Solitudes - Elpy - E-Book

Solitudes E-Book

Elpy

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Beschreibung

Le cœur brisé, un inconnu a pris l’habitude de pianoter au hasard des numéros de téléphone à la recherche de sa moitié. Un soir, une inconnue ne lui raccroche pas au nez et un dialogue s’engage. Il aime sa voix, elle apprécie sa sincérité. La perspective d’un rendez-vous augure des lendemains meilleurs. Cependant, réussiront-ils à vaincre la solitude et la difficulté d’aborder cet autre inconnu qu’ils n’osent plus espérer ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Dès son jeune âge, Elpy a été initié à la lecture par des textes de Jacques Prévert qui lui servaient alors de support. Cet éveil à la poésie l’a conforté et, spontanément, depuis 1994, il a choisi l’écrit pour les cris, les mots pour les maux, en développant des sujets pouvant tous nous concerner.

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Seitenzahl: 155

Veröffentlichungsjahr: 2023

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ELpy

Solitudes

Roman

© Lys Bleu Éditions – ELpy

ISBN :979-10-377-7476-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Soir 1

Il pleut. Une pluie fine et pénétrante tombe sans faire de bruit dans la rue, pas encore éclairée par les lampadaires malgré la pénombre.

Bien sûr, elle pourrait sortir, faire un tour, se changer les idées. Ce n’est sûrement pas en restant cloîtrée qu’elle « le » rencontrera… Mais comment faire ? Où aller ? Où se cache-t-il ? Dans un rayon de supermarché ? À la terrasse d’un café ? Dans une boîte de nuit ? Ou chez lui, pareillement en train d’attendre que le soir tombe et anéantisse cette journée vide de sens ?

Lisa faisait des dessins sur la buée de la vitre, comme on lui avait bien appris à ne pas faire. Elle ne voyait même pas les gens dans la rue.

Restera-t-elle seule ? Et ses rêves de petite fille, que deviendront-ils ? Son soupir vint régénérer la buée de la vitre. Les joues de Lisa étaient humides, mais la pluie n’y était pour rien. Et dire que la nuit allait tomber…

Samedi citadin. Et pourtant, tant de gens se réjouissent, profitent de cette ellipse pour partir à l’aventure, trouver le ou la partenaire d’un soir qui leur fera oublier qu’ils sont seuls, qui leur permettra, quelques heures, de penser qu’ils sont bien dans la peau de l’autre. Cet autre inconnu…

Et c’est bien comme ça ! Si en plus il fallait faire connaissance, s’engager… Non, leur truc, c’est le fugitif. Style relation courant d’air limitée à des frottements d’épidermes enjolivés par l’ellipse. Un zeste d’attirance, un volume d’orgueil (on ne va quand même pas s’afficher avec n’importe quel laideron), un volume d’exotisme, un chéquier, un préservatif ou deux, et le tour est joué ! De quoi assouvir les remugles de questions existentielles qui viendraient nuire à la productivité au travail. Jusqu’à la semaine prochaine…

Et si c’étaient eux qui avaient raison ? Et si le prince charmant se trouvait dans une boîte d’essayage ? Pourquoi ne pas essayer ? À cette seule pensée, Lisa imagina la situation et sourit. Non, vraiment, elle ne pourrait pas.

La sonnerie du téléphone retentit.

« Allo ?

— Bonjour, je ne vous dérange pas ?

— Euh… Non… Mais vous vous trompez peut-être de numéro ? Je n’ai pas l’impression de connaître votre voix…

— C’est normal, c’est la première fois que je vous appelle…

— Ah ?

— Oui. J’avais envie de parler à quelqu’un. Si ça ne vous dérange pas… »

Lisa rit.

« C’est original…

— Si vous voulez… À moins que ce ne soit simplement, banalement, lamentable. En arriver à appeler des inconnus pour être encore sûr qu’on est sur la planète Terre…

— Vous ne me connaissez vraiment pas ?

— Ah, ça non ! Ni nom, ni prénom, ni profession, ni situation de famille, ni couleur de peau, ni religion. Rien de rien. Pour moi, vous êtes un numéro de téléphone composé au hasard de mes divagations digitales…

— Vous faites ça souvent ?

— Seulement quand je me sens trop seul. Notez, en général, ça dure moins longtemps. Soit je dérange, soit les gens sont persuadés que je vais venir les agresser dans leur couloir à la tombée de la nuit. Dans la plupart des cas, ils me prennent pour un dingue…

Vous avez fait quoi, vous, aujourd’hui ?

— Oh, rien de particulier… J’ai traîné dans mon appartement toute la journée, m’obligeant à faire mille et une choses futiles, un peu comme on chasserait les poussières de dans son âme. Quand vous avez téléphoné, j’étais justement en train de penser à ces gens qui vont béatement “profiter” de leur samedi soir.

Parfois, j’envie leur insouciance ; mais souvent, ils m’écœurent. Ils sont creux. J’ai horreur des artifices. »

Un silence s’installa. Pour autant, Lisa n’avait pas envie de raccrocher, plutôt l’envie de s’installer, comme on se cale dans un fauteuil pour discuter dans un salon. Elle demanda à l’inconnu :

« Vous aimez Mozart ?

— Pourquoi ?

— Qu’est-ce que vous diriez que j’en passe un concerto, en musique d’ambiance ?

— D’accord.

— Vous ne raccrochez pas ?

— Moi ? Vous voulez rire ?

— À tout de suite ! »

Lisa mit la musique, installa son téléphone près du canapé, sur lequel elle s’installa voluptueusement, avant de reprendre le combiné. L’inconnu n’avait pas bougé ; il respirait au bout du fil.

« Vous entendez bien ? Sinon, je peux mettre plus fort…

— Ça va comme ça, merci.

— Dites, histoire de mieux se connaître, si on jouait ? Vous me dites les meubles qui sont autour de vous, et après je vous dis les miens…

— ça marche ! Je commence, donc. Je suis assis à même le plancher, au centre d’une grande pièce presque vide.

Toute la façade qui donne sur la rue est vitrée. Ça donne de la perspective. Par contre, pour chauffer l’hiver, c’est autre chose… Heureusement, j’ai un poêle à bois au fond de la pièce.

De chaque côté du poêle, j’ai aménagé des rayonnages avec tous mes livres. Cinquante mètres d’étagères, calculez un peu !

Devant les étagères, un vieux fauteuil sans style et sans âge, mais avec plein de ressorts qui grincent quand on s’y assied.

À l’autre bout de la pièce, derrière moi, il y a mon lit et un coin cuisine, qui fait également office de cabinet de toilette. Le lit sert aussi de canapé, et la table de chevet, de table quand quelqu’un vient manger.

Pour l’éclairage, il y a un vieux lampadaire en fer forgé derrière mon fauteuil, et une applique murale près du lit. La pièce fait sept mètres de long sur trois de large.

Je crois bien qu’avant, ça aurait pu être l’atelier d’un sculpteur. Ou une buanderie ? Allez savoir…

Voilà, c’est un peu sobre, hein ?

— Un peu… encore que…

Je suis persuadée qu’il y a plein de petits objets auxquels vous tenez que vous avez tus…

— C’est possible…

— Sûr. Il n’y a pas de photos, par exemple ?

— Revenons plutôt aux meubles, si vous voulez bien… C’est à vous…

— Oh, moi ça va vous faire l’effet d’une petite bourgeoise de province ! Déjà, il y a plusieurs pièces…

Là, je suis dans le salon, allongée sur un divan. La chaîne est en face de moi, posée sur une table en merisier.

À côté, il y a deux fauteuils fins et trois tables gigognes. Par terre, un tapis sur lequel j’ai joué pendant des heures quand j’étais petite.

Et derrière moi, un grand tableau représentant une tempête autour d’un phare. La pièce est ronde, alors j’ai posé le tableau sur un chevalet.

Il y a d’autres pièces, mais ça, c’est une autre histoire…

— Des photos ?

— Non, chez moi, elles sont dans des albums, pas aux murs. Ça leur évite de changer de couleurs. Aux murs, à part le tableau, il y a une icône et une étagère à bibelots.

De toute façon, pour fixer quelque chose sur des murs arrondis…

— Chez moi, il y a une photo, sur la table de chevet. Une photo de femme. Un souvenir… un souvenir très présent. »

Lisa écoutait.

« Elle est arrivée un matin d’avril. Je l’avais rencontrée chez un bouquiniste. On a parlé.

Elle a ri. Elle m’a suivi. Elle est restée…

Et, un mois d’hiver, quand je suis rentré le soir, elle n’était plus là.

Elle était partie. Sans laisser de trace. Sans un mot. Comme elle était venue…

J’ai essayé de comprendre. J’ai voulu respecter son choix, je ne l’ai pas cherchée.

Mais chaque soir, quand je rentre, j’ouvre ma boîte aux lettres avec fièvre. Pas une lettre d’elle…

J’ouvre la porte en rêvant. Et je me réveille : elle n’est plus là…

Alors, je prends un téléphone et je pars à la chasse aux voix ; des fois que ce soit elle qui décroche… Vu le nombre de numéros qui existe, ça devrait m’occuper jusqu’à ce que je sois vieux, sec et buriné.

Ça doit vous paraître dingue, non ?

— Non. Pas tant que ça. Au moins, vous, vous l’avez rencontrée… C’est tout un mystère, la rencontre, l’étincelle, le déclic qui fait qu’on suit quelqu’un qu’on ne connaît pas…

— Et qu’on ne connaîtra vraiment jamais, d’ailleurs… Tenez, vous, par exemple. Vous savez beaucoup de choses sur moi, qui me sont personnelles.

Et si ça se trouve, demain, je vous croiserai dans la rue sans m’arrêter…

— Oui… C’est un peu bête, non ?

— Un peu… En même temps, si vous me connaissiez, vous seriez peut-être très déçue ? Au téléphone, on peut s’imaginer l’autre… Quand on le voit, on a déjà moins d’illusions !

— Enfin, les illusions… Si vous raccrochiez, là, vous seriez bien en peine de retrouver mon numéro, sauf à appuyer sur une touche bis pendant des années.

Seulement, vous ne risqueriez pas de l’entendre de nouveau un jour… Quant à moi, je n’ai aucun moyen de vous joindre. Sauf…

— Sauf ?

— Sauf à se donner nos numéros de téléphone. Et encore… Qui me dit que ce serait le vôtre et pas celui de SOS amitié ou du commissariat central ?

Non, à part se rencontrer, je crois qu’on ne s’entendra plus.

Et c’est dommage…

— Ah ?

— Oui…

— Pourquoi ?

— Vous parlez vrai. Ça devient rare… »

Un silence se fit. L’inconnu était sidéré. C’était la première fois qu’une vraie conversation s’engageait à partir de son passe-temps des jours gris. Pourquoi cette femme l’écoutait-elle et s’intéressait à lui ? Qu’est-ce que ça cachait ? Ça devenait risqué, finalement, ce jeu… Ne valait-il pas mieux raccrocher maintenant ?

À ce moment-là, un soupir se fit entendre… Il ne fallait quand même pas que ce soit elle qui raccroche…

— Et si c’était parce que je ne vous connais pas ? Parce que je ne vous vois pas ? Parce qu’il n’y a aucun risque ?

Lundi, j’irai au boulot, avec mes petites habitudes, mes petits collègues, mon petit boulot…

Une vraie vie de Lilliputien !

« Et d’ici lundi ?

— Ça…

— Je vous propose un pari. Pas très dangereux, juste ce qu’il faut de frisson. Vous avez toute la nuit pour réfléchir. Demain, c’est dimanche. Je serai à partir de treize heures à la Voile au Vent.

Je viens de commencer à lire Notre-Dame de Paris. Si vous ne venez pas, ou si vous avez envie de fuir en me voyant, j’aurai quand même de quoi m’occuper.

Si vous voulez discuter, je ne pense pas qu’il y aura au même endroit deux personnes en train de lire Victor Hugo… Si jamais c’était le cas, la jaquette du livre est bleu clair.

Qu’est-ce que vous en dites ?

— Et… après ?

— Je ne sais pas… On verra bien… De toute façon, on aura toujours pris un thé dans un endroit calme et sympathique. Ça nous sortira de nos cloîtres respectifs… »

L’inconnu riait.

— Vous aussi, vous avez l’air un peu barrée…

— Et si ce n’était pas nous ? Si c’était la vie qui était dingue ?

Si la vie, c’étaient ces petites absences de raison ?

Quelqu’un qui a « bien vécu », un « bon vivant », est-ce que c’est quelqu’un de posé, de sage, de rationnel ?

Ou est-ce plutôt un doux dingue ? Apparences, ça rime avec les sens, mais moins bien qu’essence…

— L’essence des sens pour défense ?

Indécence…

— Pas mal… Vous écrivez ?

— Un peu. À elle, pour elle, surtout. Tout ce que je ne pourrai probablement jamais lui dire et que je ne me résigne pas à taire… Quand quelqu’un part, comme ça, le dialogue est infini, même si on reste seul.

Et pourtant, des projets, il y en avait… J’ai même failli être père… Mais elle avait changé d’avis, sans m’en parler. Elle a pris rendez-vous à l’hôpital.

Un jour de la semaine où je travaillais, un matin, elle est partie abandonner cet étranger et est revenue à la maison. Ce n’est que le soir qu’elle m’en a parlé… J’ai essayé de la rassurer.

Deux jours après, elle partait.

Elle avait quand même laissé un mot sur la table, m’indiquant qu’elle partait quinze jours chez une amie… Cela fait maintenant deux ans…

— Elle voulait cet enfant ?

— C’est elle qui l’avait proposé, à sa manière… Un soir, elle est arrivée, étincelante : « je me sens plus légère : j’ai fait enlever mon stérilet »…

Il devait en rester un morceau dans la tête…

— Et vous, vous le désiriez ?

— Moi ? Si j’étais hermaphrodite, j’aurais plus d’enfants qu’une famille de Gitans ! C’est drôle… Comme si la femme ne voulait plus donner la vie, comme si elle voulait garder la vie pour elle seule, ne plus la partager…

Je ne vous choque pas trop ?

— Non. Je vous comprends… Comme si celles qui veulent partager étaient condamnées à la stérilité pendant que d’autres choisissent cette stérilité…

Mais pour moi, c’est difficile de m’exprimer. J’ai bien fait quelques rencontres, mais je n’ai jamais vécu en couple ni vécu de maternité.

C’est angoissant, d’ailleurs… Se dire que, si ça se trouve, je rencontrerai l’homme de ma vie après la ménopause ! »

Ils rirent tous les deux. Un silence gêné suivit cet éclat.

C’est fou ce qu’on arrive à parler librement quand on n’a pas son interlocuteur en face. Pourtant, normalement, quand l’inconnu se présente à nous, on est réputé être méfiant… À quoi allait mener cet échange de propos montés des profondeurs du cœur ? Pour autant, aucun des deux n’avait l’intention de raccrocher ce combiné salvateur qui permettait aux cœurs de s’élever par la voix dans la nuit, en un hululement inaudible.

Ni l’un ni l’autre ne savait comment reprendre le fil de cette conversation débridée.

L’inconnue se lança ; elle n’avait aucun moyen de relancer son interlocuteur s’il lui venait à l’idée de raccrocher son téléphone !

— Ça doit être bien d’arriver à écrire, j’aimerais bien…

— Pourquoi ne le faites-vous pas ?

— Moi ? Mais je ne sais pas écrire, je n’ai aucun style, tout le monde rigolerait !

Elle rit.

— Moi… écrire…

— Pourquoi pas ? Bon, si on en croit certains, il vaudrait mieux être dépressif chronique pour disposer d’une source d’inspiration permanente… Mais ce n’est pas non plus une obligation professionnelle, et de toute façon, vous, ça ne vous concerne pas, vous avez déjà un job !

Vous savez, au début, c’est pour soi qu’on écrit, pas pour les autres. Ce qui fait du bien, dans un cri, c’est de crier. C’est seulement quand on se noie qu’il est important que le cri soit entendu…

Non, plus sérieusement ça détend.

— D’accord, mais je n’aurais pas le temps…

— Vendez votre télé, vous aurez le temps ! Le prix de la redevance télé, c’est du papier et de l’encre pour un an.

— Et puis… Pour quoi dire ? Ça tournerait à la banale histoire d’un numéro de sécurité sociale… « La Française moyenne, sa vie, son œuvre », je vois ça d’ici…

— À moins que ce ne soit un livre écrit avec le cœur. Et peu importe s’il est lu, puisqu’il est écrit.

Pourquoi l’écriture resterait elle la propriété de quelques snobs qui braillent sur les ondes que, eux, n’est-ce pas, ils écrivent chaque matin de cinq à sept heures, et achèvent un roman en trente jours ? Remarquez, c’est vrai, ils l’achèvent. À bout portant, même.

Moi, si ça se trouve, je ne serai jamais édité. Et puis ? La belle affaire…

Je me sens déjà moins seul d’avoir donné vie à quelques personnages avec qui je discute, et qui m’aident à avancer dans la vie…

Je vous ennuie ?

— Oh, non, continuez ! Je vous écoute. J’aime bien ce que vous dites, c’est plein de vie. Ça vaut un film !

— Ça serait plutôt une émission de radio : boom, boom, boom, boom… Un homme seul parle à une femme seule… »

Ils rirent. Que c’était doux de pouvoir rire, de ressentir une complicité avec quelqu’un…

Lisa se redressa sur le canapé et cala un coussin derrière son dos. Une certaine langueur l’envahissait, plus proche du calme que de la fatigue.

Il n’y avait plus de musique dans l’appartement depuis un moment, et elle ne s’en aperçut qu’alors. Elle lui demanda :

« Qu’est-ce que vous aimez comme musique ? »

« Là, vous rentrez vraiment dans mes jardins secrets…

— C’était juste pour changer le disque… Allez, c’est vrai aussi que j’aime bien connaître les goûts musicaux des gens. C’est comme leurs meubles, on apprend beaucoup sur eux rien qu’en les voyant…

Alors, dans quel style : variétés ? Classique ? Jazz ? Rock ?

— Changeons d’ambiance : variétés.

— Si ça se trouve, je n’ai rien de ce que vous aimez, ce serait gênant.

— On passerait à autre chose… Allez, je vous donne mon tiercé, dans le désordre : Liane Foly, Brassens, Aznavour.

— Pour tout dire, j’ai bien fait de ne pas jouer au tiercé, mais j’en ai quand même deux sur trois de disponibles : Brassens et Aznavour ; Foly, le personnage m’énerve, elle en fait trop… Remarquez, je ne connais pas ses chansons… Alors, qu’est-ce que vous choisissez ?

— Rien, j’ai fait mon boulot, à vous de décider…

— Aznavour, la bohème, ça ira ?

— D’accord, mais à une condition…

— Allo, j’écoute…

— Vous mettez le disque un peu plus fort et vous vous débrouillez pour être installée au téléphone pour le début de la chanson. Et pendant la chanson, on ne parle pas.

D’accord ?

— Quel programme ! Marathon sportif et silence, tout ce que j’aime… Allez, go, à tout de suite ! »

D’un coup, Lisa quitta le divan, chercha le disque vinyle sur lequel se trouvait « la bohème », l’installa sur le tourne-disque, augmenta le son et regagna sa place. Elle avait les joues rouges, les cheveux défaits, et une agréable sensation de chaleur l’envahissait.

Quand les premiers accords se firent entendre, elle avait repris silencieusement le combiné et n’entendait plus de son interlocuteur que le souffle de sa respiration. Il ne lui était même pas venu à l’esprit qu’il aurait pu raccrocher…

Peu à peu, la voix et le piano emplirent tout l’espace, comme si l’appartement prenait vie.

Quatre minutes et trois secondes, ça paraît peu, mais dans de telles conditions, c’est un instant un peu plus long. La chanson étant la dernière du disque, cela permit de prolonger ce moment de rêve…

Sans rien dire, Lisa se leva et alla remettre le disque dès la première chanson, même s’il était probable que les quelque vingt minutes qui allaient suivre n’auraient plus la même densité…

À son retour, elle entendit le bruit d’un briquet dans le combiné.

— Vous fumez ?

— Rarement. Mais là, j’en avais envie.

— Cigarette ?

— Oui, une Camel. Vous en voulez une ?

— Non, merci. Je ne fume que des Benson. Ça vous a plu, la bohème ?

— Je ne m’en lasse pas. Il y a des chansons dont on imagine la mise en scène. Et puis, il y a des instants qu’on aimerait bien vivre…

— Par exemple ?

— Houlà ! J’espère que je ne vais pas vous choquer… Vous imaginez, la nuit passée à peaufiner la toile, l’ambiance qu’il peut y avoir entre le peintre et son modèle, autant passionnés l’un que l’autre, n’ayant qu’eux deux pour toute société, ne voyant pas passer les heures, ne s’arrêtant qu’au matin…