Sortie électorale - Limousheels . - E-Book

Sortie électorale E-Book

Limousheels

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Beschreibung

Avril 2017. Ce printemps rime avec changement et maintenant. L'élection présidentielle, cette force et cette faiblesse de nos démocraties, suscite bien des réactions : des rêves, des convoitises, des attentes, des craintes, des opportunités, parfois de l'indifférence et, pour Sylvie Lachan, la préfète de la Corrèze, du travail et de l'inquiétude. Mais d'où peut venir le danger ? De pilotes aux activités mystérieuses ? Des truands habituels, mais insaisissables ? De fonctionnaires désespérés ou pervers ? De directeurs de l'administration défaillants, peut-être coupables ? De survivalistes à tendance anarchiste ? D'inconnus prêts à tout ? De puissances étrangères ? De disparus et de cadavres ? Et d'où viendra le salut ? Peut-être des airs, car, pour Sylvie et pour sauver la patrie, le changement, ce n'est pas maintenant !

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Retrouvez toute l’actualité de Limousheels sur :

www.limousheels.fr

À toutes les victimes…

À C., pour tout…

Personnages

Sylvie Lachan

41 ans. Préfète de la Corrèze.

Grande rousse d’un mètre quatre-vingt-un.

Pilote de talons hauts.

Amandine

39 ans. Fonctionnaire. Jolie brune.

Franck Pomarel

38 ans. Frère adoptif de Sylvie. Agriculteur.

Zvjezdaninina Lachan, « Ina »

26 ans. Fille et sœur adoptive de Sylvie.

Souleimane Lachan

20 ans. Frère adoptif de Sylvie.

Lucie Anti

31 ans. Lieutenant, gendarmerie de la Haute-Vienne.

Compagne de Franck.

Luiz Marquez, « Louitch »

51 ans. Adjudant-chef, gendarmerie de la Corrèze.

Keziah Chamoun

47 ans. Capitaine, gendarmerie de la Corrèze.

Gabriel Peyrat

58 ans. Garagiste et mafieux corrézien.

Mathias Frou, « Mathou »

51 ans. Pilote de Gabriel Peyrat. Ancien pilote de chasse.

Éva

55 ans. Pilote belge.

Sourik Aliker

42 ans. Fonctionnaire à la préfecture de la Corrèze.

Jean-Marc Hémery

34 ans. Survivaliste d’extrême gauche.

Hervé Jaun-Prasert

49 ans. Fonctionnaire au Pastel.

Gaël Liriboum

55 ans. Chef de service à la préfecture de la Corrèze.

Simon Micheaux

29 ans. Technicien au parc naturel régional de Millevaches.

Théo Micheaux

33 ans. Agent de la DGI. Frère de Simon Micheaux.

Xiu Terra

59 ans. Ingénieure.

Pamela Nurfieux

39 ans. Technicienne.

Rachelle Dinastery

51 ans. Assistante.

Léa

28 ans. Femme de ménage.

Sommaire

Les aventures de Sylvie Lachan

Personnages

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

1

Samedi 22 avril 2017

10h00, Tulle, Corrèze

— C’est pas possible…

Sylvie Lachan, la préfète de la Corrèze, leva les yeux au plafond, dépitée par la nouvelle intervention de son homologue d’un autre département.

— Au moins, il est régulier dans sa connerie…

Seule dans son bureau, elle parlait à son écran de visioconférence au micro coupé. Le visage du ministre de l’Intérieur revint au centre du rectangle, les lèvres pincées d’embarras. Sur la droite, la longue liste des participants, plus d’une centaine. Tous les préfets de département, tous les préfets de région et quelques hauts fonctionnaires de différents ministères. Le ministre joignit les mains :

— Je n’ai nullement l’intention de faire de l’ingérence dans votre gestion de la sûreté et de la bonne organisation de l’élection présidentielle. Avec cette courte présentation…

— Courte ? grogna Sylvie en consultant sa montre.

— Je tenais à vous rappeler les risques liés au premier tour du scrutin qui aura lieu demain. Plusieurs tentatives d’attentats ont été déjouées par la DGSI et les opérations de déstabilisation se multiplient, notamment sur les réseaux sociaux, la plupart en provenance de l’étranger.

La DGSI, la Direction Générale de la Sécurité Intérieure, sur les dents depuis des semaines.

Tout en écoutant, Sylvie termina la rédaction d’un bref compte-rendu à ses principaux collaborateurs, autant pour les informer qu’au cas où quelque chose surviendrait.

Son téléphone vibra. Elle y jeta un coup d’œil :

— Ohhhh !

Le quelque chose du au cas où venait de se produire. Elle ajouta une ligne à son mail pour prévenir de son éventuel futur manque de disponibilité. Un directeur de la DGSI donna quelques chiffres et le ministre conclut :

— Je vous souhaite de bonnes élections !

Sylvie, l’esprit ailleurs, rebrancha son micro dans une cacophonie de paroles identiques aux siennes :

— Merci, au revoir, belle journée !

Elle coupa la visioconférence et se jeta sur son téléphone :

Louis est né !

Jointe au message, une photographie. Une chambre d’hôpital, un lit, un bébé fripé, deux parents aux traits fatigués, mais aux sourires radieux. Son frère Franck et Lucie.

Sylvie bondit d’émotion, les larmes aux yeux. Elle éteignit son ordinateur, enfila sa veste, récupéra son sac et, malgré ses talons hauts, trottina dans les couloirs déserts de la préfecture. Elle déboula comme une tornade dans son logement de fonction. Amandine lisait dans le canapé.

— Ça y est ! s’écria Sylvie. C’est un garçon ! Louis !

Amandine se leva avec une pointe de moquerie dans la voix, le regard et le sourire :

— Ce qui est bien plus passionnant que les élections !

— Bah oui ! Allez ! Hop, hop, hop ! On y va !

Amandine éclata de rire, attrapa son manteau et se hissa de quelques centimètres avec des escarpins rouges.

— Louis, comme Louise, la jumelle de ton arrière-grandpère, la sorcière des airs ?

— Peut-être… répondit Sylvie en haussant les épaules.

Elle récupéra les cadeaux achetés depuis longtemps.

Une centaine de mètres plus loin et deux minutes plus tard, elles pénétraient dans l’hôpital. Deux nouvelles minutes plus tard, une chambre déborda d’embrassades, de félicitations, d’exclamations de joie et d’émerveillement. Et du bruit caractéristique d’un bouchon de champagne.

11h30, Seilhac, Corrèze

— C’est pas possible…

Sourik Aliker expira longuement, la tête relevée, les mains sur les hanches. Puis il compta.

— Quatorze… Putain, mais quelle feignasse !

Quatorze cylindres cartonnés de papier toilette, presque terminés, à une, deux ou trois feuilles près. Alors, consciencieusement, Sourik défit ces une, deux ou trois feuilles restantes, et les empila sur le rouleau glissé sur le dérouleur.

— Putain ! Quatorze ! Elle me prend vraiment pour un con ! Mais qu’est-ce qu’elle croit ? Que je vais rien voir !

Dans la maison qu’il avait rénovée entre Tulle et Uzerche, il utilisait plutôt les toilettes du rez-de-chaussée, rarement celles de l’étage. Sans raison particulière. Pour sa compagne, une habitude inverse. Il n’avait pas dû y venir depuis plusieurs semaines. Résultat, quatorze restes de la feignasse. Quatorze preuves de l’effort démesuré nécessaire pour porter un bout de carton à la poubelle.

Sourik soulagea sa vessie. Les yeux concentrés sur son jet, il réalisa l’évidence :

— Ma vie part en couilles… Putain… Mais comment j’en suis arrivé là ?

Une prise de conscience tardive. L’accumulation de signaux faibles lui sautait enfin au visage, comme le tsunami après l’éruption volcanique, le tremblement de terre et le reflux de l’océan. À la maison, au bureau, une lente plongée vers les enfers. Et puis, le bouquet final, le coup de grâce familial, un cataclysme aussi récent que puissant. Sourik ne réalisait toujours pas qu’il ne les reverrait jamais.

Il rangea dans son caleçon son matériel intime à moitié inutile, sans le moindre souvenir de la dernière fois où il avait pris plaisir à faire l’amour, écrasa avec rage les quatorze petits rouleaux en carton et descendit les jeter dans la poubelle de recyclage.

— Forcément…

La feignasse, à peine levée, déjà vautrée dans le canapé, les yeux fermés. Bientôt midi, en pyjama et pas lavée. Dehors, ses deux jeunes enfants, à elle, en train de jouer. Sur la table de la cuisine, trois bols sales, des traînées de chocolat, un tas de miettes, le paquet de céréales renversé.

— Qu’est-ce qu’on mange ?

Une voix endormie, geignarde.

— Putain…

Un sifflement à peine audible, entre ses dents. Par réflexe, Sourik ouvrit le réfrigérateur. Et le referma pour se planter devant la fenêtre, le regard dans le vague, les bras croisés, les poings serrés, la mâchoire crispée, entre larmes et rage.

14h00, Saint-Hilaire-les-Courbes, Corrèze

— C’est pas possible…

Mathias Frou s’ennuyait. Ses yeux jouissaient d’une vue magnifique, mais il s’ennuyait. Car il faisait partie de la race des pilotes ne volant que par beau temps. Pas par peur ou par manque de compétence, mais par obligation. Ses activités officielles demandaient une météorologie correcte, ses activités non officielles une météorologie parfaite.

Devant lui, derrière les vitres de sa maison, un ancien moulin, les flots du lac de Treignac clapotaient autant à cause des rafales que des trombes d’eau. Mais la vue restait magnifique. Depuis plusieurs mois, sa mélancolie le rendait amoureux du Limousin.

Comble de malheur, ce mauvais temps l’avait privé de sa sortie aérienne habituelle du week-end et, surtout, de son petit plaisir secret du samedi soir.

Son téléphone sonna. Il abandonna le panorama. Un bref message. Éva. Son cœur virevolta comme un avion de chasse en démonstration de voltige.

J’arrive ce soir

La vraie raison de sa déprime. Un petit bout de femme survitaminée, accro à l’adrénaline, rencontrée par hasard dans son Twin Otter au-dessus du Grand Nord. Une ancienne pilote belge de C-130 Hercules, un gros quadrimoteur de transport militaire. Une magouilleuse, une voleuse, une crapule hors pair et insaisissable. Mais, droite, loyale, avec des principes. Humaine. Mathias n’avait aucune preuve de son statut de criminelle non violente, seulement des doutes, des sous-entendus, des suspicions. En revanche, il était sûr d’une chose, même à cinquante ans passés :

— J’en suis dingue !

Il se tourna, comme fautif ou honteux d’avoir avoué ses sentiments à voix haute dans une maison vide. Sauf qu’Éva avait le don d’apparaître comme par magie.

— C’est bizarre qu’elle m’ait prévenu… Peut-être pour éviter de trouver une rivale dans mon pieu…

Il savait qu’elle savait qu’il ne le ferait pas, trop fou d’elle. Son départ précipité et inattendu avec une trop vague excuse, des trucs perso à régler, lui avait fait mal. Mathias avait imaginé mille scénarios. Mais elle revenait et, à son âge, c’était peut-être l’essentiel.

Un bruit de moteur. Mathias fonça à la fenêtre. Espoir. Une voiture. Désespoir. Celle de Gabriel Peyrat, son patron, un maître truand, le parrain du Limousin, qui bondit, claqua la portière et se dirigea vers l’entrée à grandes enjambées de ses petites jambes :

— Putain, c’est pas possible ce temps de merde !

— Salut Gabriel.

— Salut Mathou !

Son surnom hérité de son passé de pilote de chasse dans l’armée de l’air.

— Ça s’améliore quand ? demanda Gabriel.

— Demain…

— Tu fais tout le tour dans la journée ?

— Oui, je vais essayer.

Gabriel grimaça, mécontent, comme chaque fois. Paradoxalement, parce que les affaires officielles fonctionnaient trop bien, aux dépens de leurs affaires non officielles. Mathias leva la main en signe d’apaisement :

— Je sais Gabriel, je sais… Mais rien n’a changé. On a besoin de ces missions pour notre couverture. La seule solution reste la même, un autre pilote. Moi, je peux pas voler plus.

— Ta petite revient ?

Gabriel, sous son air rustre, saisissait parfois très vite les choses. Mathias acquiesça en silence.

— Elle s’est barrée pendant plusieurs mois, faut qu’on soit sûrs de sa fiabilité, grogna Gabriel.

Toujours le même argument.

— Laisse-moi un ou deux jours pour la tester, proposa Mathias. Je te rappelle que l’illégalité la fait… marrer.

Il avait failli dire jouir. Ce qui était beaucoup plus proche de la réalité. Beaucoup.

15h00, Bugeat, Corrèze

— C’est pas possible…

Jean-Marc Hémery tendit le doigt vers la télévision, au son coupé. Simon Micheaux, tourna la tête, posa sa tasse et siffla d’étonnement.

Une amitié improbable entre deux êtres si différents. Lui, petit, brun, sec, nerveux, à l’écart de la société. Simon, grand, blond, élancé, calme et posé, technicien au parc naturel régional de Millevaches, quelques années de moins, pas encore la trentaine.

— Parce que les survivalistes votent ? se moqua Simon.

Jean-Marc ne répondit pas et but une gorgée de bière.

Simon tournait au café, breuvage plus en adéquation avec l’horaire.

— Parce que les survivalistes s’intéressent à la politique ?

Jean-Marc ignora la nouvelle pique. Plaisanterie habituelle entre eux. Simon n’avait pas complètement tort. Prédisant le pire pour l’avenir du monde, Jean-Marc vivait seul dans une ancienne bergerie, perdue entre champs et forêts, entre les lacs de Treignac et de Viam. Presque autonome en énergie, presque autosuffisant en nourriture. Il travaillait de temps en temps, quelques petits boulots pour agrémenter l’ordinaire et améliorer son matériel de survie. Plus les aides sociales sur lesquelles il ne crachait pas.

— Juste retour sur…

— Quoi ?

Il avait parlé à voix haute. Jean-Marc revint sur leur dernier sujet de conversation, les sondages avant le premier tour de l’élection présidentielle :

— Putain, on est mal ! Le banquier pervers et égocentré en pôle à vingt-quatre pour cent ! C’est un signe, c’est le début de la fin. Tu devrais te préparer !

Simon secoua la tête en riant :

— Ce sera ni pire ni mieux que les autres. Le centre, la droite, la gauche, les extrêmes, les hors système, ce sont tous les mêmes.

Fataliste et réaliste. Une position réfléchie, à son image.

— L’extrême droite à vingt-trois pour cent ! enchaîna Jean-Marc. Putain ! Bientôt Vichy !

— La droite et la gauche radicale à dix-neuf pour cent. Les socialos qui disparaissent, à sept pour cent…

— Tu vois !

Simon hocha la tête :

— J’avoue, là, t’as raison. La société craque. On fonce dans le mur, le climat, tout ça, et on accélère encore…

Jean-Marc se redressa, fier :

— Tu sauras où me trouver… Quand ça chiera dans la colle et qu’il faudra se planquer…

Simon soupira en montrant l’écran du menton :

— Il y a quand même un tiers d’indécis…

— Ça veut juste dire que l’abstention va exploser, répondit Jean-Marc. Et que le futur président n’aura aucune légitimité. Il représentera quoi ? Un Français sur six, sur sept ?

— Ouais, c’est ça… Et l’attentat d’avant-hier ne fait qu’aider l’extrême droite…

Une fusillade sur les Champs-Élysées, un policier tué, deux autres blessés. Jean-Marc secoua la tête :

— Je sais pas si ces malades sont complètement abrutis ou s’il y a un cerveau derrière.

Simon le dévisagea, le regard interrogatif. Jean-Marc s’emporta :

— Avec leurs massacres, ces enculés doivent bien comprendre qu’ils vont finir par mettre ces connards de fachos au pouvoir. C’est ça qu’ils cherchent ? Ou ils veulent juste foutre le bordel ? Ou ils sont seulement débiles et ne pensent à rien ?

Simon haussa les épaules, puis, avec un large sourire, tendit le doigt vers la télévision :

— Tout n’est pas mort !

Un reportage sur l’élection de Miss Corrèze.

20h00, Aubazine, Corrèze

— C’est pas possible…

L’adjudant-chef Luiz Marquez reposa son téléphone et se tourna vers son collègue, au volant, un jeune gendarme juste sorti d’école :

— Demi-tour… Retour à Tulle.

Obéissance aveugle, mais souple : freinage, clignotant, petite route, arrêt au stop, redémarrage, chemin inverse.

En patrouille entre les deux plus grandes villes corréziennes, ils avaient été appelés pour une agression au couteau à Brive-la-Gaillarde. Une situation confuse. Le contrordre venait de fuser : la police briviste prenait les choses en main. Luiz se sentit obligé d’expliquer :

— On échange une tentative de meurtre contre le gala de Miss Corrèze…

Prélude à l’élection de Miss Limousin, événement à surveiller donc.

— C’est où ? osa le jeune gendarme d’une voix faible.

— Oui, pardon. Salle de l’Auzelou à Tulle. Ça commence à vingt heures trente.

Son collègue ne semblait pas déçu de remplacer une scène de crime sanglante par une assemblée de jolies filles de son âge.

— Il doit rêver que le prestige de l’uniforme fonctionne, pensa Luiz en souriant.

2

Dimanche 23 avril 2017

06h00, Saint-Hilaire-les-Courbes, Corrèze

Mathias Frou bondit à la première note du réveil. Six heures, le meilleur compromis entre son besoin de sommeil et l’obligation de décoller à l’aube. Il coupa la radio, abandonna à regret le petit corps chaud d’Éva, arrivée la veille en fin de soirée, et fonça vers un petit déjeuner rapide.

Pour ses activités officielles, il se forçait à respecter la réglementation. L’autorisation préfectorale lui interdisait d’utiliser son hydrosurface en dehors du jour aéronautique, c’est-à-dire le passage du soleil six degrés sous l’horizon. En pratique, de trente minutes avant son lever à trente minutes après son coucher. En cette journée de fin avril, six heures vingt-cinq.

Mathias sursauta, Éva s’installa en face de lui, sans un bruit, avec un sourire narquois. Il ne l’avait pas entendue approcher à cause de son incroyable faculté de déplacement avec la discrétion d’un fantôme.

— Ta trouille m’avait manqué ! se moqua-t-elle.

— Ici, c’est le pays de la limousine, je vais t’attacher une grosse cloche de vache autour du cou ! Bien sonore !

Elle éclata de rire :

— Quel tombeur, tu sais parler aux femmes ! Avec ça et ton ardeur cette nuit, je suis sûre que t’es pas allé baiser ailleurs pendant mon absence !

Mathias lui jeta un coup d’œil, mais ne répondit pas. Elle avait raison. Il espérait une réciprocité de fidélité.

— Tu pars combien de temps ? demanda Éva.

— Toute la journée, peut-être plus…

— Mauvais Français !

— Quoi ?

Mathias haussa les sourcils d’incompréhension.

— Bah oui ! s’exclama Éva. Sur la route, à la radio, ça ne causait que de votre élection ! Tu vas pas voter ?

— Putain non ! Rien à foutre de ces élections de merde ! Tous pourris, pas un pour rattraper les autres ! Même nous, on est des saints à côté d’eux !

— Hier, un mec a posé une bonne question. Comment un élu qui est parti de pas grand-chose et qui n’a fait que ça toute sa vie peut payer l’impôt sur la fortune ?

Mathias leva les mains, paumes ouvertes vers le plafond :

— Bah voilà ! Entre le cumul et les petits à-côtés…

— Genre les pilotes louches qui graissent quelques pattes pour avoir la paix pendant leurs missions louches…

— Je vois pas de quoi tu parles !

— Va falloir que t’apprennes à mentir mieux que ça ! Bon, et tu vas où aujourd’hui ? Légal ou illégal ?

— On ne peut plus honnête !

— Allez, accouche ! grogna Éva.

Mathias n’essaya même pas de résister :

— Ussel, Issoire, Aurillac pour récupérer des peaux. Des sauts de puce, quelques minutes de vol seulement. Je les dépose à Millau pour l’industrie du luxe. Je passe plus de temps en chargement et en déchargement qu’en l’air. À Millau, je prends plus d’une tonne d’électronique, des trucs de pointe secrets. Destination l’hydrobase de Biscarrosse, à côté de Bordeaux, puis Dinard et un plan d’eau en Belgique. Cent pour cent légal !

— Putain, si j’avais su, je me serais pas tapé la route en bagnole, tu m’aurais ramenée !

Éva se trouvait donc chez elle, en Belgique. Son téléphone sonna. Un message. Gabriel, son patron :

Colis en Belgique

— Ahhhh ! Un truc plus louche ! s’exclama Éva.

— Je vois pas de quoi tu parles…

— Bah tiens !

Mathias se leva et posa sa tasse dans l’évier :

— Tu vas pas t’ennuyer aujourd’hui ?

— Putain non, je vais roupiller !

Il fila dans la salle de bains, sauta l’option rasage et se lava les dents moins longtemps que les trois minutes recommandées. Éva avait retrouvé le lit. Il s’habilla et quitta la maison. Le jour pointait, les étoiles disparaissaient, la fraîcheur finit de le réveiller. Seul son, en face, la Vézère qui venait mourir dans le lac. Ses pas résonnèrent sur le ponton en bois. Mathias pénétra dans le hangar et effectua la visite prévol de son Twin Otter, un magnifique petit bimoteur à aile haute, posé sur ses deux flotteurs.

Satisfait, Mathias actionna un treuil électrique et l’appareil sortit en douceur du hangar, guidé par un astucieux système de câbles. Il l’arrêta au bout du ponton, déjà aligné dans l’axe de la piste aquatique.

Mathias grimpa sur un flotteur, puis dans le cockpit. Il bascula quelques interrupteurs et mit en route le premier moteur. Puis le second. Toujours retenu à un câble, le Twin Otter vibrait et tressautait, mais n’avançait pas.

Personne sur l’eau, personne en l’air, tous les paramètres corrects. Mathias poussa les deux manettes des gaz situées en hauteur, une des particularités de cet avion. Comme prévu, à une certaine puissance, un crochet s’effaça et le Twin Otter, libéré, accéléra.

À la bonne vitesse, Mathias tira sur le demi-volant et les flotteurs quittèrent la surface du lac. Puis il rentra les volets, réduisit les gaz, ajusta le pas des hélices et s’installa en vol horizontal. Les vibrations et le bruit diminuèrent. Le pilote se détendit et vira à gauche, vers l’est, direction Ussel, en goûtant cet immense plaisir solitaire dans l’air calme et limpide des premiers instants de cette longue journée.

07h30, Seilhac, Corrèze

Sourik Aliker ouvrit les yeux. D’un seul coup. Avec violence. Une douleur vrilla tout son corps, mais davantage sous son crâne que dans ses muscles ou ses os. Il tourna la tête. À ses côtés, dans la clarté naissante, elle. Il n’arrivait même plus à l’appeler par son prénom. Elle, la feignasse, la putain de feignasse. Loin du glamour de leurs premiers rendez-vous, avec ses jolies tenues, ses petits escarpins, son doux parfum, ses sourires espiègles. La classe apparente d’une cadre supérieure de la fonction publique. Une belle façade, une réalité bien différente.

Nouveau coup d’œil à sa voisine de lit. La bouche ouverte et tordue, une tache sombre sur l’oreiller à la commissure des lèvres, des ronflements, une haleine discutable, une odeur tout aussi discutable. Elle ne s’était pas douchée la veille. S’il sombrait, elle se laissait aller.

Sourik fixa le plafond avec l’envie de ne plus jamais bouger, de stopper le temps. Ou, plutôt, de revenir en arrière de quelques jours et de le figer à ce moment-là. Pour profiter de ses parents, pour leur parler, pour rire avec eux, pour les revoir. Pas pour leur dire au revoir, dans deux heures, au cimetière. À cause d’une sortie de route inexpliquée, dans Uzerche, du quai à la Vézère.

— Et plouf… Mais qu’est-ce qu’ils foutaient là ?

D’après la police, un plongeon nocturne. A priori, aucune certitude sur l’heure, voire le jour. Incompréhensible.

Un ronflement plus fort. Peut-être avait-il parlé à voix haute.

— Je perds la boule…

Sourik revint à sa triste réalité. Son naufrage sentimental. Un grognement l’immergea dans ses souvenirs. Une succession d’événements, anodins sur le moment, révélateurs après sa prise de conscience de la psychologie de sa compagne. Il chercha un adjectif à ajouter. Beaucoup se bousculèrent.

Tyrannique, narcissique, égocentrique, dominatrice, manipulatrice, perverse. Un peu ou un mélange de tout ça, il ne savait pas trop, par manque de connaissances sur le sujet.

— Je suis pourtant pas trop con ! Comment j’ai pu m’embarquer là-dedans, sans rien voir, sans rien comprendre ?

De belles études, un beau diplôme, un bon poste, la fierté de ses parents. Deux beaux enfants. Mais un mariage raté, un divorce catastrophique, le début de la fin. Et puis, elle.

Les souvenirs revinrent, encore. Des flashs. Par dizaines.

Leur premier trajet en voiture. Elle s’était installée, puis, sans son avis, sans son accord, avait coupé la radio et s’était endormie, le laissant seul avec ses pensées et sa lutte contre le sommeil pendant trois heures.

Une nuit d’hiver, avec une température négative à l’extérieur. Malade, avec une bonne grippe, plus de quarante de fièvre, il grelottait de froid sous la couette. Elle lui avait demandé pourquoi il l’empêchait de dormir, d’un ton agressif. Il avait expliqué, elle avait répondu qu’elle avait chaud et avait ouvert la fenêtre. Il s’était levé et s’était traîné jusqu’au canapé et ses plaids. La nuit suivante, rebelote.

Leur dernière discussion, deux jours auparavant. Il lui avait dit qu’il avait l’impression de ne pas exister pour elle, de n’être qu’une chose utile, qu’un esclave à son service. Après deux heures d’argumentation stérile, il lui avait posé une question simple : le sujet de leur conversation. Elle n’avait pas su répondre.

Lors d’un autre échange tendu, elle lui avait asséné qu’il ne devait pas hausser le ton. Il avait mis en avant l’importance du fond, elle avait répliqué avec la priorité de la forme. Stupéfait, il lui avait demandé de confirmer que, pour elle, l’essentiel d’une discussion résidait dans sa forme et pas dans son fond. Et elle avait confirmé.

Les exemples d’une tristesse infinie s’enchaînèrent dans sa mémoire.

08h00, Tulle, Corrèze

Sylvie Lachan était prête à rejoindre la préfecture. Amandine vint se lover contre elle :

— T’es sûre que tu dois aller bosser ?

— Pffff… Malheureusement… Trois cent quatre-vingtquatre bureaux de vote, t’imagines le nombre de problèmes potentiels ? De l’ongle cassé au stylo qui fuit !

Amandine éclata de son beau rire :

— Je comprends, seules les super-héroïnes indispensables peuvent résoudre ces drames insolubles !

— J’aurais pas dit mieux ! Bon, il y a aussi les urnes qui se perdent ou les suspicions de fraude…

— C’est possible de tricher ? demanda Amandine.

— Je vois pas comment… Ce soir, on peut aller assister à un dépouillement si tu veux.

— Ah oui, pourquoi pas ! s’écria Amandine, enthousiaste.

— Tu te feras ton idée, mais ça me semble compliqué de truquer des résultats. Surtout à grande échelle pour que ce soit utile.

— L’élection d’un nouveau président va changer quelque chose pour toi ?

— C’est possible… acquiesça Sylvie. Quand François Mitterrand est arrivé au pouvoir en 1981, plus de cinquante préfets ont dû faire leurs valises dès l’été.

— Ça te stresse ?

— Alors là, pas du tout !

Sylvie consulta sa montre :

— Je file, les ongles cassés m’attendent !

— Je suis sûre que tu vas trouver quelques minutes pour aller faire un bisou à Louis ! dit Amandine en l’embrassant.

— Bah oui, il y a des priorités quand même !

— Je t’ai rarement vue aussi heureuse et excitée qu’à la maternité hier…

Sylvie ne lui répondit qu’en tirant la langue.

11h30, Uzerche, Corrèze

Un moment hors du temps. Sourik Aliker leva les yeux, aussi secs que le ciel bleu. Plus de larmes en réserve. L’enterrement de ses parents se terminait alors qu’il n’avait duré qu’un clignement de paupières sans fin. Il y avait participé sans y participer, il était présent sans l’être, il y avait assisté sans y assister. Sourik n’était pas certain d’en garder le moindre souvenir. Il devait lire un texte à l’église, mais, sans raison, il s’était arrêté à la moitié, bloqué, incapable de poursuivre, de bouger et de pleurer. Un simple mot l’avait foudroyé. Il ne se rappelait même pas lequel.

Entouré de sa petite sœur et de ses enfants, il saluait sans vraiment les saluer les dernières personnes venues rendre hommage à ses parents. Comme lui, leur dire au revoir.

Et puis, d’un seul coup, ils furent seuls, tous les quatre, immobiles. Trois attendaient quelque chose du quatrième. Lui. Le plus perdu, le plus incapable de réagir. Le visage de son ex-femme apparut derrière une tombe. Ses enfants l’embrassèrent et s’enfuirent. Sa sœur le secoua :

— Je vais à la maison commencer les papiers. Rentre chez toi, repose-toi, t’as vraiment une sale tronche. T’inquiète, ça va aller, prends soin de toi, c’est le principal.

Elle le serra contre lui et partit. Après une dizaine de pas, elle se retourna et revint, il n’avait toujours pas bougé. Elle le poussa jusqu’à la sortie. Sa voiture devait connaître le chemin, car, l’instant d’après pour son cerveau embrumé, il se retrouva chez lui, sans aucun souvenir du trajet. Vautrés sur le canapé, devant un programme débile à la télévision, la feignasse et ses deux enfants, pas habillés et pas lavés.

— Putain…

Elle n’avait pas voulu l’accompagner à l’enterrement.

— Déjà ?

Un bâillement sans le moindre mouvement, sans le moindre mot de compassion. Sans la moindre trace d’amour.

13h00, Tulle, Corrèze

Sylvie Lachan embrassa Franck, son frère, et Lucie, sa belle-sœur, puis se pencha au-dessus de Louis, son neveu. Le premier, le seul, l’unique. Pour le moment. Amandine l’imita avec un demi-sourire moqueur. Sylvie grogna :

— Il paraîtrait qu’il faudrait que je sois moins déchaînée.

— De toute façon, plus, c’est pas possible, pouffa Franck.

— Mais ça nous fait plaisir ! dit Lucie.

— Tout va bien, t’es pas trop fatiguée ? demanda Sylvie.

— Ça va, merci. Les infirmières disent que Louis est en pleine forme.

Lucie caressa le visage de son fils. Sur le sien, des traits tirés, des cernes, mais du bonheur et de l’apaisement.

— Et vous ? Pardon, et toi ? Aujourd’hui, rien de grave ?

La gendarme n’était jamais loin. Avec toujours la même difficulté à la tutoyer. Sylvie avait insisté pour plus de décontraction, au moins dans la sphère privée.

— Rien d’insurmontable. Tant que ça dure !

Elle croisa les doigts. Franck lui fit signe de s’asseoir et lui tendit Louis.

— Ohhhh…

Une pointe d’angoisse, la peur de faire mal à ce minuscule être humain si fragile.

La porte s’ouvrit sur leurs parents et leur frère Souleimane. Dominique et Dominique, Domi pour leur mère, Dom pour leur père.

— Vous êtes bien beaux ! remarqua Franck.

— On est allés à un enterrement… expliqua Domi, les lèvres pincées. À Uzerche, les Aliker. Ils sont morts dans un accident de voiture, elle est tombée dans la Vézère…

Les sourires disparurent. Sylvie fronça les sourcils :

— J’ai un collègue qui porte le même nom…

Amandine pencha la tête d’un air moqueur :

— Et si son chef ne t’a pas prévenue qu’il a perdu des proches, il va en prendre une.

— Ah oui ! Et une belle !

Son téléphone vibra. Sa mère récupéra Louis et elle put découvrir le message de Pierre Dibonné, le secrétaire général de la préfecture :

Madame,

D’après la DGSI, la ville d’Uzerche est citée comme cible potentielle, mais sans aucune autre information.

J’ai pris la liberté de proposer à l’adjudant-chef Marquez et à votre chauffeur de vous attendre devant la maternité.

Sylvie secoua la tête, il anticipait ses réactions et savait qu’elle foncerait. Elle lui répondit :

Merci Pierre, toujours parfait et prévenant. Vous lisez en moi comme dans un livre pour enfants !

— Une urgence ? s’inquiéta Amandine.

Sylvie soupira et acquiesça. Quelques coups à la porte. Un visage connu. Une synchronisation idéale.

— Ahhhh ! Louitch !

L’adjudant-chef Luiz Marquez. Avec Louis, deux prénoms proches. Sylvie s’était demandé s’il n’y avait pas aussi un hommage à celui qui les avait sauvées, elle et Ina, sa fillesœur adoptive, plus de vingt ans auparavant. Il entra, embrassa les présentes et serra la main des présents, puis tendit un cadeau. Lucie déchira le papier et tous rirent.

— Il y a donc des tordus qui fabriquent des peluches habillées en gendarmes ! s’exclama Sylvie.

— Et d’autres tordus qui les offrent, répondit Luiz.

— Et encore d’autres tordus qui apprécient ! ajouta Lucie.

Le petit ours vêtu de bleu rejoignit une petite vache dans le berceau.

— Bon… Le devoir nous appelle… soupira Sylvie.

Sans la moindre envie de quitter ses proches.

— Allez sauver le monde pendant que d’autres profitent d’une vie tranquille ! se moqua Amandine.

17h00, Dinard, Ille-et-Vilaine

Mathias Frou tira sur le demi-volant, le Twin Otter répondit et bondit dans le ciel breton.

Quelques minutes plus tard, Mathias réduisit les gaz et installa son avion en croisière, au niveau de vol quatrevingt-dix, neuf mille pieds, presque trois mille mètres, le plus haut possible pour profiter du vent arrière. Il fonçait vers le nord-est de la Belgique et un plan d’eau qu’il utilisait chaque dimanche pour ses livraisons. Des clients honnêtes, pressés et très pointilleux sur la sécurité de leurs innovations technologiques. Le transport en Twin Otter leur convenait à merveille : souple, rapide, direct, discret, à leur disposition.

Mathias effectua quelques calculs qui confirmèrent ce qu’il pressentait. À Dinard, pour une raison inconnue, le chargement avait pris du retard. Résultat, il n’aurait pas le temps de rentrer à Treignac avant la nuit, même aéronautique. Il frappa du poing sur le manche, sans conséquence sur le pilote automatique. Éva était revenue et il n’allait pas pouvoir la rejoindre.

— Fait chier, merde !

Il fouilla dans sa poche et récupéra son téléphone. Un message pour prévenir Éva, un autre pour avertir Gabriel, son patron de ses affaires illégales, que son colis allait devoir attendre le lendemain.

19h30, Bugeat, Corrèze

La porte s’ouvrit alors qu’il n’avait pas encore appuyé sur la sonnette. Jean-Marc Hémery entra chez son ami.

— Je savais que tu viendrais assister à la victoire de la démocratie ! s’exclama Simon Micheaux.

— Je crois que je vais repartir ! grogna Jean-Marc.

Une main tendit une bière. Il s’en saisit :

— OK, mais c’est juste par pure courtoisie !

Simon éclata de rire et le poussa vers le salon, devant la télévision au son coupé :

— Alors, un pronostic ?

— Putain, non ! Mais d’après une radio belge, c’est serré entre quatre candidats.

— Et t’espères que la gauche radicale sera au deuxième tour ? demanda Simon.

— Ah oui, ce serait un moindre mal ! Parce que les autres, c’est pire qu’une catastrophe ! Tous à droite, entre les fachos et les capitalistes !

— Mouais… Et toi, t’as voté le plus à gauche possible ?

— Pas assez à mon goût, grogna Jean-Marc. Et toi ?

— J’ai longtemps hésité…

— Et ? insista Jean-Marc.

— Blanc… avoua Simon.

— Ce qui sert à rien.

— Ouais, quasiment à rien… Il y aurait eu un candidat écolo, j’aurais voté pour lui…

— Mais ce sont des vendus, prêts à tout pour avoir des postes. Sauf qu’ils ont, cette fois, choisi le mauvais cheval.

— T’as sûrement raison, concéda Simon. Je pige pas ces alliances. Les écolos ne devraient pas se placer sur l’échiquier habituel, gauche, droite, centre. Ils devraient être en dehors de tout ça. Les gens comprennent pas…

— Parce qu’un mec de droite peut être écolo ?

Simon haussa les épaules :

— Bah ouais, pourquoi pas ? Moi, ça me semble possible.

— Mmmm…

Jean-Marc posa sa bière vide et mit le son. La voix excitée d’une journaliste retentit :

Il est vingt heures, vous découvrez ces deux visages sur votre écran, ce sont les estimations du premier tour de cette élection présidentielle de 2017…

Les deux finalistes avec leur score.

— Putain de merde ! gronda Jean-Marc. C’est pas possible ! Connards de Français ! Que des débiles !

Heureusement, ses mains vides n’avaient rien à jeter sur la télévision. Les quatre postulants suivants, les perdants, s’affichèrent, par ordre décroissant :

— Putain… Si près…

— Ça fait quand même quelques millions de voix, fit remarquer Simon.

Les scores des cinq derniers candidats arrivèrent, à moins de deux pour cent.

— Putain… Si ces tocards s’étaient pas présentés…

— T’as voté pour l’un d’eux, objecta Simon.

Jean-Marc lui lança un regard noir. Son ami ne comprenait pas. La fin de leur société approchait, le futur vainqueur allait la précipiter. Et personne, ou presque, ne s’en rendait compte. Tout allait de plus en plus mal, le pays fonçait dans le mur et ces imbéciles au pouvoir accéléraient, dans l’indifférence générale, comme si rien n’était plus grave que le résultat d’un match de foot de douzième division. Mais lui, il survivrait.

Le téléphone de Simon sonna.

— C’est Théo, mon grand frère, expliqua-t-il. Il m’a appelé ce matin pour me dire qu’il venait passer quelques jours ici. Il arrive.

— Le milouf ? demanda Jean-Marc.

— Ancien militaire. Il a fait que dix ans à l’armée. Je sais pas pourquoi il en est parti. Maintenant, il bosse dans un ministère, l’Intérieur, je crois. Sa visite m’étonne, d’habitude, il a jamais le temps, toujours occupé, toujours loin. Mais ça me fait plaisir !

Simon l’observa en riant :

— Je veux pas te foutre dehors, mais il vaut peut-être mieux que tu le croises pas. Surtout ce soir !

— C’est un facho ? demanda Jean-Marc.

— Non, pas un facho, quand même pas ! Mais il aime bien l’ordre et la sécurité, alors…

— Ouais, je comprends, t’as raison ! Quand on sera sur les barricades, ça m’embêterait de reconnaître le frère d’un pote en train de cramer sous nos cocktails Molotov !

Simon éclata de rire et le raccompagna. Avant de monter dans son van, Jean-Marc admira le soleil couchant :

— Il est pas net son frangin… Un mec de l’Intérieur qui vient se foutre au vert en plein milieu des élections ? Louche, très louche…

23h00, Tulle, Corrèze

Sylvie Lachan huma la douce odeur dès la porte franchie. Et apprécia. Amandine se précipita, l’aida à se déshabiller complètement et l’amena jusqu’à la salle de bains. De la mousse, de la buée, des bougies, une musique chaleureuse.

— Merci ma chérie, susurra Sylvie en l’embrassant.

Elle se glissa avec délice dans l’eau chaude et soupira de plaisir. Amandine se débarrassa de sa nuisette et la rejoignit.

— Ah vraiment, merci, ça fait un bien fou…

Elles se calèrent dans la baignoire.

— Foutues grandes pattes qui dépassent, grogna Sylvie.

En référence à sa taille, un mètre quatre-vingt-un.

— Alors ? demanda Amandine.

— Rien… Ou s’il s’est passé quelque chose, on a rien vu. Pas de bombe, pas de fusillade, pas d’incendie… Même pas un bout de tricherie, même pas une engueulade entre les soutiens des candidats.

— Peut-être parce que tu leur fais peur !

— Je vais donc cultiver cette terreur ! s’esclaffa Sylvie. C’est bien pratique et agréable !

— J’imagine que t’as vu les résultats, soupira Amandine.

— L’histoire jugera…

3

Lundi 24 avril 2017

06h00, Bugeat, Corrèze

Jean-Marc se gara à distance, mais en vue de la maison de Simon. Il coupa les phares et le moteur, attendit une longue minute, puis sortit de son van sans claquer la portière. Dans l’allée, deux véhicules dormaient.

— C’est bon, les deux frangins sont encore là.

Il fit demi-tour et s’enfonça dans son siège, les yeux au niveau du volant. Il avait passé la nuit à ruminer les résultats de la veille, dépité et fataliste sur l’avenir du monde. Il avait fini par abandonner son lit, à force de s’y tourner et de s’y retourner. Sa marche en rond dans sa grande pièce et son exaspération avaient mené son cerveau fatigué à élaborer des dizaines d’hypothèses sur le frère louche de Simon.

Jean-Marc n’attendit pas longtemps. Deux pinceaux lumineux trouèrent l’aube et le dépassèrent. Il les suivit en direction de l’ouest. Après avoir quitté Bugeat et viré à angle droit à gauche vers Treignac, Théo, le frère de Simon, délaissa la départementale, juste avant d’arriver au lac, vers l’usine hydroélectrique. Il la négligea et se gara un peu plus loin, au croisement avec une petite route plongeant vers l’eau. Jean-Marc poursuivit sur deux ou trois cents mètres et fit demi-tour au milieu d’un hameau de quelques maisons.

La voiture de Théo n’avait pas bougé, mais son propriétaire avait disparu. Jean-Marc ne s’inquiéta pas, il connaissait les lieux. Il repassa devant l’usine, prit tout de suite à gauche et s’arrêta peu après. Il fouilla dans le désordre de son van et trouva des jumelles. Satisfait, il en sortit sans claquer la portière et coupa à travers des bois et des prés. Le trajet fut rapide. Sur les derniers mètres, il s’avança courbé en deux, avec précaution, et, juste avant le bord, s’installa sous un arbuste, entre deux buissons, derrière un rocher. À droite, une maison sans lumière avec un hangar et un ponton. Devant, l’eau sombre. À gauche, l’arrivée chantante de la Vézère. Jean-Marc chaussa ses jumelles et fouilla chaque mètre de la rive opposée.

— Bingo ! murmura-t-il.

Un homme dans la même position que lui, avec le même instrument devant les yeux, mais légèrement de biais, dirigé sur sa droite, donc vers la maison, le hangar et le ponton.

— Intéressant… Je le savais qu’il était louche !

Jean-Marc peaufina son camouflage et patienta.

Après le déchargement de sa cargaison sur le plan d’eau au nord-est de la Belgique, Mathias avait rejoint un petit aérodrome, juste avant la nuit. Il avait ainsi pu décoller avant l’aube. Dans un but unique : arriver au plus tôt auprès d’Éva. Il pestait contre le sort qui l’avait retenu loin d’elle. Encore une occasion manquée qui ne reviendrait jamais.

Mathias et son Twin Otter venaient de croiser l’immense lac de Vassivière, ils approchaient de Treignac, les champs et les forêts défilaient. Une excitation de gamin l’envahit.

Jean-Marc n’avait pas bougé. Théo, le frère de Simon, non plus. Sur sa droite, une voiture se gara à côté de la maison, quatre hommes en sortirent. L’un d’eux ouvrit le hangar. Un autre, un petit chauve, se planta au bout du ponton. Un avion les survola. Jean-Marc posa ses yeux sur ses lentilles. Théo restait immobile.

Jean-Marc releva la tête et suivit les évolutions de l’appareil qui vira en perdant de l’altitude, s’orienta face à lui et piqua. Les flotteurs tranchèrent la surface de l’eau.

Jean-Marc retrouva ses jumelles. Le crâne de Théo explosa, du sang gicla, le corps s’affaissa, face contre terre.

— Merde !

Il leva les yeux, seul mouvement possible dans sa tétanie, sa mémoire figée sur la terrible image. Deux silhouettes s’échappaient, une avec une longue arme à la main.

— Merde !

Les rugissements de l’avion se turent. Le silence relatif revint brièvement. D’autres bruits le supplantèrent, sur sa droite, Jean-Marc tourna la tête : deux portières claquées, un moteur, des crissements de pneus sur des graviers, des exclamations. Le pilote passa d’un flotteur au ponton et salua le petit chauve. Mû par une force inconnue, l’hydravion recula dans le hangar dont les portes se fermèrent. Une voiture noire arriva, deux personnes en sortirent.

— Merde ! Les tueurs !

Sans aucun doute possible.

Nouvelles poignées de mains, larges sourires. Une caisse changea de propriétaire et rejoignit le coffre de la voiture noire. Les deux meurtriers remontèrent à bord. Jean-Marc bondit sur ses jambes et fila jusqu’à son van. Demi-tour, retour sur la petite route et arrêt à moitié sur le bas-côté.

— Les voilà !

La voiture noire arrivait de la gauche, du chemin menant à la maison, et s’engagea sur la petite route, une centaine de mètres devant lui. Jean-Marc conserva cette distance. À l’intersection avec la départementale, les tueurs tournèrent à gauche en direction de Treignac.

Mathias s’étira et jeta un regard envieux vers le moulin. Vers Éva. Le Twin Otter dans son nid, le colis livré, Gabriel n’avait aucune raison de s’attarder. Il ouvrit la bouche :

— À…

Mathias s’interrompit. Un des hommes de son patron déboulait. Il freina au dernier moment, hors d’haleine :

— Chef ! Un macchabée ! Comme le Canadien l’année dernière ! Au même endroit ! Une balle dans la tronche !

— Quoi ? s’écria Mathias.

Échanges de regards. Panique, surprise, colère. Clairement, ces deux informations ne lui étaient pas destinées.

— Putain ! gronda Gabriel.

— C’est quoi ce bordel ? s’énerva Mathias. C’est quoi ces morts ? Qui est-ce que vous avez encore buté ? Ici, en plus !

— C’est pas nous ! Enfin…

— Merde ! ragea Mathias.

Il se tourna, furieux, les poings sur les hanches, les yeux au ciel, et fit quelques pas, à la recherche de calme. Tout se passait bien, ils prospéraient et ces abrutis allaient tout foutre en l’air. Il revint vers eux :

— Vous m’expliquez ?

Un ordre, pas une question. Gabriel soupira et se lança :

— En début d’année dernière, quand on s’est installés ici, un flic canadien spécialisé dans les œuvres d’art s’est approché un peu trop près. Il a pris une balle. Un accident. Mais on s’est occupés de tout. La preuve, les poulets sont jamais venus. On a rendu sa bagnole de loc, son portable a fait une balade en train vers Paris et le corps est bien planqué.

— Putain…

Gabriel se tourna vers le guetteur :

— Et lui, là, il a des papiers ?

— Non. J’ai juste trouvé son téléphone et des clés. Sûrement celles de la voiture garée plus haut. Et des jumelles.

— On peut mettre ce type avec les restes du Canadien, proposa Gabriel.

Sans avoir l’air convaincu de sa solution.

— Il y a toujours des traces, portables, GPS, messages. Deux disparus au même endroit en un an, vous allez vous faire gauler !

Éva. Mathias ne l’avait pas vue arriver. Aux mines surprises de ses voisins de discussion, il n’était pas le seul. Gabriel passa la main dans son blouson. Éva secoua la tête :

— C’est ça, rajoute un cadavre ! Mais merde, vous êtes tellement louches et pas doués que c’est un miracle que vous soyez pas déjà en taule !

— Et tu proposes quoi, la super-génie ?

— Les deux mecs qui viennent de récupérer le colis, ils crèchent où ? Parce que, à part eux, je vois pas bien qui a pu exécuter quelqu’un, juste là et juste maintenant… Bonjour la coïncidence !

Gabriel fit la grimace et haussa les épaules.

— C’est beau la confiance entre truands ! se moqua Éva. Allez poser sa bagnole et son téléphone ailleurs, avant qu’il n’ait plus de batterie, mais pas trop loin. S’il est venu dans votre trou paumé, c’est pas pour filocher vos cousins de Dunkerque aussi glands que vous !

Gabriel secoua la tête, l’argument avait fait mouche.

— Tarnac, dit-il simplement.

— C’est quoi ? demanda Éva.

— Un bled à une trentaine de bornes d’ici. Il y a une dizaine d’années, des extrémistes de gauche y ont été arrêtés pour des projets terroristes.

— Tu vois quand tu veux ! se moqua encore Éva.

Mathias eut envie de lui conseiller de ne pas trop provoquer et énerver Gabriel. Mais elle le devança :

— Faut aussi vous débarrasser de votre Canadien, mais plus loin, pour occuper les flics. Il est où ?

Les yeux de Gabriel s’écartèrent, un bref instant. Un réflexe. Vers le lac. Éva éclata de rire. Mathias sentit la colère revenir :

— Putain, mais c’est pas vrai ! Ici ?

Gabriel s’énerva :

— Oui, mais… Non, mais… Merde !

Il expira longuement et reprit plus calmement :

— Il est bien planqué !

— Mais où ! cria Mathias.

— Sous ton machin, là ! grogna-t-il, le doigt tendu.

— La manche à air ? s’étonna Mathias.

Le manchon cylindrique, orange et blanc, installé en haut d’un mât pour donner la direction et la force du vent.

— Ouais. Au fond. Le socle est en béton avec une cage en fer au-dessus, à mailles fines. Le corps est dedans. Comme ça, les poissons et les bestioles peuvent venir bouffer la chair et le courant peut emmener les petits morceaux, mais les os s’éparpillent pas. C’est pour ça qu’on l’a mise là, dans le lit de la Vézère où il y a toujours de l’eau.

Mathias se souvint qu’il avait protesté de ce choix stupide d’un point de vue aéronautique, trop proche du bord pentu et des arbres.

— OK, j’avoue, pas mal, approuva Éva. Ça aurait été mieux dans un autre lac, mais bon… Et votre cage, elle s’ouvre ?

— Bah oui ! gronda Gabriel.

Éva éclata une nouvelle fois de rire :

— Je demande, on sait jamais avec les champions…

Elle les fixa un par un, comme la patronne qu’elle était devenue en quelques secondes :

— Bah voilà, après vous être débarrassés de la bagnole, vous revenez cette nuit et vous échangez les cadavres, en toute discrétion, et nous, on s’occupe du Canadien demain. J’ai ma petite idée…

Elle leva le menton vers le hangar. Personne n’émit la moindre objection. Mathias réalisa la prouesse de ce minuscule bout de femme. Son intégration comme pilote venait d’être actée. Avec une facilité déconcertante.

07h30, Uzerche, Corrèze

Jean-Marc ralentit :

— Ahhhh… Ça se précise…

Après avoir longé le lac, ils avaient traversé Treignac, Affieux, Peyrissac, franchi la Vézère, passé Eyburie et, enfin, rejoint Uzerche. De nouveau au-dessus de la Vézère, puis un virage à gauche sur l’avenue du Général de Gaulle. La voiture noire tourna à droite, vers la vieille ville et la porte Bécharie. À cause de son van, la filature manquait de discrétion, mais il ne pouvait laisser plus d’espace entre eux. Tout en haut, sur la place de la Libération, au pied de l’abbatiale, entre la mairie, le cinéma et l’office du tourisme, la voiture noire s’enfuit tout droit.

— Ils vont pas aller bien loin par là !

Jean-Marc se gara en travers, n’importe comment, bondit de son van et partit en courant.

Deux cents mètres en sprint et son cœur s’emballa, son souffle rendit l’âme, ses jambes hurlèrent de douleur. Le sport n’était pas son activité favorite. Mais, rue de la Justice, il aperçut l’avant de la voiture noire qui disparaissait à très faible vitesse. Il coupa son effort, un moteur se tut. Jean-Marc prit son temps pour récupérer, puis, d’une allure nonchalante, s’avança sur la rue étroite et en pente, pavée sur les côtés, entre une succession de maisons mitoyennes en pierre, très anciennes, la plupart avec un étage. Quelques fleurs et plantes grimpantes coloraient le gris.

Une grille. Jean-Marc se haussa sur la pointe des pieds. Un regard furtif. Dans une cour, tout en longueur, deux voitures, la noire et une rouge. Il poursuivit et détailla la demeure sans rien déceler de particulier. Des murs ternes, une porte, des volets blancs fermés. Collée à sa droite, une habitation tout aussi ordinaire. De l’autre côté de la cour, une maison plus haute.

— Ahhhh…

Au sommet de son mur latéral, trois petites ouvertures vitrées : une sous le faîtage, une près de chaque gouttière, au bas de la charpente. Jean-Marc fit demi-tour et ralentit devant la porte de cette maison à deux étages.

Aliker

Le nom sur la boîte aux lettres. Jean-Marc se posta un peu plus haut, les mains dans les poches, et attendit.

09h00, Saint-Hilaire-les-Courbes, Corrèze

Mathias observait Éva, entre envie et perplexité. Envie sexuelle, bien sûr. Envie amoureuse, peut-être. Manifestement, sa perplexité n’allait pas durer.

— Bon allez Mathou ! Tu te bouges le fion ? Faut arrêter de tortiller du cul, vous avez besoin de moi, autant parce que je suis pilote que parce que vous êtes nuls. Donc, on y va !

Mathias céda, sans lutter. Elle avait raison. Et, de toute façon, il n’avait aucune chance dans la discussion. Il récupéra des clés, ferma le moulin, ouvrit le hangar et alluma les lumières.

— Merde ! Je reviens !

Demi-tour. Il retourna dans la maison, se précipita dans le bureau et nota quelques mots sur un gros cahier :

24 avril 2017, entraînement, Vassivière, Bort-les-Orgues

Éva l’attendait, debout sur un flotteur, appuyée contre la carlingue. Mathias l’accompagna pour le tour avion et lui expliqua tout ce que son instructeur lui avait appris. Puis il ouvrit les portes du hangar et lui montra le dispositif permettant de sortir le Twin Otter. Enfin, ils grimpèrent à bord, Éva en place gauche, lui en place droite. Les check-lists, les questions et les réponses se succédèrent. Mathias démarra les deux moteurs et effectua le décollage, face au sud. Il vira à gauche, selon un cap presque au nord, et prit de l’altitude.

À mi-chemin du lac de Vassivière, il se tourna vers Éva :

— À toi les commandes.

— J’ai les commandes, répondit-elle.

Sans un mot, elle inclina l’avion et testa différentes configurations, en virage, en montée, en descente, plein gaz ou à puissance réduite.

Après de longues minutes de prise en main, Mathias montra la grande surface bleue :

— Amerrissage ?

— Feu !

Mathias avait demandé, et obtenu, l’autorisation d’effectuer des entraînements sur certains lacs limousins. Éva survola les flots calmes, à vitesse réduite. Personne sur l’eau, personne dans l’eau, personne en l’air. Elle vira, Mathias l’aida dans les actions à réaliser. Elle installa le Twin Otter en finale avec une bonne pente, une bonne vitesse et de bons paramètres. Il resta silencieux. À quelques mètres de la surface, elle tira sur le bout de volant et réduisit les gaz. Mathias vit un début de sourire naître sur ses belles lèvres. L’avertisseur de décrochage hurla, l’avion tomba. L’impact fut rude, le rebond notable.

— Putain !

L’esquisse de sourire avait disparu. Mathias poussa un peu la main droite d’Éva et, donc, les manettes de puissance. L’alarme se tut. Les flotteurs touchèrent à nouveau l’eau, moins durement.

— C’est quoi ce putain de coucou de merde ? grogna encore la pilote belge.

Mathias éclata de rire, Éva le foudroya du regard.

— Très beau ricochet ! se moqua-t-il. Je savais pas que la Belgique avait un porte-avions !

— Ohhhh, mais quelle blague originale !

Ils redécollèrent.

— Bordel, t’aurais pu me prévenir ! gronda-t-elle.

— J’y peux rien si t’es pas précise…

Nouveau regard noir. Elle vira et se présenta à nouveau. Bonne pente, bonne vitesse, bons paramètres. À quelques mètres du sol, Éva tira en douceur sur le bout de volant et sur les manettes de puissance.

L’avertisseur de décrochage ne hurla pas. Mais le Twin Otter ne toucha pas la surface qui défilait sous les ailes. De longues secondes suspendues.

— Remise des gaz ! pouffa Mathias.

Éva obéit et l’avion bondit dans le ciel.

— Mais merde ! cria Éva.

— J’y peux rien si t’es pas précise… Quelques nœuds en trop, et voilà…

— Putain… Fais gaffe à toi !

Mathias éclata encore une fois de rire. Heureux d’avoir enfin trouvé une minuscule faiblesse à la perfection d’Éva.

10h30, Uzerche, Corrèze

Jean-Marc se redressa sans savoir depuis combien de temps il patientait. Quelques véhicules avaient égayé son attente, roulant toujours dans la même direction, à cause du sens unique. Une voiture venait de se garer en face de la maison aux deux étages et aux petites fenêtres donnant sur la cour. Un homme à l’air fatigué passa de l’une à l’autre. Jean-Marc hésita. Trop. Le propriétaire ressortit, un sac-poubelle plein dans chaque main. Celui de gauche heurta le mur, se déchira et se répandit sur la chaussée.

— Merde !

Jean-Marc se précipita. Contre toute attente, l’homme s’effondra, enfouit sa tête dans ses paumes et fondit en sanglots.

— Je vais vous aider, murmura Jean-Marc.

Ce qu’il ne fit pas. Il poussa vaguement du pied les déchets les plus gênants et se pencha :

— Vous saignez !

Une fine traînée de sang sur le côté de la main gauche.

— Venez, on va vous soigner, dit Jean-Marc. Il faut pas que ça s’infecte avec les poubelles.

Autant une sincère bienveillance pour le malheur de l’inconnu qu’une excuse pour entrer. Il l’aida à se lever et le conduisit à l’intérieur. Un rapide coup d’œil : pierres et bois apparents, décoration vieillotte. Une maison de plusieurs siècles, des biens de plusieurs décennies. Il assit le propriétaire sur une chaise :

— Je vais chercher de quoi nettoyer la plaie.

— Merci…

Plus un souffle qu’un mot.

Au rez-de-chaussée, l’entrée, le salon, la salle à manger, la cuisine. Jean-Marc fonça au premier. Un bureau, une bibliothèque, des toilettes, une salle de bains. Il y pénétra, ouvrit les placards et trouva la pharmacie. Puis il s’avança dans la bibliothèque, avec précaution, sur la pointe des pieds, et jeta un regard vers l’extérieur, l’arrière de la maison. Au fond, une colline boisée. En bas, à peine visible, la Vézère. Au premier plan, le jardin, un rectangle de verdure entouré de murs en pierres, plus ou moins hauts, avec quelques arbres et un coin pour les légumes. Satisfait, Jean-Marc redescendit et soigna le blessé qui n’avait toujours pas esquissé un geste. Il lui amena ensuite un verre d’eau.

— Merci…

Nouveau souffle faible.

— Faut pas vous mettre dans cet état pour une poubelle, tenta Jean-Marc.

— Je sais… Désolé… C’est juste que…

Ses yeux tristes et humides parcoururent la pièce.

— Jean-Marc.

Il tendit la main.

— Sourik…

Une poigne molle. Jean-Marc montra le verre vide :

— Peut-être quelque chose de plus fort ?

Sourik acquiesça vaguement. Jean-Marc fouilla et ramena la bouteille au plus haut degré d’alcool. Il le servit, alla chercher une bière dans le réfrigérateur et la leva :

— Chienne de vie…

— Ouais… soupira Sourik.

Ils burent en silence. Jean-Marc remplit à nouveau le verre et attaqua une deuxième bière. Les digues cédèrent.

— Tout merde dans ma vie, gémit Sourik. Mon divorce, ma nouvelle copine, mon boulot… Et mes parents viennent de mourir… L’enterrement était hier…

— Désolé…

— Faut que je m’occupe des papiers et de la maison…

Son regard parcourut encore la pièce.

— Ma sœur a commencé. Un peu…

Son menton désigna des piles de revues alignées sur la table. Jean-Marc se leva :

— Des vieux magazines, des vieux journaux… Faut pas les jeter, ça intéresse du monde.

— Je sais pas quoi en faire… Mes parents les ont collectionnés depuis… pffff… cinquante ou soixante ans… Il y en a plein les combles. Si je m’en débarrasse, je vais avoir l’impression de les trahir… Comme pour tout le reste… Mais on peut pas tout garder…

— C’est peut-être un peu tôt pour décider, non ?

— Ouais, peut-être…

— Je connais un très bon moyen pour réfléchir ! s’exclama Jean-Marc. Quelques heures au calme à pêcher. Ça apaise l’esprit. Ça te dit ?

Passage naturel au tutoiement. Sourik fixa son verre vide :

— De toute façon, je suis trop bourré pour nettoyer…

— Allez, je t’emmène !

11h30, Bort-les-Orgues, Corrèze

Mathias rentra les volets :

— Retour maison !

— Putain, t’es un enculé comme moniteur ! grogna Éva.

Elle mit le cap vers Treignac.

— La nostalgie des bons vieux moments… soupira Mathias. Ça m’avait manqué ! Mais c’est pour ton bien !

— Putain, pas moi ! J’avais oublié cette sensation d’être une buse ! T’inquiète, l’abstinence sera aussi pour ton bien !

Mathias éclata de rire. Il avait adoré ces instants d’instruction. Un peu de perversité, beaucoup de complicité.

Ils franchirent l’autoroute A89.

— On dirait que t’as transpiré… se moqua encore Mathias.

Nouveau regard noir.

— Tiens, fais-moi un beau kiss tout en délicatesse, môssieur le moniteur qui va prendre cher !

Mathias récupéra les commandes, conscient de son obligation à effectuer un amerrissage parfait, sans le moindre choc. Il se força à sourire et à se décontracter.

Après la verticale du lac de Treignac, il vira en perdant de l’altitude et se présenta face au nord et à leur kilomètre d’eau douce. Il s’appliqua, autant qu’il le put. Les flotteurs touchèrent la surface. Un impact sans finesse ni légèreté. Éva applaudit, hilare.

— Putain… grogna Mathias.

Elle l’observa rejoindre leur ponton avec un air goguenard. Mathias coupa les moteurs, effectua la dernière checklist et descendit sur le flotteur droit. À l’aide d’une gaffe, il attira une bouée dotée, à son sommet, d’un anneau dans lequel passaient quatre câbles au bout desquels se trouvaient un crochet et une étiquette de couleur. Mathias les attacha, deux par flotteur, une rouge à l’avant, une verte à l’arrière. Ensuite, il récupéra la télécommande, appuya sur un premier bouton pour ouvrir les portes du hangar, puis sur un second pour lancer le treuil. Tiré en quatre points différents par les quatre câbles tendus, le Twin Otter s’aligna et recula jusqu’à sa place, à l’intérieur.

— Malin ! approuva Éva depuis le cockpit.

Mathias haussa les sourcils. Une chose l’inquiétait : la présence de la voiture de Gabriel. Crainte justifiée, son patron entra dans le hangar en même temps que le Twin Otter. Mathias expliqua à Éva comment amarrer l’avion, puis tous les trois gagnèrent le bureau où il compléta le cahier des vols avec l’heure réelle de décollage, les destinations, le temps de vol et une dernière mention succincte :

ME RAS

Mission effectuée, rien à signaler.

Gabriel ne semblait pas à l’aise, mais il se lança :

— On a échangé les corps…

Il leva la main pour couper court à toute protestation :

— Deux de mes gars ont plongé depuis le hangar, personne les a vus. On a mis les restes, c’est-à-dire pas grandchose, dans la caisse en bois.

Il se tourna vers Éva :

— Comme t’avais dit…

Un ton bizarre, entre menace et déférence.

— Elle est dans l’atelier, au fond du hangar. Ça a intérêt à marcher…

14h00, Tulle, Corrèze

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

Sylvie fronça les sourcils et cliqua avec frénésie. Entre son départ pour déjeuner à la maternité avec sa belle-sœur et son retour dans son bureau, des dizaines de mails similaires étaient apparus dans sa messagerie. Avec un point commun, le mot félicitations.

— Mais qu’est-ce que j’ai encore fait comme connerie ?

Elle remonta les mails et trouva l’origine :

Résultat de l’enquête de fonctionnement des préfectures

Avec un mot du ministre de l’Intérieur :

Mesdames les préfètes, messieurs les préfets,

Je vous remercie, vos agents et vous, pour votre participation à notre grande enquête dont les résultats sont résumés dans l’infographie jointe.

— Comme si on avait eu le choix…

J’ai bon espoir que mon successeur saura s’appuyer sur les conclusions et les recommandations.

— Encore de l’argent public gâché… Enfin, pas perdu pour tout le monde, un cabinet de conseil a dû se servir…

Je profite de ce message pour vous assurer de la faveur, de l’honneur et du plaisir à œuvrer à vos côtés et je vous souhaite une excellente continuation dans vos fonctions.

— Pour ceux qui vont pas se faire jeter…

Sylvie soupira et s’intéressa à la pièce jointe.

— Ah bah merde alors !

La Corrèze se trouvait en tête de nombreuses rubriques : qualité de vie au travail, motivation, reconnaissance, qualité du management, taux d’absentéisme, délais administratifs, dossiers en retard, taux et délais de réponse.

Le visage souriant de Pierre Dibonné, son secrétaire général, apparut dans l’encadrement de sa porte ouverte :

— Félicitations madame !

— Euhhhh… Bah non, c’est pas moi !

— Bien sûr, vous ne voyez aucune raison logique à votre implication dans ces résultats.