Ceux qui ne mentent jamais - Thierry Maricourt - E-Book

Ceux qui ne mentent jamais E-Book

Thierry Maricourt

0,0

Beschreibung

On se souvient de cette sale affaire qui a secoué la France au tournant des années 2000. Des adultes, en nombre, accusés d’inceste et de pédophilie dans une petite cité, quelque part dans une petite ville.
On se souvient de la juste indignation qui avait soulevé les médias dans leur ensemble, écho de la réprobation de chacun d’entre nous.
On se souvient que le monde judiciaire avait tenu à accompagner cette réprobation et qu’il s’était montré d’abord particulièrement sévère.
Les faits dénoncés étaient affreux. Mais voilà, au tribunal, peu de temps après, tous les inculpés étaient blanchis.
La parole des enfants est-elle toujours à prendre au pied de la lettre ?
Que vaut la parole des enfants lorsque les adultes, en dépit de leurs simagrées, ne l’écoutent pas ? Lorsque les adultes n’entendent que leur propre peur, que leurs propres fantasmes ?
Prématurément dérobée, la parole des enfants ne permet-elle pas aux adultes de régler leurs comptes ?
Il est question dans ce roman d’une sale affaire –qui n’est pas, malgré l’écriture précise comme l’œil d’une caméra, le scénario d’un film policier. Toute ressemblance avec une affaire antérieure bien réelle serait purement fortuite, évidemment. Mais… pourtant !

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 442

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Cher lecteur, Ginkgo éditeur a choisi de commercialiser ses livres numériques sans DRM (Digital Right Management) afin de vous permettre de lire nos ouvrages sur le support que vous souhaitez, sans restriction. Merci de ne pas en abuser et de ne pas diffuser ce fichier sur les réseaux peer-to-peer. Bonne lecture.

©  Ginkgo éditeurwww.ginkgo-editeur.fr 34/38 rue Blomet - 75015 ParisRejoignez-nous sur Facebook

Thierry Maricourt

On interroge d’abord un enfant.

C’est comme cela que tout a commencé.

On interroge d’abord un enfant.

L’enfant, autant le dire tout de suite, a des gestes pas très convenables. Il a l’habitude de sortir son zizi et de le montrer autour de lui. Il mime aussi des situations qui... Qui pourraient laisser penser qu’il en connaît long sur la question.

Des questions, on lui en pose. « On », est une assistante maternelle. Depuis quelques jours elle accueille cet enfant. Il a été placé chez elle parce que ses parents s’occupaient mal de lui : ils le nourrissaient à peine, ils l’insultaient, ils le battaient parfois. Tous ces faits, ils les ont reconnus et, nul ne sait trop pourquoi, ils ont été laissés en liberté. Elle soupçonne d’autres choses. Son instinct lui dit que...

Elle observe l’enfant. Elle l’observe chez elle, elle l’observe sur le chemin de l’école, elle l’observe dans la cour de récréation lorsqu’il se trouve parmi ses camarades. Il est bizarre. Il a vraiment des gestes... Des gestes qui ne devraient pas être ceux d’un enfant de son âge.

Une cour de récréation bitumée et séparée de la rue par une grille en fer forgé. Dans cette cour, des enfants, filles et garçons, tous en petits groupes. Seul l’un est isolé. Sullivan. Il regarde les autres mais ne s’en approche pas. Il agite de temps en temps les mains en leur direction. Il ne dit pas un mot. On croirait un vieillard, dans un film muet, en train d’invectiver des jeunes trop chamailleurs.

Elle l’observe avec beaucoup d’attention. Elle est figée sur le trottoir, les yeux plissés. Quand même on dirait... oui, on dirait qu’il ramène tout à la sexualité. Ses gestes, oui, ses gestes – quand on les décortique. Les mouvements de son corps. Mais ce n’est pas possible, pas un enfant.

Ses doutes l’obsèdent. Elle a tôt fait d’en parler à ses voisines. Plusieurs sont aussi assistantes maternelles et les enfants, sont-elles persuadées pour être constamment en leur présence, elles savent tout de leurs secrets. Celui-là, le petit Sullivan, il a des choses à raconter, c’est évident.

Peut-être des choses pas très belles.

Lorsqu’elle le ramène chez elle, après la classe, elles sont toutes là.

La réunion se tient dans sa cuisine. Le café chauffe sur la gazinière. Elle en propose à toutes et pose autant de verres sur la toile cirée. Elle éteint la radio, entrouvre une fenêtre. Sullivan se dandine sur son tabouret.

– T’aimes bien l’école, Sullivan ?

Il cligne de l’œil. Souvent du gauche, plus rarement du droit. Il est plein de tics.

– Avec tes copains, ça va ?

– Avec tes copines ?

Il renifle.

– La maîtresse, tu l’aimes bien ?

– Elle est gentille avec toi ?

Les questions fusent, lancées par l’une ou l’autre des femmes ici réunies. Toutes observent sans s’en dissimuler le petit Sullivan. Il les intrigue.

– Et tes parents, comment ils étaient avec toi ?

– Oui, dis un peu, ils étaient méchants ?

– Ils te faisaient peur ?

– Ils te faisaient des trucs ?

– Dis un peu ?

Le petit Sullivan cligne de l’œil. Souvent le gauche, plus rarement le droit. Il répond ainsi à toutes les questions qu’il entend. Plus tard, il parlera, il parlera longuement.

Sa « nounou » ne songe pas à lui offrir un verre de soda. Il ne songe pas à en réclamer. Il est assis sur un tabouret en bois qui grince à chaque fois qu’il se tourne vers l’une ou l’autre des femmes serrées tout autour de la table. Il se tourne vers elles, affecte de sourire, mais ne prononce pas un mot.

Sullivan « réclame » (comme dit sa nounou) quelquefois, il n’est pas très bien élevé. Aucun des gosses placés dans le quartier n’est bien élevé. Les assistantes maternelles s’en offusqueront lorsqu’elles seront confrontées au juge et à quelque autre autorité. Elles ne voient pas bien ce qu’il y a à reprocher aux gamins dont elles ont la garde, sinon qu’ils sont turbulents, pour la plupart, et qu’ils disent des « gros mots ». De telles remarques, le juge et toutes les autres autorités ont l’habitude d’en recevoir. Ils assurent que le gamin a besoin d’un référent masculin et que c’est là le problème.

Un référent masculin, c’est un père ou un substitut. Indispensable pour une croissance équilibrée.

– Ton papa, il te chatouillait ?

– Dis un peu où ?

– D’autres messieurs aussi ?

Les femmes réunies dans la cuisine s’observent.

Elles passent beaucoup de temps à observer. Tout n’est pas toujours simple, prendre le temps d’observer n’est jamais inutile. Là, elles s’observent, elles s’observent les unes, les autres, pour prendre, disons, la température. Pour elles, le mutisme du petit Sullivan est un aveu. S’il ne répond pas aux questions, c’est qu’il n’ose pas répondre. Il est peut-être intimidé face à ces adultes mais visiblement ces questions l’embarrassent. Révéler que son papa le chatouille là où il ne faut pas, pour un petit enfant ce n’est pas facile. Elles le savent bien, elles qui ne sont pas copines par hasard. Rien de la psychologie de l’enfant ne leur échappe.

Ce n’est qu’au sortir de la ville que l’on aperçoit la cité. Lovée au fond d’un vallon, elle semble somnoler. Les immeubles ont quatre ou cinq étages et quelques rues bordées de pavillons proprets les entourent. Un panneau devenu presque illisible la signale aux automobilistes : Cité des joncs.

– C’est grave, dit l’une.

– On a des responsabilités, dit une autre.

Une troisième peine à noter sur une feuille déchirée d’un cahier à spirale tout ce qu’elles ont pu observer. En vrac : les réponses de l’enfant et surtout son mutisme obstiné, son comportement et les réactions des autres gosses à l’école, la réputation des parents, tout et le reste.

– Moi, des mômes qu’ont été touchés là où il faut pas, j’en connais d’autres, dit une femme au visage fatigué. Dans la cité, il y en a plein. Je peux dire des noms.

– Moi aussi, c’est pas difficile, renchérit la nounou de Sullivan. C’est pour ça qu’on n’a pas le droit d’hésiter maintenant, faut plus fermer les yeux mais prévenir la justice.

Unanimité là-dessus. Mais elles ne savent pas comment faire. L’une parle de son divorce, l’autre du récent accident de voiture de ses voisins; la première évoque la curatelle de la cinglée du palier B... Sans aller plus loin. Elles ne savent pas comment faire.

– On peut peut-être en dire deux mots à l’éducatrice.

Unanimité, de nouveau. Les éducatrices, elles connaissent. Enfin, elles ne connaissent pas forcément les mêmes puisque plusieurs éducatrices chapeautent le quartier, relayées par des assistantes sociales, mais c’est sans importance, ce qu’il faut, c’est en prévenir une, qui n’ignorera pas la marche à mener. La nounou du petit Sullivan est évidemment mandatée pour cela.

Sullivan a soif. Il prend la tasse de café de la voisine aux gros lolos (c’est le surnom que les gamins du quartier lui ont donné, à l’instigation de leurs parents) et la vide d’un trait. Les femmes l’observent avec une vague tendresse et se lèvent. Il est temps pour elles de préparer le repas du soir, leurs hommes et leurs enfants n’aiment guère attendre.

La voisine aux gros lolos salue tout le monde et grimpe les deux étages qui la séparent de son logement. Son mari n’est pas encore rentré. Elle lui racontera tout. Il doit savoir.

Sullivan ne bouge pas de son tabouret. Des questions caracolent dans son crâne. Il a l’impression que d’étranges événements se préparent. Il a l’impression d’être au centre de tous ces événements. Ce n’est pas de sa faute, se défend-il préventivement et en lui-même. Non, ce n’est pas de sa faute mais il est au centre de toute cette agitation et devine qu’il va s’amuser énormément.

Les lumières sont allumées dans les appartements de la Cité des joncs. La soirée débute.

Ce sera la dernière soirée paisible avant longtemps.

***

Peut-on conter comme une fable l’horreur ?

Il était une fois... Il était une fois une petite cité aux portes d’une grande ville. Dans cette petite cité, de petits immeubles dans lesquels des enfants et des adultes vivaient heureux. Jusqu’au jour où...

Il était une fois... Des papas et des mamans et des enfants. Et puis des adultes qui n’étaient ni papas ni mamans, qui vivaient seuls dans leur appartement, et d’autres qui travaillaient là et d’autres, rares, qui se contentaient d’y passer parce qu’ils y avaient des amis ou de la famille...

Il était une fois des enfants qui jouaient à des jeux d’enfants. Jusqu’au jour où... Où des adultes leur demandèrent de jouer à des jeux d’adultes.

***

Je t’écris d’une prison qui ne ressemble pas à celle dans laquelle tu te trouves. Elle n’est pas plus belle. C’est une prison différente. Je t’écris derrière mon front car je n’ai plus de stylo.

J’avale ma salive et je lève la tête.

Tu vois, je sais dire « je ».

***

Les policiers déboulent en tout début d’après-midi, suivis par un juge d’instruction vêtu d’un strict costume gris. Les parents de Sullivan paressaient devant le téléviseur. Ils n’ont pas l’air surpris de voir autant de monde sur le pas de leur porte et s’effacent sans un mot. Les représentants de la loi s’engouffrent dans le F3.

Le juge leur assène qu’ils sont suspectés d’« abus sexuel » sur leurs propres enfants et exhibe devant leurs yeux un papier. « Commission rogatoire » ! Les parents ne trouvent rien à dire. Les policiers se mettent à fouiller l’appartement.

La méfiance entre voisins est de mise à la Cité des joncs. Les relations se limitent souvent au minimum, chacun a en mémoire les entourloupettes d’Untel ou d’Unetelle et juge plus sage de conserver un prudent quant-à-soi. Pourtant, en quelques minutes, toutes les fenêtres s’ouvrent, une infinité de regards convergent vers l’immeuble dans lequel habitent les parents de Sullivan. Il est vrai que plusieurs véhicules de police stationnent devant, moteur au ralenti et gyrophare en action.

– On n’a rien fait.

C’est la mère de Sullivan qui vient de parler. Elle a dit cela comme elle aurait dit autre chose, que le temps n’est plus comme autrefois ou que le ciel va se couvrir, histoire de meubler. Son mari, lui, est dans la cuisine, cigarette au coin des lèvres, et surveillé discrètement par deux policiers.

– On en rediscutera plus tard, rétorque le juge d’instruction, on va avoir le temps.

Elle hausse les épaules et s’affale dans le canapé. La télévision fonctionne toujours. On y voit un documentaire sur la mode des lolitas. Des parents ânonnent qu’ils sont très fiers de leurs gamines si belles et si intelligentes et, accessoirement, que celles-ci leur rapportent pas mal d’argent – placé, bien entendu, sur un compte dont elles pourront disposer à leur majorité.

Les policiers vont et viennent. Ils n’ont pas précisé ce qu’ils recherchaient. Leur mine contrite, voire coléreuse, peut laisser supposer qu’ils sont pour le moment bredouilles.

Outre le téléviseur et le canapé, la salle à manger compte un buffet imitation chêne et une grosse commode. Une table basse, aussi, avec deux cendriers pleins. Les murs sont vides.

Les parents sont impassibles. Le père allume une nouvelle roulée. La mère regarde le documentaire comme si elle était seule au monde. Le juge d’instruction suit des yeux les policiers ; impatient, il tapote le sol du pied. La perquisition ne paraît guère fructueuse.

Au bas de l’immeuble, il y a maintenant une petite foule. Quelques hommes, beaucoup de femmes et une tripotée d’enfants qui devraient pourtant, à cette heure, être à l’école. Les policiers demeurés dans les véhicules s’efforcent de diriger leurs regards vers les étages pour éviter de se confronter aux habitants.

Tout à coup, la porte du hall s’ouvre. Apparaît le juge d’instruction. Derrière lui, les parents, menottes aux poignets et encadrés par des policiers, puis d’autres policiers encore. Tous de se dépêcher de monter dans les véhicules, qui démarrent aussitôt.

Les habitants sont plantés là. Ils ne se parlent pas beaucoup d’habitude mais l’événement délie les langues. Ils s’accordent à dire que les parents du petit Sullivan ne sont pas sympathiques. Un enfant évoque leurs deux fillettes : bien que placées dans une famille d’accueil elles aussi, elles fréquentent le même établissement scolaire qu’auparavant. Diverses anecdotes un peu scabreuses sont échangées puis, comme le froid se fait vif, chacun regagne son appartement.

Juste avant la sortie des classes, plusieurs véhicules de police pilent devant un collège situé à quelques rues de la Cité des joncs. Des policiers s’en extraient, filent dans les salles, se saisissent des deux sœurs de Sullivan et repartent. L’enseignante balbutie. Elle n’a pas le temps de réagir.

Sur le coup, dira-t-elle, au directeur de l’établissement, elle a pensé à un enlèvement.

La Cité des joncs s’endort inquiète. L’arrestation des parents de Sullivan ne l’émeut pas mais l’attitude des policiers a de quoi laisser perplexe.

C’est tout au moins ce qu’affirme le prêtre défroqué qui habite au troisième étage de l’un des immeubles et qui, à partir de ce jour et pour très peu de temps, va tenter de se faire le porte-parole des habitants.

***

Les parents du petit Sullivan sont entendus par le juge d’instruction. Ils n’ont rien à dire, répètent-ils. Le juge est assis derrière son bureau. Il leur fait face, pose une question, croise les doigts sur son sous-main. Les parents sont indifférents l’un à l’autre, pas la moindre complicité n’émane d’eux. Le juge attend des réponses qui ne viennent pas.

À sa gauche, un greffier entre deux âges tire sur les poils qui dépassent de ses oreilles. Le juge lui fait signe de cesser.

La pièce est meublée avec une grande sobriété. Aucun tableau sur les murs blancs, pas de cartes postales ni de photographies, pas même un post-it sur un tableau d’affichage. Un minuscule abat-jour ne réduit pas la luminosité de la puissante ampoule fixée au plafond. D’une pièce voisine monte le cliquetis régulier d’un clavier d’ordinateur.

Le tribunal est en plein centre ville. La Cité des joncs s’en trouve à cinq ou six kilomètres.

Le juge mentionne une nouvelle fois aux parents de Sullivan les faits qui leur sont reprochés et insiste sur leur extrême gravité. Ils nient sans conviction. Ils ne sont pas coupables, marmonnent-ils, mais ils semblent s’en ficher, ce pourrait être eux ; à en croire leur visage, ils ne perçoivent pas en quoi ces faits sont non seulement répréhensibles mais encore affreux. Ils grommellent des explications sans queue ni tête. Puis le père déclare qu’il a faim et qu’il aimerait qu’on lui apporte une tartine de moutarde.

Le juge ne comprend pas tout ce qu’ils disent. Ils emploient de nombreux termes de patois et, de plus, mangent la moitié de leurs mots. Ce jargon lui tape sur les nerfs. Il leur dit de faire un effort puis ordonne à l’huissier de cesser de retranscrire les propos incohérents des inculpés. Inutile de perdre du temps.

Il exige leur incarcération, finit-il par dire.

Les parents ne réagissent pas. Le mot « incarcération » figure-t-il dans leur vocabulaire ? Ce n’est pas sûr. Mais le juge ne prend pas tout cela en compte : tous les citoyens sont égaux devant la justice, tous jouissent des mêmes compétences intellectuelles et culturelles pour se défendre. Sauf circonstances atténuantes prouvées ou cas de folie (à déterminer), la responsabilité des faits commis incombe aux uns comme aux autres. Et d’ailleurs, ces justiciables sont assistés d’un avocat.

L’avocat – qui est assis derrière eux, dont le juge ne distingue que le sommet du crâne et son début de calvitie. L’avocat – qui n’a pas bronché depuis le début de l’audience et qui se désistera bientôt car, dit-il, les faits dont ses clients sont accusés lui répugnent.

Les parents de Sullivan font mine de se lever à chaque instant. Ils s’ennuient ici, il est tard et ils ont faim, ils souhaitent retourner dans leur cellule. Le juge agite la main, un policier surgit dans la pièce et emmène le couple.

À partir de ce moment-là, vont se passer beaucoup de faits plutôt invraisemblables et néanmoins véridiques.

***

Je t’écris de ma prison. Je ne sais pas bien écrire. Je n’ai pas tous les mots qu’il me faudrait dans la tête. Je n’ai qu’un stylo qui fuit entre les doigts. C’est quoi, dis-moi, sur le papier ? Dis-moi que ce n’est pas du sang.

Je ne sais pas bien écrire. Je n’ai peut-être pas eu le temps d’apprendre. Ai-je commencé, d’ailleurs ?

Je plaçais les lettres dans n’importe quel ordre lorsque j’essayais.

Elles se renversaient, rebondissaient, couraient, sautillaient, elles étaient plus indisciplinées que je ne le fus jamais. Que racontaient-elles ? Ce que je vivais, ce que j’étais ?

Quel conte sinistre fabriquaient-elles ?

***

Pierre Bergand regrette fort de ne pas avoir participé à la perquisition du domicile des parents du petit Sullivan et à leur arrestation. Il était, hélas ! en congé ce jour-là. Liliane, son épouse, lui avait bien laissé entendre qu’elle et les autres assistantes maternelles harcèleraient les magistrats jusqu’à ce que les parents soient placés en détention, mais les choses sont vraiment allées très vite. Qui parlera encore des lenteurs de la justice ? soupire-t-il. Il regrette de ne pas avoir été avec ses collègues car il a connaissance, lui, de nombreux éléments qu’ils ignorent. Le juge d’instruction n’est sans doute pas plus au courant. Ne dispose-t-il pas, en effet, en la personne de son épouse, d’une source fiable et incomparable d’informations ?

Les choses sont allées vite, pour une fois. Car, il faut le signaler, c’est exceptionnel que la justice mette si rapidement hors d’état de nuire des individus comme les parents du petit Sullivan. Le plus souvent, des avocats lui jettent des bâtons dans les roues et leurs salopards de clients peuvent continuer leurs abjections aussi longtemps qu’ils le désirent. Pire : quand des coupables sont arrêtés, ils ne sont condamnés qu’à de trop courtes peines de prison, qu’ils n’exécutent jamais totalement. Beaucoup de pervers, on le sait, sont libérés au bout de quelques années et ont loisir de commettre de nouveaux crimes. C’est inadmissible. Pierre Bergand ne décolère pas lorsqu’il cogite sur de tels sujets.

Que peut un simple policier face à la sottise du monde ?

Il doit prendre des initiatives. Ses collègues l’approuveront, ses supérieurs le couvriront, il en est certain. Des enfants sont en danger, Liliane a insisté sur ce point. Maintenant qu’il est au courant, ne pas agir en conséquence serait plus qu’une faute : un crime. Il ne se dérobera pas. L’opinion publique sera fière de lui.

Il attrape sa veste, ouvre la porte de l’appartement et descend lentement deux étages.

Cité des joncs, les murs, les cages d’escaliers, même les pelouses bruissent. Tout le monde a son mot à dire. Pourquoi des parents ont-ils été arrêtés ? Que leur reproche la justice ? Nul ne le sait bien. Parce qu’ils auraient fait des cochonneries à leurs enfants ? Des précisions, il faut des précisions.

Les murs, les cages d’escaliers, même les pelouses bruissent. La Cité des joncs s’affole. Abriterait-elle des pervers ?

Interroger directement Sullivan peut être un bon début. Pierre Bergand frappe chez la nounou. Celle-ci l’accueille sans marquer de surprise. Elle dit qu’elle l’attendait. Le café chauffe sur la gazinière, elle lui en propose un verre.

Le gamin n’est pas allé à l’école aujourd’hui, il souffre d’un petit rhume. La visite du policier tombe donc bien, il peut lui poser toutes les questions qu’il veut.

La nounou est surexcitée. Un policier chez elle ! Un policier dans le cadre de ses fonctions ! Un policier qui n’enquête pas à son encontre, rectifie-t-elle, mais qui requiert sont aide. Elle va se faire l’auxiliaire du droit. Elle est heureuse de collaborer. La nounou est une nounou hors pair, ses copines, un brin jalouses elle le devine, seront obligées de lui reconnaître beaucoup de qualités.

Elle appelle Sullivan. L’enfant est dans sa chambre (celle du fils parti vivre en concubinage), assis sur le bout du lit. Il ne fait rien : ne joue pas, ne regarde pas le petit poste de télévision placé sur une étagère, ne lit pas. Renifle. Il passe beaucoup de temps à ne rien faire, le regard ancré devant lui, dans le vague. La nounou suppose qu’il réfléchit. Qu’il se ressasse toutes les saloperies que ses parents lui ont faites. La nounou le plaint.

– À moi, mon petit, il faut tout me dire.

Le policier adopte un ton doucereux. Il vient de se rendre compte qu’il n’a encore jamais mené l’interrogatoire d’un enfant. S’agit-il de procéder autrement qu’avec un adulte ? D’employer des mots plus simples ? De converser par allusions ? par images ? Pierre Bergand ne sait pas.

– Nous, on est là pour te protéger, mon chéri, dit la nounou.

Le policier bouge la tête en signe d’assentiment. Il est assis devant la table de la salle à manger et tient un verre de café tiède dans sa main droite. La nounou est debout et jette de temps en temps un coup d’œil par la fenêtre.

– Tes parents sont aujourd’hui en prison. Ils ne t’embêteront plus, dit le policier.

Sullivan a l’air tout petit au fond du divan. Il se redresse, fixe le policier.

– Ils t’ont fait des cochonneries, hein ! mais ne t’inquiète pas, ils ne recommenceront pas.

L’enfant semble s’éveiller. Ses yeux sont grands ouverts.

– Dis-nous ce que...

La nounou abandonne le spectacle de la rue pour celui de sa salle à manger.

– Dis-nous ce qu’ils ont fait à tes sœurs. Parce que leurs saletés de choses sexuelles, ça les concerne aussi, non ?

L’enfant sourit. Il ferme une seconde l’œil gauche, puis l’œil droit. Que se passe-t-il dans sa tête ? Que veut-il dire ?

– Oui, maman, elle m’a... Papa aussi et souvent.

– Explique-nous. (Le policier et la nounou, simultanément.)

– Sur moi, oui, souvent. Comme ça, par exemple.

Il se lève, fait un geste, d’autres gestes.

– Avec mes sœurs, c’était pareil. Comme ça...

Il sourit. La nounou lui trouve un sourire triste. « Pauvre gosse », laisse-t-elle échapper. Elle ne pensait pas qu’il parlerait aussi facilement en présence d’un inconnu. Mais le policier ne semble pas l’intimider et Sullivan, sans même qu’il y soit encouragé, ne tarit plus de détails. C’est à un spectacle terrible qu’il convie sa nounou et le policier. Tout est cru, tout est glauque. Il décrit des scènes que la nounou n’imaginait pas possibles.

– N’oublie rien, conseille le policier.

De contentement, Sullivan cligne tantôt d’un œil, tantôt de l’autre, sans discontinuer. On l’écoute ! S’il avait cru que... On l’écoute ! Jamais dans ses rêves les plus fous le gamin n’a encore osé parler à un auditoire. Que cet auditoire ne soit composé que de deux personnes ne le réfrène pas.

On sonne.

Sullivan renifle mais ne s’interrompt pas. Le policier a sorti un calepin sur lequel il griffonne à tout va.

Deux des voisines présentes la veille entrent dans la salle à manger. La sonnette retentit encore et quelques instants après, c’est Liliane qui arrive. La nounou sert du café, secondée par l’une des voisines qui distribue des Spéculos. Sullivan dit qu’il préfère les biscuits au chocolat, en vain.

Le policier invite Sullivan à recommencer son récit afin que son calvaire soit connu de toutes les personnes ici réunies. Il dit aussi qu’il en profitera ainsi pour compléter ses notes. L’enfant ne se fait pas prier.

– Quelle horreur !

Exclamation de Liliane. Son époux approuve en grognant. Yeux ronds, les voisines écoutent. La nounou relance le soliloque lorsque Sullivan en perd le fil.

– Tu m’avais dit que... tes parents n’étaient pas toujours tout seuls.

Le gamin la regarde, sans saisir.

– Non, ils sont deux, risque-t-il.

Le policier ne retient pas une grimace difficile à interpréter.

– Les cochonneries... ! souffle la nounou.

Sullivan la regarde encore. Puis :

– Ah oui ! Oui ! Tout ce qu’ils me faisaient. (Il mime de nouveau.)

– Juste eux ?

– T’as raison, nounou, y’avait des gens.

– Qui ? (Les voisines, Liliane, la nounou, le policier, en chœur.)

– Bah...

– Qui ?

– Bah, j’sais pas.

– Voyons ! (En chœur.)

Ah ! (Il cligne fortement des yeux, renifle.) Bon, y’avait...

Et le gamin d’égrener quelques noms – en les écorchant : celui de la marchande de glaces, du directeur de l’école, du voisin qui promène son yorkshire tous les soirs sur les pelouses, de la femme toujours en robe de chambre du premier étage, du prêtre défroqué, etc. Puis de voisins et d’autres voisins et voisines encore.

Et chaque nom d’être accompagné de « oh ! » et de « ah ! » reflétant les sentiments d’abomination des personnes présentes.

– Si on avait su ! (Liliane)

– On n’aurait pas dit, à voir. (Une voisine.)

– Moi, entre nous, je... (La nounou.)

Le policier toussote pour apaiser les esprits. Les choses ne vont pas s’arrêter là, il le promet. Les femmes lui décernent à l’unisson quelques paroles d’admiration.

Un soleil de printemps caresse la Cité des joncs, qui s’apprête à vivre la page la plus folle de son histoire.

***

La nounou retourne illico voir l’éducatrice. L’enfant a parlé. L’éducatrice prévient de nouveau les autorités.

Le juge veut entendre Sullivan. Si ce que l’enfant a déclaré est vrai, l’affaire prend une autre dimension.

C’est en l’occurrence une réelle affaire. Il se frotte les mains en songeant à l’épaisseur que va vite acquérir ce dossier et à la notoriété qui sera la sienne s’il se montre à la hauteur. Les faits qui ont été évoqués sont abominables. Les habitants de la Cité des joncs sont des êtres sans morale, leur sexualité est bestiale. Son rôle de juge d’instruction est de mettre un terme à leurs agissements.

Sullivan est amené dans son bureau. Il y a l’enfant, il y a sa nounou, il y a le juge, il y a un greffier.

– Alors, mon enfant, on t’a fait du mal ? (Le juge.)

– Si vous saviez, monsieur le juge ! (La nounou.)

– Il faut tout me dire à moi.

– Il va tout vous dire.

– Après, j’entendrai tes sœurs.

– Puis les voisins, monsieur le juge. Je crois qu’ils ont assisté à beaucoup de choses aussi. Je crois même que... (La nounou.)

– Que ?

– Qu’ils ont participé à...

– Eux aussi ?

– Vous verrez. Oui... à toutes ces cochonneries. Et s’ils méritent d’aller en prison, les parents, n’hésitez pas, monsieur le juge; nous serons tous derrière vous.

– Bien sûr, madame. Tout sera fait comme cela doit être fait, rassurez-vous. La sécurité des enfants primera toujours, soyez-en persuadée.

– Leur bonheur aussi, monsieur le juge.

– Nous ne tergiversons jamais sur des questions aussi essentielles, madame.

– Merci, monsieur le juge. Je savais que vous vous montreriez à la hauteur. Merci beaucoup.

– Je t’écoute, Sullivan. Dis-moi ce que tes parents t’ont fait. Dis-moi tout.

***

Je t’écris de ma prison. Je fais des taches sur les feuilles, peut-être est-ce du sang, va savoir. Les feuilles, je les roule en boule et les lance contre le mur. C’est ma tête que j’aimerais saisir et lancer contre le mur.

Cela, tu le comprends ?

Ma tête.

***

La Cité des joncs transpire depuis deux jours. C’est un printemps étonnamment chaud qui s’est abattu sur la région. Des enfants jouent au bas des immeubles jusque tard dans la soirée, comme au plus fort de l’été.

Le prêtre défroqué s’est remis à la cigarette et au jogging, les deux en même temps. Il trottine dans la cité, stoppe le temps d’une clope, repart. Il s’évertue à discuter avec toutes les personnes qu’il rencontre. Son paquet de cigarettes, c’est pour qu’on le tape, comme il dit, et qu’on se livre à lui plus facilement. Tout le monde se prétend fauché ici. Le tabac fait donc souvent office de présent apprécié.

Le prêtre n’est pas tout à fait convaincu de la culpabilité des parents du petit Sullivan. Il l’est encore moins de la culpabilité des individus dont les noms commencent à circuler. Et parmi ces noms, il y a le sien. Il ne s’en formalise pas. Son sacerdoce comporte des étapes dont il ne voit pas bien l’utilité mais c’est ainsi, la vie n’a jamais été un paradis.

Il loge dans l’un des immeubles du centre de la cité, escalier F, au troisième étage. Ce matin, lorsqu’il est descendu courir une demi-heure, il a découvert un graffiti sur le mur près du local à poubelles. Un graffiti qui l’accuse de...

Bah ! Ça leur passera, pense-t-il. L’émotion est chaque jour plus palpable ici depuis l’arrestation des parents de Sullivan. Des rumeurs se propagent. Les regards sont fuyants. C’est comme ça, il faut que ça éclate, après ça ira mieux, se dit le prêtre qui a toujours été de nature optimiste.

Il tousse. Le tabac. Il ne fumait plus depuis... Depuis vingt-cinq ans, depuis, exactement, qu’il habite dans le quartier. Mais fumer, ces jours-ci, est une bonne idée. Lorsqu’il marque le pas près d’un habitant de la Cité, ce dernier lui taxe une cigarette et la discussion s’engage.

Ce qui se passe aujourd’hui, c’est... C’est comme une folie collective, songe-t-il, décontenancé.

Il regarde le ciel parsemé de quelques nuages ovales et blancs. Tout se met à tourner de travers. Un essaim de sauterelles descend de là-haut et va ravager la Cité : la rumeur. Une folie incontrôlable.

Les avis sont partagés. Chacun y va de sa version. Des pervers résidaient là, au cœur même de la petite cité, des pervers résident encore là. Ils sont dangereux ces cinglés-là, il faut les incarcérer, il faut les punir sévèrement.

On se tait soudainement. Le prêtre perçoit de la gêne. On se tait car le nom du prêtre circule.

Un prêtre pédophile.

Un prêtre pédophile ? Bon dieu, mais c’est bien sûr !

Qui plus est, un prêtre défroqué !

Cette cité est la sienne. Il aime l’entendre vivre.

Ces lieux sont les siens, il les a tant arpentés, il ne passe pas là ou là sans se remémorer des discussions, des rencontres, des anecdotes qui s’y sont déroulées. Il a vu la cité se construire, il l’a vu évoluer; ses enfants, il peut tous les nommer. Il est persuadé depuis longtemps qu’il mourra ici et cette idée le rassure.

Une femme va vers lui, il la connaît de vue. Elle lui serre la main et, sans une parole de transition, s’indigne de la manière dont les policiers interviennent.

– Ils nous respectent pas. Les gamines, à l’école, ils sont venus les enlever comme l’auraient fait des bandits.

Le prêtre opine. Il rétorque que les policiers n’ont toutefois pas tâche facile, qu’ils n’ont fait que leur travail et qu’ils ont pensé vraisemblablement agir pour le bien de tous. Si les gamines et leur frère ont vraiment été victimes de...

– Oui, peut-être, mais tout le monde ici est soupçonné d’avoir abusé des gosses, de ceux-là et d’autres. Vous, par exemple.

Le prêtre est estomaqué. Il sait bien que son nom a été cité mais... En fait, il ne le sait pas, il le déduit par le graffiti sur le mur et par l’attitude des uns et des autres à son égard. Depuis quelques jours, on ne le salue plus comme auparavant. On fait souvent comme si on ne le voyait pas. On se détourne de lui. Beaucoup de noms ont été prononcés. Pourquoi pas le sien ?

Mais ce n’est pas grave, se raisonne-t-il, police et justice ne tarderont pas à faire le tri entre les coupables et les innocents. Dans quelque temps la cité recouvrera son calme.

– Moi, tous ces racontars, je n’y crois pas mais faites attention, vous n’avez pas que des amis ici.

Le prêtre ne répond pas. Il ne s’était encore jamais interrogé à ce sujet : qui est avec lui ? qui est contre lui ? C’est ridicule. Oui, voilà, c’est ridicule, des amis, des ennemis, ce n’est pas ainsi qu’il faut réfléchir, c’est... grotesque. Mais le prêtre garde son émotion pour lui : la femme est déjà partie.

La Cité des joncs manque d’arbres, se dit le prêtre. Des arbres, c’est joli, c’est apaisant. Il suggérera à la municipalité d’en planter. Quelques bosquets d’arbustes à fleurs disséminés au pied des immeubles seraient également les bienvenus. À cette époque de l’année, ils rivaliseraient de couleurs, ce serait charmant.

Le prêtre allume une cigarette et, d’un bon pas, se dirige vers un grand terrain jouxtant la cité, là où quelques-uns de ses habitants entretiennent des jardins ouvriers. Lui, le jardin dont il s’occupe de-ci, de-là, c’est surtout pour donner l’exemple. Il est originaire de la ville et le contact de la terre ne lui a jamais inspiré de grandes émotions ; les arbres, les fleurs, il aime bien, surtout là où le béton s’impose, mais sans plus ; récolter des légumes lui permet de surmonter certaines fins de mois difficiles, financièrement parlant, mais... Ce qu’il veut, c’est donner l’exemple.

Nombre d’habitants de la Cité des joncs sont au chômage. Vivent d’allocations, d’aides diverses. Restent des journées entières devant leur téléviseur. Picolent, s’engueulent. C’est malheureux, se dit le prêtre, convaincu des vertus de l’émulation. Rien dans leur vie ne s’arrangera s’ils... S’ils ne se bougent pas. Quand il se rend dans son jardin, il s’escrime souvent à entraîner avec lui l’un ou l’autre des hommes qu’il croise en chemin et qui peuvent difficilement refuser. Même s’ils ne bêchent ou ne binent qu’un petit quart d’heure, c’est toujours ça, c’est un début.

Mais aujourd’hui le prêtre ne rencontre personne. Il marche seul sous un soleil lourd.

***

Les policiers débarquent à l’aurore. D’abord trois arrestations : la marchande de glaces, l’homme avec son yorkshire, la femme en robe de chambre. Les habitants de la cité sont éberlués ; ceux-là, on ne pensait vraiment pas.

Puis, à la réflexion, on se dit que leur attitude ces derniers temps pouvait surprendre. L’un s’est acheté une salle à manger neuve alors que l’argent lui fait chroniquement défaut ; une deuxième projetait de partir à la neige (en plein printemps ! n’avait-elle pas plutôt l’intention de s’enfuir ?) ; l’autre de... On se dit que la justice ne frappe jamais à l’aveuglette. La preuve, vous et moi avons été épargnés.

On se dit que de nombreux indices auraient dû déjà mettre la puce à l’oreille.

La puce à l’oreille de qui ?

Des habitants de la cité, des travailleurs sociaux, des enseignants, de la police, de la justice, de... De tous ceux qui, de par leur statut ou leurs fonctions, doivent absolument savoir.

Tous ces gosses, l’air malheureux, tiens ! Toujours à se disputailler au bas des immeubles, à glander, à faire chier les adultes. Et ces adultes qui ne sortent quasiment jamais de chez eux, qui ne décochent pas deux mots aux voisins sinon pour gueuler... Que craignent-ils ? Qu’ont-ils à cacher ? Des indices, c’est à la pelle qu’on va en trouver, vous allez voir.

Des noms circulent. Noms de coupables potentiels. Coupables de quoi ? Ce n’est pas encore vraiment établi, enfin pas pour les habitants de la Cité des joncs. Des actes abominables, dit-on, des attouchements sur mineurs et pis que ça, des abus, des viols, des... Avec lui et lui et elle et elle aussi et... dans les rôles principaux, les mauvais rôles. Tu parles d’un casting ! Beurck !

Le nom de la marchande de glaces, sur le coup, suscite la surprise. Son sourire scotché à toute heure avait conquis la confiance des parents. On se convainc vite, pourtant, que des glaces, pour appâter les enfants, c’est excellent. On peut même dire qu’il n’y a pas mieux. La marchande de glaces attirait les enfants et... Après ?

Elle va parler. On verra, là, qui rira. Elle va parler, elle va être obligée de parler. Dans quel but dégueulasse aguichait-elle les marmots, on va bientôt le savoir.

On le sait déjà, à vrai dire.

Cette affaire est transparente.

Ou on le dirait.

La marchande de glaces abusait d’eux. Ce n’est pas encore prouvé mais les arrestations entrent dans le cadre d’une affaire de... Comme ces mots sont pénibles à prononcer ! D’abus sexuels sur enfants. Autrement dit, de pédophilie. Les parents ont avoué ? Personne n’en est certain mais, s’ils demeurent en détention, c’est que les charges contre eux sont attestées, voire donc, peut-être, sans doute, qu’ils ont avoué. Et si ce n’est pas encore fait, c’est une question d’heures ou de jours. Tout au moins est-ce ainsi que l’on est en droit de traduire les propos sibyllins et néanmoins instructifs du juge d’instruction à la presse.

Pour les parents, ce n’est pas compliqué. La marchande de glaces, en revanche... Un tout petit peu plus. Et l’homme au yorkshire ? Lui, le vicieux, il aurait participé à des soirées très particulières organisées par les parents de Sullivan. Au menu : les deux fillettes et surtout le garçonnet. Bien sûr, le conditionnel est de rigueur mais, pour ce bénéficiaire d’allocations chômage, le juge n’a guère de doutes. Il n’en a pas plus d’ailleurs pour la voisine en robe de chambre. Facile à comprendre pourquoi elle conservait cette tenue vestimentaire du matin au soir. « Viens par ici mon petit garçon, viens par ici petite fille et... » La voisine en robe de chambre était suspectée de mœurs peu catholiques par beaucoup de personnes de son voisinage.

On ne sait guère encore qui faisait quoi, mais, pour résumer, il semble que la marchande de glaces recrutait des enfants (en échange de glaces et de confiseries), lesquels s’ajoutaient à ceux des parents du petit Sullivan, et que des orgies orchestrées par l’homme au yorkshire avaient lieu pour contenter la nymphomanie de la voisine en robe de chambre et les vices des uns et des autres. Ou quelque chose dans ce genre-là. La police enquête et la justice tranchera.

Les arrestations causent un immense émoi Cité des joncs. Les individus incriminés étaient connus de tous, on les croisait tous les jours, ils ne ressemblaient pas à des assassins. Ils n’étaient ni plus ni moins aimables que les autres habitants de la Cité des joncs. Pourquoi eux et pas... moi ?

Les visages se ferment. Moi, non, je ne suis pas coupable, je le sais, mais toi ?

Toi, avec ta tête de brave bougre ? Avec ton envie de toujours rendre service ? Pourquoi cherches-tu à tout prix à paraître innocent ? Si ce n’est pas louche, ça ! Qu’as-tu donc à dissimuler ? De quoi as-tu honte ?

La suspicion se répand.

Des bruits contradictoires circulent un peu partout. Les personnes arrêtées ont été libérées. Elles sont maintenues prisonnières. Elles ont avoué. Elles nient. Elles avouent à moitié. Elles...

On ne sait pas, on ne sait rien et tout est dit.

***

Je t’écris de ma prison, là où il ne pleut pas. Je m’y habitue. Peut-être y suis-je heureux. Où donc as-tu été heureux, toi ? L’as-tu été ? Tu es du genre à ne pas savoir ce que signifient ces mots : être heureux.

Moi, je n’ai jamais pensé qu’un jour je le serais. C’est plus simple de voir l’avenir sans bonheur. C’est encore plus simple de ne pas voir l’avenir.

Quand on voit l’avenir sans bonheur, c’est comme si on ne voyait pas l’avenir.

On peut se reposer.

C’est à toi que j’écris, juste à toi. Ne cherche pas à comprendre. Ce n’est pas parce que je t’aime plus, toi, ou moins. Peut-être parce que ce n’est pas toi qui as eu l’idée la première fois.

***

Des arrestations ont eu lieu et c’est très bien, mais maintenant, que va faire le juge d’instruction ? Si ces malades décident de nier, il ne s’en sortira jamais.

Pierre Bergand a procédé à tant d’interpellations au cours de sa carrière qu’il ne se fait pas d’illusions. Quand des coupables, dans une même affaire, tombent en même temps, ils se déclarent tous innocents ou bien se renvoient la balle l’un, l’autre, et la justice se retrouve face à un mur. Agir devient alors parfois presque impossible, d’autant plus que les avocats en profitent pour demander la libération de leurs clients au terme des délais légaux de garde à vue ou lorsque l’instruction piétine. À lui, le policier, de secourir le juge. D’apporter des preuves incontestables.

Le juge l’a à la bonne, pense-t-il. Les notes – l’audition du petit Sullivan – qu’il lui a apportées, montrent à quel point il est capable de seconder les magistrats. Et directement, sans passer par la hiérarchie. Est-ce vraiment légal ? Peut-être que non, mais les appareils policiers et judiciaires doivent-il toujours s’embarrasser des subtilités de la légalité ? Au nom des enfants, de leur bonheur, ne saurait-on emprunter, rien qu’une fois, quelques raccourcis ?

Le policier décide, pour commencer, d’auditionner plusieurs des enfants du quartier. Le petit Sullivan a déjà fait beaucoup de révélations. Les autres, à coup sûr, ne seront pas moins bavards. Car les autres ont eux aussi eu à subir les agissements des pervers qui règnent ici.

Il est dix-huit heures lorsque Pierre Bergand repère le jeune Chérif, sortant de l’immeuble G., seul. Il l’apostrophe. Le gamin esquisse un mouvement de recul mais le policier exhibe une carte tricolore. « Police ! Tu vas me suivre. » Chérif s’immobilise. Aucun autre gamin à proximité, aucun adulte. Il a peur.

Pierre Bergand le prend par la main et l’emmène chez lui.

***

Les médias se tenaient-ils aux aguets ? Du jour au lendemain, ils sont tous là. Presse, radios, télévisions, tous, et tous consacrent leurs gros titres à ce qui est devenu « l’affaire ».

La fabriquent-ils ? Oh non ! ils ne se le permettraient pas. La déontologie, ce n’est pas pour les chiens. Mais quand même.

La Cité des joncs est rebaptisée. Les jeux de mots sardoniques et lourdingues fleurissent. Des pédophiles sévissaient entre les murs des immeubles sans couleur. L’opprobre frappe tous les habitants. La Cité des joncs est un ghetto sans nom. On lui en donne pourtant, des noms, des surnoms, et des plus parlants, des plus infamants de préférence. La cité fait horreur.

« Mais comment de tels endroits existent-ils dans notre pays, à notre époque ? » « La faute à qui ? Qui a rassemblé autant de miséreux sans morale dans cette cité ? » « Quand les parents boivent, les enfants trinquent... » « Souffrance inouïe. » « La justice se montrera-t-elle encore une fois laxiste ? » « Les pervers attaquent nos enfants. » « Attention : enfance en danger ! » Etc.

Avant, la Cité des joncs n’avait pas si mauvaise réputation. Des larcins y étaient commis, des petits dealers s’y remplissaient les poches, des bagarres éclataient quelquefois entre adolescents ou entre adultes pris de boisson, des scènes de ménage dégénéraient... Mais comme partout, convenait-on.

Aujourd’hui c’est différent. Des faits ignobles ont eu lieu dans ses appartements. Des enfants ont été victimes d’adultes sans pitié aucune. Des enfants ont souffert dans leur chair. Leur vie est brisée. Comment de tels faits ont-ils pu se passer au nez et à la barbe des voisins ? Parce qu’ils se calfeutraient chez eux pour ne pas voir ? Qu’ils étaient complices ? Qu’ils y participaient eux aussi ? Mais les travailleurs sociaux, pourquoi n’ont-ils rien signalé ? N’ont-ils vraiment rien décelé ? On les paie à quoi faire, alors ? Et les enseignants ? Et la police ? Et... ?

Certains, parmi tous ces incriminés possibles, tentent de se défausser, d’autres prétendent crânement avoir fait leur devoir et être victimes de jalousies ou de règlements de comptes.

Les faits, les faits exacts, on les ignore encore et cependant les accusations abondent. Les médias ne cherchent guère à saisir la part du vrai. Les dénégations des uns et les bravades des autres entretiennent une polémique qui n’a pas lieu d’être. Pour l’audimat, pour les ventes, c’est bon, ça, coco.

Ça durera tant que ça durera.

Car ce n’est pas fini.

L’affaire, disent la plupart des observateurs, ne fait même que commencer. Des arrestations, de nombreuses autres arrestations sont à venir. Tout le quartier est concerné. Les faits se sont déroulés sur une grande échelle, le nombre d’enfants sexuellement abusés serait impressionnant. Un véritable réseau était à l’œuvre. Police et justice s’affairent à le démanteler. Les premiers éléments recueillis laissent supposer que ses ramifications s’étendent dans tout le pays et même bien au-delà.

Non, ce n’est pas fini.

Mais d’où les médias tirent-ils leurs informations ? Se peut-il qu’ils les inventent au fur et à mesure ? L’impression en est donnée, bien qu’en réalité les médias ne fassent que répéter ce qui se dit ici ou là. Le juge d’instruction est leur plus fidèle informateur : n’est-il pas également le mieux et le premier informé ? Qu’en est-il du secret de l’instruction ? grognent des avocats. Pourquoi gâcher le plaisir de la traque avec de telles questions ? répondent en substance les journalistes. Questions saugrenues, idiotes, ajoutent-ils, lorsque la sécurité des enfants est en jeu.

Un réseau était établi ici, Cité des joncs. Il fonctionnait depuis des mois, sinon des années. Sa composition reste à déterminer mais les individus arrêtés ont parlé – ou s’apprêtent à parler – et parleront encore. Leurs déclarations sont effarantes.

Ceux qui salissent les enfants ont des soucis à se faire. L’époque où l’on fermait les yeux est loin derrière nous. La complaisance est à présent assimilée à de la complicité. Les enfants ont des droits, et notamment celui d’être protégés. Attenter à leur respect, à leur dignité, est un crime susceptible d’être sévèrement puni.

L’affaire ne fait que commencer.

***

Il fait très clair de la où je t’écris. Une lumière aveuglante vole mon ombre. Ce que j’ai fait, j’en ai été fier, très fier même, puis bien vite je l’ai regretté, puis aujourd’hui... Je ne pouvais pas faire autrement, n’est-ce pas ? Je n’ai peut-être plus d’ombre et peut-être ne suis-je plus personne. À me conduire comme je me suis conduit, peut-être ai-je perdu quelque chose qui m’était propre – qui était propre.

Moi le crasseux.

***

Pierre Bergand est satisfait. Le jeune Chérif a parlé. Il a beaucoup parlé. C’est qu’il en avait des choses à dire, le gosse, des choses pas belles du tout, qui devaient lui peser sur le cœur.

Comme Sullivan, Chérif n’a pas hésité à s’épancher. Incroyable, ce calvaire qui a été le sien. Les atrocités qu’a révélées ce gosse de sept ans révulseraient le plus endurci des hommes. Pourquoi nulle action n’a-t-elle été entreprise plus tôt pour y mettre fin ? Qui a bloqué le cours de la justice ? Qui donc a été capable de le faire. Y aurait-il complot ? Dans ce cas, cette affaire relève du... crime organisé. Pierre Bergand n’ose encore y croire.

S’il réfléchit bien, c’est pourtant évident. Les parents de Sullivan ne sont pas seuls en cause. C’est un réseau qui est en place. Les médias, à l’instigation du juge d’instruction, l’affirment. Un réseau reposant sur de nombreux habitants de la cité et aussi sur des compères disséminés sur l’ensemble du territoire national et peut-être de l’autre côté des frontières.

Lorsque Pierre Bergand a révélé à Chérif les accusations qu’avait lancées Sullivan, le jeune garçon a tout confirmé.

– La marchande de glaces t’offrait des bonbons et te demandait ensuite de la suivre ?

– Oui, m’sieur.

– Tu l’accompagnais chez les gens ?

– Oui, m’sieur.

– Elle te présentait à des hommes et à des femmes qui...

– Oui, m’sieur.

– Qui exigeaient que tu te déshabilles et que...

– Oui.

– Que tu fasses des choses qui...

– Oui.

– Qui te déplaisaient.

– Oui, c’est ça m’sieur.

– D’autres enfants étaient présents ?

– Plein.

– Vous aviez peur ?

– Oui, m’sieur.

– Très peur ?

– Oh oui, m’sieur.

– Pourquoi ?

- Parce qu’on savait jamais ce qu’il fallait faire après.

– Après ?

– Après, m’sieur. Des fois, il fallait recommencer.

– Pourquoi ?

– Des grands arrivaient et tout recommençait.

Chérif est un enfant malingre. Il est debout, face à Pierre Bergand assis dans sa salle à manger. Chérif baisse les yeux. Il a visiblement hâte de quitter les lieux au plus vite.

– Bon, dis-moi un peu, y’avait qui ?

– Sullivan, moi...

– Non, non, les adultes, je veux dire !

– Oh, plein !

– Plein d’enfants, plein d’adultes, d’accord ! On va passer d’abord aux adultes. Donne-moi des noms.

– J’les sais pas tous. Y’a le bonhomme avec un gros ventre, celui qui promène toujours son chien sur le parking. L’autre jour, il lui a dit de me mordre...

– Pourquoi ?

– Je lui jetais des cailloux.

– Pourquoi ?

– Parce que j’avais pas voulu qu’il...

– D’accord, d’accord ! D’autres noms.

– La marchande de glaces. Quand elle me voit, elle veut jamais m’en donner...

– Pourquoi ?

– Parce que moi je veux jamais non plus.

– Tu veux jamais non plus quoi ?

– Lui donner ce qu’elle veut.

– Elle veut quoi ?

– Des sous.

- D’autres noms, d’autres ! Ceux qui n’ont pas encore été arrêtés. Tu comprends bien, tous ces salauds qui se tapent des... des enfants, il faut les empêcher de nuire.

– Oui, m’sieur.

– Alors ?

– J’sais plus.

– Cherche bien.

– J’sais...

– Cherche !

***

Je t’écris de là où rien ne compte.

***

L’ambiance est détestable, Cité des joncs et aux alentours. C’est à peine si l’on se salue dans la rue maintenant, à peine si l’on fait mine de se reconnaître. Qui sont les pervers ? Toi, moi, lui ? On ne sait pas, alors c’est toi et elle et lui, c’est tout le monde et les autres mais... Ce n’est pas moi.

Comme on se sent bien seul lorsque tout le monde se méfie de tout le monde.

Les pervers arrêtés avaient des enfants. Ou n’en avaient pas. Vivaient seuls. Ou en couple. Travaillaient. Ou ne travaillaient pas. Sortaient souvent. Ou ne sortaient jamais. Logeaient au premier étage. Ou au troisième, ou au quatrième ou... Étaient originaires d’ici. Ou de beaucoup plus loin. Buvaient. Ou étaient abstinents. Pratiquaient. Ou étaient incroyants. Payaient des impôts. Ou n’en payaient pas. Possédaient des animaux. Ou pas. Les pervers avaient le profil de n’importe qui. Ils s’appelaient comme n’importe qui. Ils étaient n’importe qui.

D’autant plus difficiles, de fait, à repérer.

Mais leur impunité est terminée. Une enquête est en cours et sans tarder elle va déterminer les culpabilités. Justice va être faite. Une justice impartiale, sans faille. Une justice au service de l’intelligence et de la sensibilité.

Les enfants ne peuvent se défendre. C’est une première raison pour les défendre, nous. Ils sont notre avenir. C’est une deuxième raison. Ils sont fragiles, vulnérables, à notre merci. Poursuivre des intentions funestes à leur égard est abominable. Les abuser sexuellement, c’est mettre un voile devant leur regard. C’est comme leur crever les yeux, oui.

Oui, oui, oui, mille fois oui.

Et c’est pourquoi la bonne conscience est de mise dans cette traque aux criminels qui prend pour cadre la Cité des joncs. La défense des enfants ne saurait souffrir la moindre hésitation. Car hésiter serait faire preuve de cruauté. De cynisme ou de bassesse extrême. Ou de perversion. Le consensus est total.

Il faut défendre les enfants.

Les inculpés n’en mènent pas large. Se prétendre innocent, n’est-ce pas aller à l’encontre de ce que déclarent les enfants ? Et mettre leur parole en doute c’est donc, en quelque sorte, leur porter atteinte ?

Ne pourrait-on affirmer que se prétendre innocent, ici, c’est être coupable ?

Que le seul coupable digne de quelque minimale considération est le coupable qui ne s’enferme pas dans la dénégation ?

Les inculpés sont incarcérés. Ils n’ont le droit de communiquer qu’avec leurs avocats. La plupart semblent ne pas bien comprendre leur situation. La prison, ils n’y ont jamais mis les pieds, ils ne s’y attendaient pas, ils sont bouleversés. Bien fait pour eux, sans doute, mais...

Comme ils n’ont pas encore été condamnés, ils sont donc présumés innocents. Certains, tous même à l’exception des parents de Sullivan, n’en démordent pas depuis leur arrestation : ils se disent innocents. Les charges à leur encontre sont accablantes mais...

En prison ils sont humiliés. Insultés, menacés. Les violeurs, et notamment les violeurs d’enfants, rencontrent l’hostilité de tous : des surveillants et des autres détenus. Les détenus pratiquent aussi leur loi et celle-ci est très dure envers les violeurs. Ou ceux qui sont considérés comme tels. On les frappe lorsqu’on le peut, les injures pleuvent. Ils n’osent pas sortir de leur cellule ou le font en rasant les murs. Bien fait pour eux sans doute mais...

Comble : les photographies des inculpés ont été publiées dans la presse, on a vu leurs visages à la télévision. Ils ont été médiatisés. Médiatisés sous le qualificatif de violeurs, de pédophiles. De fieffés salauds. Leurs noms et leurs visages sont l’incarnation du mal. Cette sueur qui inonde les joues de l’homme au yorkshire signe ses aveux; cette inquiétude sans borne au fond des yeux de la femme en robe de chambre révèle sa culpabilité non assumée. Tout prouve leur culpabilité.

Et les médias sont d’accord : les individus arrêtés sont coupables. Absence de réserves, de nuances. Ils sont coupables – et d’un : d’habiter Cité des joncs; et de deux : d’avoir fait comme s’ils ne savaient pas ; et de trois : d’avoir participé comme les autres.

Ne pas chercher ce qui cloche dans ce raisonnement. Logique sophistique, imparable et rassurante. Y échapper n’est pas envisageable. Le destin n’est pas affaire de goût, selon (bientôt) l’un des avocats de l’accusation. Des psys (bientôt) vont s’affronter sur cette affaire autour de la question du déterminisme. L’inné et l’acquis sont sur un bateau..., plaisantera un célèbre chroniqueur judiciaire lors d’un journal télévisé.

L’affaire prend une ampleur chaque jour plus grande. C’est l’ensemble d’une société qui discerne ses peurs dans ce secret abominable partagé tacitement par tous. Car c’est à répéter : qui pouvait ne pas savoir ? Et à partir de ce moment-là, qui pouvait ne pas réagir ? Qui, sinon des monstres ?

La question va être au centre de l’affaire, elle va être récurrente. Elle va culpabiliser et les uns et les autres et influer grandement sur leur attitude.

La Cité des joncs est devenue synonyme d’« abus sexuels sur enfants ». Elle devient connue dans tout le pays et à l’étranger. Des reportages lui sont consacrés, les caméras s’attardent sur les pelouses, font de gros plans sur les toboggans, les balançoires et autres jeux pour les enfants. Notoriété dont elle s’accommode mal. Ses habitants vouent aux gémonies les inculpés. Leur honte est la leur et ça, ce n’est pas juste. La contagion n’atteint que des innocents.

Mais il n’y a plus d’innocents. La culpabilité est une maladie contagieuse contre laquelle les moyens de lutter sont trop onéreux pour les habitants de la Cité des joncs. La culpabilité est un fruit dans lequel chacun est appelé à mordre. Inutile de vouloir recracher les pépins : ils se coincent entre les dents.

***

La voix des inculpés est discordante. Deux ont avoué d’emblée (les parents de Sullivan), l’une nie bec et ongles (la marchande de glaces), d’autres se perdent en considérations malvenues : oui, non, peut-être, disent-ils, ce n’est pas clair (l’homme au yorkshire, la femme en robe de chambre). Reconnaissent-ils les faits ou non ?

Ils voudraient sortir de prison. Ne voient que cela.

Les avocats ne se prononcent pas. Y a-t-il des avocats, d’ailleurs ? Ceux qui ont été commis d’office se sont désistés. D’autres ont été nommés, peu chauds toutefois pour défendre des clients sur lesquels pèsent de si sordides accusations ; la médiatisation de l’affaire, en outre, les rebutent : leur image risque d’en pâtir et ce, pour une très longue période.