Têtes à Têtes - Pascal Olive - E-Book

Têtes à Têtes E-Book

Pascal Olive

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Beschreibung

La quête du bonheur, une aventure qui peut rendre tout le monde heureux !

Paul décide un jour de quitter un métier où il s’ennuie pour devenir sculpteur, le rêve de sa vie. De jour en jour, il façonne des têtes en argile, rien que des têtes... Les hasards de l’existence l’amènent à rencontrer – et surtout à réunir – des êtres dont il s’ingénie à faire le bonheur comme investi d’une mission divine. Sa notoriété établie et son art reconnu, il se lance dans une course autour du monde en quête du bonheur des autres. Ses expéditions au Brésil, au Pérou ou en Thaïlande sont autant d’occasions de vivre des aventures insolites, parfois périlleuses, toujours exaltantes. À la fin, demeure sa mission la plus hasardeuse… faire son propre bonheur !

À travers les yeux de Paul, personnage à l’âme d’enfant, Pascal Olive aborde les thèmes fondamentaux de la surexploitation des ressources de la planète, de l’accroissement de l’individualisme ou des replis communautaires. Par-dessus tout, l’auteur dénonce le manque de curiosité et d’écoute de l’autre, qui caractérise aujourd’hui les sociétés humaines. D’un optimisme raisonné, Pascal Olive montre la voie de l’espoir si nous savons nous écouter, nous apprécier et nous entendre. Son message est d’autant plus percutant que le récit soutient la réflexion sans donner de leçon. Ce faisant, il renoue avec bonheur avec les romans philosophiques du XVIIIe siècle.

À la fois roman d’aventures et conte philosophique, Têtes à Têtes nous propose habilement de réfléchir sur le sens de la vie en société, sur la nature humaine et le partage.

EXTRAIT

Des têtes, des têtes, oui, rien que des têtes. Pas tout à fait, mais presque.

Des hommes, des femmes, rarement des enfants. Des adultes surtout.

Des têtes. Arrivé à l’âge de raison, il en avait sculpté beaucoup. Le nombre, il ne saurait pas le dire de mémoire, mais un grand nombre en tous les cas.

Pourquoi des têtes ?

Il lui était aussi difficile de dire simplement pourquoi, bien qu’aujourd’hui il sache, lui, pourquoi il avait sculpté toutes ces têtes.

Il était le seul à en connaître les véritables raisons, mais il lui était impossible de les livrer même aux amis en qui il avait confiance. Les plus indulgents l’auraient au mieux pris pour un pauvre fou inoffensif n’ayant plus toute sa tête.

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Têtes à têtes Pascal Olive

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Chapitre 1 Drôle d’obsession

Des têtes, des têtes, oui, rien que des têtes. Pas tout à fait, mais presque.

Des hommes, des femmes, rarement des enfants. Des adultes surtout.

Des têtes. Arrivé à l’âge de raison, il en avait sculpté beaucoup. Le nombre, il ne saurait pas le dire de mémoire, mais un grand nombre en tous les cas.

Pourquoi des têtes ?

Il lui était aussi difficile de dire simplement pourquoi, bien qu’aujourd’hui il sache, lui, pourquoi il avait sculpté toutes ces têtes.

Il était le seul à en connaître les véritables raisons, mais il lui était impossible de les livrer même aux amis en qui il avait confiance. Les plus indulgents l’auraient au mieux pris pour un pauvre fou inoffensif n’ayant plus toute sa tête.

Encore moins à ses proches et surtout pas à son père. D’ailleurs, il avait pensé se confier à lui au début de sa notoriété naissante d’artiste et y avait renoncé, sachant pertinemment qu’il l’aurait immédiatement et amèrement regretté.

À coup sûr, le vieux grigou en aurait profité pour le faire interner et se faire désigner comme curateur pour mettre main basse sur ses avoirs bancaires. Leur montant avait grandi d’autant plus vite qu’il gagnait très bien sa vie et dépensait peu. Paul n’était nullement avare. Tout simplement, il ne menait pas grand train, éprouvant peu d’appétence pour les plaisirs matériels qu’il avait rapidement trouvés bien fades, comparés au pouvoir et à la jouissance que ses têtes lui avaient apportés.

De toute façon, son secret était trop incroyable et à la réflexion, il s’était dit qu’il était sûrement dangereux pour lui d’en parler. Pour éviter de se tirer inutilement une balle dans le pied, il avait finalement jugé préférable de n’en jamais faire part à qui que ce soit.

Ses têtes. Il se souvenait de la première comme si c’était hier. Il ne parlait pas des brouillons qu’il avait réalisés quand il était encore un élève, mais de la première qu’il avait commise en tant qu’artiste.

Paul avait été tout de suite horriblement dérangé par le regard si familier de ce visage sorti tout droit de ses tripes exposées à l’air libre comme sur l’étal d’un boucher.

L’enfantement avait été si douloureux qu’il n’avait eu ni le courage ni la force de se séparer définitivement de l’intrus en le jetant à la poubelle, et comme il lui était insupportable de l’avoir en permanence sous les yeux, il l’avait simplement relégué au fond de son atelier en le recouvrant d’un plastique opaque.

Même après avoir été mise au piquet, sa première œuvre avait continué à l’obnubiler au point de l’empêcher de se concentrer. Après être resté plusieurs jours prostré sur sa chaise sans rien faire, il avait renoncé à franchir le seuil de l’ancienne cordonnerie qu’il venait de réaménager pour mettre fin à cet envoûtement qui l’empêchait de retravailler.

Heureusement pour lui, son formatage d’ingénieur l’avait sorti de l’impasse. Sans avoir besoin de recourir à un raisonnement par l’absurde, il était arrivé à la conclusion que sa peur était avant tout irraisonnée, et comme elle semblait par A plus B totalement infondée, il avait trouvé suffisamment de ressources en lui pour reprendre le chemin de son atelier.

À peine un pied à l’intérieur, il s’était surpris à passer la pièce au peigne fin pour s’assurer que tout allait bien avant d’arrêter son regard sur le buste enrubanné comme une momie égyptienne, toujours rangé à la même place sur l’étagère où il l’avait déposé avec soin.

Fort de cette première victoire éphémère sur lui-même, Paul avait retroussé ses manches pour rapatrier l’exilé en pleine lumière sur la grande table en bois occupant le milieu de la pièce, éclairé par une grande verrière zénithale.

Pendant de longues minutes encore, il avait contemplé l’objet de ses angoisses sans le toucher, et il avait dû s’y reprendre à plusieurs fois avant d’écarter totalement le plastique qui servait de linceul à la réplique du faciès que chaque matin, il découvrait avec découragement dans la glace de sa salle de bain.

Il avait eu beau examiner son double sous toutes les coutures, cet abruti lui avait renvoyé une image si peu flatteuse qu’elle avait chamboulé son affect de fond en comble. Son malaise avait été si grand qu’il avait été dans un premier temps incapable d’instruire le trouble profond qui s’était emparé de lui.

Se dressant comme un coq sur ses ergots, il s’était posté devant son M. Hyde en terre pour le défier du regard, les jambes jointes et les plantes des pieds ancrées dans le sol comme un plongeur de haute voltige avant son saut de l’ange.

Le trac l’avait encore paralysé de longues minutes, mais le temps passant, son envie de terre était devenue trop forte.

Heureux d’avoir enfin vaincu ses chimères, il s’était emparé de son téléphone et avait obtenu de son patron un congé sabbatique de trois mois. Au lieu de se lancer à l’aventure autour du monde équipé de son sac à dos, il s’était cloîtré dans l’ancienne boutique ayant appartenu à un vieil émigré juif qui venait de décéder sans héritier. Il avait été immédiatement conquis par son emplacement idéal en plein cœur de Paris et il s’en était porté acquéreur quelques semaines auparavant lors d’une vente à la bougie organisée par la mairie.

Situé à deux pas de l’hôpital Saint-Louis, le quartier de son nouveau chez-soi professionnel était adossé à la fin de la rue Saint Maur autour des rues Sainte Marthe, Jean-Moinon, Sambre et Meuse et du Chalet.

Cette minuscule enclave avait gardé tout son cachet avec ses immeubles bas qui abritaient à l’origine les ouvriers du nouveau Paris du baron Hausmann. Toutes pavées et fleuries, de minuscules cours intérieures, autrefois sinistres, servaient aujourd’hui à organiser des barbecues.

Paul avait eu le nez creux en pariant sur l’avenir de ce coin de paradis promis à la démolition. Réunis en association, les Parisiens amoureux du lieu avaient retapé les bâtisses insalubres. Pimpantes comme au premier jour, elles égayaient maintenant d’une vie nouvelle les ruelles pavées qui lui rappelaient la ville de Naples.

C’était uniquement grâce à leur persévérance qu’avait été sauvé de l’oubli un pan entier de l’histoire des ouvriers du vieux Paris en l’arrachant aux griffes avides des promoteurs.

Poumon du quartier, la place Sainte Marthe attirait de nombreux artistes qui aimaient se retrouver comme au bon vieux temps autour d’un verre à la terrasse du bar « La Sardine ».

Le magnétisme que l’ambiance cosmopolite de l’agora exerçait sur Paul ne l’empêchait pas, même par mauvais temps, de faire sa promenade quotidienne dans les venelles alentour. Il aimait aller donner le bonjour aux artisans et propriétaires de petits restos bon marché comme la Rôtisserie tenue par une association de riverains.

Chaque week-end ensoleillé, les badauds se répandaient partout, et une foule de curieux envahissait le quartier.

Paul adorait tout particulièrement observer d’un œil discret les tout-petits en train de déchiffrer laborieusement avec l’aide de leurs parents les enseignes d’autrefois, à moitié effacées par les intempéries et encore accrochées aux frontons des échoppes.

La presque totalité des petits commerces de proximité avait été balayée par la lame de fond de l’ère moderne. Plein de métiers bien utiles avaient disparu comme réparer dans l'urgence une vitre cassée, aiguiser un couteau émoussé, ressemeler des chaussures usées, peigner la laine d'un matelas défoncé ou redresser une grille en fer forgé.

Toutes les petites mains qui travaillaient dans les échoppes avaient été mises au chômage sans ménagement par une société de consommation aujourd’hui contrainte de revenir en arrière. Maintenant, il fallait bien à cause de la crise réapprendre à retaper les objets usagés pouvant encore servir.

Une partie de l’âme du quartier partie avec leurs ombres commençait doucement à revivre par la volonté des artisans et artistes new look qui reprenaient progressivement possession des lieux.

Au tout début de sa nouvelle vie d’artiste, Paul s’était montré aussi hésitant qu’un jeune apprenti conducteur lâché seul au volant pour la toute première fois. Cependant, n’étant pas adepte des demi-mesures, il s’était rapidement investi sans retenue dans le modelage.

À mesure qu’il voyait approcher la date de son retour au travail, il s’en était grandement voulu de ne pas avoir demandé un an de congé sans solde. Le temps filait vraiment trop vite, et il avait pris l’habitude de bâcler son déjeuner, même quand un rayon de soleil montrait suffisamment le bout de son nez pour l’inciter à aller s’installer à une des tables du restaurant à vin, dressées à l’ombre des arbres de la place Sainte Marthe.

Les rares fois où il se laissait tenter, les autres clients affichaient tous les mêmes mines effarées dès qu’ils voyaient le boulimique compulsif, assis à côté d’eux, se mettre à ingurgiter les aliments placés devant lui sans même prendre le temps de les mâcher et d’essuyer avec sa serviette les traces de nourritures accrochées aux commissures de ses lèvres. Souvent pris de haut-le-cœur, ses voisins de table lui lançaient des regards en coin offusqués, ne pouvant se résoudre à s’accommoder du spectacle peu ragoûtant de ses babines dégoulinantes de sauce. Plus grave encore, quand son travail de création l’absorbait au point d’en oublier de se laver, son odeur pestilentielle faisait déguerpir les nez les plus délicats, et sa gêne le forçait alors à rejoindre son appartement pour y prendre une douche et se changer.

Il était tellement accaparé par sa nouvelle passion qu’il en avait aussi oublié de rentrer régulièrement dîner chez lui, préférant s’assoir sur un banc de la place pour avaler sur le pouce un morceau de fromage accompagné d’un quignon de pain ou seulement un fruit à la va-vite avant de se remettre au labeur.

Pour terminer son double, il n’avait dormi que quelques heures par nuit en se forçant à engloutir des litres de café bouilli, les brefs instants où il s’accordait une pause.

Il était resté longtemps mécontent du résultat, et ses doigts avaient entamé un long dialogue harassant avec la terre.

Certes, l’essentiel avait été tout de suite là, apparemment sans effort, mais il avait manqué le petit plus caché dans les détails. Sans faiblir, Paul avait remodelé la pièce encore humide sur sa tournette grinçante, et seules les toutes dernières touches avaient amené le supplément d’âme qu’il recherchait en donnant vie à la matière jusqu’à ce qu’il puisse enfin se déclarer satisfait de son travail.

Vie, oui, j’ai enfin donné la vie à cette tête comme mes parents à ma naissance, la vie toute nue, celle qui va me porter jusqu’à ma mort, s’était dit Paul à lui-même. Pas la vie avec un grand V, mais ma vie de tous les jours, pas bien folichonne.

La monotonie de son existence faisait son désespoir.

Je la trouve bien trop morne et tristounette à mon goût et je n’ai malheureusement pas comme Cendrillon une bonne fée à ma disposition pour transfigurer mon ordinaire.

Une fois sa première tête terminée et effrayé à l’idée de succomber à l’ennui après les moments d’exaltation qu’il venait de connaître, il s’était autorisé à prendre du bon temps.

D’un pas pressé, il s’était rendu chez le disquaire du quartier qui avait réussi à recréer dans un réduit une véritable caverne d’Ali Baba débordante de vinyles parmi lesquels il avait déniché la perle rare.

En fin connaisseur, Paul éprouva un extrême bonheur à l’écoute des vieux standards de jazz introuvables sur le net. Les crachotements émis par le saphir de sa vieille platine prête à rendre l’âme donnèrent une saveur particulière aux notes de musique oubliées emplissant son atelier.

Après avoir rêvassé tout son saoul, il n’avait pas pu s’empêcher de poser de nouveau longuement le regard sur son autoportrait en terre. Sa décision de ne pas s’en débarrasser allait miraculeusement modifier le cours de sa vie. Il ne le savait pas encore.

Chapitre 2 Un début de vie sans queue ni tête

La destinée à laquelle son père l’avait préparé n’était pas de sculpter des têtes. D’ailleurs, quel père aurait envisagé pareil avenir pour son enfant ?

Son paternel portait un prénom qui ne s’invente pas et lui allait comme un gant. Octave était un autoritaire vieilli avant l’heure qui n’aimait pas voir quelqu’un lui tenir tête. Avec son obsession maladive de vouloir tout régenter à la maison par peur de se faire déborder par ses deux fils, le tyran entretenait un climat familial délétère.

Ce charcutier de père en fils aurait aimé voir son aîné reprendre sa suite.

Paul, si tu veux, je te prends dès demain comme apprenti et je te confie les clés de la charcuterie dès que tu en auras suffisamment appris sur les rudiments du métier.

Malheureusement, il n’avait jamais été dans les intentions de Paul de découper du porc toute la sainte journée, même si aligner dans la vitrine de la boutique familiale des têtes de cochon bien rangées les unes à côté des autres, les deux narines garnies de belles touffes de persil, n’aurait pas été pour lui déplaire.

Rien à faire. Loin d’avoir l’âme d’un dépeceur, il se refusait à accepter le sort infligé aux animaux d’élevage par les hommes choisissant de tuer plus que nécessaire par peur de manquer.

En plus, il était devenu un maladroit incurable, traumatisé depuis tout petit par la froide dextérité de son père qui sciait et tronçonnait des carcasses comme s’il assouvissait des pulsions sadiques refoulées.

Suite à cet affront impardonnable auquel il ne s’attendait pas, le despote avait fait pression sur son fils cadet. De loin le plus fragile des deux, Pierre avait rapidement craqué sous les coups de boutoir d’Octave et accepté de prendre sa succession.

Ce jour-là, Paul avait aussi perdu l’amour de Pierre qui lui reprocha sa propre faiblesse. Le cadet de la famille n’avait pas non plus rêvé de devenir boucher tripier. Sans hésitation possible, il aurait préféré entrer comme mécano chez le carrossier situé à deux pas de la charcuterie. Au lieu de désosser des quartiers de viande à longueur de journée, il aurait volontiers accepté de faire des heures supplémentaires sans contrepartie financière jusqu’à point d’heure, rien que pour apprendre à entretenir les voitures de collection dont le garagiste s’était fait une spécialité. Enfant, il avait trop salivé, planté devant les miniatures exposées dans la devanture de la boutique de jouets à deux rues de la maison, dans laquelle Octave, trop accaparé à faire marcher son commerce, ne l’avait jamais emmené.

Malgré les récriminations incessantes de son père qui ne lui adressait pratiquement plus la parole depuis le jour où il avait osé lui dire non, le renégat avait de son côté réussi un parcours scolaire exemplaire.

La seule fois où le patriarche s’était résigné à lui faire un bref compliment, il l’avait tourné de telle manière que Paul l’avait reçu comme un arrêt de mort à retardement.

Terminant de ficeler un rôti de porc, son géniteur lui avait déclaré sans ciller, tout en essuyant ses mains sur son tablier blanc ensanglanté :

— Y a pas à dire, fiston, t’étais fait pour les études. Heureusement que ton frère a accepté de prendre ma suite, sinon je t’en aurais voulu à mort jusqu’à mon dernier souffle.

Paul l’avait échappé belle. Sa tête était passée tout près du tranchant de la guillotine. Réglé comme du papier à musique, il n’aurait pas de toute façon supporté l’effervescence permanente qui régnait dans la charcuterie familiale.

À chaque fois que son père l’avait obligé à l’accompagner, le solitaire préférait aller se réfugier sur le marbre froid des marches tavelées de tâches de sang séché qui descendaient à la chambre froide. Il y passait des heures à jouer aux échecs contre son ordinateur qu’il battait toujours à plates coutures.

Ses années d’études avaient mis au jour un esprit cartésien au-delà du raisonnable, dont le cerveau était un véritable chef d’œuvre de lignes droites tirées au cordeau s’entrecroisant pour dessiner un damier parfait.

Dès l’adolescence, le surdoué avait eu une foi indestructible dans les mécanismes régissant la vie sur terre dès lors que leur réalité était démontrable avec des équations clairement posées. Pour ce Saint Antoine des temps modernes, l’astrologie, la voyance, la médiumnité, la divination, les neurosciences n’étaient que pures fadaises et escroqueries à jeter de toute urgence aux orties. Seules comptaient à ses yeux les sciences dures comme l’astronomie, l’algèbre, la géométrie, la cinématique, les lois de la pesanteur ou la relativité restreinte.

Les seuls hommes célèbres illuminant son regard avaient pour nom Einstein, Schrödinger, Nordheim ou Laplace.

Paul adorait s’attaquer à de belles formules mathématiques qui nécessitaient de longues heures d’obstination avant d’être résolues. Son plus grand regret avait été de ne pas avoir été assez brillant pour intégrer l’école normale supérieure, rue d’Ulm, qui lui aurait ouvert les portes des plus prestigieux laboratoires de recherche.

Son heure de gloire, il l’avait connue à l’occasion de l’oral du concours d’entrée à l’École des Travaux Publics d’État. Avec élégance, il avait utilisé le second théorème de la moyenne pour résoudre une intégrale qui lui aurait sinon demandé un fastidieux développement limité. Il avait surpris son examinateur pris de court en train de feuilleter son Ramis en cachette sous la table dès qu’il avait le dos tourné.

Comme la plupart des surdoués en mathématique, Paul était incapable de penser en 3D et à l’épreuve de dessin industriel, il n’avait pas su reproduire l’épure d’une maison délirante, dessinée par un designer belge. Quand il avait jeté un regard furtif sur la planche à dessin de son voisin, il avait eu l’impression de ne pas participer au même concours.

Sans surprise, il avait eu un zéro pointé, note normalement éliminatoire, mais grâce à ses résultats plus qu’excellents en mathématiques et en physique, qui l’auraient amené à la première place du concours d’entrée, le jury l’avait repêché. Voulant absolument le récupérer pour la rentrée prochaine, ses membres avaient fait une entorse au règlement en le déclassant à la dernière place des candidats admis.

Croyant à un signe du destin, Paul avait intégré cette école prestigieuse qui prenait totalement en charge ses frais de scolarité, y compris sa nourriture et son hébergement. Il était devenu un honorable ingénieur des ponts et chaussées malgré sa faiblesse récurrente en dessin industriel. Un peu plus tard, il avait même réussi à être nommé à la Direction Départementale du Territoire comme responsable des grands projets d’infrastructures routières.

Des capacités intellectuelles largement au-dessus de la moyenne avaient ouvert à Paul une brillante carrière dans le béton. Cependant, il avait dans son for intérieur toujours regretté de ne pas avoir réussi à se passionner pour d’autres mondes beaucoup plus attrayants et moins barbants que celui des techniques d’enrobage.

Il avait notamment essayé de s’intéresser à la poésie, mais sans succès. Celle-ci était restée pour lui une énigme, pourtant pleine de promesses, mais dont il n’avait pas su trouver la clé.

Et pourtant, ce n’était pas faute d’avoir essayé. Il s’était obligé à ingurgiter les œuvres d’un nombre faramineux de poètes célèbres jusqu’à friser l’indigestion, et seuls les vers de Baudelaire avaient réussi à le toucher.

Dès les premiers mots, Paul s’était identifié à cet albatros, prisonnier des marins, arpentant le pont du navire de sa démarche disgracieuse et gauche alors que dans les cieux, il règne en maître. Il en avait presque voulu à cet oiseau de malheur qui l’avait pour la première fois de sa vie fait vaciller sur son socle de certitudes jusqu’alors inamovible en le faisant douter de la robustesse de son cerveau, parfait robot transbordeur mettant systématiquement ses sentiments au rancart.

Il avait failli consulter un psychiatre avant de finalement y renoncer devant sa peur viscérale d’être emprisonné dans une chambre capitonnée. À force de vouloir toujours les contrôler, ses neurones refusaient parfois de lui obéir pour organiser à l’intérieur de son cerveau des courses désordonnées, aussi folles que les chevauchées de sa chatte lors de ses accès de démence déambulatoire qui la faisaient rebondir d’un mur à l’autre de l’appartement. Pour ne pas hurler de douleur, Paul était obligé dans ces moments-là de serrer les dents en attendant les effets apaisants de l’aspirine dont il dépassait allègrement les prescriptions inscrites sur la notice.

Croyant pouvoir solliciter impunément son cerveau gauche comme d’une cuirasse pour se sortir de toutes les situations même les plus délicates, Paul s’était retrouvé victime de violents maux de tête de plus en plus fréquents et intenses. Après avoir longuement réfléchi, il s’était dit en bon cartésien qu’il ferait bien d’essayer de faire fonctionner un peu plus souvent l’autre moitié pour soulager la partie dont il faisait trop usage. Sans même prendre le temps de réfléchir, il s’était inscrit à un cours de sculpture suite à la remarque d’un collègue de bureau qui voyait bizarrement en lui des prédispositions à malaxer la terre.

Paul avait béni Dieu de lui avoir tendu cette perche. À chaque fois que ses céphalées lui vrillaient les tempes, il avait constaté avec bonheur que solliciter son imaginaire en pétrissant la terre le soulageait mieux et bien plus rapidement que ses coups de tête contre les murs de sa chambre plongée dans une obscurité totale.

Ses crises les plus fortes se terminaient toujours par des poussées délirantes. Dans ces moments-là, son esprit le quittait pour traverser la stratosphère. En transe, Paul voyait alors apparaître dans son champ de vision les contours du visage d’une personne qui semblait surgir de l’au-delà pour mettre devant lui sa face à nu comme pour lui demander de lui redonner vie dans la terre.

Comme il retrouvait assez vite ses esprits après chaque séance de modelage, il ne s’était pas inquiété plus que cela sur son état de santé, d’autant que pendant les périodes de calme où son cerveau ne partait pas en vrille, il tournait rond comme un moteur de recherche selon un schéma de pensées dont la rigueur rhétorique aurait effrayé un Blaise Pascal en personne.

Les dysfonctionnements présumés de son cerveau convenaient parfaitement à Paul. Ces derniers lui servaient à expliquer les comportements mi-figue, mi-raisin que lui réservaient ses collègues de bureau dont les plus proches le qualifiaient volontiers d’autiste parce qu’il communiquait avec eux aussi mal qu’un Cray One [1].

Plus précisément, ces derniers se désespéraient d’être tout le temps déroutés par une froideur que ne laissait pas supposer son physique affable. Beaucoup d’entre eux étaient même chagrinés de le voir fuir à toutes jambes dès qu’ils essayaient de s’entretenir longuement avec lui comme si échanger avec eux ne lui apprenait rien et l’ennuyait profondément.

En fait, jusqu’à sa courte intrusion chez les grands poètes, l’ours mal léché avait accordé du crédit aux seuls chercheurs du CNRS avec lesquels il prenait plaisir à dialoguer à la sortie de grand-messes sur des sujets qui auraient tout bonnement paru abscons à bon nombre de personnes.

Les femmes ne l’intéressaient pas physiquement, pas plus que les hommes d’ailleurs. En un mot, il était totalement inhibé par les humains qu’il trouvait trop compliqués à son goût et surtout impossibles à mettre en carte. Même s’il s’était vite aperçu qu’une femme ne fonctionnait pas comme un homme et vice-versa, il n’avait pas trouvé la formule magique qui lui aurait permis de décoder le genre féminin, une totale énigme à ses yeux.

Faute d’une clé de lecture satisfaisante, Paul n’avait plus ressenti le besoin de communiquer plus que nécessaire avec son prochain, se contentant un peu trop facilement du minimum syndical. Son manque chronique d’envie de s’investir personnellement dans des rapports étroits avec les autres le dédouanait selon lui de l’obligation de construire des relations intimes. La plupart du temps alambiquées, celles-ci l’auraient détourné de sa bulle auto-immune dont les parois s’étaient progressivement épaissies et le protégeaient mieux que les murs massifs d’une tour de Babel.

Dès son plus jeune âge, le loup solitaire ne s’était entendu qu’avec les animaux s’exprimant sans parler, uniquement guidés par des préoccupations saines de survie comme manger, boire, dormir et procréer.

C’était pourquoi sa chatte était la seule interlocutrice avec laquelle il acceptait de deviser librement. Elle ne lui renvoyait jamais la moindre objection ni ne le contrariait.

Chapitre 3 Les premiers pas d’artiste

Tout de suite après son huis clos avec sa première tête, Paul se précipita chez le papetier attitré de Colette. Par chance, il trouva exactement le cahier qu’il recherchait, broché avec une fine reliure et rempli de grandes pages quadrillées d’un beau bleu profond, marque de fabrique de cette écrivaine d’exception.

S’inquiétant déjà de l’étendue de sa boulimie créative, il s’était offert ce petit luxe pour recenser méthodiquement ses futures créations. Sur l’instant, il n’avait pas réellement eu conscience de l’importance de la décision qu’il venait de prendre en les répertoriant.

Sans prétention aucune, il avait trempé sa plume sergent major dans l’encre violette. Après avoir inscrit avec application un simple « Moi : avril 2005 » en haut de la première page, il avait tracé à main levée à l’aide de grands coups de stylo malhabiles plusieurs colonnes dans lesquelles il souhaitait noter fidèlement le nom de l’acquéreur, son adresse physique, son e-mail et ses coordonnées téléphoniques.

Après « Moi », le présomptueux voulut changer de gabarit en se lançant pour son second essai dans la réalisation d’une tête de dimension légèrement plus grande qu’une taille humaine. Autant il avait considéré son premier essai comme une relative réussite, autant sa deuxième tentative avait failli se terminer en échec cuisant.

Parce qu’elle était trop molle, la partie supérieure beaucoup trop lourde par rapport à la base du cou finissait sur le carrelage à chaque fois qu’il essayait de la surélever.

Opiniâtre, il s’était obstiné à renouveler plusieurs fois l’opération sans plus de succès.

Je vais devenir chèvre ! À moi de me montrer que je ne suis pas devenu par hasard ingénieur des travaux publics : s’exclama-t-il, à voix haute comme pour mieux se motiver. Mes connaissances techniques vont pour une fois m’être utiles à autre chose qu’à construire des autoroutes. En réfléchissant un peu, je vais bien réussir à trouver une solution.

Assis sur un tabouret en bois, il posa les coudes sur la table, la tête entre les mains pour prendre le temps de réfléchir. L’idée lui apparut soudainement et s’imposa à lui comme une évidence.

Mais pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? : se dit-il. Le mieux, ce serait que je travaille en creux en façonnant un œuf d’autruche géant autour de feuilles de papier journal chiffonnées en boule.

Aussitôt dit, aussitôt fait. En se servant d’un rouleau à pâtisserie, Paul confectionna des plaques d’argile aussi fines que de la pâte à tarte, qu’il raboutait ensemble pour former une cavité qu’il bourrait au fur et à mesure avec du papier.

Après avoir provoqué un nouveau chavirement, il prit soin de faire pivoter sa pièce en l’encerclant des paumes de ses mains grandes ouvertes pour lui donner la forme désirée en n’oubliant pas de la serrer fortement contre sa poitrine pour la rendre compacte.

Ce travail de force était plus harassant qu’il ne l’avait imaginé au départ, car il devait rester très concentré tout au long de la fermeture de l’enveloppe en terre pour ne pas la voir à nouveau s’ouvrir et s’écraser comme un fruit trop mûr au pied de la tournette.

Comme il l’avait maintes fois constaté à son travail, l’opération simple sur le papier se révéla au final beaucoup plus délicate que prévu initialement, et ce malgré sa précaution d’utiliser une terre noire à grosse chamotte présentant la particularité de mieux se tenir que la faïence blanche.

Cette difficulté inattendue lui apporta néanmoins une excellente surprise en lui permettant de s’apercevoir qu’il pouvait modeler les contours, les plis, les bosses et les creux du visage avec la marque de ses doigts enfoncés plus ou moins fortement dans l’argile humide.

À chaque fois, ses gestes même malhabiles faisaient toujours surgir une ébauche d’expression dont il ne manquait pas de se saisir, et à mesure que les traits de son personnage se précisaient, Paul ressentait une jouissance inexpliquée à se laisser guider par la terre, jubilant comme un gone assistant pour la première fois à un spectacle de Guignol.

Pour chacune de ses nouvelles sculptures, Paul s’était efforcé à répéter sans rechigner cet exercice d’équilibriste. Après un mois d’un laborieux apprentissage, sa dextérité était devenue suffisante pour aboutir au résultat visé grâce à sa technique de construction peu orthodoxe. À peine une petite heure, montre en main, et l’obstiné obtenait maintenant un oignon évasé ou un gros radis qui se tenait debout tout seul sur sa queue qui servirait de base au futur cou.

Ses efforts d’ingéniosité avaient été récompensés par un gain de temps précieux sur le creusage. En plus, il s’affranchissait du risque de laisser une bulle d’air emprisonnée au cœur de la terre entraînant à la cuisson l’explosion de sa pièce en mille morceaux. Son procédé présentait aussi l’avantage de réduire à néant tout danger de détériorer une ou plusieurs cannes chauffantes, extrêmement coûteuses.

Avant de s’atteler à la réalisation de sa seconde tête, Paul avait été chercher son inspiration dans le métro.

Comme il prenait trop son temps à reluquer les gens autour de lui, il avait systématiquement le droit en retour à des signes évidents de mécontentement des femmes qui le fusillaient du regard, mais aussi des hommes prêts à lui mettre leur poing dans la figure. Les personnes qu’il dévisageait en les dévorant des yeux lui renvoyaient parfois des expressions si courroucées ou patibulaires qu’il se trouvait alors dans l’obligation de prendre un air dégagé en détournant son regard à l’autre bout de la voiture. Comme souvent il désirait néanmoins imprimer dans sa mémoire les détails qu’il avait saisis au vol, il ne pouvait s’empêcher de revenir secrètement à la charge en profitant des mouvements lors des arrêts de la rame. À une occasion, il l’avait échappé belle en sautant sur le quai à l’extrême limite de la sonnerie pour ne pas être pris à partie par un voyageur présentant un intéressant faciès de fou furieux. Il s’en était fallu d’un rien qu’il soit embarqué manu militari par les agents de sécurité du métro au commissariat où il aurait eu de grandes difficultés à expliquer son comportement de voyeur.

À force de passer son temps à observer ses congénères, Paul s’était aperçu après plusieurs réalisations que ses têtes, qu’il trouvait le plus souvent trop grotesques et rustiques, étaient encore loin de refléter la réalité, et ce n’était pas les expressions presque caricaturales des plus beaux spécimens qui allaient le démentir. Tellement incroyables, celles-ci lui donnaient envie de se trimbaler en permanence avec une guillotine portative pour découper les têtes de leurs propriétaires et les amener à son atelier pour les mouler dans le plâtre.

Je deviendrais célèbre. Les journaux m’appelleraient le coupeur de têtes de Belleville. Plus personne n’oserait s’aventurer tard le soir dans le métro ou les ruelles sombres de Sainte Marthe. Après ma capture, ma trombine ferait la une de tous les quotidiens, et toutes mes têtes se vendraient à prix d’or comme des petits pains.

Dans le fond de son atelier, il n’avait certes pas installé la réplique de la chaudière du docteur Petiot, mais à l’abri des regards, un four de taille imposante qui trônait en maître, prenant ses aises comme s’il était le propriétaire des lieux.

Paul ne regrettait pas l’achat de cette Rolls de la cuisson qui lui avait coûté les yeux de la tête. Perfectionniste, il en avait testé tous les programmes de chauffe multiples et complexes, et à force de travail, il se surprenait à exceller dans le mariage délicat des émaux. Il arrivait maintenant à créer des couleurs magnifiques à partir de mélanges empiriques comme Grenouille, le héros du roman de Süskind, pour la fabrication de ses parfums.

À chaque fois qu’il attendait avec impatience la fin d’un cycle de chauffe, sa blouse dérobée à la charcuterie devenait, l’espace d’un instant miraculeux, le tablier d’un boulanger pressé d’ouvrir la porte de son four pour constater si sa fournée allait comme d’habitude être dorée à point.

Chapitre 4 Dans l’obligation de vendre

Comme Paul était loin d’être totalement guéri de ses maux de tête à répétition, à la trentième tête, l’urgence de les écouler s’imposa à lui comme une nécessité vitale avant de crouler sous la montagne de terres cuites qui envahissaient déjà l’atelier avec d’inquiétants rictus encore plus effrayants à la nuit tombante.

En plus, l’idée de décorer avec ses têtes les habitations de parfaits inconnus n’était pas pour lui déplaire et de nature à lui faire accepter de s’en séparer alors qu’il les considérait toutes un peu comme sa seconde famille.

Assez rapidement, il créa son site internet, imprima des cartes de visite et passa quelques encarts dans des revues spécialisées. Ses premières démarches ne servirent à rien, sauf à écorner son enthousiasme et surtout son budget. Il restait désespérément un sculpteur inconnu au milieu d’autres artistes anonymes qui avaient autant, voire plus de talent que lui.

Pour sortir de l’anonymat et lancer ma carrière sans n’avoir rien eu à prouver, je n’ai pas comme certains la chance d’être le rejeton d’un artiste célèbre, râla-t-il, en passant dans un couloir du métro devant un encart publicitaire du Casino de Paris avec en tête d’affiche, Lulu, le fils de Gainsbourg.

Pour se faire un nom, il imagina un court instant assassiner le Président de la République, mais renonça rapidement à cette idée farfelue. Sa production était encore bien trop insuffisante pour le pousser d’ores et déjà à envisager une telle extrémité.

Face à cette absence totale de réussite, il se gratta longuement la tête, mais cette fois-ci, sans trouver de solution à un problème impossible à mettre en équation.

Comme son insuccès prenait le chemin d’une longue traversée du désert, il se décida à sortir du bois.

Je dois exposer coûte que coûte. Mais surtout pas dans la galerie d’un margoulin. Je ne veux pas me faire avoir en louant à prix d’or un espace pour n’avoir comme visiteurs que les amis que j’ai invités le soir de mon vernissage. Il faut de suite que je saute le pas en arrivant à participer à un salon ou un marché qui accueille du monde.

Son souhait avait été à moitié exaucé, et encore pas totalement. Aucun des salons auxquels il avait candidaté ne lui avait adressé de réponse positive, et il avait été obligé de se rabattre sur le marché des arts contemporains de la Bastille. Du moment qu’il était payé rubis sur l’ongle, l’organisateur ne se montrait pas trop regardant sur la qualité des œuvres présentées et acceptait d’exposer n’importe quel artiste. Il suffisait pour cela d’être capable de débourser une forte somme pour s’offrir, pour seulement quelques jours, un des cinq cents stands qui longeaient chaque année au mois de mai les quais ensoleillés du port plaisancier.

Paul obtint aisément un emplacement de neuf mètres carrés sans avoir besoin de s’inscrire à la maison des artistes. Profitant du désistement tardif d’un habitué, il se retrouva idéalement placé. De sa chaise, il pouvait juste en levant le nez se régaler du spectacle des passants déambulant nonchalamment sur la passerelle enjambant le canal qui servait souvent de lieu de tournage pour des scènes de feuilletons télévisés.

N’ayant aucun goût ni don particulier pour la décoration d’intérieur, Paul aligna ses têtes sur des plots le long du mur du fond. Son stand ressemblait plus à une pâle copie en miniature du musée Grévin qu’à une exposition itinérante de la Tate Gallery.

Ayant mis de son côté toutes les chances de faire chou blanc, il repartit bredouille. Toute sa cargaison lui resta sur les bras. Pas tout-à-fait cependant, « Moi » trouva un acquéreur dès le premier jour.

Étonné de sa ressemblance stupéfiante avec son acheteur, Paul n’osa pas lui en faire la remarque de peur de louper cette première vente si importante pour son ego.

Cette initiative d’exposer en solo, qu’il avait espérée gagnante, faillit carrément tourner au fiasco. Heureusement pour lui, le dernier jour avant le débarquement des flâneurs en balade, il eut un contact avec un ancien commercial à la retraite qui aimait son travail. Celui-ci lui proposa de vendre ses œuvres par l’intermédiaire d’un réseau qu’il avait mis en place à destination des nouveaux riches qui poussaient aussi facilement que du chient-dent en Russie, en Chine et dans les pays du Moyen-Orient.

L’ingénieux VRP avait imaginé une façon assez originale pour faire la promotion des artistes qu’il engageait. L’ancien revendeur de panneaux solaires avait retapé un manoir dans le Périgord avec l’idée géniale de proposer à des amateurs d’art étrangers de faire la connaissance d’un artiste et de ses œuvres dans un cadre somptueux.

Il ne lui restait plus alors qu’à piéger les pigeons fortunés en organisant des dîners royaux en costume d’époque, tellement inoubliables que les invités désiraient tous repartir avec une œuvre de l’artiste en souvenir.

Très bon marché pour des personnes richissimes, les têtes de Paul étaient parties comme des petits pains malgré leur cote grandissante qui lui permettait de commencer à en vivre.

Comme une avalanche de boules de neige, ses vingt-neuf premières têtes avaient déserté rapidement son atelier à destination des quatre coins du globe, et Paul vécut tous ces départs comme les stigmates d’une crucifixion dont il eut beaucoup de mal à ressusciter.

Ne voulant plus à l’avenir être submergé par l’horrible sentiment de se faire dépouiller, Paul jugea bon de mettre le holà avec le faiseur de notoriété en ne cotisant plus à son réseau de vente, où les rapports trop artificiels ne répondaient pas à sa soif de reconnaissance. À la place, il préféra se créer sur la lancée de son petit succès d’estime un carnet d’acheteurs de l’hexagone moins people, mais plus authentiques, avec lesquels il avait établi des liens autres qu’un règlement anonyme via un site internet de paiement par carte bancaire.

En fait, cette expérience mercantile m’a beaucoup appris, même si j’ai dû y mettre prématurément fin sans regret, théorisa-t-il. Elle m’a enseigné que ce n’était pas gagner beaucoup d’argent que je recherche. Il n’est pas question non plus pour moi de devenir un cafard avec la toile du net comme unique lien avec le monde extérieur. Je veux établir des liens physiques avec mes clients en les rencontrant régulièrement pour recueillir leurs critiques bienveillantes sur mon travail. En plus, ce n’est évidemment pas en restant scotché devant l’écran de mon ordinateur que je vais sortir de la solitude qui m’étouffe le cœur depuis mon enfance.

L’envie de se sortir de la gangue de son histoire personnelle tenaillait tellement le casanier qu’il était résolu à tourner la page de la vente forcée de ses œuvres. Pour se convaincre de sa bonne foi, il s’apprêtait à arracher symboliquement le premier feuillet de son cahier quand « Moi » lui avait interdit de commettre l’irréparable. Il s’était contenté de biffer toutes les pièces parties à l’étranger comme s’il voulait les rayer à jamais de sa vie d’artiste.

Chapitre 5 L’averse

Pour sa trente-et-unième céphalée créative, le sort avait décidé de livrer à Paul le visage d’un vieil homme. Sans vraiment le vouloir, il réalisa la copie conforme de son père, comme si le destin espérait ainsi l’aider à expurger les ondes négatives que le doyen lui envoyait à chacune de leurs rares et brèves rencontres.

Paul était bluffé par la fidélité du portrait. Il est vrai qu’il y avait mis tout son cœur.

Les traits de caractère d’Octave transparaissaient dans son œuvre comme le nez au milieu de son visage. Paul y retrouvait le menton prognathe qui lui donnait un air buté, les commissures des lèvres qui trahissaient son amertume profonde, les rides marquées au niveau des fossettes qui traduisaient une éternelle revanche à prendre sur le monde et les sourcils épais et froncés qui dénonçaient le roquet toujours sur le point d’aboyer. Pour couronner le tout, il avait su aussi parfaitement restituer ses cheveux coupés courts qui mettaient en relief son caractère strict d’un caporal-chef.

Sans le faire exprès, Paul n’avait pas gâté sa copie, se faisant même la réflexion après avoir terminé sa pièce que quelques effleurements maladroits auraient suffi à changer du tout au tout cette physionomie peu engageante pour la faire basculer côté soleil, bien absent depuis le début de la matinée.

Le jour avait beaucoup de mal à se lever. Une pluie battante martelait le zinc des toits comme si elle voulait marquer de son empreinte maussade cette sombre journée d’automne.

D’habitude lumineux, l’atelier était plongé dans une pénombre glauque qui, au lieu de décourager Paul de l’envie de sculpter, l’inspirait énormément parce qu’il adorait la pluie.

Il n’était pas loin de penser qu’il n’était en fait qu’un artiste de second plan, bon qu’à modeler des « Père Goriot », des « Jean Valjean » ou des « Madame Bovary », tellement sa facture manquait de joie de vivre.

Sous ce mauvais temps, la journée s’écoulait mollement comme si sa montre s’était arrêtée quand l’imprévu frappa à sa porte.

À travers la buée qui avait envahi toute la baie vitrée donnant sur la ruelle, Paul distingua une silhouette dont la forte corpulence collait bien avec des contours déformés par le verre épais de l’huis de l’atelier.