Stick Action Spéciale - Alexandre Alex - E-Book

Stick Action Spéciale E-Book

Alexandre Alex

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Beschreibung

Trouvant ses études en Maths Sup ennuyeuses à mourir, Alexandre Alex rêve de s'engager dans l'armée et de devenir « commando », bien qu'il n'ait aucune idée de ce que cela peut réellement signifier. Quand un recruteur tente de lui vendre la fonction de « commando informatique » pour lui faire intégrer les transmissions au lieu de le renseigner sur les forces spéciales, Alexandre n'est pas loin de se laisser tenter... Mais il opte finalement pour l'École des sous-officiers de Saint-Maixent, où son classement de sortie lui permet d'intégrer le 1er RPIMa en qualité de « sergent direct ».

 
Jeune sergent frais émoulu de l'école, il doit désormais naviguer au milieu de soldats ou de sous-officiers plus expérimentés que lui dans l'un des plus prestigieux régiments de l'armée de terre ! Et surtout il doit réussir la formation Recherche Aéroportée & Action Spéciale (RAPAS), qui fera de lui l'équipier d'un Stick Action Spéciale (SAS), avant d'enchaîner sur d'autres formations et d'autres stages, puis de faire ensuite ses preuves sur le terrain. Ce sera tout d'abord l'Afghanistan, puis la Mauritanie, le Burkina Faso ou encore la Centrafrique. Mais ce sera aussi l'opération Archange Foudroyant qui, le 8 janvier 2011 au Mali, à l'issue d'un audacieux raid héliporté, se conclura par la mort tragique de deux otages français, Antoine et Vincent.

 
Au terme de dix ans de carrière, ce sera ensuite le retour à la vie civile, avec son lot de difficultés et d'apprentissages. Tour à tour livreur, patron de bar, SDF, garde du corps puis entrepreneur, Alexandre Alex saura rebondir pour revenir dans le monde qu'il connaît le mieux : celui de la sécurité.

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Couverture

Page de titre

Avertissement

Le récit qui va suivre restitue le plus fidèlement possible des événements passés.

Certains dialogues sont approximatifs, mais reflètent l’esprit des échanges.

À l’exception des personnalités publiques, les pseudonymes ou noms de militaires utilisés dans ce livre ont été modifiés afin de préserver leur anonymat.

Certains faits ont été volontairement éludés ou survolés afin de ne pas dévoiler de secrets opérationnels. L’opération Archange Foudroyant fait cependant l’objet d’un traitement plus détaillé car elle a déjà été largement commentée dans la presse ou à la télévision, avec parfois, et malheureusement, des approximations ou des biais journalistiques ayant mis en doute le sens de l’engagement des militaires y ayant participé. À l’exception des chapitres consacrés à Archange Foudroyant, certaines dates ont été légèrement modifiées.

Je remercie les familles d’Antoine de Léocour et de Vincent Delory, qui, malgré leur douleur, ont accepté de relire ce récit avant publication et d’y apporter des corrections quand ils l’ont jugé nécessaire.

Je remercie plus particulièrement Annabelle Delory qui n’a cessé de se battre pour connaître les circonstances exactes du décès de son frère et qui, avec ses parents, n’a jamais cherché à juger notre action, mais simplement à la comprendre.

Prologue

NUIT DU 7 AU 8 JANVIER 2011

Troisième nuit ! Troisième nuit d’infiltration depuis que le Transall a éjecté de sa soute nos trois véhicules légers tout-terrain P4 après un poser d’assaut nocturne. Depuis, on se tape les fesses à rouler au clair de lune sur les pistes burkinabè. En fait, la lune, c’est elle qui nous permet de rouler tous feux éteints. Sa lumière est amplifiée par les nouvelles jumelles de vision nocturne Litton que nous sommes en train de tester. Le top ! Une binoculaire au lieu du tube unique dont nous étions équipés auparavant. Et là, tout change ! L’impression de profondeur est telle que les images nous apparaissent en quasi-relief jusqu’à une distance de 200 mètres. Bon, ça c’est pour le conducteur de tête. Pour ceux qui suivent, la tâche est un peu plus compliquée. Car eux se ramassent la poussière que dégage la première P4. Et c’est là que tout se complique. En effet, par souci de discrétion, nous avons désactivé les feux stop de nos véhicules. Sinon, à chaque fois que l’un de nous écraserait la pédale de frein, notre convoi se mettrait à ressembler à un sapin de Noël. Autant annoncer notre infiltration dans la presse locale !

La piste devient bonne, nous en profitons pour augmenter la vitesse. Nous voilà à 80 kilomètres/heure. Nous en profitons car le plus souvent notre moyenne oscille entre 10 et 20 kilomètres/heure.

Ces exercices d’infiltration sont devenus une routine au régiment. C’est même l’un des savoir-faire de base du 1er RPIMa, l’héritier des parachutistes SAS de la France Libre. De ce glorieux passé nous avons conservé les traditions et la devise d’origine britannique : « Qui ose gagne ». En 1942, les « Free French Squadrons » menèrent la vie dure à l’Afrika Korps en lançant des raids en Libye ou en Tunisie. Loin de leur base, ils harcelaient les Allemands dans la profondeur de leur dispositif. En juin 1944, après le Débarquement, c’est à travers la France qu’ils accomplirent ces actions commando contre l’occupant.

Il y a deux nuits, notre Stick Action Spéciale (SAS) a été déposé pour cet entraînement au nord du Burkina Faso. Nous sommes à plus de 300 kilomètres de notre base opérationnelle avancée (BOA), celle des forces spéciales, qui est positionnée à quelques kilomètres au sud de la capitale, Ouagadougou.

« Base opérationnelle avancée » est un terme militaire pour désigner des installations sommaires dans lesquelles sont cantonnés une centaine d’hommes. Ils sont en permanence prêts à intervenir à la moindre alerte. Il y a là deux Sticks Action Spéciale du 1er RPIMa ‒ dont le nôtre ‒, un groupe action du Commando parachutiste de l’air (CPA) n° 10, des équipages du 4e Régiment d’hélicoptères des forces spéciales et de l’Escadron de transport 3/61 Poitou, autant d’unités placées sous l’autorité du Commandement des opérations spéciales (COS). À tous ces opérationnels qui travaillent dans l’ombre et enchaînent les entraînements au quotidien s’ajoutent les mécaniciens, les logisticiens, etc.

Bien que rustique et sommaire, cette base opérationnelle avancée constitue un formidable lieu d’entraînement. Ici, nous avons progressé dans tous les domaines du combat. Nous avons la conviction que notre Stick Action Spéciale n’a jamais été aussi performant qu’après ces trois mois déjà passés en base opérationnelle. Notre cohésion est totale, de vrais frères d’armes !, et nous savons pouvoir compter entièrement les uns sur les autres. C’est bien la raison pour laquelle nous avons surnommé notre stick « la SAS KICK ASS », le groupe qui fout des branlées. C’est un peu grande gueule, mais cela ne nous empêche pas de faire preuve d’une rigueur extrême dans l’entraînement en cherchant en permanence à nous perfectionner.

L’infiltration que nous menons depuis trois nuits et deux jours en est la preuve. La nuit, nous roulons, jumelles de vision nocturne sur les yeux. Nous analysons le terrain du plus près au plus loin afin de ne jamais croiser une âme qui vive. De temps à autre, nous relevons nos jumelles sur notre casque balistique, le temps d’une courte pause. Le jour, nous restons planqués. Sans feu, discrets, nous mangeons nos rations de combat en attendant la nuit. Nous récupérons un peu après avoir organisé un périmètre de sécurité. Chacun prend la garde à tour de rôle. Rien ne doit nous surprendre pendant que nous grappillons quelques heures de sommeil.

Troisième nuit d’infiltration, la fatigue frappe à la porte. Nous nous rapprochons de notre base opérationnelle avancée. Plus qu’une centaine de kilomètres à avaler et à l’aube, nous y serons ! Voilà trois nuits et deux jours que nous ne nous sommes pas lavés, nous ressemblons à des gueux avec cette poussière rouge qui macule nos visages. Mais comparé aux trente-quatre jours de nomadisation que nous avions faits en Mauritanie au beau milieu du désert dans des conditions parfois très difficiles, cette mission ressemble à une promenade de santé.

Ici, l’ennemi, ce n’est pas la chaleur, c’est la poussière. Brusquement, la P4 de tête s’envole ! Cette saleté de poussière rouge qui pollue la partie basse de nos optiques a empêché son conducteur de discerner un plot en béton sur un côté de la piste. Le véhicule finit sa course contre un arbre. Aucun blessé, mais un arbre de direction et un triangle de suspension quasi HS. Le chauffeur était concentré sur la piste qui se rétrécissait à l’approche d’une buse permettant le franchissement d’un ruisseau et il n’a pas vu le plot. Il est 2 heures du matin. Pas question de stopper la mission. On répare !

Nous tractons la P4 sur la piste et notre mécano se met au travail. Sans éclairage, il commence par inspecter les dégâts. Le diagnostic n’est pas brillant mais il décide de redresser les pièces mécaniques endommagées à l’aide d’un cric et d’une barre à mine. Bien que ce ne soit pas de la mécanique de précision, il faut se résoudre à allumer les lampes torches afin de guider le mécano dans sa tâche impossible.

La P4 va pouvoir reprendre sa route. Il aura fallu plus d’une heure à notre mécano pour donner un semblant d’aspect à ces bouts de ferrailles tordus. Accroché à son volant, le conducteur sent pourtant que sa machine agonise. La direction souffre et le volant tremble malgré la poigne d’acier qui le maintient.

Soudain, le lieutenant Sébastien, Seb, reçoit un appel sur son téléphone satellite. Il fait stopper le convoi et parle pendant un long moment. Je le vois concentré, presque statufié. Lorsqu’il repose son téléphone, on sent qu’il se passe quelque chose d’anormal. On se réunit autour de lui.

« Bon, écoutez, les gars, je ne sais pas si c’est un entraînement ou si c’est réel, mais il faut que nous rentrions au plus vite. On part sur une intervention. Je n’en sais pas plus pour l’instant. »

Plus question de respecter les procédures fixées par l’entraînement. Nous regagnons nos véhicules, allumons nos phares et fonçons pour quitter la piste et rejoindre la route qui nous mènera au plus vite à notre base opérationnelle. La P4 endommagée ne survit pas longtemps à un tel traitement. Son volant se met à tourner dans le vide, ce qui rend le véhicule incontrôlable. Comme il n’est pas question de l’abandonner, on la met en remorque d’une autre P4, son personnel et son matériel toujours à bord.

Au bout d’une dizaine de kilomètres, un second coup de fil sur le téléphone satellite de Seb fait encore monter la pression. Quand il raccroche, il nous annonce :

« Bon, les gars, je pars en précurseur, vous vous débrouillez pour arriver le plus vite possible à la base. »

Sa P4, avec trois autres des nôtres à bord, démarre aussitôt en trombe, direction notre base des forces spéciales. Nous nous interrogeons. Deux thèses s’affrontent. D’un côté les partisans du complot qui affirment que « Non, il ne se passe rien, ils nous testent. Ils nous ont préparé un truc pour le retour de l’infiltration, du genre, on va juste aller faire une séance sur le pas de tir. » D’autres sont nettement plus enclins à croire que quelque chose de sérieux se prépare : « Non, Seb n’est pas un joueur, c’est un gars sérieux. Il ne nous ferait pas un truc comme ça. »

En attendant, nous sommes crevés et nos armes sont dégueulasses, mais rien qui puisse affecter nos capacités opérationnelles. C’est là notre lot quotidien.

Dans un village, nous réussissons à dénicher une remorque plateau auprès d’un garagiste local. Nous y chargeons le 4x4 accidenté et faisons route à pleine vitesse vers Ouagadougou.

Quand nous arrivons au camp, vers 6h30, c’est l’effervescence. Une véritable ruche qui bourdonne de partout.

Notre lieutenant Seb a eu le temps d’assister à un briefing donné par les autorités avant que l’autre Stick Action Spéciale présent sur cette base arrière n’embarque à bord d’un Cougar, à destination de je ne sais où. Les gars de ce deuxième Stick Action Spéciale du 1er RPIMa sont des types hyper-compétents. Des briscards, plus expérimentés que nous et plus calmes. Au niveau tactique et technique, ce ne sont vraiment pas des manchots. Commandés par Jim avec comme adjoint Claudio, ils ont fait leurs preuves en Afghanistan et dans beaucoup d’autres OPEX. Ce sont des professionnels aguerris ‒ comme tous leurs camarades.

Seb nous briefe aussitôt :

« Deux otages français ont été enlevés hier vers 23 heures au Niger. C’est un couple de Toulousains qui a été emmené de force par un groupe d’une dizaine d’hommes. Des djihadistes. Ils ont deux véhicules, un Toyota fermé et un pick-up armé d’une 14,5 mm. Garnissez vos chargeurs et préparez-vous à partir ! »

Quoi ? … On a beau s’être entraîné depuis des années pour ce type d’opération, une telle annonce n’en déclenche pas moins une giclée d’adrénaline dans les veines. Sauver un couple de Toulousains ‒ j’imagine un homme et une femme, mais qu’est-ce qu’ils venaient foutre ici, les pauvres ? ‒, c’est une mission noble, et nous y sommes préparés. Mais se coltiner une 14,5 mm en face ? Cela rend les choses plus difficiles…

Et quand je dis que nous y sommes préparés, c’est que nous le sommes réellement. Malheureusement, le meilleur entraînement du monde ne suffit jamais à surmonter des circonstances adverses. Malgré tous nos efforts, l’issue des douze prochaines heures se révélera tragique.

Et pourtant, que de chemin parcouru pour en arriver là…

Chapitre 1Il faut que jeunesse se passe

C’est vers l’âge de 16-17 ans que naît chez moi l’envie de devenir militaire. Un désir que je conserve longtemps enfoui en moi car ce n’est pas là le genre d’ambition susceptible d’enchanter mes parents. Mon père n’a pas cette fibre-là, même s’il n’est pas loin d’en avoir la mentalité avec tous les ordres qu’il distribue : corvées propreté à la maison, corvées dans le jardin, corvées terrassement avec des sacs de ciment de 50 kg à trimballer, sans oublier l’entraînement physique ! Mon père et moi faisons d’ailleurs beaucoup de sport ensemble et il n’hésite jamais à me lancer des challenges durant nos séances.

« Tu vois la côte devant ? Tu la montes et tu la descends trois fois ! »

« Maintenant, tu me fais 50 pompes ! »

Je continue le soir dans ma chambre. J’enchaîne comme un bourrin les séances de pompes, les squats, les tractions et les abdos. Je m’imagine déjà me transformer en Sylvester Stallone, jusqu’à comprendre que cela ne sert finalement pas à grand-chose. Comment progresser si l’on accomplit toujours les mêmes exercices ?

Consciencieux en sport, je le suis un peu moins au lycée, où je traîne mes guêtres en classe de première scientifique. Les appréciations dans mes carnets scolaires ne sont glorieuses qu’aux yeux de l’adolescent turbulent que je suis.

« Alexandre s’amuse à brûler les papiers dans la poubelle de la salle de permanence avec un briquet qui ne lui appartient pas. Attention à rester concentré sur le travail et à ne pas se laisser entraîner. »

« Alexandre doit apprendre à se contrôler et à répondre à la provocation autrement que par la violence. Il viendra en retenue mardi. Je souhaite qu’il comprenne qu’il y a des instances qui peuvent l’aider à faire respecter ses droits et que s’en servir ne signifie pas forcément dénoncer. »

« Alexandre est exclu car il s’amuse à jouer au Mikado avec son voisin pendant les cours d’histoire… »

Je ne fais jamais rien de méchant, je suis juste un gentil gamin un peu remuant, qui s’ennuie profondément en classe et ne sait jamais comment canaliser son énergie. Je suis un garçon sympathique, toujours entouré d’amis et toujours partant pour un bon éclat de rire. Plus d’une fois il m’arrive de déclencher des alarmes incendie ou de faire irruption dans les salles de classe, en survêtement et avec une cagoule de fortune sur le visage, pour la simple joie de gueuler et d’interrompre les cours. Le temps que les profs réalisent et se mettent à crier, mes amis et moi sommes déjà repartis.

Ces derniers sont du genre à aimer le rock progressif avec des têtes d’affiche comme Ange ou Magma, des groupes de rock ou de jazz-rock français jugés révolutionnaires à l’époque. Comme beaucoup d’adolescents de cet âge, aucun d’entre nous n’a vraiment de projet précis et nous ne prenons pas encore la vie très au sérieux. Mon désir de devenir plus tard militaire est quelque chose d’encore très fugace et je n’ai d’ailleurs aucune idée de la manière dont il faudrait que je m’y prenne.

La seule chose qui me rapproche de ce que je pense être la vie militaire, ce sont les bivouacs de huit à dix jours que j’effectue pendant les vacances scolaires avec un groupe de copains, une dizaine de garçons et de filles. Internet étant bien loin d’être aussi accessible et riche en informations qu’il l’est aujourd’hui, nous préparons les choses à l’ancienne : carte au 1/25 000e à commander dans une librairie pour planifier l’itinéraire, usage de la salle informatique du lycée pour regarder les Pages jaunes Internet, mais la plupart du temps annuaire téléphonique pour appeler les mairies et savoir s’il y aura une épicerie ouverte dans les villages traversés, puis préparation des points de ravitaillement !

Marcher avec un sac à dos, s’orienter, dormir à la belle étoile… Tout cela est un véritable bonheur pour moi ! Qui plus est, j’apprends à lire des cartes, à tracer des itinéraires selon les dénivelés, à gérer le matériel, la nourriture et les réserves d’eau, à tenir bon sur les distances et les horaires… Mes copains connaissent ma lubie de devenir militaire et me laissent gérer, ce qui leur permet d’avoir d’autant plus de temps pour se reposer et profiter.

À la rentrée scolaire, alors que j’entre en terminale scientifique, nous poursuivons ces bivouacs le week-end, cette fois dans la forêt de Fontainebleau, où nous allons jusqu’à faire des feux de camp bien que ce soit interdit.

Ces activités de plein air me distraient de la vie monotone que je mène en classe. Les cours continuent à se succéder sans que je fournisse d’efforts particuliers, mais je n’en décroche pas moins de bonnes notes ‒ lesquelles me mettent à l’abri des représailles familiales que pourraient me valoir les remarques disciplinaires que j’accumule. Heureusement, grâce à Benoît, un camarade d’une autre classe de terminale, je découvre en milieu d’année un nouveau sport de plein air, la course d’orientation, qui servira d’exutoire pour mon trop-plein d’énergie.

La course d’orientation ? Il s’agit de courir et de s’orienter en même temps, à l’aide d’une carte et d’une boussole. Mais il s’agit surtout d’effectuer un parcours chronométré de plusieurs kilomètres à travers un espace boisé ponctué de points de passage obligatoires, les « balises », où l’on poinçonne sa fiche de course afin de montrer que le parcours a bien été respecté.

La première fois que Benoît et moi allons courir ensemble, je le découvre vêtu d’un fuseau long et d’une veste de sport à manches longues, des lunettes de VTT sur le nez. Moi, je ne suis équipé que d’un simple short de sport et d’un T-shirt à manches courtes. Je lui demande bien sûr la raison de cet accoutrement.

« Tu vas vite comprendre », se contente-t-il de me répondre.

Ce jour-là, nous faisons équipe ensemble dans le cadre d’une compétition qu’organise la Fédération Île-de-France de course d’orientation. Celles-ci sont avant tout réservées à leurs licenciés, mais des participants extérieurs peuvent toujours s’y inscrire moyennant des frais de participation modiques.

Les départs sont donnés de manière échelonnée. C’est notre tour de nous élancer ! Benoît, carte à la main, détale aussitôt à travers bois, sans se soucier d’utiliser des sentiers qui feraient faire des détours, quitte à courir au milieu des ronces ‒ d’où le fuseau long pour ne pas avoir les jambes en sang ‒ et au milieu des branches d’arbre ‒ d’où les lunettes pour se protéger les yeux ‒, en privilégiant toujours la ligne la plus droite possible pour fondre directement sur les balises successives et viser le meilleur chronomètre sur la durée de la course.

Il me suffit d’effectuer quelques courses avec lui pour me prendre d’enthousiasme pour cette discipline. Je suis admiratif de la manière dont Benoît parvient à dénicher les balises au milieu de nulle part et à repartir aussi sec pour la balise suivante.

« Mais putain, tu sais déjà où il faut aller ?

‒ Oui, j’anticipe à chaque fois ! »

J’apprends rapidement que les meilleurs coureurs peuvent photographier la position de plusieurs balises dans leur mémoire. Ainsi, sans même avoir à jeter un coup d’œil sur leur carte, ils réalisent leur course à pleine vitesse et enquillent cinq ou six balises d’affilée sans jamais se perdre ni s’interroger sur leur position. Moi, j’en suis encore à apprendre à manipuler ma petite boussole de plastique et à me repérer sur la carte tout en courant, mais je progresse au fil des parcours que j’effectue. Je développe mon habileté à décrypter les cartes, à analyser les reliefs, à deviner les itinéraires possibles et à enregistrer dans ma mémoire toutes sortes de points de repère. J’y prends tellement goût que je me mets à pratiquer avec mon père qui s’y était initié lors de son service militaire. Nous nous entraînons régulièrement ensemble sur des distances théoriques de 7 ou 15 kilomètres (10 à 20 kilomètres sur le terrain).

Au fond de moi, j’ai aussi l’intime conviction que ce sport me rapproche de ce qui doit se pratiquer dans l’armée, un peu comme s’il s’agissait de participer à une sorte de raid en territoire hostile avec l’ennemi à mes trousses.

D’ailleurs, lors des compétitions amicales du week-end, je constate qu’une large majorité des compétiteurs adultes est militaire.

À force de pratique, la petite équipe de Fontainebleau que je forme avec Benoît et deux autres amis en vient à être sélectionnée pour les championnats de France dans la catégorie « Par équipe ». Cerise sur le gâteau, cette sélection officielle me fournit un magnifique prétexte pour sécher les cours. Ayant informé le lycée que je préparais les championnats de France, il me suffit désormais de prétexter un entraînement pour m’absenter à ma guise. Sans oublier au passage d’aller récupérer Benoît dans sa classe.

« Bonjour, je viens de la part de la Vie scolaire. Je viens chercher Benoît parce qu’il y a une réunion de préparation pour les championnats de France.

‒ D’accord, allez-y. Bon courage ! »

Et ça marche à tous les coups, qu’il y ait réellement entraînement ou non ! À la fin de l’année, notre équipe finira tout de même championne de France, même si, il faut bien l’avouer, j’étais alors bien plus mauvais que Benoît et les autres, mais pas au point d’être le boulet qui aurait tout fait échouer.

Ces entraînements et mes absences pèsent forcément sur mes relations avec le corps professoral. Ma prof d’anglais, peu satisfaite de mes résultats, m’interroge un jour sur mon avenir professionnel :

« Vous voulez faire quoi dans la vie ?

‒ Devenir militaire.

‒ Alors, vous feriez mieux de travailler votre anglais ! »

Elle avait raison, mais comment aurais-je pu imaginer que l’anglais me servirait plus tard dans mon travail avec des Delta Force américains ou des SAS australiens ?

L’enseignant qui m’a plus particulièrement dans le collimateur reste cependant mon professeur de physique, une matière essentielle en terminale scientifique. Ce dernier ne supporte pas que je reste assis au fond de la classe à lire dans mon coin le livre de physique au lieu d’écouter ses explications laborieuses et de les prendre en note. J’estime pour ma part que c’est un prof aigri. Il ne cesse de nous parler du temps où il était enseignant en prépa grandes écoles au lycée Henri-IV à Paris, comme s’il avait eu son heure de gloire avant d’échouer dans notre lycée de Melun. À la fin de l’année scolaire, alors que les épreuves du baccalauréat vont avoir lieu dans moins de deux semaines, il se permet de m’ériger en contre-exemple. D’une voix forte et ironique, il prend la parole pour s’adresser à toute la classe :

« Et surtout, ne faites pas comme Alexandre, qui n’écoute jamais les cours alors que les épreuves approchent. Alexandre ! Sortez votre cahier, prenez des notes ! »

Je ne sais pas pourquoi, cela me pique au vif. Je déteste que l’on transforme la vérité. Il me prend pour un mauvais élève alors que c’est lui qui est un mauvais prof, raison pour laquelle je n’ai besoin ni de lui, ni de ses conseils à deux balles. Je sens qu’il cherche surtout à m’humilier pour rehausser son propre prestige. Je décide de ne pas me laisser faire.

« En fait, vous êtes le genre de prof qui passe son temps à nous raconter sa vie. Un type mégalo qui se vante d’avoir enseigné en prépa à Henri-IV ! Mais si vous étiez si bon, pourquoi vous êtes venu à Melun ? »

La classe semble pétrifiée. Tout le monde attend maintenant la suite des événements. Je sens des dizaines de paires d’yeux fixés sur moi. Je décide de laver l’affront et de planter mes banderilles dans une envolée théâtrale.

« Et vous savez quoi ? Il y a encore plein de choses au programme que l’on n’a toujours pas vues pour le bac. Et ce sont justement ces choses que je suis en train d’apprendre dans le livre. Alors, il est où, le problème ? »

Et là, je balance mon livre de cours à travers la salle de classe avant de m’en aller comme un prince. Je ne reviens plus suivre ses cours, ce qui ne m’empêche pas de récolter quelques semaines plus tard un 18/20 en physique-chimie au bac. Avec mon 14/20 en mathématiques, j’ai suffisamment de points dans ces matières à fort coefficient pour décrocher le sésame sans trop de difficultés.

Mais voici que l’été arrive, sans que j’aie encore confié à mes parents que je souhaitais devenir militaire. Sans doute par peur de les décevoir. Eux me voient plutôt ingénieur. « Tu es bon en sciences, tu feras un très bon ingénieur », me souffle régulièrement mon père. Pour le satisfaire et arriver à un compromis, je m’imagine à la rigueur suivre l’école spéciale militaire de Saint-Cyr, ce qui me permettrait de concilier les statuts d’officier et d’ingénieur, mais l’idée ne m’enchante pas plus que cela. À tort ou à raison, j’estime alors qu’être officier signifie passer plus de temps derrière son bureau que sur le terrain. Moi, je me vois plutôt commando et, même si je ne sais pas vraiment en quoi cela consiste, je pense que cela me permettrait au moins de continuer les randonnées en pleine nature, au milieu de nulle part, comme j’aime à le faire avec mes amis. Sur ce point-là, il faut avouer que je ne serai pas déçu !

Un jour, à l’occasion d’une nouvelle discussion avec mon père, je finis par lui révéler mes aspirations. Sa réaction, qui ne se fait pas attendre, ne m’étonne pas plus que cela.

« Militaire ? Laisse tomber, ça ne gagne pas d’argent. Ça ne fait pas de chiffre ! »

Mon père a l’esprit d’entreprise. Ancien comptable devenu commercial, il a fini par monter sa propre boîte et s’en sort parfaitement, mais il a tout de même une vision très particulière du monde. Il n’accorde aucune confiance au système éducatif français, ne supporte pas les profs gauchistes « toujours en grève » et s’inscrit dans une tradition plutôt conservatrice ‒ ce qui n’empêche pas ma jeune sœur d’afficher un look grunge.

Après quelques secondes de silence, il poursuit :

« Les militaires, c’est des fonctionnaires. Ils n’en branlent pas une. Non, laisse tomber, fais plutôt Maths sup. »

Faute de véritables connaissances sur l’armée et ce qu’elle peut vraiment m’offrir comme perspectives, je n’oppose guère de résistance aux affirmations de mon père et passe l’été en laissant les choses traîner. Quand je ne fais pas de randonnée avec mes amis, je glande avec eux dans les rues de Melun. On s’ennuie, on picole un peu et on enchaîne les idioties, dans la continuité de ce que nous faisions au lycée.

Un soir, nous trouvons amusant de bloquer les voies ferrées avec des poubelles. Un autre soir, découvrant que les petites voitures citadines ne sont pas si lourdes que cela à transporter, nous les déplaçons d’un endroit à un autre. La chose est encore plus drôle à nos yeux quand elles n’ont pas le frein à main bien serré et qu’elles se mettent à dévaler les pentes !

Bien évidemment, tout cela m’amène à faire connaissance avec la Police nationale. Une nuit, alors qu’il est 3 heures et que nous sommes plutôt bruyants dans la rue, un voisin appelle les condés pour leur dire que nous agressons une fille ‒ en réalité une amie qui nous accompagne. Ces derniers arrivent en mode cow-boy et nous découvrent dans un état d’alcoolémie avancé. Ni une, ni deux, ils nous collent sans ménagement contre un mur pour une palpation, persuadés de trouver de la drogue sur nous. N’obtempérant pas assez vite, je me retrouve bousculé contre le mur avant de recevoir un coup de balayette dans le tibia pour me faire écarter les jambes. Moi qui pratique la boxe, je prends cela pour une agression. Je me retourne pour foudroyer le flic du regard, mais ça ne lui plaît pas.

« Te retourne pas ! », gueule-t-il avant de me renvoyer dans mes cordes et de débuter sa palpation énergiquement.

Faute de trouver la moindre substance prohibée dans nos poches, les policiers nous font la leçon et nous laissent repartir. Avant de nous retrouver quelques jours plus tard, alors que nous venons de mettre en place une fausse déviation sur une nationale avec des panneaux de signalisation piqués plus loin sur un chantier. Je le reconnais : quand on est jeune, on est parfois con, et du haut de mes tout juste 18 ans, je suis encore bien loti en la matière ! Bref… Nous sommes quatre à emmerder les automobilistes avec notre fausse déviation, et quatre à détaler comme des lapins dans tous les sens dès que la voiture de flics arrive de manière inopinée.

Fort de mon expérience en course d’orientation, je m’enfonce aussitôt dans la forêt et parviens facilement à semer mon poursuivant. Alors que je rentre chez moi avec le sentiment du devoir accompli, un coup de fil sur mon portable vient interrompre ma douce béatitude.

« Monsieur Alexandre Alex ? Ici le commissariat de Melun. Vous êtes convoqué chez nous, on vous attend au plus vite. »

Merde !! Les salauds ! Mes copains se sont fait choper et ils m’ont balancé ! Je ne panique pas pour autant. Après tout, je suis d’une nature plutôt stoïque et nous n’avons rien fait de dramatique. Je me dis juste : « Merde, fait chier ! », mais rien de plus.

Quand j’arrive au commissariat, je reconnais le flic qui m’a déjà palpé quelques jours plus tôt, lequel m’apprend avec un grand sourire que je vais être placé en garde à vue. Avant cela, il va d’abord procéder à une nouvelle palpation. Et comme je suis désormais majeur, j’ai droit à une fouille à poil, la totale.

« Mets-toi à poil ! », ordonne-t-il.

« Soulève tes testicules ! »

« Mets-toi accroupi et tousse ! »

Bref, une belle entrée en matière de ce que je revivrai plus tard pendant mes tests du 1er RPIMa, mais ça, je ne le sais pas encore !

Au final, je rejoins deux de mes compagnons d’infortune en cellule de dégrisement, où nous passons le reste de la nuit à insulter les flics de garde qui tuent le temps en matant la Star Academy sur leur écran de télévision. Le quatrième de notre bande, ou plutôt la quatrième, n’est autre que ma copine de l’époque. Encore mineure, elle a été relâchée après une simple palpation par un agent féminin.

Quand je rentre chez moi le lendemain, mes parents me demandent simplement :

« Tu étais où ?

‒ En garde à vue.

‒ Bon Dieu, qu’est-ce que tu as encore fait ?! »

Ils ne sont pas plus énervés que cela, en tout cas bien moins fâchés contre moi que les parents de ma copine, qui me vouent maintenant une haine sans bornes pour avoir embringué leur fille dans mon délire !

En revanche, s’il y a une chose qui énerve mes parents, c’est qu’il leur faut désormais prendre un avocat pour assurer ma défense et celle de mes amis car nous allons devoir passer en jugement pour vol de panneaux de signalisation, entrave à la circulation et je ne sais plus quoi d’autre.

Le jour du jugement, mon avocat fait sa part du travail en déclinant son petit laïus sur lequel nous avons travaillé ensemble.

« Alexandre Alex est un jeune homme sans histoires qui a pour projet d’entrer dans l’armée. Il ne faudrait pas que cette bêtise d’adolescent l’empêche de poursuivre sur sa voie et mette des barrières sur son parcours.

‒ C’est entendu. Il n’en sera fait aucune mention sur son casier judiciaire, mais il devra effectuer 100 heures de travaux d’intérêt général », conclut le juge.

C’est ainsi que je me retrouve quelques semaines plus tard dans les jardins du château de Fontainebleau à désherber ou déplacer les tourniquets d’arrosage d’un point à un autre. Un de mes copains a écopé, lui, de 100 heures de travaux d’intérêt général encore plus étonnantes. Il est en charge du ramassage des balles au Golf de Fontainebleau !

Autant dire que je ne fais pas grand-chose de passionnant cet été-là et que, faute de m’être véritablement renseigné sur la manière dont on devient commando, je me retrouve malgré moi inscrit en Maths sup pour la rentrée de septembre 2003.

Chapitre 21er Régiment de parachutistes d’informatique de marine

J’ai 18 ans depuis deux mois et j’aborde cette rentrée en Maths sup avec l’énergie du glandeur. Certes, je vais aux cours, mais je ne prends toujours pas de notes et je passe mon temps à rêver à d’autres horizons que celui d’un bureau. Je pense à l’armée, au sport, aux randonnées. Je bâille aux corneilles et je rêvasse.

Je me rappelle une des premières randonnées que j’ai faites avec mon groupe d’amis, dans le Pays basque. À l’époque, les GPS n’indiquent que des coordonnées chiffrées, ce qui n’est guère utile pour se déplacer avec une carte au 1/25 000e. Surtout quand il faut franchir un superbe dénivelé pour gagner la montagne d’en face. À peine la descente de notre flanc entamée, nous nous sommes rapidement retrouvés coincés, incapables de descendre plus bas, à moins de s’accrocher avec beaucoup de précautions à l’abondante végétation. La pente était vraiment très raide, surtout avec nos sacs à dos lourdement chargés. Alors que je tentais de traverser une petite rivière en me tenant à des arbustes, mon pied a dérapé sur une pierre trempée et j’ai aussitôt compris que j’allais tout dévaler. J’ai alors regardé mes amis en pensant simplement : « Bon, eh bien, adieu ! » et la gravité m’a emporté sur la pente, sans que je puisse rien faire. Je me suis vu mourir. Heureusement, quelques mètres plus bas, je me suis fracassé contre un gros rocher qui a stoppé net ma cascade sans trop de dégâts, mon sac à dos ayant amorti une grande partie du choc.

Je songe à toutes ces bagarres avec mes frères, à coups de bâtons, et à mon père qui venait participer à nos combats sans retenir ses coups. « Il faut renforcer son corps », affirmait-il. Ce que j’ai fait en enchaînant les sports de combat, dont le karaté et la boxe, les balades en vélo dans la campagne, la course d’orientation, la course à pied et les randonnées pédestres, jusqu’à laisser tomber les sports de combat vers 17 ans car je commençais alors à m’intéresser aux filles et je n’avais plus le temps de tout gérer !

Je me souviens de toutes ces séries d’animation que j’aimais bien regarder plus jeune, parce qu’elles faisaient miroiter à mes yeux d’enfant une galerie de héros virils en tous genres : Les Chevaliers du Zodiaque, Dragon Ball Z, Nicky Larson. Sans oublier cette émission télévisée, La Nuit des héros, qui mettait en scène des actes de sauvetage accomplis par des gens ordinaires.

Je repense à ce défilé militaire du 14 juillet 2003, que j’ai beaucoup aimé regarder à la télévision, surtout quand les paras du 3e RPIMa1 ont descendu les Champs-Élysées en arborant fièrement leur béret amarante sur leurs cheveux ras.

Mais je gamberge surtout sur les années de scolarité sans fin qui m’attendent. Encore un an ou deux de classe préparatoire avant de passer un concours pour me morfondre ensuite plusieurs années dans une grande école d’ingénieurs ? Clairement, si je suis bon en maths et en physique, je n’en suis pas pour autant dans mon élément. Faute de prendre des notes en cours, je me contente de photocopier celles d’une copine pour préparer un minimum les devoirs surveillés du samedi matin. J’arrive peut-être à me classer premier en physique-chimie et parmi les meilleurs en mathématiques, mais je m’ennuie profondément. Et je suis toujours aussi nul en anglais.

Au bout d’un trimestre à ce rythme, je me dis qu’il est vraiment temps pour moi d’arrêter de tourner en rond. Je prends la décision d’aller me renseigner dans un Centre d’information et de recrutement de l’armée de terre (CIRAT). Je m’en ouvre à ma mère.

« Maman, je voudrais être militaire.

‒ Militaire ? Mais il faut faire Saint-Cyr ! »

Histoire de gagner du temps, je ne la contredis pas et la laisse m’imaginer ingénieur en gants blancs, coiffé d’un shako, tandis qu’elle cherche les coordonnées du centre de recrutement le plus proche dans l’annuaire téléphonique. Ça tombe bien, il y en a un à Melun.

Ce qui tombe un peu moins bien, c’est qu’il est géré par l’adjudant Choubarrot, dont l’ambition première n’est pas d’orienter un jeune dans la bonne spécialité. À vrai dire, il me fait plutôt penser à une version militaire de mon ancien professeur de physique. Il semble lui aussi aigri et n’a vraisemblablement pas choisi ce boulot de recruteur de gaieté de cœur, à moins que ce ne soit lié à un choix d’affectation géographique. Le fait est qu’il me parle abondamment de lui et de ses quinze ans de carrière dans l’Aviation légère de l’armée de terre (ALAT) avant de me demander enfin ce à quoi j’aspire. Je lui réponds avec l’hésitation d’un puceau confronté à sa première cougar.

« Je viens me renseigner pour être parachutiste…

‒ Vous savez, parachutiste, ça veut rien dire. De toute façon, vous n’y connaissez rien. Dites-moi plutôt quelles sont vos qualités.

‒ Moi ? Je suis endurant.

‒ Endurant ? Ouais… Vous pouvez pas savoir ce que c’est d’être endurant. Je peux pas vous laisser dire ça. Endurant, dans le civil, ça veut rien dire. Dans l’armée, c’est quand même autre chose ! »

Moi qui tire mes connaissances militaires du défilé du 14-Juillet et d’un documentaire sur les forces spéciales en Afghanistan diffusé un peu plus tôt sur TF1 dans le cadre de l’émission Le Droit de savoir, je me garde bien de le contredire. Je l’écoute même respectueusement.

Après tout, c’est l’adjudant Choubarrot ! Si ça se trouve, il a fait des trucs de dingue ! Genre, parachuté seul au milieu des lignes ennemies pour détruire les défenses antiaériennes irakiennes pendant la guerre du Golfe ? À moins qu’il n’ait mené un raid hélicoptère d’envergure en Centrafrique ? Il n’y a pas à dire, il impressionne le jeune gamin que je suis, mais quelque part, j’ai aussi le sentiment qu’il cherche à m’embobiner.

Il commence à me sortir des dépliants sur lesquels ne figure aucun parachutiste. Je fais de mon mieux pour défendre mes intérêts.

« Non, mais je vous promets, je suis vraiment endurant ! J’ai fini champion de France de course d’orientation ! Je peux faire des randonnées de plusieurs jours, en autonomie, avec un sac à dos !

‒ Ouais, mais tout ça, ça veut rien dire.

‒ Je sais lire une carte, je sais m’orienter à la boussole !

‒ Vous savez, dans l’armée, nous, la rusticité… »

C’est la première fois de ma vie que j’entends le mot « rusticité ». Je ne sais même pas ce que cela signifie. Je me sens perdu. Quoi que je puisse dire, quoi que je puisse avancer, l’adjudant Choubarrot me dévalorise. J’explique avec mes phrases maladroites que j’aime l’idée de devoir défendre mon pays, que je suis patriote, que si je ne fais pas l’armée, je deviendrai sans doute pompier ou policier. Je vais même jusqu’à lui parler des reconstitutions héroïques des Marches de la gloire ou de La Nuit des héros, toutes ces émissions de mon enfance dans lesquelles un père ou une mère de famille faisait face au danger, quel qu’il soit, pour secourir quelqu’un. Le héros ordinaire, anonyme, c’est un truc qui résonne toujours en moi, mais qui laisse Choubarrot parfaitement impassible.

Je ne sais plus quoi dire. Comme s’il me fallait résumer ce qu’est alors ma vie, je lâche, fataliste :

« Là, je suis en Maths sup, mais ce que je veux vraiment, c’est devenir parachutiste. »

Cette nouvelle information éveille aussitôt son intérêt.

« Ah, vous faites Maths sup ? Vous avez fait quoi, un bac scientifique ?

‒ Oui, un bac scientifique. »

Une lumière se fait dans l’esprit de l’adjudant Choubarrot, comme s’il venait de recevoir son ordre de mission. Il met désormais tout en œuvre pour me vendre une spécialité informatique au sein de l’armée de terre, et il me mythonne à fond.

« Vous savez que vous pouvez faire de l’informatique dans l’armée de terre ? Que vous pourriez même être parachutiste dans l’informatique !

‒ Comment ça ?

‒ Vous pouvez être informaticien et parachutiste.

‒ Mais moi, je veux être sur le terrain.

‒ Mais vous faites du terrain quand vous êtes informaticien ! », m’assène-t-il avec un aplomb formidable.

Me reviennent alors à l’esprit ces scènes du film Les Larmes du soleil, vu l’année précédente au cinéma, où Bruce Willis aurait perdu la vie s’il n’avait pas eu dans son groupe de combat un soldat virtuose de l’informatique pour le renseigner ‒ en tout cas, c’est ce que je me suis imaginé en voyant le soldat utiliser son ordinateur portable en pleine opération.

J’ai envie de croire à ce que l’adjudant Choubarrot me raconte, j’ai envie d’action comme il le sous-entend, mais je sens qu’il cherche tout de même à m’entuber avec son histoire d’informatique. Pour ne pas me laisser le temps de trop m’interroger, il prend soin de dérouler ma future carrière.

« Vous, vous avez le bac. Vous irez donc à Saint-Maixent, c’est l’école des sous-officiers.

‒ Et… ?

‒ Et vous serez sergent, alors vous pourrez commander un groupe. »

Un groupe d’ordinateurs ? Un groupe électrogène ? Sergent ? Mes pensées sont confuses, jusqu’au moment où je réalise que les sacrés guerriers vus au cinéma deux ans plus tôt dans le film La Chute du Faucon noir étaient des sergents. Notamment ceux de la Delta Force, prêts à se sacrifier pour sauver les pilotes de l’hélicoptère Black Hawk crashé au sol.

Je ne pose pas trop de questions, ce qui permet à l’adjudant Choubarrot d’enchaîner sans vraiment me spécifier combien de temps durera cette formation à Saint-Maixent, ni quelles seront les matières enseignées, avant de conclure en m’expliquant que le classement de fin d’études permettra de choisir ‒ ou non ‒ une future affectation. Il ne m’indique rien de plus, sinon qu’il me faut maintenant remplir une fiche pour une demande de spécialisation. Tout juste si je ne m’imagine pas déjà au 1er Régiment de parachutistes d’informatique de marine, prêt à sauter de n’importe quel avion au-dessus de la jungle, mon ordinateur portable entre les mains.

Quand il me donne sa fiche avec toutes sortes de spécialités et des choix prioritaires à faire, je vois qu’il y a Infanterie, Génie, Cavalerie, Transmissions… mais qu’il n’y a pas Parachutiste.

« Oui, mais parachutiste, c’est une qualification, pas une spécialité ! Vous devez mettre Transmissions en choix 1, comme cela vous finirez en informatique et vous pourrez effectuer votre qualification parachutiste.

‒ Moi, je voudrais mettre Infanterie comme premier choix.

‒ Oh là là, ne faites surtout pas ça ! Ils ne prennent que des fils de militaires. »

Tant pis, je m’entête dans mon choix, je n’ai pas entièrement confiance dans cette histoire de parachutiste informatique. J’indique donc Infanterie en choix 1, Génie en choix 2 et Cavalerie en choix 3.

Quand l’adjudant Choubarrot m’arrache ma fiche de la main, c’est pour la contempler d’un air dégoûté. Sa déception lui vaut de passer au tutoiement à mon égard, avec une pointe de condescendance dans la voix.

« Ouais, ton dossier va jamais passer. Tout le monde demande ça, mais la priorité va aux enfants de militaires. »

Avant de me congédier sans plus de cérémonie, il me confie quelques dépliants sur l’armée de terre qui ne m’apprennent rien de plus que ce que je sais déjà. C’est-à-dire vraiment pas grand-chose.

Il me reste maintenant à attendre que mon dossier circule et que l’on me rappelle, ou que l’on m’adresse une convocation, pour savoir à quelle sauce je vais être mangé. En attendant d’en savoir plus, je retourne, résigné, sur les bancs de Maths sup sans faire beaucoup d’efforts pour sauver les apparences au cours du deuxième trimestre. Au troisième trimestre, miracle, je reçois une convocation pour aller passer deux jours de tests au Centre de sélection et d’orientation de Vincennes. Au programme, petit parcours d’obstacles, test de course à pied, tests psychotechniques, tests de personnalité sur ordinateur et visite médicale. Si je cartonne sur toute la dimension sport, au point de passer pour un extraterrestre avec mes 22 tractions, la visite médicale me refroidit sérieusement.

« Vous avez les pieds un peu trop creux pour être parachutiste. Je vous mets donc apte à tout, sauf para. »

Je suis donc apte infanterie, capable de marcher des heures avec un sac sur le dos, mais inapte parachutiste ? Allez comprendre ! Le problème, c’est que je n’ai aucune envie de retourner en Maths sup et que je n’ai aucun plan alternatif à celui de l’armée. Alors, maintenant que j’ai entamé les procédures de recrutement, je m’accroche en me disant qu’il sera toujours temps de voir plus tard.

Un dernier entretien de motivation clôture ces deux jours de tests.

« Ah oui, vous êtes un peu exubérant », commente le militaire assis en face de moi en examinant mes résultats aux tests, sans que je puisse comprendre le sens de son allusion. « Mais je vois que vous êtes très bon en sport, alors je vous mets un avis favorable. »

Le dossier repart aussitôt chez l’adjudant Choubarrot, que j’appelle sans tarder.

« Alors, vous avez vu mes résultats ?

‒ Ouais, ouais… Mais maintenant, il faut patienter pour rentrer à Saint-Maixent. Comme je te l’ai dit, tout le monde veut l’infanterie. Ne t’attends vraiment pas à rentrer tout de suite. »

Plutôt confiant, je pense que ce sera l’affaire de quelques semaines et je prends la liberté de ne même plus aller en cours. Mes parents ne savent toujours rien de ma situation. Je leur ai simplement indiqué que je m’étais renseigné sur Saint-Cyr et je me suis bien sûr abstenu de leur dire que je séchais désormais les cours. Quand je ne traîne pas avec des copains, je vais faire du sport en forêt de Fontainebleau et je continue à pratiquer la course d’orientation en compétition le dimanche. Il me suffit désormais d’un seul coup d’œil sur une carte pour visualiser le terrain et choisir les meilleurs itinéraires.

Si je ne stresse pas trop dans un premier temps, persuadé d’être bientôt incorporé dans l’armée, je commence à m’inquiéter au fil des semaines, faute d’avoir des nouvelles malgré le temps qui passe. Heureusement, j’arrive toujours à faire illusion puisque je suis accepté en deuxième année malgré mon absentéisme total au cours du troisième trimestre. Je prends cependant la décision de ne pas m’inscrire, histoire de saborder toute voie de repli et d’aller jusqu’au bout de mon projet militaire malgré vents et marées défavorables. Mais le temps passe, et je commence à réaliser qu’il ne sera peut-être pas si facile que cela d’entrer dans l’armée. Dire que j’en rêve depuis que je suis gamin, que je me suis entraîné pour cela et que rien ne semble aboutir ! J’ai clairement l’impression d’être en train de rater ma vie. Je harcèle l’adjudant Choubarrot au téléphone, mais il n’a aucune nouvelle à me donner… À l’occasion d’une énième relance téléphonique, je finis par comprendre qu’il a une idée bien arrêtée en tête.

« Ah, bonne nouvelle, il y a une place pour Saint-Maixent, avec une intégration début 2005. Mais c’est une place pour l’arme de la Transmission. Tu pourras cependant demander à changer d’affectation sur place si tu le souhaites. »

Ah, le filou ! Il sait parfaitement que si je me désiste de l’Infanterie et modifie mon choix numéro 1 pour intégrer les Transmissions, je risque bien de me retrouver à vie dans les Transmissions. Moi, je n’en sais rien, mais je préfère ne courir aucun risque. Je confirme mon choix numéro 1 et raccroche, puis le rappelle ensuite environ tous les quinze jours sans que son discours varie jamais : « Toujours pas de place pour l’Infanterie à Saint-Maixent, mais il y en a pour les Transmissions. Ça ne t’intéresse toujours pas ? »

Il est prêt à n’importe quoi pour me faire entrer dans les Transmissions, quitte à bloquer mon dossier en attendant que je change d’avis.

Quand la rentrée de septembre 2004 arrive, je n’ai d’autre choix que d’avouer la vérité à mes parents. Je leur explique avoir arrêté les études afin de pouvoir m’engager dans l’armée. Leur réaction ne se fait pas attendre. Après quelques secondes de silence durant lesquelles mon père mesure toutes les conséquences de mes révélations, il explose :

« Quoi ! Tu aurais pu nous prévenir ! Tu arrêtes tes études comme ça, sur un coup de tête ? Pour faire quoi ? Tu es fou ! Tu ne pourras même pas faire Saint-Cyr si tu ne fais pas tes deux années de prépa ! Tu ne veux pas faire ingénieur ? Tu veux faire quoi ? Attendre sans rien faire ? »

Attendre sans rien faire n’étant pas dans les habitudes de mon père, il m’ordonne de trouver un petit boulot en attendant d’y voir plus clair. J’accepte volontiers cet armistice, et même l’aide qu’il me propose pour que je déniche ce travail. Je n’aurais peut-être pas dû. Via son réseau, il me dégotte en quelques jours un boulot de chauffeur-livreur en produits alimentaires. Concrètement, cela signifie que je dois me lever chaque nuit à 2h15 pour être à Rungis sur les coups de 3 heures et y charger un camion de livraison en cartons de viande, de bananes, de surgelés…

Chaque jour, je prépare un itinéraire en fonction des impératifs de livraison des clients ‒ un vrai casse-tête ‒, puis direction Paris pour livrer les cantines et les restaurants avec mon plan déplié sur le volant, puisqu’il n’y a pas encore de GPS pour le grand public à cette époque.

J’apprends rapidement ce que veut dire se lever tôt, répondre à des ordres ou s’adapter aux contraintes, préparer une feuille de route et être autonome. Plus je suis organisé, plus tôt je rentre à l’appartement familial.

Je deviens indépendant, je gagne bien ma vie et mes parents me laissent tranquille, peut-être parce qu’ils espèrent que mon boulot de forçat me donnera envie de reprendre mes études, mais ce n’est pas le cas. Je persiste dans mon idée d’intégrer l’armée et poursuis mon bras de fer avec l’adjudant Choubarrot. Au bout de quelques mois supplémentaires, cela finit par payer :

« Ouais, il y a de la place à Saint-Maixent en Infanterie pour la session de septembre 2005. Intégration au début du mois de septembre. Tu peux passer chercher ton ordre d’affectation », lâche-t-il avec le déplaisir évident de celui qui doit se résigner à laisser filer sa proie.

Soulagement de mon côté, mais de courte durée ! Choubarrot m’a tellement fait lambiner que mes tests physiques ne sont plus valables. Il me faut les repasser. Heureusement, il s’avèrent encore meilleurs qu’auparavant !

Dès lors, je peux fièrement annoncer à mes parents que je suis accepté à Saint-Maixent. Ils n’ont d’autre choix que d’abandonner leurs rêves d’un fils ingénieur tandis que je reprends mon boulot de chauffeur-livreur avec plus de légèreté qu’avant, certain désormais d’avoir un avenir meilleur quelque part.

Il ne me reste plus que quelques mois avant d’intégrer l’École nationale des sous-officiers d’active (ENSOA) et d’y découvrir enfin ce monde qui me fait rêver, mais qui m’est toujours totalement inconnu.

1. Régiment parachutiste d’infanterie de marine.

Chapitre 3Quand il faut manger son pain noir

Tout ce que je sais de l’ENSOA, c’est qu’elle se présente comme la « maison mère des sous-officiers », comme une « école de commandement qui forme des chefs », ou encore comme le « creuset d’acier » dans lequel sont forgés les sous-officiers de l’armée de terre.

Depuis sa création, en 1963, elle a déjà formé plus de 100 000 sous-officiers, des « sergents directs » comme des sergents issus du rang. Le qualificatif « direct », qui me concernera, signifie que le civil que je suis intégrera dans huit mois seulement un régiment dont il ne sait encore rien, mais au sein duquel il lui faudra s’imposer comme sergent parmi d’autres sergents qui auront peut-être cinq ou dix ans d’expérience puisqu’ils auront débuté comme simples soldats ‒ donc « issus du rang » ‒ avant d’avoir été promus selon leur mérite.

J’ignore à quelle sauce nous allons être mangés et je ne sais pas grand-chose de l’enseignement qui va nous être dispensé, mais j’espère que nous ne passerons pas trop de temps en salle de cours. En arrivant sur place avec ma convocation dans la poche, début septembre 2005, je me réjouis de bientôt arpenter les vastes terrains d’entraînement qui se situent à une quinzaine de kilomètres de l’école, elle-même implantée au cœur de la région Poitou-Charentes, à Saint-Maixent-L’École.

Je sais qu’il y a sur ces terrains des « villages de combat », qu’il s’y déroule des entraînements « vie de campagne », et je repense à cette photo séduisante qui figurait dans l’un des dépliants que m’avait donnés l’adjudant Choubarrot, celle d’un guerrier camouflé, arme au poing, prêt à bondir. Je m’imagine à mon tour le visage camouflé, à moitié immergé dans un marais poitevin, mon arme longue bien en mains. Je me dis que là-bas, dans cette école des sous-officiers d’active, ça va être l’apprentissage de la guerre. Comme je marche à la motivation, je me sens pousser des ailes et suis persuadé que je vais rapidement y trouver ma place.

Pris en compte à mon arrivée sur base par la permanence, je me fais escorter jusqu’à ma chambrée de six lits où plusieurs autres camarades sont déjà hébergés. Ils sont là, torse nu, en train de faire des pompes ou des tractions en mode « C’est la guerre demain ! » Mon trop-plein d’assurance se dissipe un peu devant ces mecs pleins de fougue qui ont l’air de baigner dans leur élément.

L’élève de jour ‒ l’élève responsable de la section dans laquelle j’ai été affecté ‒ passe me voir pour me briefer rapidement. Quand il me demande par où je suis passé auparavant, j’ai un peu de mal à comprendre la question.

« Heu… Je sais pas… J’étais chauffeur-livreur… Pourquoi ? »

À sa mine gênée, je comprends que ce n’était pas la réponse attendue. Il m’explique qu’il a lui-même fait ses études dans un lycée militaire, qu’il a déjà effectué une préparation militaire et qu’il a même un peu d’expérience dans la réserve, ce qui semble être le cas de pas mal d’autres élèves de l’école. Dans ma seule section, plus de la moitié de mes camarades ont fait un lycée militaire, une préparation militaire, ou sont issus d’une famille de militaires. Devant mon désarroi flagrant, l’élève de jour décide de m’initier rapidement aux gestes ou positions élémentaires tels que le repos ou le garde-à-vous, avant de me donner le programme des jours qui vont suivre.

Le lendemain, nous aurons perception de la tenue, mais il faudra se lever à 5h45, comme tous les autres jours d’ailleurs. Nous ferons alors nos lits en batterie, puis les travaux d’intérêt général avec chacun son tour les toilettes, les douches ou les couloirs à nettoyer. Il faut que ça brille ! À 6h30, nous serons inspectés par l’un des trois sous-officiers qui encadrent notre section, puis nous partirons petit-déjeuner au mess avant d’être de retour à 7h30 pour le rapport, où tout le monde sera rassemblé en treillis afin de recevoir les ordres du jour. Enfin, nous pourrons entamer les premiers cours, à 8 heures.

Dans mon cerveau de jeune civil pas encore militaire, je me demande bien quel est l’intérêt de se lever à 5h45 pour être au rapport à 7h30. Moi, je suis plutôt du genre à me lever à la toute dernière minute…

L’élève de jour m’apprend encore que notre section de trente gugusses est commandée par l’adjudant Stalini, un Corse qui a fait carrière dans l’infanterie et qui a été instructeur au Centre national d’entraînement commando (CNEC). Son adjoint est l’adjudant Duval, qui vient pour sa part du 8e RPIMa, un régiment parachutiste d’infanterie de marine ‒ celui-là même qui, trois ans plus tard, tombera dans une embuscade meurtrière à Uzbin, en Afghanistan.

« Attention, ce sont des bons, et ils aiment la compétition », me prévient-il.

Tous les cadres aiment en effet que leur section soit la meilleure de toutes, et ce tout au long des huit mois que doit durer la formation de notre promotion, forte d’un bataillon ‒ deux compagnies de six sections chacune, donc un total de près de 400 bonshommes âgés de 18 à 23 ans.

Notre section ‒ la 325e section, 32e compagnie ‒ dispose quelques jours plus tard de son propre chant, qu’elle déclame en allant au mess : « C’est la 325, tous les dieux sont contre nous… » L’adjudant Stalini nous a briefés dès notre premier rassemblement : « Nous, on ne chante pas les chants des autres ! Nous avons notre chant, celui de notre section. C’est limite interdit, mais soyez-en fiers ! »

Je constate qu’il semble prendre à cœur son boulot de formateur, quitte à mettre les choses en scène. On va bien voir ce que cela va donner…

*

Deux mois plus tard, je suis sur le point d’abandonner. Je ne me sens vraiment pas à ma place. Je me sens loin de mes amis, de ma famille. Pour ne rien arranger, les cours qui nous sont dispensés sont très académiques, très éloignés de l’idée que je m’en faisais ‒ celle d’un guerrier camouflé dans les marais poitevins, prêt à passer à l’action. Nous avons des cours sur l’armement ‒ sans avoir encore tiré la moindre cartouche ‒, sur les grades, sur la nomenclature de l’armée, sur les transmissions, sur l’ordre serré et sur je ne sais quoi encore, mais tout cela reste très théorique et nous n’allons jamais sur le terrain. Parfois, quelques phrases prononcées par un instructeur me tirent de mon état léthargique. Comme celle que j’entends un jour dans la bouche d’un instructeur NRBC1 : « Nous, pendant la guerre du Golfe, on prenait des pastilles pour se protéger des gaz neurotoxiques et on passait toute la journée dans nos tenues de protection. »

Il suffit d’un tel exemple pour que mon attention soit aussitôt captée. Dès qu’un instructeur partage un vécu ou une expertise, et qu’il maîtrise son sujet, je deviens passionné. J’écoute religieusement et j’apprends tout par cœur. D’autant plus si le sujet a une dimension opérationnelle.

Mais pour le reste, je m’ennuie. Quand je dois apprendre à bien dessiner des plis au fer à repasser dans le dos de mon treillis pour participer à des cérémonies, je manque de m’étrangler et me demande réellement ce que je fiche là. Les activités sportives ne m’aident pas non plus à me défouler. Nos séances de sport ont avant tout une dimension pédagogique. Comme nous sommes destinés à devenir sergents, et donc cadres, nous devons apprendre à enseigner le sport. Plutôt que faire du sport, nous apprenons donc la manière dont on donne un cours de sport, la manière dont doit s’articuler une séance. Nous sommes même désignés tour à tour « élève sport » afin d’apprendre à conduire les étirements en fin de séance.

Il en va de même avec les parcours du combattant que nous effectuons, comme avec la course à pied ou la natation : toutes ces activités sont réalisées dans une optique pédagogique, sans aucun objectif de performance. Quand on fait des footings, on s’arrête toutes les quinze minutes pour souffler alors que j’aimerais qu’on s’arrache les tripes !

Pour ne rien arranger, l’adjudant Stalini m’a dans son collimateur.

« Attention, je t’ai à l’œil ! Tu vas ramasser ! », me lance-t-il au bout de quelques semaines… Tout cela à cause d’un cours de topographie.

Fan de cette matière en raison de ma passion pour les courses d’orientation, j’ai véritablement envie de progresser. Mais ce jour-là, c’est le drame. L’adjudant Stalini profère une belle erreur devant toute la section. Ce qu’il faut expliquer est pourtant simple à mes yeux ! Il suffit de régler sa montre à l’heure solaire, de pointer l’aiguille de l’heure vers le soleil, de faire la bissectrice entre cette aiguille et la position midi du cadran, et le résultat indique le sud quand on est dans l’hémisphère nord. Mais non, lui, il ose affirmer le contraire ! Je suis si choqué que je ne peux m’empêcher de ramener ma fraise.

« Non, mon adjudant, ça donne le sud dans l’hémisphère nord.

‒ Bien sûr que non ! Et où t’aurais appris ça ?

‒ Je fais de la course d’orientation, mon adjudant !

‒ Moi aussi, je fais de la course d’orientation, intervient son adjoint, l’adjudant Duval. Et je peux te dire que tu te trompes !

‒ Non, mon adjudant, j’en suis sûr !

‒ Ça suffit !!! Tu passeras me voir dans mon bureau ! », ordonne sèchement l’adjudant Stalini, d’une voix suffisamment ferme pour que je baisse les yeux.

Mon problème, c’est que je ne peux m’empêcher d’intervenir en cas d’injustice ou d’affirmation fausse. Et que je ne lâche jamais l’affaire. Ce qui me vaut parfois des problèmes, à l’image de cette convocation dans son bureau où il m’a lancé pour la première fois que j’allais ramasser. Depuis, je suis dans mes petits souliers et je tâche de ne pas trop la ramener, sans pour autant tout accepter avec passivité.

J’en veux pour preuve les travaux d’intérêt général qui, chaque jour, voient sept personnes de la section être désignées pour les tâches ménagères. Lesquelles ? Celles dont les fiches T2