Stina - Thierry Maricourt - E-Book

Stina E-Book

Thierry Maricourt

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Beschreibung

Stina, petite fille à l’allure aussi timide qu’espiègle, débarque un beau jour dans une classe, au fin fond de notre pays, et le narrateur, d’abord âgé d’une dizaine d’années, ne voit plus le monde que par elle.
Contrairement à ce que pensent certains de ses camarades, qu’elle soit noire n’est absolument pas un souci. Elle va l’entraîner dans son sillage, quelque peu malgré elle, et même lorsque tous deux vivront leur vie chacun de leur côté, elle comme illustratrice pour des livres destinés à la jeunesse et lui comme « écoterroriste » les sentiments qu’ils se portent depuis leur première rencontre perdureront.
Jusqu’à ce qu’à ce que les policiers s’interrogent sur sa part de responsabilité dans la tragédie qui va emporter Stina.

EXTRAIT

Je ne leur cachai rien. Ou presque. Des bricoles, qui ne les auraient pas avancés dans leur enquête. Ils revinrent plusieurs fois ; ils me convoquèrent au commissariat de cette ville dans laquelle tu avais disposé d’un studio lorsque tu étais étudiante. Ils enregistrèrent soigneusement ma déclaration et me menacèrent de perquisitionner la maison. Ta disparition les intriguait. Tu étais une personnalité, tu figurais parmi les illustratrices les plus renommées. Peut-être étaitce un meurtre et dans ce cas, je faisais figure de suspect numéro un.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Tour à tour ouvrier en imprimerie, bibliothécaire, libraire, éditeur, Thierry Maricourt est né un 17 octobre à Saint-Denis. Il a écrit une cinquantaine de romans, essais, livres jeunesse, poésie.

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PROLOGUE

Je laissai les policiers repartir avec, en moi, un tragique sentiment d’impuissance. Quels renseignements leur avais-je fournis qui leur permettraient de te localiser ? Je n’avais plus de nouvelles de toi depuis une semaine et toutes les pistes auxquelles j’avais songé me menaient dans des impasses. Depuis que je t’avais retrouvée en train de marcher le long d’une route, à quelques kilomètres de la maison, ton humeur s’était pourtant améliorée ou j’en avais été convaincu. Nous ne nous étions pas disputés. Je t’avais ramenée à la maison et nous étions montés dans ma chambre. Nous avions fait l’amour comme des fous avant de nous endormir en nous étreignant. À mon réveil tu n’étais plus là. Je m’étais accroché d’une main à la rampe de l’escalier, l’angoisse au ventre, en t’appelant. Marche après marche je devinai que tu n’étais plus dans la maison. Tout était calme, la température tiède. Il y avait juste un bouquet de marguerites, cueillies la veille, dans un vase sur la table de la cuisine, un vase que tu avais déplacé pour le mettre en évidence. Tu appréciais les fleurs et, dès les beaux jours, j’en agrémentais la maison.

Je ne leur cachai rien. Ou presque. Des bricoles, qui ne les auraient pas avancés dans leur enquête. Ils revinrent plusieurs fois ; ils me convoquèrent au commissariat de cette ville dans laquelle tu avais disposé d’un studio lorsque tu étais étudiante. Ils enregistrèrent soigneusement ma déclaration et me menacèrent de perquisitionner la maison. Ta disparition les intriguait. Tu étais une personnalité, tu figurais parmi les illustratrices les plus renommées. Peut-être était-ce un meurtre et dans ce cas, je faisais figure de suspect numéro un.

Sitôt rentré chez moi, je filai au grenier récupérer les deux sacs de voyage de mes anciens hôtes écologistes. Après avoir vérifié qu’ils ne contenaient rien d’intéressant, je les fourrai dans le coffre de ma voiture et les flanquai, lestés de pierres, dans une rivière qui coulait à trente kilomètres d’ici. Ce n’était pas façon de faire très écolo mais vu les circonstances… !

Les flics exécutèrent leur menace le lendemain, au petit matin. Les affaires de Stina ne manquaient pas, bien entendu, mais rien ne leur permit de supposer un meurtre sur sa personne. Pas même, dans la pièce que je leur présentai comme son atelier d’artiste, ces toiles d’elle, déchirées.

Je fus encore entendu ; j’appris que l’ex-compagnon de Stina le fut également ainsi que son entourage artistique et quelques-uns de ses amis dont j’avais ignoré l’existence. Je fus même placé en garde à vue toute une nuit. Mais qu’aurais-je pu leur révéler de déterminant ?

La procédure judiciaire ne déboucha pas sur mon arrestation. On finit par m’oublier.

- I -

Juché sur son perron, Henri plissait les yeux. Il chercha les miens derrière le pare-brise et, les ayant trouvés, ne me lâcha plus. C’était sa façon de faire avec ceux qu’il appelait les étrangers. J’habitais le même village que lui depuis aussi longtemps que lui, vu que lui et moi étions nés et avions passé et notre enfance et notre vie d’adulte ici, dans ce que les locaux, tous putains d’enfants de Nemrod, nommaient avec un brin d’émotion la « réclusion du monde », mais moi, j’étais un étranger. Pour diverses raisons.

La première – et à vrai dire la seule – relevait de la faute originelle : mes parents n’étaient pas natifs du village. Ils s’y étaient installés lorsqu’ils avaient été en mesure d’acheter une maison. Plutôt que de louer et d’enrichir un propriétaire, ils avaient trouvé judicieux, comme tant d’autres de leurs contemporains de milieu social équivalent, de se lancer dans l’accession à la propriété. En ville, le prix de la moindre baraque avec un jardinet n’était pas en adéquation avec leur budget, mais à la campagne, des maisons à retaper avec un beau terrain, cela se dénichait. Pas au plus près de la ville et de ses froufrous mais un court trajet pour aller travailler ne leur faisait pas peur. Les citadins étaient devenus des ruraux. C’était peu de temps avant ma naissance.

Mais Henri cultivait non seulement ses terres mais aussi ses souvenirs – et avec ceux-ci, ceux de ses aïeux et puis et surtout ceux qu’il inventait car ses aïeux, des paysans comme lui, n’avaient jamais beaucoup aimé raconter leur vie. Sillonner ses champs au volant de son tracteur ne l’empêchait pas de cogiter sur des sujets de haut-vol.

Comme un nain de jardin géant doué de la parole, roi des rois au milieu de son perron, il devisait tout haut. J’étais encore dans ma voiture mais je l’entendais. Je ne dirais pas que nous communiquions par télépathie, les réseaux se seraient déconnectés tous les quarts de seconde, mais nous avions fini par nous connaître, à force.

Mais ce que je venais faire chez lui ce jour-là, un samedi matin à l’heure des courses au supermarché, il n’en avait pas idée en dépit de l’assurance tous risques qu’il affichait. Mon pare-brise sali par de coriaces fientes d’oiseaux ne me renvoyait pas toute la férocité de son regard et pourtant celle-ci, je le savais, ne m’épargnait pas.

Je garai ma Volvo sur le côté droit de sa cour gravillonnée, près d’un parterre de fleurs de pommes de terre, et arrêtai mon moteur. Quand j’entrouvris la portière, un chien bondit, se mit à aboyer et à griffer la carrosserie. Je refermai précipitamment la portière. Un soupçon de joie passa dans la voix de son maître lorsque, sans conviction, il ordonna à l’animal de retourner à sa niche. Je m’extirpai de mon véhicule, comme un dresseur de lions prêt à recevoir les hommages du public.

- Pas chaud, ce matin ! me balança Henri pour tout bonjour.

- C’est de saison, répliquai-je, faute d’inspiration.

- Ta charrette ?

Mathilde, la femme d’Henri, m’avait téléphoné la veille pour me dire que son époux aurait aimé me voir. J’avais promis de passer. Je me doutais qu’il n’avait pas l’intention de me souhaiter mon anniversaire (qui avait eu lieu dans l’indifférence générale deux jours plus tôt) mais n’imaginais pas qu’il insisterait encore pour que je lui cède mon carrosse.

- Alors, tu t’es décidé ? Tu me la vends ?

Cela faisait peut-être presque une année qu’il revenait à la charge dès que l’occasion s’en présentait – c’est-à-dire à chaque fois que nous nous croisions, ce qui heureusement pour moi était rare. Il désirait acquérir ma Volvo pour l’offrir à son neveu, un boutonneux de vingt-deux ans qui était en train de passer son permis de conduire et, bien que pas très futé, l’obtiendrait bien un jour ou l’autre (son permis, pas ma 240). Je devinais que derrière ce cadeau il y avait un échange de parcelles agricoles ou de bétail. On n’a rien pour rien, comme on dit dans le monde agricole, m’avait appris Henri quelques années plus tôt.

- Tu comprends c’est… Pour qu’il s’amuse un peu dans les champs avant de savoir vraiment conduire et de pouvoir se payer une caisse plus en rapport avec son statut.

Je n’en revenais pas : Henri n’avait jamais prononcé une phrase si longue devant moi. Preuve que cette acquisition lui tenait à cœur. Raison de plus, pour moi, de lui rire au nez. Car il y avait un trait de mon caractère que Stina mentionnait souvent et comment lui aurais-je donné tort : embêter mon monde ne me déplaisait pas. Pas le monde dans sa globalité, non, cela aurait été trop d’efforts, juste, modestement, le monde qui était proche de moi. Mon monde. Bien entendu, je n’agissais ainsi que par souci de facilité, ajoutai-je non moins souvent pour couper l’herbe sous le pied à mon ex-tendre compagne qui trouvait malin de mettre en exergue mes défauts afin de mieux souligner, l’instant d’après, combien mes nombreuses qualités se passaient de toute publicité.

L’humour de Stina était aussi cause de mon amour pour elle, autant l’affirmer dès à présent.

- Je suis plus que désolé, répondis-je, mais le contrôle technique, que je viens de décrocher tout récemment, m’a occasionné quelques frais. Les amortisseurs étaient morts…

- Il peut te rembourser.

- …Et les pneus. Plus lisses qu’un cul de bébé, m’a dit le patron du garage. J’ai dû changer les quatre d’un coup.

- Il doit pouvoir…

- La courroie de distribution, j’en ai profité pour la changer aussi. J’ai eu droit à un tarif promo, payable en dix mensualités. Noël avant l’heure, qu’il m’a encore dit, le patron !

- Il pourrait peut-être…

- Et puis les cardans… ! Impossible d’y échapper. Alors ma voiture, elle n’est peut-être plus toute jeune mais elle est repartie pour au moins deux ans et avec ce que je roule, le prochain contrôle technique sera du niveau certificat d’études pour Mister Einstein.

Henri me tourna subitement le dos et grommela qu’il ne connaissait pas ce Mister Hainesteine et que sa femme avait besoin de lui. Il oublia de me servir un café, ce que le mâtin remarqua puisqu’il me mordilla gaîment les mollets jusqu’à ce que je sois de nouveau assis dans mon objet de convoitise. Mais je n’en avais pas terminé pour autant.

Volontiers narquoise, Stina avait mille fois tenté de m’expliquer que, contrairement au sien, mon humour ne ferait jamais rire que moi. Elle n’avait pas tort, les amis des animaux domestiques n’auraient pas approuvé que je tende au roquet de chasse affamé d’Henri l’une des saucisses avariées et saupoudrées de mort-aux-rats que j’avais dissimulées sous le siège avant passager – en prévision de cette sympathique visite. Mais les amis des animaux sauvages auraient peut-être applaudi, eux. Je refermais doucement ma portière et pour rigoler fit gronder mon moteur, qui tournait si bien.

*

Chez moi, c’était de l’autre côté du village, avant les bois.

J’avais hérité de cette maison à la mort de mes parents. Ma mère était employée à la Sécurité sociale ; mon père, après avoir très lentement gravi tous les échelons, chef des ventes dans un grand magasin d’ameublement. Deux salaires dans les normes après, pour l’un et pour l’autre, une vie à économiser sur tout. Des boulots à ne surtout pas faire, assuraient-ils en chœur, à moins de cultiver des tendances suicidaires.

Ils plaisantaient, ils n’étaient pas du tout suicidaires, leur accident sur la route ne fut qu’un accident, en dépit de l’incertitude dans laquelle les gendarmes s’ingénièrent à me laisser mariner.

Pour parfaire leurs vies vécues de concert, ils étaient décédés de semblable façon et au même instant en emplafonnant un semi-remorque lancé à toute vitesse sur la nationale. Qui portait la responsabilité de l’accident, l’enquête ne permit pas de l’établir, les deux véhicules en cause ayant été pulvérisés et dispersés sur toute la chaussée.

Enfant unique au seuil de sa majorité, pratiquement sans autre famille que celle de mon père et de ma mère, je n’avais pas causé de souci de succession. Les trois pièces, je les connaissais depuis toujours, tout comme les cinq mille mètres carrés du jardin qui entourait les quatre murs de brique et, comme disait ma mère, de broc. Casanier comme un pot de fleur, je n’avais jamais voyagé et n’en avais jamais eu l’envie, sinon avec Stina, pour visiter son pays affriolant, qu’elle me décrivait comme un immense étang plein de crocodiles aux dents cariées et survolé de moustiques porteurs de maladies douloureuses et mortelles. Il m’arrivait de trouver la maison trop grande pour moi, une pièce aurait suffi. Il m’arrivait de la trouver trop petite, aux beaux jours, quand je m’inventais en silence des périples dignes des explorateurs de naguère, ceux qui nourrissaient les cannibales de leur chair fraîche.

Je n’avais pas fini de jouer, j’étais toujours un enfant, se moquait Stina lorsque je lui indiquais où se situaient les pôles, l’équateur et les tropiques. « Ce n’est pas le globe terrestre qui est dans ta maison, c’est le contraire », formulait-elle pour la centième fois. « Ma maison est où je le veux », répondais-je, non pour la contrarier mais parce que, oui, ma maison, c’était juste une histoire de point de vue, elle se situait précisément là où je la plaçais, sur une île microscopique de l’océan ou au sommet d’une chaîne de montagnes. Et ma maison pouvait aussi préférer la nuit ou le jour, ou l’entre-deux ou le brouillard. Le brouillard, elle aimait beaucoup, un brouillard froid, givrant, celui qui pare les ombellifères comme des princesses. Je suis l’araignée de l’aube, plaisantais-je certains matins d’automne devant Stina, et j’enjolive les fines robes des rosacées de notre onirique jardin. Je suis le jeteur de pluie, ivre du nectar des belles-de-jour. Elle riait. Je devenais fou quand elle riait. Elle le faisait peut-être exprès, cela devait arriver car elle riait souvent.

La maison résonnerait de son rire et du mien, tant d’années plus tard. Nous pouvions rire tout notre soûl, les voisins les plus proches, depuis le décès de ses parents, habitaient à plus de cinq cents mètres. Nous pouvions faire l’amour dans la foulée, personne ne nous l’interdisait. « Faire l’amour dans la foulée et partout ailleurs », lui murmurais-je à l’oreille. Stina me repoussait gentiment, me disait « allons dans la chambre, il y fait plus chaud » et nous courions dans l’escalier pour être le premier blotti sous la couette. Elle gagnait toujours mais savait récompenser le perdant.

En bas, une cuisine et une salle à manger ; deux chambres à l’étage, dont l’une encombrée de tout ce qu’on accumulait au cours d’une vie, celle-ci fût-elle encore en cours : des bouquins et des papiers, des papiers et des bouquins. De ma chambre je voyais le chemin et, vers la gauche, les arbres : la lisière du bois de feuillus qu’arpentaient des chevreuils à l’heure où jour et nuit se confondaient. Le soleil tombait sur le lit un peu avant le moment du coucher. Dans le jardin, des hérissons me débarrassaient des limaces qui grignotaient mes pieds de salades. Des taupes retournaient le terrain. Les souris gambadaient sur la terrasse.

J’étais bien, là, on ne pouvait pas m’en déloger, pas du jour au lendemain, la maison m’appartenait et j’étais en règle avec les diverses taxes, les impôts et toutes ces tracasseries. Ma voiture n’était pas tombée en panne depuis des lustres. Une occasion achetée pour une bouchée de pain, qui avait aujourd’hui plusieurs centaines de milliers de kilomètres au compteur – le moteur tournait encore comme à son premier jour.

Voilà pourquoi il cherchait à me la racheter, Henri, l’un de mes pseudo-camarades d’école qui avait eu pour Stina le bon vieux mépris d’un débile léger fier de sa généalogie incestueuse. Le rembarrer m’emplissait d’une joie légère. Ma Volvo, même contre une valise bourrée de chocolats fins, jamais je ne la lui aurais cédée – ce qu’il pouvait être sot pour espérer encore ! Fiable, confortable, elle ne me coûtait rien. L’histoire du contrôle technique, c’était un bobard. Il avait les moyens de se payer n’importe quelle grosse cylindrée pour laquelle dégoter des pièces de rechange ne serait pas un problème. Bien que piquetée de quelques taches de rouille, ma 240 bleu ciel était aujourd’hui quasi une automobile de collection. La mettre entre les mains d’un conducteur inexpérimenté, chauffard en puissance, aurait été un acte de vandalisme, sans aucun doute répréhensible.

S’il revenait à la charge je lui dirais que je ne tenais pas à me retrouver au tribunal, ni dans la position de l’accusateur, ni dans celle de l’accusé.

Toujours était-il que ce n’était pas de lui que Stina tomba amoureuse et qu’il aurait dû trouver là matière à réflexion. Mais Stina n’était peut-être pas son genre. Bien trop intelligente pour lui. Bien trop belle. Pour moi aussi, elle était infiniment trop belle et trop intelligente, mais j’étais plus malin que lui, j’avais su utiliser l’humour pour séduire Stina. La couleur de sa peau ne provoquait chez moi nulle répulsion, juste un frémissement de plaisir de tous mes sens. Elle était belle à croquer, c’était ainsi que je la voyais, que je l’avais toujours vue. L’imaginer nue sur mon couvre-lit, la contempler, avoir le droit de la caresser, avait été pour moi l’image même du bonheur.

- II -

De quand datait le premier émoi que Stina causa chez moi ? De l’instant même de son arrivée dans la classe ?

Toc, toc, toc ! Ouvrant la porte, la directrice, d’un geste, ordonna aux élèves de rester assis. De son sourire toujours un peu forcé, elle désigna à l’institutrice quelque chose derrière elle, une ombre pas plus haute que les porte-manteaux fichés au mur le long du couloir. Une ombre qui la suivit et entra dans la classe, qui grimpa sur la minuscule estrade devant le tableau et, radieuse, éclaira soudainement et définitivement ma vie de gamin timide.

« Les enfants, je vous présente Stina », dit la directrice de sa voix qui nous faisait tous trembler quand elle la haussait, « j’espère que vous serez gentils avec elle, elle le mérite ». Puis la directrice dit « j’ai encore des papiers à remplir pour la cantine » et se sauva dans son bureau. L’institutrice prit le relai : « installe-toi là, s’il te plaît, Stina ». Du doigt, elle désigna la place vide, à ma gauche, et Stina, avec le plus grand naturel qui soit, nous adressa un petit signe des doigts, souleva son cartable et vint s’asseoir près de moi en me gratifiant d’un sourire polisson.

Ce ne fut pas le silence, ce ne fut pas le fracas : qu’est-ce qui emplit ma tête, quelle était cette vague qui tout à coup déferla, qui tout à coup m’emporta ? « Et toi », ajouta l’institutrice en regardant le chenapan à la gueule de traviole du fond de la classe, « tu lui donneras un coup de main si c’est nécessaire ».

Ce fut un silence prodigieux, comme je n’en avais bien sûr jamais connu, doublé d’un fracas inouï, que Stina provoqua tout à coup en moi, chenapan plus intuitif que futé. Déboula un flot d’émotions dont elle n’eut pas conscience, c’était impossible, et qui ne me quitterait plus.

Je hochai la tête, tout bête, « oui madame, je veillerai à aider la nouvelle élève, vous pouvez compter sur moi ».

Que m’importèrent les ricanements qui commençaient à monter çà et là dans la salle, les grimaces qui se dessinaient sur les trognes de mes prétendus camarades, ce fut à moi que l’institutrice avait attribué cette mission merveilleuse : prendre soin de Stina.

Des années plus tard, mon bonheur, à l’évocation de cette scène, ne se serait pas amoindri et les mêmes empaffés ricaneraient toujours de ce petit con laid comme la boue qui s’était amouraché d’une négrillonne.

*

Lorsque je fis sa connaissance, Stina venait donc d’être adoptée par un couple du village, un maçon et sa femme, légèrement handicapée, qui avaient été au comble du désespoir de n’avoir toujours pas d’enfants à quarante et quelques années et après vingt ans de vie commune. Son pays d’origine, c’était là-bas, en Afrique : elle citait un nom, un autre le lendemain, la mine sérieuse comme un premier ministre commentant le nouveau remaniement de son équipe. « Accompagne-moi là-bas », m’avait-elle longtemps incité avant, plus tard, beaucoup plus tard, de renoncer.

Sa place à côté de moi, elle la conserverait jusqu’à la fin de l’année scolaire, jamais notre institutrice n’y trouva à redire.

Ce fut avec un zèle non réfréné que je m’efforçai de tout lui expliquer le premier jour. Le lendemain, débordant de jugeote, Stina décida d’inverser les rôles. Peu après mes notes firent un bond en avant prodigieux et mon institutrice s’en montra surprise, avant de songer à invoquer un effet d’émulation. Mes camarades m’accusèrent de tricher mais comme Stina ne les suivit pas, ils abandonnèrent. Après tout, aucun n’en était pénalisé, les zéros qui ornaient leurs copies ressemblaient toujours autant à des bulles de savon dans un ciel vide. « Des guirlandes de zéros même quand ce n’est pas Noël ! » s’indignait notre institutrice.

Stina ignora d’emblée tous ces gamins du même âge qu’elle ; aucun d’entre eux ne sembla s’en affliger. Il y avait deux mondes. Le sien et le leur. Je ne choisis pas moi non plus de plonger dans le sien et d’y séjourner en apnée jusqu’à la fin de mes jours : je le fis car il ne pouvait en être autrement. Stina correspondait exactement à ce que j’attendais de la vie. Je le crus lorsque, moi le gosse timide, rougissant pour un oui, pour un non, je fis sa connaissance.

Je le croyais toujours aujourd’hui. Son monde était le seul qui vaille le coup de vivre. J’aimais sa peau, ses yeux, ses cheveux, sa voix. J’aimais l’entendre, la regarder. J’aimais demeurer près d’elle en espérant que le temps, grand pote, allait, pour me faire plaisir, s’arrêter subitement. Le temps aurait stoppé toute sa machinerie, il n’y aurait plus eu qu’elle et moi.

Moi et elle.

Ouah !

La maison de ses parents adoptifs était située au début du chemin qui menait à la mienne. C’était pratique, nous pouvions trottiner ensemble le matin et le soir, dans un sens puis dans l’autre. Pas le midi car, comme la plupart des autres gamins du village, nous déjeunions à la cantine. Stina mangeait avec faim tout ce qu’il y avait dans son assiette. Légumes, viande, poisson, fromage, fruits… : tout. « Elle n’est pas difficile », s’enthousiasmait la dame de la cuisine, une grande brune tout en os que tous les gamins adoraient. « Elle fait partie des enfants qui ont connu la guerre, ça se voit. » Stina ne craignait pas l’adversité : ça, c’était ce que je pensais, moi. Son sourire, avec ses petites dents bien blanches, parvenait à désarmer les adultes qui trouvaient la couleur de sa peau trop exotique. « Le noir, ça porte malheur », disait-on derrière elle.

Mais ma négrillonne venue de nulle part ne suscita qu’une curiosité limitée dans le village. Beaucoup, ici, n’envisageaient pas que le monde pouvait se prolonger quelque peu au-delà des invisibles mais réelles frontières municipales. Savoir d’où venait la nouvelle écolière n’intéressait personne, ce qui tombait bien car elle-même variait dans ses propos, semblant avoir oublié le nom du pays qui n’avait rien fait pour la retenir. Elle était alors convaincue que ce village était le sien, aujourd’hui et pour toujours, que ce pays serait aussi le sien, aujourd’hui et pour toujours également.

La noirceur de sa peau faisait rire. « Et rire, c’est vivre en vibrant », soutenait-elle sans se mélanger les pédales dans ce petit exercice d’élocution. Elle n’y voyait pas malice, on pouvait rire d’elle, au contraire, ça lui plaisait, elle gesticulait, elle sautillait pour provoquer encore plus l’amusement des croûtons qui la miraient comme une extraterrestre en vedette américaine sur la scène d’une salle des fêtes de chef-lieu de canton. Ce qu’elle était drôle, la négrillonne ! Ils lui auraient pardonné tout ce qu’ils avaient à se reprocher, ces eunuques de la joie de vivre et elle, elle se trémoussait, elle applaudissait, leur plaisir la ravissait. Stina ! Peut-être n’avait-elle pas tort. C’était ce qui me venait à l’esprit plus tard, lorsque cet esprit fut enfin apaisé.

On partait donc ensemble, on rentrait donc ensemble. Cet emploi du temps me convenait.

Dès le premier jour Stina me confia le tumulte dans lequel s’était inscrite sa vie : la misère, la guerre, une mère brutalisée, un père inconnu, une famille dispersée, des foyers pour accueillir les enfants… Une vie quotidienne balisée de souffrances terribles, comme la télévision nous en exposait en plein dîner pour couper l’appétit des candidats à l’obésité. Jusqu’à ce qu’on lui annonce qu’un couple en Europe avait l’intention de l’adopter. Des Blancs. Sa joie. Des Blancs ou des Noirs ou des Bleus ou des Verts, Stina s’en moquait. Elle allait enfin échapper à sa condition d’enfant maltraitée.

On lui fit subir des examens médicaux, on l’interrogea sur sa famille ou ce qu’il en restait, on remplit pour elle des formulaires en dix exemplaires et pleins d’abréviations… Stina eut l’impression qu’on oubliait quelque chose d’essentiel : lui demander soin avis. Mais elle ne protesta pas, c’eût été chercher la petite bête, car elle était d’accord, le sort qu’on lui promettait ne serait pas pire que celui qui s’annonçait pour elle si elle demeurait dans son pays.

Les morts s’accumulaient autour d’elle, plus aucun membre de sa famille n’aurait pu l’assister. Les écoles, les hôpitaux – quand ils existaient – étaient en ruine. Quelle chance, que d’émigrer ! D’avoir une famille, des amis, d’être scolarisée, de pouvoir songer à sa vie d’adulte…

Stina était une enfant que l’on qualifiait de « réfléchie ». Autant la dame brune de la cantine que notre institutrice, ou que quasiment tous les autres adultes, l’attestaient : elle avait la tête sur les épaules. À cause de ce qu’elle avait vécu, marmonnaient les uns et les autres sans trop savoir ce qu’elle avait effectivement vécu. En réalité Stina était passée entre les balles. Des atrocités avaient bien été commises dans son pays, et en nombre, mais grâce à sa bonne étoile (fameuse bonne étoile qu’elle ne cesserait de remercier) elle n’en avait pas souffert directement.

Elle fit le trajet en avion accompagnée par deux bénévoles d’une association charismatique. Ses nouveaux parents l’attendaient à l’aéroport. Elle se jeta dans leurs bras comme si elle les connaissait depuis toujours et ils en furent profondément émus. « La brave petite ! » s’exclama la femme qui serait dorénavant sa mère, glissant sa main dans sa chevelure auburn avant de longuement l’étreindre. « Comme elle est mignonne ! » ajouta celui qui serait son père. Aux anges, Stina partit dans l’un de ses petits rires, sa spécialité, qu’on avait immanquablement envie de partager. Ses nouveaux parents se regardèrent : ils étaient conquis. « Vite ! » dirent-ils, « on a encore de la route à faire. Mais avant, pour fêter l’événement, on a bien le temps de manger une glace. Ça te dit ? » Stina acquiesça en hochant la tête. Elle n’avait jamais mangé de glace. Gourmande, elle en dévora une, à la vanille, puis une deuxième, à la pistache, puis une troisième, à la framboise. Ses nouveaux parents l’observaient avec émerveillement. La pauvre enfant n’avait pas mangé tous les jours à sa faim. Mais l’heure tournait et ils se résolurent à interrompre la dégustation – une petite cuillère à la main, Stina s’empiffrerait peut-être toujours, à l’heure qu’il était.

Dans le parking souterrain, elle ouvrit de grands yeux, l’éclairage la fascinait. C’était quoi, ces bâtons de soleil collés au plafond ? Sans écouter la réponse, elle se cala au fond de son siège et dormit jusqu’à son arrivée à la maison dans laquelle elle vivrait désormais.

*

Elle détonnait, Stina, dans la cour de l’école du village. Les mères qui papotaient en attendant la sonnerie avant de récupérer leur progéniture, se taisaient toutes lorsqu’elle apparaissait à la tête des autres enfants. Ce n’était pas volontaire mais les plus petits comme les plus grands se reculaient pour la laisser passer, peut-être craignaient-ils de la toucher, par peur qu’elle ne déteigne ? Ce qui faisait que Stina était toujours la première à sortir de l’école. Elle secouait ses cheveux, regardaient le soleil bien en face quand celui-ci n’était pas déjà en berne, et me tendait la main. Je la serrais vivement et nous nous mettions en route vers nos domiciles respectifs.

Le trajet n’était jamais ennuyeux. Elle me parlait des crocodiles qui guettaient les promeneurs le long des rivières de son pays. Elle n’en avait pas peur, elle me l’assurait, il suffisait de claquer des genoux lorsque l’un d’entre eux brandissait sa gueule hors de l’eau pour le faire immédiatement s’enfuir car il est bien connu, soutenait la grande spécialiste des reptiles africains qu’elle était, que les crocodiles sont plus peureux que des agneaux. Dans son pays, les jours de grand vent, les chameaux erraient au centre des villages, les habitants les nourrissaient de cacahuètes et de tagliatelles à la sauce tomate pour les rassurer. Quand quelqu’un était malade, les oies frétillaient sur les toits des maisons et tout s’arrangeait.

Stina ne s’arrêtait que devant son portail et mes quintes de rire la faisaient s’esclaffer elle aussi. Stina, aimait-elle aussi à rappeler, était le diminutif d’un prénom suédois. Ou peut-être finlandais. Ou norvégien. Elle ne savait plus exactement, mais un prénom de l’un de ces pays enneigés trois cent soixante-dix jours par an. Sa mère le lui avait donné parce que des travailleurs humanitaires suédois ou finlandais ou peut-être norvégiens avaient secouru les habitants de son village après l’attaque de celui-ci par des soldats ennemis. Qu’ils lui avaient sauvé la vie. Plus une case debout, des cadavres partout et de rares survivants terrorisés. Puis, haut dans le ciel, de bruyantes libellules mécaniques avaient surgi. De grands humains aux cheveux blonds avaient soudainement fait leur apparition dans ce décor d’apocalypse et s’étaient mis peu après en peine de soigner les blessés ou, comme le dit Stina, de cicatriser toutes les plaies.

Stina ne redoutait pas le lyrisme. Elle s’y adonnait en classe, dans ses devoirs écrits, félicitée par une institutrice ravie d’avoir enfin une élève capable de lire sans buter sur chaque syllabe et d’écrire de véritables phrases. Stina utilisait les mots comme des truelles chargées de peinture et décorait allégrement tout ce qu’il y avait autour d’elle. L’écouter, c’était pénétrer dans des mondes fantastiques, des univers inconnus qui lui étaient propres. Autant de voyages enchanteurs mais nullement reposants – même pour moi, je devais bien l’avouer. À partir de n’importe quelle anecdote elle pouvait tresser une histoire rocambolesque. Ses auditeurs étaient récompensés de leur patience.

Les seuls à vite se lasser étaient ses camarades de classe, tous ces futurs ploucs que je croisais à chacune de mes excursions dans le village. Eux, les histoires un rien fofolles, ça leur passait par-dessus le crâne, « écouter ses élucubrations », ils n’avaient « pas que ça à faire », pour reprendre une expression de Gérard, qui avait fait bondir de rage notre institutrice et se bidonner, on se demande pourquoi, les autres élèves. Ça ne les intéressait pas : point à la ligne. La vie était quelque chose de carré, qui pouvait s’accommoder de l’éventualité de Dieu ou bien de l’Enfer et du Paradis : ça ne les dérangeait pas, ils connaissaient. Ce qui les effrayait, ce qu’ils ne comprenaient pas, en revanche, c’était ce qu’a priori ils ne connaissaient pas : les digressions, l’extravagance, l’aspect farfelu, l’humour. Et l’irrévérence, évidemment, qui bloquait tous les muscles de leur visage et leur donnait l’affreuse apparence de morts-vivants.

Cette comparaison charma Stina, qui partit dans un rire interminable. Ils n’étaient pas rigolos, j’avais raison, à se quereller sans cesse pour des exploits sportifs. Qui avait gagné ? Qui avait perdu ? Là, ils s’empourpraient, là, pour eux, c’était de la plus haute importance, ils s’encoléraient, des insultes étaient échangées, des regards mauvais, des coups, ils s’excitaient. Quelle désolation ! « Ils sont comme des oiseaux-mouches au-dessus d’un nid de lombrics », gloussait Stina. Je ne voyais pas trop le rapport et puis l’idée de lombrics lovés au fond d’un nid me semblait tirée par les cheveux mais Stina rit de plus belle : imaginer des vers de terre en guise de cheveux !..

À son grand désarroi, il m’arrivait d’abandonner car Stina pouvait longuement rebondir de plaisanterie en plaisanterie, au point, parfois, de perdre tout fil logique ou bien, plutôt, d’entrer dans une logique qui n’appartenait qu’à elle.

Elle n’avait pas de copain, pas de copine, à l’école. Sa manière de voir les choses en rebutait plus d’un. Son humour laissait pantois même les élèves bien intentionnés envers elle – peu nombreux. Il fallait la suivre ! On ne l’invitait pas pour les anniversaires mais elle ne s’en désolait pas. Peu d’anniversaires, c’était pour elle la preuve que les enfants ne grandissaient pas très vite dans ce pays, sans doute à cause de l’air embrumé et trop froid. Les parents se méfiaient d’elle, une négrillonne, elle ne sentait peut-être pas très bon, elle pouvait couver des maladies, les répandre et pire, elle avait des idées bizarres, toujours à faire le pitre, à regarder les adultes comme si elle avait eu autant de bon sens qu’eux ; ça ne présageait rien de bon, les autres enfants pourraient avoir envie de l’imiter.

L’institutrice ne disait jamais de mal d’elle, c’était bien la preuve qu’elle la craignait elle aussi, non ? Devait bien être capable de magie noire, la gamine ! Tiens, son père adoptif, le maçon, n’était-il pas tombé malade des bronches la veille du jour de l’An, lui qui avait toujours trimé comme un bagnard ? N’y serait-elle pas pour quelque chose ?

La suspicion, Stina la portait sur ses épaules et cela ne s’atténua pas au fil des années. Les malheurs du village lui étaient reprochés. Tout fonctionnait si bien avant son arrivée, pourquoi ces deux-là, avec leur bon Dieu omniprésent, un crucifix dans chaque pièce de leur maison, l’avaient-ils conviée chez eux ? Ne convenait-il pas de s’occuper d’abord des enfants de notre pays ? La misère frappait le monde, hélas ! mais là-bas, à l’équateur, aux antipodes ou ailleurs, nous n’y pouvions rien, nous n’en étions pas responsables ; elle n’épargnait pas nos régions non plus et c’était ici qu’il fallait la combattre en priorité. D’abord défendre nos mouflets.

Toi, Stina, tu faisais tache dans ce discours, tu étais de trop, tu n’étais même pas ou même plus une enfant malheureuse, tes sourires te desservaient, ils étaient pris pour de l’insouciance ou pire : pour de l’arrogance de ta part. Ta réponse ? D’autres sourires, encore. Qui ne rencontraient que des visages béats de stupéfaction.

Toute cette misère, c’était à toi de la porter. Toi, la négrillonne. Qu’est-ce que tu venais faire ici ?

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