son portefeuille, que l’on est fort excusable après la lecture d’un pareil document, de le croire émané d’un cerveau malade ! Que voulez-vous ? Il a beau être signé THEODORE FULBER, la tranquille simplicité avec laquelle ce savant, qui a toujours passé pour un peu excentrique, nous annonce qu’il tient à notre disposition la destruction de Berlin, aurait incliné les moins prévenus à émettre de fâcheux pronostics sur le prochain avenir d’une aussi belle intelligence... »

C’est alors que l’on entendit pour la première fois la voix de Mr Cromer.

Ce personnage parlait français avec un accent d’outre-Manche très accentué : Il s’exprimait difficilement mais avec force ; et quand il avait trouvé le terme dont il avait besoin, il le lançait contre son interlocuteur avec une brutalité qui semblait destinée à anéantir toute velléité de discussion ou de controverse.

« Pardon ! Vos Excellences ? Il faut savoâr que Théodore Foulber n’a pas reçou même oune réponse dé rien di toute !... Indeed ! cela n’être pas assez, je dis !... I say ! le pauvre vieux savant a été traité chez vous comme un pétite joune homme à son première expérience de la physique. Je dis les inventeurs chez vous, ils sont très forts mais toujours regardés comme très fous, yes ! I say ! Il existe certainement, j’avoue, des établissements de recherches tels Collège de la France et la Muséum, mais en dehors de cela officiel, rienne di toute, No ! Et en dehors de Pastor Institute pour biologiques travails, rienne di toute pour autres inventions. No ! I say ! Mais, en Allemagne, existe une institute pour recherches générales, très bien doté de grosse argent et très intéressé par l’empereur, yes ! En Amérique, en Angleterre, de très généroux milliardaires ils ont créé des institutes pour recherches ! Et tous vos inventeurs s’en allaient dans la Angleterre ou Amérique. Isay ! Carrel, Français à l’Institute Rockfeller américain et aussi, ils vont, avant la guerre, enrichir l’Allemagne because les brivets sont garantis par gouvernement allemand, yes ! »

Sous ce débordement de phrases roides, tout le monde avait d’abord baissé la tête, mais le Président ayant fait un geste d’impatience, le Binocle d’écaille osa interrompre le terrible Mr Cromer :

« Je crois qu’il est un peu tard pour nous attarder à des critiques, peut-être très justes...

– Yes !... je critique ! I beg pardon !... c’est pour critique que je suis vénou ! En France, à Paris, Isay : les inventeurs sont comme petits enfants abandonnés sur le chemin de la science ! Théodore Foulber m’a écrit cela, et alors moa, j’ai lu sa lettre à mon institute ! moa, j’ai répondu ! Et alors il est vénou... et moa j’ai vou en écoutant loui combien cela qu’il disait était sérious et terribeule !... »

Le Président interrompit encore l’Anglais :

« Procédons par ordre ! avant d’aller trouver Mr Cromer, Fulber ne s’était-il pas adressé à Monsieur le directeur de L’Époque ?

– C’est exact ! répliqua immédiatement celui-ci, et en ce qui me concerne, j’ai fait comme devait faire Mr Cromer : j’ai prié Fulber de venir chez moi et je l’ai questionné et j’ai trouvé que tout ce qu’il me disait était moins ridicule que terribeule, comme dit Mr Cromer, si bien que je l’ai invité à dîner le soir même avec le général D...

– Le général D... est à Salonique, fit entendre le Binocle d’écaille. J’ai eu l’occasion de le voir quelques jours avant son départ. Il ne m’a parlé de rien qui pût se rapporter à Fulber...

– Il est probable qu’il l’avait déjà oublié ! émit le directeur de L’Époque.

– Fulber n’avait donc pas produit une grande sensation sur lui ? demanda le Bureau de tabac.

– Tous les détails de ce dîner sont parfaitement restés dans ma mémoire, répondit le directeur de L’Époque.

– Vous seriez tout à fait aimable de nous les faire connaître, monsieur ! exprima le Président.

– Eh bien, ce soir-là, dès le potage, Fulber, sans nous dévoiler son secret, naturellement, nous entretint de la puissance formidable de son engin... et je me rappelle qu’il ne parlait pas depuis plus de cinq minutes que déjà le général D... s’écriait : « Mais c’est une histoire de Jules Verne que vous nous racontez là, mon cher savant... Je l’ai lue quand j’étais au collège : cela s’appelle Les cinq cents millions de la Bégum !... Attendez ! voici le sujet dont je me souviens très bien : un Fritz de ce temps-là avait fabriqué un canon prodigieux qui envoyait sur une cité construite en Amérique par des Français un projectile naturellement colossal et capable de tout anéantir en quelques minutes !... »

« Le général D..., pour dire cela, avait pris un ton si parfaitement ironique que je crus devoir intervenir.

« – Mon cher général, interrompis-je, nous vivons à une époque où toutes les imaginations de Jules Verne, sur la terre, dans les airs et sous les eaux, se réalisent si bien et si complètement, qu’il ne faudrait point s’étonner que celle-ci finît par entrer comme les autres dans le domaine de la réalité !

« Pendant que je parlais ainsi, Fulber, qui était assis en face de nous, nous fixait, le général et moi, avec une expression de mépris incommensurable.

« – Si imaginatif qu’ait été Jules Verne, s’exclama-t-il, il n’eût jamais osé rêver ce que la science actuelle est susceptible de matérialiser. Dans mon affaire à moi, il ne s’agit pas d’un obus, mais d’une torpille. Et d’une torpille qu’aucun canon au monde ne pourrait contenir et qu’aucune charge d’explosif connue ne pourrait envoyer bien loin ! Ma torpille est plus grande que le Titanic ! Entendez-vous, je dis plus grande que le Titanic ! Elle a trois cents mètres de long. Elle est douée d’une vitesse de quatre cents kilomètres à l’heure ! rien ne saurait l’arrêter ! Elle ruine tout, brûle tout, anéantit tout, dans un cercle de plusieurs lieues ! On ne peut rien contre elle, une fois lancée ! Rien au monde n’est capable de l’empêcher d’atteindre exactement son but, ni d’éclater à l’heure fixée et à l’endroit fixé ! Elle s’appelle Titania !...

« Je ne sais si vous avez vu quelquefois Théodore Fulber, continua le directeur de L’Époque. Il a des yeux d’une clarté, d’une pureté enfantines, une figure de petit ange inspiré, dans un cadre farouche de mèches blanches qui se tordent comme des flammes autour de son front phénoménal !... et le tout constitue un mélange des plus curieux qui étonne et inquiète.

« Ce soir-là, il était très, très inquiétant. Quand il se leva de table, après nous avoir lancé sa formidable tirade, il avait littéralement l’air d’un fou !... et j’ai pu croire qu’il allait tomber devant nous, d’une attaque d’apoplexie.

« C’est tout juste s’il n’oublia pas de me serrer la main et s’il se rendit compte que c’était dans mon auto que je le faisais reconduire chez lui.

« Quand il fut parti, le général D... me dit : « Ce n’est pas le premier que la guerre a rendu fou ! N’importe ! Nous avons passé une bonne soirée ! Il est amusant avec sa torpille ! » Puis nous parlâmes d’autre chose.

« Le lendemain, je recevais un mot de Fulber me disant qu’il était décidé à aller proposer sa machine infernale aux Anglais et me demandant si je ne pouvais pas lui faciliter le voyage et lui faire parvenir les permis nécessaires. Je m’en occupai aussitôt, simplement pour ne pas le chagriner. Et c’est ainsi qu’il passa le détroit. Il avait déjà écrit à Mr Cromer à son institut Scarborough. Et j’appris bientôt que Mr Cromer, lui, avait pris au sérieux ce qui nous avait simplement amusés, le général D... et moi !... »

Ayant dit, le directeur de L’Époque se tut, et, dans le cabinet du chef de la Sûreté, tout le monde maintenant regardait Mr Cromer... et, certes, il y eut une certaine émotion dans le groupe des hauts personnages quand on entendit l’Anglais prononcer ces mots :

« Perfectly well ! Théodore Foulber n’être point fou di toute... Jé dis : il pôvait détrouire Berline, yes !... »

4

Une torpille géante

Après un court silence, le Président, penché sur Mr Cromer, lui dit :

« Mr Cromer, je désirerais savoir exactement si l’opinion que vous venez d’émettre relativement à l’invention intéressante en tout état de cause de Théodore Fulber est le résultat direct des expériences qui ont été faites sous vos yeux ?

– Well ! résoultat direct !

– Et Fulber n’a pas exagéré l’incroyable puissance de son engin ?

– No ! pas exagéré !...

– Voilà qui est tout à fait affirmatif ! Mr Cromer, nous envisagerons toute la vérité avec courage. Pouvez-vous nous dire comment vous êtes arrivé, en ce qui vous concerne, à une conclusion aussi nette... et aussi... redoutable ?...

– Il y a des chaoses que jé peux dire sur cette machinerie et des chaoses que jé ne peux pas dire, no !...

– Dites-nous donc tout ce que vous pouvez dire, Mr Cromer !

– All right ! Je veux d’abord dire que j’ai reçou Théodore Foulber avec lé respect que l’on doit à oune vieil savant malhoureux et qui s’est si fort distingué dans la partie médicinale de radium ! Et, tout de souite, quand il m’a dit il avait inventé oune machine pour détrouire Berline, jé loui dis alors que cela n’était pas dans sa manière médicinale ! Et il m’a répondou cela était dans sa manière médicinale, parcé qué son machinerie en détrouisant Berline allait trouer la guerre... »

Malgré la difficulté que Mr Cromer avait à s’exprimer et l’effort que ses auditeurs devaient soutenir pour le suivre dans sa narration, l’intérêt de celle-ci était tel qu’il n’y eut de place ni pour une interruption, ni pour un sourire.

Mr Cromer raconta que Fulber était venu le trouver avec ses plans. Après deux jours d’explications, Cromer était convaincu. Il n’était point cependant en possession du secret final qui assurait le fonctionnement mathématique du formidable appareil, mais Fulber n’avait pas hésité à confier à un allié de la valeur scientifique et morale de Mr Cromer le principal du secret de l’explosif nouveau dont était chargée la torpille et qui servait également à sa propulsion.

Enfin, la nouveauté de la disposition des turbines, des hélices de suspension et des hélices de direction et d’un certain gouvernail « compensé spécial à ailerons », lequel gouvernail avait pour fonction de ramener l’engin automatiquement dans la ligne tracée idéalement entre le point de départ et le point d’arrivée, et cela en dépit de toutes les perturbations possibles de l’atmosphère, tous ces détails techniques avaient amplement prouvé, dès l’abord, à Mr Cromer qu’il se trouvait en face d’une œuvre longuement mûrie par un homme auquel n’était étranger aucun des problèmes de l’aviation nouvelle et de la balistique.

Mr Cromer avait donc été, tout de suite, extrêmement séduit par la terrible Titania dont nul n’avait voulu entendre parler en France.

Et ici, Mr Cromer jugea nécessaire de s’expliquer entièrement sur les intentions qui furent alors les siennes.