Sous les déodars - Rudyard Kipling - E-Book

Sous les déodars E-Book

Rudyard Kipling

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Beschreibung

Cette histoire est celle d’un insuccès, mais la femme qui échoua disait qu’on en pourrait faire un récit instructif et qui mériterait d’être imprimé pour le plus grand profit de la génération nouvelle.
La génération nouvelle ne demande point à recevoir des leçons, étant tout à fait prête à en donner à quiconque voudra bien lui en demander.
Qu’importe! Voici l’histoire.
Elle commence où doit commencer une histoire qui se respecte, c’est-à-dire à Simla: c’est là que toutes commencent et que quelques-unes finissent d’une façon funeste.
La méprise vint de ce qu’une femme des plus intelligentes commit une maladresse, et ne la répara point.
Les hommes ont le droit reconnu de faire des faux pas; mais qu’une femme intelligente commette une erreur, c’est en dehors des voies régulières de la Nature et de la Providence.
Tous les braves gens savent en effet qu’une femme est la seule chose infaillible qu’il y ait au monde, excepté le titre d’emprunt émis par le gouvernement en 1879, et portant intérêt à quatre et demi pour cent.

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RUDYARD KIPLING

Sous les Déodars

Traduction d’ALBERT SAVINE

 

 

 

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385743772

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’ÉDUCATION D’OTIS YEERE

I

II

A L’ENTRÉE DE L’ABIME

UNE COMÉDIE SUR LA GRANDE ROUTE

LA COLLINE DE L’ILLUSION

UNE FEMME DE DEUXIÈME CATÉGORIE

RIEN QU’UN PETIT OFFICIER

LE RICKSHAW FANTOME

MON HISTOIRE VRAIE DE FANTOME

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Et comme il est incapable d’employer, d’utiliser convenablement le court laps de temps qui lui fut confié en dépôt et qu’il le gaspille d’une façon ennuyeuse et morne en peines et sots tourments, en querelles, en plaisirs, naturellement, il réclame à grands cris l’héritage de l’éternel avenir, pour que son mérite puisse se donner libre carrière,—ce qui évidemment est de toute justice.

(La Cité de l’épouvantable nuit.)

A NONCE CASANOVA

20 Avril 1909.

Nous connaissons tous le cèdre du Liban. Les Poètes de la Bible l’ont chanté comme le plus altier et le plus superbe des arbres de l’Asie, et Jussieu, au siècle le moins créateur de légendes, a renouvelé la sienne en le rapportant à travers les flots de la Méditerranée et en le nourrissant de partie de sa ration d’eau.

Nous en savons bien moins long sur leDéodarouDéodara, le cèdre de l’Himalaya. Bien qu’on l’ait acclimaté dans la forêt de Fontainebleau, ce conifère aux rameaux flexibles et inclinés, à la feuille glauque et blanchâtre, nous est à peu près inconnu.

Voici Kipling, qui va nous initier aux charmes des Déodars qui couvrent les pentes de l’Himalaya.

N’était-il pas naturel qu’il empruntât, lors de ses débuts, le titre d’un de ses recueils de nouvelles à un arbre aussi abondant au Jakko et aux bords de Simla.

C’est, en effet, à la période de sa vie ou il venait d’écrire lesSimples Contes des Collines, Trois Troupiers et Au Blanc et Noirque se rattachent les pages que nous présentons aujourd’hui au public français.

Nos lecteurs y retrouveront Madame Hauksbee en compagnie de son amie Madame Mallowe, leTertium quiddont Kipling leur a ailleurs promis l’histoire, la Colline de l’Illusion. Ce sont d’anciennes connaissances qu’on revoit volontiers.

A. S.

L’ÉDUCATION D’OTIS YEERE

Dans les retraites du charmant verger, «que Dieu bénisse tout nos profits», disons-nous. Mais «que Dieu bénisse nos pertes», voilà un souhait qui convient mieux à notre situation.

(Le Berceau de verdure perdu[A].)

I

Cette histoire est celle d’un insuccès, mais la femme qui échoua disait qu’on en pourrait faire un récit instructif et qui mériterait d’être imprimé pour le plus grand profit de la génération nouvelle.

La génération nouvelle ne demande point à recevoir des leçons, étant tout à fait prête à en donner à quiconque voudra bien lui en demander.

Qu’importe! Voici l’histoire.

Elle commence où doit commencer une histoire qui se respecte, c’est-à-dire à Simla: c’est là que toutes commencent et que quelques-unes finissent d’une façon funeste.

La méprise vint de ce qu’une femme des plus intelligentes commit une maladresse, et ne la répara point.

Les hommes ont le droit reconnu de faire des faux pas; mais qu’une femme intelligente commette une erreur, c’est en dehors des voies régulières de la Nature et de la Providence.

Tous les braves gens savent en effet qu’une femme est la seule chose infaillible qu’il y ait au monde, excepté le titre d’emprunt émis par le gouvernement en 1879, et portant intérêt à quatre et demi pour cent.

Toutefois nous devons nous rappeler que six jours consécutifs passés à répéter le rôle principal de l’Ange Déchu au Nouveau Théâtre de la Gaîté, où les plâtres ne sont pas encore secs, c’était bien suffisant pour produire une certaine rupture d’équilibre intellectuel, capable à son tour de conduire à des excentricités.

Mistress Hauksbee arriva à la «fonderie» pour déjeuner avec mistress Mallowe, son unique amie intime, car elle n’était en aucune façon femme à frayer avec son sexe.

Et ce fut un déjeuner entre femmes, porté interdite à tout le monde.

Et toutes deux se mirent à parler chiffons, ce qui en français est équivalent de «mystères.»

—J’ai joui d’une période de santé parfaite, dit mistress Hauksbee, le déjeuner fini, et quand les deux dames furent confortablement installées dans le petit boudoir qui communiquait avec la chambre à coucher de mistress Mallowe:

—Ma chère petite, qu’est-ce qu’il a fait? dit avec douceur mistress Mallowe.

Il est à remarquer que les dames d’un certain âge se traitent mutuellement de «ma chère petite» tout comme des fonctionnaires qui ont vingt-huit ans de service se disent: «Mon garçon,» entre employés de même grade dans l’Annuaire.

—Il n’y a point de il dans l’affaire. Qui suis-je donc pour qu’on m’impute toujours gratuitement quelque conquête imaginaire? Suis-je un apache?

—Non, ma chère, mais il y a presque toujours un scalp en train de sécher à l’entrée de votre wigwam, et un scalp tout frais.

C’était une allusion au petit Hawley qui avait pris l’habitude de courir tout Simla à cheval, à la saison des pluies, pour aller rendre visite à mistress Hauksbee.

Cette dame se mit à rire.

—Pour mes péchés, l’aide-major de Tyrconnel m’a condamnée, l’autre soir, à me placer auprès du Mussuck. Chut! Ne riez pas. C’est un de mes admirateurs les plus dévoués. Quand on servit les entremets—il faudrait réellement que quelqu’un aille leur apprendre à faire les puddings, à Tyrconnel,—le Mussuck fut enfin libre de se consacrer à mon service.

—La bonne âme! Je connais son appétit, dit mistress Mallowe. Est-ce qu’il s’est mis, oh! est-ce qu’il s’est mis à faire sa cour?

—Grâce à une faveur spéciale de la Providence, non. Il a expliqué l’importance qu’il avait comme une des colonnes de l’Empire. Je n’ai point ri.

—Lucy, je ne vous crois pas.

—Demandez au capitaine Sangar. Il était en face de nous. Je disais donc que le Mussuck poitrinait.

—Il me semble que je le vois faisant la roue, dit d’un air pensif mistress Mallowe, en grattant les oreilles de son fox-terrier.

—Je fus impressionnée comme il convenait, tout à fait comme il convenait. Je bâillai franchement.

—Une surveillance sans trêve et l’art de jouer des uns contre les autres, disait le Mussuck en engloutissant sa glace par pelletées, je vous en réponds, mistress Hauksbee, voilà le secret de notre gouvernement.

Mistress Mallowe rit longtemps et gaîment:

—Et qu’avez-vous dit?

—M’avez-vous jamais vue embarrassée pour répondre? J’ai dit:

—C’est bien ce que j’ai remarqué dans mes relations avec vous.

Le Mussuck se gonfla d’orgueil.

Il va venir me voir demain. Le petit Hawley doit venir aussi.

—«Surveillance constante et l’art de jouer de l’un contre l’autre. Voilà, mistress Hauksbee, voilà le secret de notre gouvernement». Et j’irai jusqu’à dire que si nous pouvions pénétrer jusqu’au cœur du Mussuck, nous verrions qu’il se regarde comme un homme de génie.

—Comme il est des deux autres choses. Il me plaît le Mussuck, et je ne vous permettrai pas de lui donner des noms d’oiseau. Il m’amuse.

—Il vous a convertie vous aussi, à ce qu’il paraît. Parlez-moi de cette période de santé parfaite et, je vous en prie, donnez à Tim une tape sur le nez avec le coupe-papier. Ce chien aime trop le sucre. Prenez-vous du lait dans votre thé?

—Non, merci. Polly, je suis lasse de cette vie: elle est vide.

—Mettez-vous à la dévotion dans ce cas. J’ai toujours dit que vous finiriez par Rome.

—Cela se réduirait à planter là une demi-douzaine d’attachés en uniforme rouge pour un seul costume noir, et si je jeûnais, il me viendrait des rides, qui ne s’en iraient jamais, jamais. Avez-vous remarqué, ma chère, que je vieillis!

—Merci de cette courtoisie, mais je vais vous la rendre. Oui, nous ne sommes plus tout à fait, ni vous ni moi... comment dirai-je?

—Ce que nous avons été. «Je sens ça dans mes os,» pour parler comme mistress Crossley. Polly, j’ai gâché ma vie.

—Comment ça?

—Le comment importe peu; mais je le sens. Je prétends devenir une Puissance, avant de mourir.

—Alors soyez une Puissance. Vous avez de l’esprit assez pour faire n’importe quoi... et la beauté.

Mistress Hauksbee brandit une cuiller à thé dans la direction de son hôtesse.

—Polly, si vous m’accablez ainsi sous les compliments, j’en viendrai à ne plus croire que vous êtes femme. Dites-moi comment faire pour devenir une Puissance?

—Apprenez au Mussuck qu’il est le plus enchanteur et le plus svelte des hommes d’Asie, il vous dira tout ce qui vous plaira, en gros et en détail.

—Fi du Mussuck! Je vise à devenir une Puissance intellectuelle, et non une force motrice. Polly, je vais organiser un salon.

Mistress Mallowe se tourna languissamment sur le canapé et posa sa tête sur sa main.

—Écoutez les paroles du Prophète, le fils de Baruch, dit-elle.

—Vous déciderez-vous à parler raisonnablement?

—C’est mon intention, ma chère, car je vois que vous êtes sur le point de commettre une sottise.

—Je n’ai jamais de ma vie commis de sottise,—du moins de sottise pour laquelle je n’aie pu trouver une explication, après coup.

—Sur le point de commettre une sottise, reprit mistress Mallowe sans se déconcerter. A Simla, impossible d’organiser un salon. Un bar offrirait plus de chances de succès.

—Peut-être. Mais pourquoi? Cela semble si facile.

—C’est justement en cela que la chose est difficile. Combien y a-t-il de femmes intelligentes à Simla?

—Deux: vous et moi, dit mistress Hauksbee sans l’ombre d’une hésitation.

—Quelle modestie. Mistress Feardon vous en saurait gré. Et combien d’hommes intelligents?

—Oh! une... des centaines, dit mistress Hauksbee, d’un air vague.

—Voilà l’erreur fatale! Il n’y en a pas un seul. Ils sont tous engagés d’avance par le gouvernement. Voyez mon mari, par exemple. Jack a été un homme intelligent. Je le dis: d’autres le diraient aussi. Le gouvernement lui a mis le grappin dessus. Toutes ses idées, tous ses talents de causeur,—et jadis il était vraiment un causeur de talent, même aux yeux de sa femme—tout cela lui a été ôté par ce... cet évier de gouvernement. Il en est de même pour tous les hommes qui ont quelque emploi ici. Je ne suppose pas qu’un condamné russe sous le régime du knout soit fort propre à amuser le reste de son équipe, et tout notre monde masculin est une troupe de forçats en habits à dorures.

—Mais il y a des douzaines de...

—Je sais ce que vous allez dire: des douzaines de gens en congé, de gens désœuvrés. Je l’admets, mais ils se répartissent en deux catégories détestables: le civil qui serait enchanté de posséder la connaissance du monde et la distinction du militaire, et le militaire qui serait adorable s’il avait la culture du civil.

—Mot détestable. Les civils ont-ils de la culture? Je n’ai jamais étudié cette espèce à fond.

—Ne vous gaussez pas de l’emploi de Jack. Oui: ils sont comme les théières du bazar de Lakka, bonne matière, mais sans aucun chic. Ils n’en peuvent mais, les pauvres mignons. Un civil ne commence à devenir supportable qu’après avoir roulé par le monde une quinzaine d’années.

—Et un militaire?

—Quand il a servi pendant le même temps. Les jeunes de chaque catégorie sont affreux. Vous en auriez par douzaines dans votre salon.

—Je ne le souffrirais pas, dit mistress Hauksbee avec une résolution farouche, je dirais au portier de les balayer. Je mettrais leurs colonels et leurs commissaires de planton à la porte pour les empêcher d’entrer. Je les donnerais à la petite Topsham pour en faire joujou.

—La petite Topsham vous saurait gré de ce cadeau. Mais revenons au salon. Admettons que vous ayez réuni tous les hommes et toutes les femmes ensemble, qu’en ferez-vous? Les faire causer? Mais ils se mettraient à flirter d’un commun accord. Notre salon deviendrait un Peliti de bon ton, un Hôtel de la Médisance, éclairé par des lampes.

—Il y a une certaine dose de raison dans cette remarque.

—Il y a toute la sagesse de ce monde. Certes, douze saisons passées à Simla auraient dû vous apprendre qu’il est impossible de concentrer quoi que ce soit dans l’Inde, et un salon ne peut réussir qu’à la condition d’être permanent. En deux saisons, tout votre personnel serait dispersé d’un bout à l’autre de l’Asie. Nous ne sommes guère que de petites boules de terre sur les flancs des collines, et qu’un jour ou l’autre, la vallée aspirera de son souffle. Nous avons perdu l’art de causer—du moins nos hommes l’ont perdu.—Nous n’avons point de cohésion...

—George Eliot ressuscitée! interrompit malignement mistress Hauksbee.

—Et puis, ma chère railleuse, ni hommes, ni femmes n’ont collectivement d’influence. Venez à la vérandah et jetons un coup d’œil sur le Mail.

Les deux dames vinrent considérer la route qui se peuplait rapidement, car tout Simla était dehors pour profiter d’un entracte entre averse et brouillard.

—Que comptez-vous faire pour fixer ce flot? Regardez: voici le Mussuck, un homme, qui est la bonté même. C’est une puissance dans le pays, bien qu’il mange autant qu’un marchand des quatre saisons. Voici le colonel Blone, le général Grucher, sir Dugald Delane et sir Henry Haughton, et Mr. Jellalatty, tous des chefs de service, tous des gens puissants.

—Et tous mes fervents admirateurs, dit mistress Hauksbee avec onction. Sir Henry Haugton est fou de moi. Mais continuez.

—Pris à part, chacun d’eux est un homme de mérite. Réunis, ils ne sont plus qu’une cohue d’Anglo-Indiens?. Qui s’intéresse à des propos d’Anglo-Indiens? VotreSalon n’arriverait pas à souder ensemble les différents ministères et à vous rendre maîtresse de l’Inde, ma chère. Tous ces gens-là se mettraient à parler de leur boutique administrative et le feraient, en se groupant dans votre salon, tant ils ont peur que leurs propos ne soient surpris par les gens de condition inférieure. Ils ont oublié tout ce qu’ils ont pu savoir de littérature et d’art... Quant aux femmes...

—La seule chose dont elles puissent causer, ce sont les dernières Courses, ou les gaffes de leur dernière bonne. Ce matin, j’étais en visite chez mistress Derwills...

—Vous croyez cela? Elles savent causer avec les petits officiers et les petits officiers savent causer avec elles. Votre salon ferait admirablement leur affaire, si vous respectiez les préjugés religieux du pays, et que vous vous teniez amplement pourvue de Kala juggahs[B].

—Quantité de Kala juggahs! Oh! ma pauvre petite idée! Des Kala juggahs dans un salon politique! Mais qui donc vous en a appris aussi long?

—C’est peut-être que j’en ai essayé moi-même ou bien que je connais une femme qui en a essayé. J’ai fait un sermon en règle pour peser le pour et le contre. La conclusion, c’est...

—Inutile d’achever... c’est le mot: néant! Polly, je vous remercie. Ces maudites bêtes...

Et mistress Hauksbee, de la vérandah, montra de la main deux hommes fendant la foule qui passaient au-dessous, et qui la saluèrent d’un coup de chapeau.

—Ces mauvaises bêtes n’auront pas la joie de posséder un second hôtel des Potins, ou un Peliti d’extra. Je renonce à l’idée de tenir un salon. Cela me paraissait pourtant bien séduisant. Mais que faire? Il faut pourtant que je fasse quelque chose.

—Pourquoi? N’y a-t-il pas Abana et Pharpar?

—Jack vous a rendue presque aussi malicieuse que lui. Il me faut cela, naturellement. Je me lasse de tout et de tous, depuis une partie de campagne au clair de lune, à Seepee, jusqu’aux charmes du Mussuck.

—Oui, ces choses-là arrivent tôt ou tard. Avez-vous encore assez de vigueur pour tendre votre arc?

Mistress Hauksbee ferma la bouche d’un air rageur.

Puis elle se mit à rire.

—Je crois m’y voir. De grandes affiches rouges sur le Mail: «Mistress Hauksbee! Irrévocablement: sa dernière représentation sur quelque scène que ce soit. Qu’on se le dise!» Plus de danses, plus de promenades à cheval, plus de petits déjeuners, plus de représentations théâtrales suivies de soupers, plus de querelles à l’ami le plus aimé, le plus cher, plus d’escrime avec un partenaire mal choisi qui n’a pas assez d’esprit pour habiller d’un langage décent ce qu’il lui plaît d’appeler ses sentiments, plus d’exhibition publique du Mussuck pendant que mistress Tarkass va, de maison en maison, partout Simla, colporter d’horribles histoires sur mon compte! Plus aucune de ces choses si profondément assommantes, abominables, détestables, mais qui, tout de même, donnent tout son intérêt à l’existence! Oui, je vois tout! Ne m’interrompez pas, Polly, je suis inspirée. Un «nuage» à raies mauve et blanc sur mes superbes épaules, une place au cinquième rang à la Gaîté, et les deux chevaux vendus! Vision délicieuse. Un fauteuil confortable, où aboutissent trois courants d’air différents, dans chaque salle de bal, et de beaux souliers amples, raisonnables, qui permettent à tous les couples de trébucher en se rendant à la vérandah. Puis on va souper. Pouvez-vous vous imaginer la scène? La cohue gloutonne est partie. Un petit sous-lieutenant qui se fait prier, aussi rouge par tout son visage qu’un baby auquel on vient de mettre de la poudre... On ferait vraiment bien de tanner les petits sous-lieutenants avant de les exporter... Polly... La maîtresse de maison le renvoyant à son service, il traverse la pièce d’un pas furtif, dans ma direction, en tourmentant un gant deux fois trop grand pour lui,—je déteste les gens qui portent les gants à la façon d’un pardessus,—et tâche d’avoir l’air d’avoir pensé à cela pour la première fois: «Puis-je havoir le plaisir de vous offrir mon bras pour le souper?» Alors, je me lève avec le sourire que donne l’appétit. Tenez, comme ceci.

—Lucy, comment pouvez-vous être aussi absurde?

—Et je m’avance majestueusement à son bras. Comme cela! Après le souper, je partirais de bonne heure, vous savez, parce que je craindrais de m’enrhumer. Personne pour s’occuper de mon rickshaw, le mien, s’il vous plaît. Je resterais là, avec ce «nuage» mauve et blanc sur la tête, pendant que l’humidité trempe mes chers, mes vieux, mes respectables pieds, et que Tom appelle à force de jurons et de cris l’équipage de la memsahib. Puis, on rentre. On se couche à onze heures et demie. Voilà une vie vraiment excellente, où l’on est réconfortée par les visites du Padri, qui vient à l’instant même de conduire quelqu’un en terre quelque part là-bas.

Elle montra dans le lointain les pins qui cachaient le cimetière et reprit avec un geste violemment dramatique:

—Écoutez, je vois tout... tout jusqu’aux corsets! Quels corsets! Six roupies huit aunas la paire, Polly, avec de la flanelle rouge, ou bien de la lisière, n’est-ce pas? Ce qu’on met au bout de ces choses terribles! Je pourrais vous en faire un dessin.

—Lucy, au nom du Ciel, finissez donc d’agiter les bras de cette façon idiote. Songez qu’on peut vous voir de tout le Mail.

—Eh bien, qu’on voie! On croira que je m’exerce pour l’Ange Déchu. Tenez, voici le Mussuck. Comme il se tient mal à cheval! Voyez.

Elle envoya, avec une grâce infinie, un baiser au vénérable administrateur indien.

—A présent, voilà qui lui vaudra d’être blagué au Club, en ces termes délicats qu’affectent ces brutes d’hommes, et le petit Hawley me rapportera tout, en atténuant les détails de peur de me choquer. Ce garçon est trop bon pour vivre longtemps, Polly. Je songe sérieusement à lui recommander de donner sa démission et d’entrer dans le clergé. Dans l’état d’esprit où il se trouve présentement, il m’obéirait. Heureux, heureux enfant!

—Jamais, dit mistress Mallowe avec une indignation affectée, jamais vous ne déjeunerez plus ici, Lucinde, votre conduite est scandaleuse.

—C’est votre faute, répliqua mistress Hauksbee, pourquoi avoir voulu me suggérer d’abdiquer? Rien que cela! Non, jamais! ja-a-mais! Je jouerai, je danserai, je chevaucherai, je flirterai, je ferai des cancans, je dînerai en ville, je m’approprierai les prisonniers légitimes de toutes les femmes qu’il me plaira, jusqu’à ce que je tombe, ou qu’une femme plus forte que moi me confonde devant tout Simla, et ma bouche ne sera plus que poussière et cendres avant que je capitule ainsi.

Elle se dirigea vers le salon.

Mistress Mallowe la suivit et lui passa le bras autour de la taille.

—Il n’y a rien à redire à ma conduite, reprit mistress Hauksbee d’un air de défi, et cherchant son mouchoir. Voilà dix soirs que je dîne en ville et que je passe l’après-midi à répéter. Vous en seriez fatiguée vous-même. Je suis seulement fatiguée, rien que fatiguée.

Mistress Mallowe ne témoigna point de compassion à mistress Hauksbee et ne l’engagea point à aller se coucher. Elle lui donna une autre tasse de thé et renoua la conversation.

—J’ai passé par là, moi aussi, ma chère, dit-elle.

—Je m’en souviens, dit mistress Hauksbee, avec un rayonnement de malice sur les traits, en 84, n’est-ce pas? La saison suivante, vous vous êtes beaucoup moins surmenée.

Mistress Mallowe sourit d’un air de supériorité, d’un air de sphinx.

—Je suis devenue une Influence.

—Grands Dieux! mon enfant, vous ne vous êtes pas envolée parmi les Théosophistes, et vous n’avez pas baisé le gros orteil de Bouddha, n’est-ce pas? J’ai voulu m’affilier jadis, mais on m’a écartée comme sceptique—ce qui m’ôte toute chance de perfectionner ma pauvre petite intelligence.

—Non, je n’ai pas théosophisé. Jack dit...

—Ne parlez pas de Jack. Ce que dit un mari, on le sait d’avance. Qu’est-ce que vous avez fait?

—J’ai fait une impression durable.

—Et moi aussi... pendant quatre mois. Mais cela ne m’a pas le moins du monde consolée. J’avais pris l’homme en grippe. Est-ce que vous n’allez pas cesser de sourire de cet air insondable et me dire où vous voulez en venir?

Alors mistress Mallowe parla.

. . . . . . . . . . . . .

—Et vous prétendez soutenir que tout cela fut purement platonique de part et d’autre?

—Absolument; et dans le cas contraire, je ne m’y serais point embarquée.

—Et c’est à vous qu’il doit sa dernière promotion?

Mistress Mallowe affirma d’un signe de tête.

—Et vous l’avez mis en garde contre la petite Topsham?

Autre signe affirmatif.

—Et vous lui avez parlé du mémoire particulier envoyé sur son compte par sir Dugald Delane?

Troisième signe affirmatif.

—Pourquoi?

—Quelle question à faire à une femme? D’abord, parce que cela m’amusait. Aujourd’hui, je suis fière de ma conquête. Si je vis, il continuera à réussir. Oui, je le mettrai sur le chemin qui mène tout droit à la croix de Chevalier, à tout ce qui peut avoir quelque prix aux yeux d’un homme. Quant au reste, cela le regarde.

—Polly, vous êtes la plus extraordinaire des femmes.

—Pas le moins du monde. Je me concentre, voilà tout. Vous, vous vous éparpillez, ma chère, et bien que tout Simla connaisse votre habileté à conduire un attelage...

—Ne pourriez-vous pas employer un terme plus gracieux?

—Un attelage à six, depuis le Mussuck jusqu’au petit Hawley, vous n’y gagnez rien, pas même de vous amuser.

—Et vous?

—Essayez ma recette. Prenez un homme et non point un gamin, notez bien, un homme très mûr, sans attaches, et soyez pour lui un guide, un philosophe, une amie. Vous trouverez là l’occupation la plus intéressante à laquelle vous vous soyez jamais adonnée. C’est chose possible, vous n’avez pas besoin de me regarder comme cela—puisque je l’ai fait.

—Il y a là un élément de danger qui donne de l’attrait à l’aventure. Je chercherai un homme de ce genre et lui dirai: «Maintenant, il est bien entendu qu’il ne doit pas être question de flirt. Faites exactement ce que je vous dirai. Mettez à profit mes renseignements et mes conseils, et tout ira bien.» Est-ce là votre idée!